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George Orwell:1984 - Deuxième Partie - Chapitre IX


Anonyme


Chapitre IX
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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Winston était gélatineux de fatigue. Gélatineux était le mot juste, qui lui était spontanément venu à l’esprit. Son corps lui semblait avoir, non seulement la faiblesse de la gelée, mais son aspect translucide. Il avait l’impression que s’il levait la main, il pourrait voir la lumière à travers elle. Tout le sang et toute la lymphe de son corps avaient été drainés par une énorme débauche de travail, ne laissant qu’une frêle structure de nerfs, d’os et de peau. Toutes ses sensations semblaient amplifiées. Sa combinaison lui irritait les épaules, le pavé lui chatouillait les pieds, même ouvrir et fermer la main demandait un effort qui faisait craquer les jointures.

Il avait, en cinq jours, travaillé plus de quatre-vingt dix heures. Tous les autres du ministère en avaient fait autant. Maintenant, c’était fini, et il n’avait littéralement rien à faire, aucun travail d’aucune sorte pour le Parti, jusqu’au lendemain matin. Il pourrait passer six heures dans la cachette et neuf dans son propre lit.

Par un doux après-midi ensoleillé, il remontait lentement une rue sale en direction du magasin de M. Charrington. Il tenait l’œil ouvert pour surveiller les patrouilles, mais, sans raison, il était convaincu que cet après-midi-là il n’y avait aucun danger que quelqu’un vienne le gêner. La lourde serviette qu’il portait lui cognait le genou à chaque pas et faisait monter et descendre, dans la peau de sa jambe, une sensation de fourmillement. Dans la serviette était placé le livre qu’il possédait depuis six jours, et qu’il n’avait pourtant pas ouvert ni même regardé.

Au sixième jour de la Semaine de la Haine, après les processions, les discours, les cris, les chants, les bannières, les affiches, les films, les effigies de cire, le roulement des tambours, le glapissement des trompettes, le bruit de pas des défilés en marche, le grincement des chenilles de tanks, le mugissement des groupes d’aéroplanes, le grondement des canons, après six jours de tout cela, alors que le grand orgasme palpitait vers son point culminant, que la haine générale contre l’Eurasia s’était échauffée et en était arrivée à un délire tel que si la foule avait pu mettre la main sur les deux mille criminels eurasiens qu’on devait pendre en public le dernier jour de la semaine, elle les aurait certainement mis en pièces ; juste à ce moment, on annonça qu’après tout l’Océania n’était pas en guerre contre l’Eurasia. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Eurasia était un allié.

Il n’y eut naturellement aucune déclaration d’un changement quelconque. On apprit simplement, partout à la fois, avec une extrême soudaineté, que l’ennemi c’était l’Estasia et non l’Eurasia.

Winston prenait part à une manifestation dans l’un des squares du centre de Londres quand la nouvelle fut connue. C’était la nuit. Les visages et les bannières rouges étaient éclairés d’un flot de lumière blafarde. Le square était bondé de plusieurs milliers de personnes dont un groupe d’environ un millier d’écoliers revêtus de l’uniforme des Espions. Sur une plate-forme drapée de rouge, un orateur du Parti intérieur, un petit homme maigre aux longs bras disproportionnés, au crâne large et chauve sur lequel étaient disséminées quelques rares mèches raides, haranguait la foule. C’était une petite silhouette de baudruche hygiénique, contorsionnée par la haine. Une de ses mains s’agrippait au tube du microphone tandis que l’autre, énorme et menaçante au bout d’un bras osseux, déchirait l’air au-dessus de sa tête.

Sa voix, rendue métallique par les haut-parleurs, faisait retentir les mots d’une interminable liste d’atrocités, de massacres, de déportations, de pillages, de viols, de tortures de prisonniers, de bombardements de civils, de propagande mensongère, d’agressions injustes, de traités violés. Il était presque impossible de l’écouter sans être d’abord convaincu, puis affolé. La fureur de la foule croissait à chaque instant et la voix de l’orateur était noyée dans un hurlement de bête sauvage qui jaillissait involontairement des milliers de gosiers. Les glapissements les plus sauvages venaient des écoliers.

L’orateur parlait depuis peut-être vingt minutes quand un messager monta en toute hâte sur la plate-forme et lui glissa dans la main un bout de papier. Il le déplia et le lut sans interrompre son discours. Rien ne changea de sa voix ou de ses gestes ou du contenu de ce qu’il disait mais les noms, soudain, furent différents. Sans que rien fût dit, une vague de compréhension parcourut la foule. L’Océania était en guerre contre l’Estasia ! Il y eut, le moment d’après, une terrible commotion. Les bannières et les affiches qui décoraient le square tombaient toutes à faux. Presque la moitié d’entre elles montraient des visages de l’ennemi actuel. C’était du sabotage ! Les agents de Goldstein étaient passés par là. Il y eut un interlude tumultueux au cours duquel les affiches furent arrachées des murs, les bannières réduites en lambeaux et piétinées. Les Espions accomplirent des prodiges d’activité en grimpant jusqu’au faîte des toits pour couper les banderoles qui flottaient sur les cheminées. Mais en deux ou trois minutes, tout était terminé.

L’orateur, qui étreignait encore le tube du microphone, les épaules courbées en avant, la main libre déchirant l’air, avait sans interruption continué son discours. Une minute après, les sauvages hurlements de rage éclataient de nouveau dans la foule. La Haine continuait exactement comme auparavant, sauf que la cible avait été changée.

Ce qui impressionna Winston quand il y repensa, c’est que l’orateur avait passé d’une ligne politique à une autre exactement au milieu d’une phrase, non seulement sans arrêter, mais sans même changer de syntaxe.

À ce moment-là, Winston avait eu d’autres sujets de préoccupation. C’est pendant le désordre du moment, pendant que les affiches étaient déchirées et jetées, qu’un homme dont il ne vit pas le visage lui avait frappé l’épaule et dit : « Pardon, je crois que vous avez laissé tomber votre serviette. »

Il prit la serviette d’un geste distrait, sans mot dire. Il savait qu’il faudrait attendre quelques jours avant qu’il eût la possibilité de l’ouvrir. Dès la fin de la manifestation, il se rendit tout droit au ministère, bien qu’il fût près de vingt-trois heures. L’équipe entière du ministère avait fait comme lui. Les ordres que déjà émettaient les télécrans pour les rappeler à leurs postes étaient à peine nécessaires.

L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Océania avait donc toujours été en guerre contre l’Estasia. Une grande partie de la littérature politique de cinq années était maintenant complètement surannée. Exposés et récits de toutes sortes, journaux, livres, pamphlets, films, disques, photographies, tout devait être rectifié, à une vitesse éclair. Bien qu’aucune directive n’eût jamais été formulée, on savait que les chefs du Commissariat entendaient qu’avant une semaine ne demeure nulle part aucune mention de la guerre contre l’Eurasia et de l’alliance avec l’Estasia.

Le travail était écrasant, d’autant plus que les procédés qu’il impliquait ne pouvaient être appelés de leurs vrais noms. Au Commissariat aux Archives, tout le monde travaillait dix-huit heures sur vingt-quatre, avec deux intervalles de trois heures de sommeil hâtif. Des matelas furent montés des caves et étalés dans tous les couloirs. Les repas consistaient en sandwiches, et du café de la Victoire était apporté sur des chariots roulants par des gens de la cantine.

Chaque fois que Winston s’arrêtait pour un de ses tours de sommeil, il tâchait de ne pas laisser de travail à faire sur son bureau. Mais lorsqu’il se traînait, les yeux collants et malades, vers sa cabine, c’était pour trouver une autre pluie de cylindres de papier qui recouvraient le bureau comme un monceau de neige et commençaient à s’abattre sur le parquet. Si bien que le premier travail était toujours de les entasser en une pile assez régulière pour avoir la place de travailler. Le pire était que le travail n’était pas du tout purement mécanique. Souvent, il suffisait simplement de substituer un nom à un autre, mais tout rapport détaillé d’événements demandait de l’attention et de l’imagination. Les connaissances géographiques mêmes, nécessaires pour transférer la guerre d’une partie du monde dans une autre, étaient considérables.

Au troisième jour, il avait des maux d’yeux insupportables et il lui fallait essuyer ses verres à chaque instant. C’était comme de lutter contre une tâche physique écrasante, quelque chose qu’on aurait le droit de refuser, mais que l’on était néanmoins nerveusement anxieux d’accomplir. Autant qu’il pût s’en souvenir, Winston n’était pas troublé par le fait que tous les mots qu’il murmurait au phonoscript, tous les traits de son crayon à encre étaient des mensonges délibérés. Il était aussi désireux que n’importe qui dans le Département, que la falsification fût parfaite.

Le sixième jour au matin, l’écoulement des cylindres ralentit. Pendant près d’une demi-heure, rien ne sortit du tube, puis il y eut un autre cylindre, puis plus rien. Partout, au même moment, le travail ralentit. Un profond et secret soupir fut exhalé dans tout le Commissariat. Une œuvre importante, dont on ne pourrait jamais parler, venait d’être achevée. Il était maintenant impossible à aucun être humain de prouver par des documents qu’il y avait jamais eu une guerre contre l’Eurasia.

À douze heures, il fut annoncé de façon inattendue que tous les employés du ministère étaient libres jusqu’au lendemain matin.

Winston portait encore la serviette qui contenait le livre. Elle était restée entre ses pieds pendant qu’il travaillait et sous son corps pendant qu’il dormait. Il rentra chez lui, se rasa, et s’endormit presque dans le bain, bien que l’eau fût à peine plus que tiède.

Avec une sorte de voluptueux grincement de ses articulations, il monta l’escalier au-dessus du magasin de M. Charrington. Il était fatigué, mais n’avait plus sommeil. Il ouvrit la fenêtre, alluma le petit fourneau à pétrole sale et posa dessus une casserole d’eau pour le café. Julia arriverait bientôt. D’ici là, il y avait le livre. Il s’assit dans le fauteuil usé et défit les courroies de la serviette.

C’était un lourd volume noir, relié par un amateur, sans nom ni titre sur la couverture. L’impression paraissait légèrement irrégulière. Les pages étaient usées sur les bords et se séparaient facilement, comme si le livre avait passé entre beaucoup de mains. Sur la page de garde, il y avait l’inscription suivante :


THÉORIE ET PRATIQUE

DU COLLECTIVISME OLIGARCHIQUE

par

Emmanuel Goldstein


Winston commença à lire :


CHAPITRE I
L’IGNORANCE C’EST LA FORCE


Au cours des époques historiques, et probablement depuis la fin de l’âge néolithique, il y eut dans le monde trois classes : la classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Elles ont été subdivisées de beaucoup de façons, elles ont porté d’innombrables noms différents, la proportion du nombre d’individus que comportait chacune, aussi bien que leur attitude les unes vis-à-vis des autres ont varié d’âge en âge. Mais la structure essentielle de la société n’a jamais varié. Même après d’énormes poussées et des changements apparemment irrévocables, la même structure s’est toujours rétablie, exactement comme un gyroscope reprend toujours son équilibre, aussi loin qu’on le pousse d’un côté ou de l’autre.

Les buts de ces trois groupes sont absolument inconciliables.

Winston s’arrêta de lire, surtout pour jouir du fait qu’il était en train de lire, dans le confort et la sécurité. Il était seul. Pas de télécran, pas d’oreille au trou de la serrure, pas d’impulsion nerveuse le poussant à regarder par-dessus son épaule ou à couvrir la page de sa main. L’air doux de l’été se jouait contre son visage. De quelque part, au loin, arrivaient des cris affaiblis d’enfants. Dans la chambre elle-même, il n’y avait aucun bruit, sauf la voix d’insecte de l’horloge. Il s’enfonça plus profondément dans le fauteuil et posa ses pieds sur le garde-feu. C’était le bonheur, c’était l’éternité.

Soudain, comme on fait parfois d’un livre dont on sait qu’en fin de compte on lira et relira tous les mots, il l’ouvrit à une page et se trouva au chapitre III. Il continua à lire :


CHAPITRE III
LA GUERRE C’EST LA PAIX


La division du monde en trois grands États principaux est un événement qui pouvait être et, en vérité, était prévu avant le milieu du vingtième siècle. Avant l’absorption de l’Europe par la Russie et de l’Empire britannique par les États-Unis, deux des trois puissances actuelles, l’Eurasia et l’Océania, étaient déjà effectivement constituées. La troisième, l’Estasia, n’émergea comme unité distincte qu’après une autre décennie de luttes confuses. Les frontières entre les trois super-États sont, en quelques endroits arbitraires. En d’autres, elles varient suivant la fortune de la guerre, mais elles suivent en général les tracés géographiques.

L’Eurasia comprend toute la partie nord du continent européen et asiatique, du Portugal au détroit de Behring.

L’Océania comprend les Amériques, les îles de l’Atlantique, y compris les îles Britanniques, l’Australie et le Sud de l’Afrique.

L’Estasia, plus petite que les autres, et avec une frontière occidentale moins nette, comprend la Chine et les contrées méridionales de la Chine, les îles du Japon et une portion importante, mais variable, de la Mandchourie, de la Mongolie et du Tibet.

Groupés d’une façon ou d’une autre, ces trois super-États sont en guerre d’une façon permanente depuis vingt-cinq ans. La guerre, cependant, n’est plus la lutte désespérée jusqu’à l’anéantissement qu’elle était dans les premières décennies du vingtième siècle. C’est une lutte dont les buts sont limités, entre combattants incapables de se détruire l’un l’autre, qui n’ont pas de raison matérielle de se battre et ne sont divisés par aucune différence idéologique véritable. Cela ne veut pas dire que la conduite de la guerre ou l’attitude dominante en face d’elle soit moins sanguinaire ou plus chevaleresque. Au contraire, l’hystérie guerrière est continue et universelle dans tous les pays, et le viol, le pillage, le meurtre d’enfants, la mise en esclavage des populations, les représailles contre les prisonniers qui vont même jusqu’à les faire bouillir ou à les enterrer vivants, sont considérés comme normaux. Commis par des partisans et non par l’ennemi, ce sont des actes méritoires.

Mais, dans un sens matériel, la guerre engage un très petit nombre de gens qui sont surtout des spécialistes très entraînés et, comparativement, cause peu de morts. La lutte, quand il y en a une, a lieu sur les vagues frontières dont l’homme moyen peut seulement deviner l’emplacement, ou autour des Forteresses flottantes qui gardent les points stratégiques des routes maritimes. Dans les centres civilisés, la guerre signifie surtout une diminution continuelle des produits de consommation et la chute, parfois, d’une bombe-fusée qui peut causer quelques vingtaines de morts.

La guerre a, en fait, changé de caractère. Plus exactement, l’ordre d’importance des raisons pour lesquelles la guerre est engagée a changé. Des motifs qui existaient déjà, mais dans une faible mesure, lors des grandes guerres du début du XXe siècle, sont maintenant devenus essentiels. Ils sont ouvertement reconnus et l’on agit en conséquence d’après eux.

Pour comprendre la nature de la présente guerre, car en dépit des regroupements qui se succèdent à peu d’intervalle, c’est toujours la même guerre, on doit réaliser d’abord, qu’il est impossible qu’elle soit décisive. Aucun des trois super-États ne pourrait être définitivement conquis, même par les deux autres. Les forces sont trop également partagées, les défenses naturelles trop formidables.

L’Eurasia est protégée par ses vastes étendues de terre, l’Océania par la largeur de l’Atlantique et du Pacifique, l’Estasia par la fécondité et l’habileté de ses habitants.

En deuxième lieu il n’y a plus, au sens matériel, de raison pour se battre. Avec l’établissement des économies intérieures dans lesquelles la production et la consommation sont engrenées l’une dans l’autre, la lutte pour les marchés, qui était l’une des principales causes des guerres antérieures, a disparu. La compétition pour les matières premières n’est plus une question de vie ou de mort. Dans tous les cas, chacun des trois super-États est si vaste qu’il peut obtenir à l’intérieur de ses frontières presque tous les matériaux qui lui sont nécessaires.

Pour autant que la guerre ait un but directement économique, c’est une guerre engagée pour la puissance de la main-d’œuvre.

Entre les frontières des trois super-États, dont aucun ne parvient à le posséder en permanence, s’étend un quadrilatère approximatif dont les sommets sont à Tanger, Brazzaville, Darwin et Hong-Kong, et qui contient environ un cinquième de la population du globe. C’est pour la possession de ces régions surpeuplées et du pôle glacé du Nord que les trois puissances sont constamment en guerre. En pratique, aucune puissance ne régit jamais la surface entière de l’espace disputé. Des portions de cette surface changent constamment de main et c’est la volonté de s’emparer d’un fragment ou d’un autre de ces pays par une soudaine trahison qui dicte les changements sans fin des groupements.

Tous les territoires disputés contiennent des minéraux de valeur et quelques-uns fournissent d’importants produits végétaux comme le caoutchouc, dont il est nécessaire, dans les pays plus froids, de faire la synthèse, par des méthodes comparativement onéreuses. Mais ils contiennent surtout une réserve inépuisable de main-d’œuvre à bon marché. La puissance qui régit l’Afrique équatoriale ou les contrées du Moyen-Orient ou l’Inde du Sud, ou l’archipel Indonésien, dispose de vingtaines ou de centaines de millions de coolies qui travaillent durement pour des salaires de famine.

Les habitants de ces pays, réduits plus ou moins ouvertement à l’état d’esclaves, passent continuellement d’un conquérant à un autre. Ils sont employés, comme une quantité donnée de charbon ou d’huile humains, à produire plus d’armes, à s’emparer de plus de territoires et à posséder une plus grande puissance de main-d’œuvre pour produire plus d’armes, pour s’emparer de plus de territoires, et ainsi de suite indéfiniment.

Il est à noter que la lutte ne dépasse jamais réellement les limites des surfaces disputées. Les frontières de l’Eurasia reculent et avancent entre le bassin du Congo et le rivage nord de la Méditerranée. Les îles de l’océan Indien et du Pacifique sont constamment prises et reprises par l’Océania ou par l’Estasia. En Mongolie, la ligne qui sépare l’Eurasia de l’Estasia n’est jamais stable. Autour du pôle, les trois puissances revendiquent de vastes territoires qui sont en fait, en grande partie, inhabités et inexplorés. Mais le niveau de puissance reste toujours approximativement équivalent, et le territoire qui forme le cœur de chaque super-État demeure toujours inviolé.

Qui plus est, le travail des peuples exploités autour de l’Équateur n’est pas réellement nécessaire à l’économie mondiale. Il n’ajoute rien à la richesse du monde, puisque tout ce qu’il produit est utilisé à des fins de guerre. Lorsqu’on livre une guerre, c’est toujours pour être en meilleure position pour livrer une autre guerre. Par leur travail, les populations esclaves permettent de hâter la marche de l’éternelle guerre. Mais si elles n’existaient pas, la structure de la société et le processus par lequel elle se maintient ne seraient pas essentiellement différents.

Le but primordial de la guerre moderne (en accord avec les principes de la double-pensée, ce but est en même temps reconnu et non reconnu par les cerveaux directeurs du Parti intérieur) est de consommer entièrement les produits de la machine sans élever le niveau général de la vie.

Depuis la fin du XIXe siècle, le problème de l’utilisation du surplus des produits de consommation a été latent dans la société industrielle. Actuellement, alors que peu d’êtres humains ont suffisamment à manger, ce problème n’est évidemment pas urgent, et il pourrait ne pas le devenir, alors même qu’aucun procédé artificiel de destruction n’aurait été mis en œuvre.

Le monde d’aujourd’hui est un monde nu, affamé, dilapidé, comparé au monde qui existait avant 1914, et encore plus si on le compare à l’avenir qu’imaginaient les gens de cette époque.

Dans les premières années du XXe siècle, la vision d’une société future, incroyablement riche, jouissant de loisirs, disciplinée et efficiente, un monde aseptisé et étincelant de verre, d’acier, de béton d’un blanc de neige, faisait partie de la conscience de tous les gens qui avaient des lettres. La science et la technologie se développaient avec une prodigieuse rapidité et il semblait naturel de présumer qu’elles continueraient à se développer. Cela ne se produisit pas, en partie, à cause de l’appauvrissement qu’entraîna une longue série de guerres et de révolutions, en partie parce que le progrès scientifique et technique dépendait d’habitudes de pensée empiriques qui ne pouvaient survivre dans une société strictement enrégimentée.

Le monde est, dans son ensemble, plus primitif aujourd’hui qu’il ne l’était il y a cinquante ans. Certains territoires arriérés se sont civilisés et divers appareils, toujours par quelque côté en relation avec la guerre et l’espionnage policier, ont été perfectionnés, mais les expériences et les inventions se sont en grande partie arrêtées. De plus, les ravages de la guerre atomique de l’époque 1950 n’ont jamais été entièrement réparés. Néanmoins, les dangers inhérents à la machine sont toujours présents.

Dès le moment de la parution de la première machine, il fut évident, pour tous les gens qui réfléchissaient, que la nécessité du travail de l’homme et, en conséquence, dans une grande mesure, de l’inégalité humaine, avait disparu. Si la machine était délibérément employée dans ce but, la faim, le surmenage, la malpropreté, l’ignorance et la maladie pourraient être éliminées après quelques générations. En effet, alors qu’elle n’était pas em­ployée dans cette intention, la machine, en produisant des richesses qu’il était parfois impossible de distribuer, éleva réellement de beaucoup, par une sorte de processus automatique, le niveau moyen de vie des humains, pendant une période d’environ cinquante ans, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

Mais il était aussi évident qu’un accroissement général de la richesse menaçait d’amener la destruction, était vraiment, en un sens, la destruction, d’une société hiérarchisée.

Dans un monde dans lequel le nombre d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture, vivrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un réfrigérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus évidente, et peut-être la plus importante forme d’inégalité aurait déjà disparu. Devenue générale, la richesse ne conférerait plus aucune distinction.

Il était possible, sans aucun doute, d’imaginer une société dans laquelle la richesse dans le sens de possessions personnelles et de luxe serait également distribuée, tandis que le savoir resterait entre les mains d’une petite caste privilégiée. Mais, dans la pratique, une telle société ne pourrait demeurer longtemps stable.

Si tous, en effet, jouissaient de la même façon de loisirs et de sécurité, la grande masse d’êtres humains qui est normalement abrutie par la pauvreté pourrait s’instruire et apprendre à réfléchir par elle-même, elle s’apercevrait alors tôt ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison d’être, et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance.

Revenir à la période agricole du passé, comme l’ont rêvé certains penseurs du début du XXe siècle, n’était pas une solution pratique. Elle s’opposait à la tendance à la mécanisation devenue quasi instinctive dans le monde entier. De plus, une contrée qui serait arriérée industriellement, serait impuissante au point de vue militaire et serait vite dominée, directement ou indirectement, par ses rivaux plus avancés.

Maintenir les masses dans la pauvreté en restreignant la production n’était pas non plus une solution satisfaisante. Cette solution fut appliquée sur une large échelle durant la phase finale du capitalisme, en gros entre 1920 et 1940. On laissa stagner l’économie d’un grand nombre de pays, des terres furent laissées en jachère, on n’ajouta pas au capital-équipement et de grandes masses de population furent empêchées de travailler. La charité d’État les maintenait à moitié en vie.

Mais cette situation, elle aussi, entraînait la faiblesse militaire, et comme les privations qu’elle infligeait étaient visiblement inutiles, elle rendait l’opposition inévitable.

Le problème était de faire tourner les roues de l’industrie sans accroître la richesse réelle du monde. Des marchandises devaient être produites, mais non distribuées. En pratique, le seul moyen d’y arriver était de faire continuellement la guerre.

L’acte essentiel de la guerre est la destruction, pas nécessairement de vies humaines, mais des produits du travail humain. La guerre est le moyen de briser, de verser dans la stratosphère, ou de faire sombrer dans les profondeurs de la mer, les matériaux qui, autrement, pourraient être employés à donner trop de confort aux masses et, partant, trop d’intelligence en fin de compte. Même quand les armes de guerre ne sont pas réellement détruites, leur manufacture est encore un moyen facile de dépenser la puissance de travail sans rien produire qui puisse être consommé. Une Forteresse flottante, par exemple, a immobilisé pour sa construction, la main-d’œuvre qui aurait pu construire plusieurs centaines de cargos. Plus tard, alors qu’elle n’a apporté aucun bénéfice matériel, à personne, elle est déclarée surannée et envoyée à la ferraille. Avec une dépense plus énorme de main-d’œuvre, une autre Forteresse flottante est alors construite.

En principe, l’effort de guerre est toujours organisé de façon à dévorer le surplus qui pourrait exister après que les justes besoins de la population sont satisfaits.

En pratique, les justes besoins vitaux de la population sont toujours sous-estimés. Le résultat est que, d’une façon chronique, la moitié de ce qui est nécessaire pour vivre manque toujours. Mais est considéré comme un avantage. C’est par une politique délibérée que l’on maintient tout le monde, y compris même les groupes favorisés, au bord de la privation. Un état général de pénurie accroît en effet l’importance des petits privilèges et magnifie la distinction entre un groupe et un autre.

D’après les standards des premières années du XXe siècle, les membres mêmes du Parti intérieur mènent une vie austère et laborieuse. Néanmoins, le peu de confort dont ils jouissent, leurs appartements larges et bien meublés, la solide texture de leurs vêtements, la bonne qualité de leur nourriture, de leur boisson, de leur tabac, leurs deux ou trois domestiques, leurs voitures ou leurs hélicoptères personnels, les placent dans un monde différent de celui d’un membre du Parti extérieur. Et les membres du Parti extérieur ont des avantages similaires, comparativement aux masses déshéritées que nous appelons les prolétaires.

L’atmosphère sociale est celle d’une cité assiégée dans laquelle la possession d’un morceau de viande de cheval constitue la différence entre la richesse et la pauvreté. En même temps, la conscience d’être en guerre, et par conséquent en danger, fait que la possession de tout le pouvoir par une petite caste semble être la condition naturelle et inévitable de survie.

La guerre, comme on le verra, non seulement accomplit les destructions nécessaires, mais les accomplit d’une façon acceptable psychologiquement. Il serait en principe très simple de gaspiller le surplus de travail du monde en construisant des temples et des pyramides, en creusant des trous et en les rebouchant, en produisant même de grandes quantités de marchandises auxquelles on mettrait le feu. Ceci suffirait sur le plan économique, mais la base psychologique d’une société hiérarchisée n’y gagnerait rien. Ce qui intervient ici, ce n’est pas la morale des masses dont l’attitude est sans importance tant qu’elles sont fermement maintenues dans le travail, mais la morale du Parti lui-même.

On demande au membre, même le plus humble du Parti, d’être compétent, industrieux et même intelligent dans d’étroites limites. Il est de plus nécessaire qu’il soit un fanatique crédule ignorant, dont les caractéristiques dominantes sont la crainte, la haine, l’humeur flagorneuse et le triomphe orgiaque.

En d’autres mots, il est nécessaire qu’il ait la mentalité appropriée à l’état de guerre. Peu importe que la guerre soit réellement déclarée et, puisque aucune victoire décisive n’est possible, peu importe qu’elle soit victorieuse ou non. Tout ce qui est nécessaire, c’est que l’état de guerre existe.

La systématisation de l’intelligence que requiert le Parti de ses membres et qui est plus facilement réalisée dans une atmosphère de guerre, est maintenant presque universelle, mais plus le rang est élevé, plus marquée devient cette spécialisation.

C’est précisément dans le Parti intérieur que l’hystérie de guerre et la haine de l’ennemi sont les plus fortes. Dans son rôle d’administrateur, il est souvent nécessaire à un membre du Parti intérieur de savoir qu’un paragraphe ou un autre des nouvelles de la guerre est faux et il lui arrive souvent de savoir que la guerre entière est apocryphe, soit qu’elle n’existe pas, soit que les motifs pour lesquels elle est déclarée soient tout à fait différents de ceux que l’on fait connaître. Mais une telle connaissance est neutralisée par la technique de la doublepensée. Entre-temps, aucun membre du Parti intérieur n’est un instant ébranlé dans sa conviction mystique que la guerre est réelle et qu’elle doit se terminer victorieusement pour l’Océania qui restera maîtresse incontestée du monde entier.

Tous les membres du Parti intérieur croient à cette conquête comme à un article de foi. Elle sera réalisée, soit par l’acquisition graduelle de territoires, ce qui permettra de construire une puissance d’une écrasante supériorité, soit par la découverte d’une arme nouvelle contre laquelle il n’y aura pas de défense.

La recherche de nouvelles armes se poursuit sans arrêt. Elle est l’une des rares activités restantes dans lesquelles le type d’esprit inventif ou spéculatif peut trouver un exutoire. Actuellement, la science, dans le sens ancien du mot, a presque cessé d’exister dans l’Océania. Il n’y a pas de mot pour science en novlangue. La méthode empirique de la pensée sur laquelle sont fondées toutes les réalisations du passé, est opposée aux principes les plus essentiels de l’Angsoc. Les progrès techniques eux-mêmes ne se produisent que lorsqu’ils peuvent, d’une façon quelconque, servir à diminuer la liberté humaine. Dans tous les arts utilitaires, le monde piétine ou recule. Les champs sont cultivés avec des charrues tirées par des chevaux, tandis que les livres sont écrits à la machine. Mais dans les matières d’une importance vitale – ce qui veut dire, en fait, la guerre et l’espionnage policier – l’approche empirique est encore encouragée ou, du moins, tolérée.

Les deux buts du Parti sont de conquérir toute la surface de la terre et d’éteindre une fois pour toutes les possibilités d’une pensée indépendante. Il y a, en conséquence, deux grands problèmes que le Parti a la charge de résoudre : l’un est le moyen de découvrir, contre sa volonté, ce que pense un autre être humain, l’autre est le moyen de tuer plusieurs centaines de millions de gens en quelques secondes, sans qu’ils en soient avertis. Dans la mesure où continue la recherche scientifique, cela est son principal objet.

Le savant d’aujourd’hui est, soit une mixture de psychologue et d’inquisiteur qui étudie avec une extraordinaire minutie la signification des expressions du visage, des gestes, des tons de la voix, et expérimente les effets, pour l’obtention de la vérité, des drogues, des chocs thérapeutiques, de l’hypnose, de la torture physique, soit un chimiste, un physicien ou un biologiste, intéressé seulement par les branches de sa spécialité qui se rapportent à la suppression de la vie.

Dans les vastes laboratoires du ministère de la Paix, et dans les centres d’expériences cachés dans les forêts brésiliennes, ou dans le désert australien, ou dans les îles perdues de l’Antarctique, des équipes d’experts sont infatigablement au travail.

Quelques-uns s’occupent d’établir les plans des guerres futures ; d’autres inventent des bombes-fusées de plus en plus grosses, des explosifs de plus en plus puissants, des blindages de plus en plus impénétrables ; d’autres recherchent des gaz nouveaux et plus mortels ou des poisons solubles que l’on pourrait produire en quantité suffisante pour détruire la végétation de continents entiers, ou encore des espèces de germes de maladie immunisés contre tous les antidotes possibles ; d’autres travaillent à la fabrication d’un véhicule qui pourrait circuler sous terre comme un sous-marin sous l’eau, ou pour construire un aéroplane aussi indépendant de sa base qu’un navire à voiles ; d’autres explorent les possibilités même les plus lointaines, comme de concentrer les rayons du soleil à travers des lentilles suspendues à des milliers de kilomètres dans l’espace, ou bien de produire des tremblements de terre artificiels ou des raz de marée, en agissant sur la chaleur du centre de la terre.

Mais aucun de ces projets n’approche jamais de la réalisation et aucun des trois super-États ne gagne jamais sur les autres une avance significative.

Le plus remarquable est que les trois puissances possèdent déjà, dans la bombe atomique, une arme beaucoup plus puissante que celles que leurs recherches actuelles sont susceptibles de découvrir. Bien que le Parti, suivant son habitude, revendique l’honneur de cette invention, les bombes atomiques apparurent dès l’époque 1940-1949, et furent pour la première fois employées sur une large échelle environ dix ans plus tard. Une centaine de bombes furent alors lâchées sur les centres industriels, surtout dans la Russie d’Europe, l’Ouest européen et l’Amérique du Nord.

Elles avaient pour but de convaincre les groupes dirigeants de tous les pays que quelques bombes atomiques de plus entraîneraient la fin de la société organisée et, partant, de leur propre puissance.

Ensuite, bien qu’aucun accord formel ne fût jamais passé ou qu’on y fît même allusion, il n’y eut plus de lâchers de bombes. Les trois puissances continuent simplement à produire des bombes atomiques et à les emmagasiner en attendant une occasion décisive qu’elles croient toutes devoir se produire tôt ou tard.

En attendant, l’art de la guerre est resté stationnaire pendant trente ou quarante ans. Les hélicoptères sont plus employés qu’ils ne l’étaient anciennement, les bombardiers ont été en grande partie supplantés par des projectiles à propulseurs, et le fragile et mobile cuirassé a été remplacé par la Forteresse flottante qu’il est presque impossible de couler. Mais autrement, il y a eu peu de perfectionnements. Le tank, le sous-marin, la torpille, la mitrailleuse, même le fusil et la grenade à main sont encore employés. Et, en dépit des interminables massacres rapportés par la presse et les télécrans, les batailles désespérées des guerres antérieures au cours desquelles des centaines de milliers ou même de millions d’hommes étaient tués en quelques semaines ne se sont jamais répétées.

Aucun des trois super-États ne tente jamais un mouvement qui impliquerait le risque d’une défaite sérieuse. Quand une opération d’envergure est entreprise, c’est généralement une attaque par surprise contre un allié.

La stratégie que les trois puissances suivent toutes trois, ou prétendent suivre, est la même. Le plan est, par une combinaison de luttes, de marches, de coups de force au moment opportun, d’acquérir un anneau de bases encerclant complètement l’un ou l’autre des États d’un rival, puis de signer un pacte d’amitié avec ce rival et de rester avec lui en termes de paix assez longtemps pour endormir sa suspicion. Pendant ce temps, des fusées chargées de bombes atomiques seraient amoncelées à tous les points stratégiques. Finalement, elles seraient toutes allumées simultanément et leurs effets seraient si dévastateurs qu’ils rendraient impossible toute représaille. Il serait temps alors de risquer un pacte d’amitié avec la puissance mondiale restante, en vue d’une autre attaque.

Ce plan, il est à peine besoin de le dire, est un simple rêve éveillé impossible à réaliser. De plus, il n’y a jamais aucune bataille, sauf dans les territoires disputés autour de l’Équateur et du Pôle. Aucune invasion de territoire ennemi n’est jamais entreprise. C’est ce qui explique qu’en certains endroits les frontières entre les super-États soient arbitraires. L’Eurasia, par exemple, pourrait aisément conquérir les îles Britanniques qui, géographiquement, font partie de l’Europe. D’un autre côté, il serait possible à l’Océania de pousser ses frontières jusqu’au Rhin, ou même jusqu’à la Vistule. Mais ce serait violer le principe suivi par tous, bien que jamais formulé, de l’intégrité culturelle.

Si l’Océania conquérait les territoires connus à une époque sous les noms de France et d’Allemagne, il lui faudrait, ou en exterminer les habitants, tâche d’une grande difficulté matérielle, ou assimiler une population d’environ cent millions d’habitants qui, en ce qui concerne le développement technique, sont approximativement au niveau océanien.

Le problème est le même pour les trois super-États. Il est absolument nécessaire à leur structure qu’ils n’aient aucun contact avec l’étranger sauf, dans une mesure limitée, avec les prisonniers de guerre et les esclaves de couleur. Même l’allié officiel du moment est toujours regardé avec une sombre suspicion. Mis à part les prisonniers de guerre le citoyen ordinaire de l’Océania ne pose jamais les yeux sur un citoyen de l’Eurasia ou de l’Estasia et on lui défend d’étudier les langues étrangères.

Si les contacts avec les étrangers lui étaient permis, il découvrirait que ce sont des créatures semblables à lui-même et que la plus grande partie de ce qu’on lui a raconté d’eux est fausse. Le monde fermé, scellé, dans lequel il vit, serait brisé, et la crainte, la haine, la certitude de son bon droit, desquelles dépend sa morale, pourraient disparaître.

Il est par conséquent admis de tous les côtés que, si souvent que la Perse, l’Égypte, Java ou Ceylan puissent changer de mains, les frontières principales ne doivent jamais être franchies que par des bombes.

En dessous de tout cela, il est un fait, jamais exprimé tout haut, mais tacitement compris, et qui inspire la conduite de chacun, c’est que les conditions de vie dans les trois super-États sont sensiblement les mêmes. Dans l’Océania, la philosophie dominante s’appelle l’Angsoc, en Eurasia, elle s’appelle Néo-Bolchevisme, en Estasia, elle est désignée par un mot chinois habituellement traduit par Culte de la Mort, mais qui serait peut-être mieux rendu par Oblitération du Moi.

On ne permet pas au citoyen de l’Océania de savoir quoi que ce soit de la doctrine des deux autres philosophies. Mais on lui enseigne à les exécrer et à les considérer comme des outrages barbares à la morale et au sens commun. En vérité, les trois philosophies se distinguent à peine l’une de l’autre et les systèmes sociaux qu’elles supportent ne se distinguent pas du tout.

Il y a partout la même structure pyramidale, le même culte d’un chef semi-divin, le même système économique existant par et pour une guerre continuelle. Il s’ensuit que les trois super-États, non seulement ne peuvent se conquérir l’un l’autre, mais ne tireraient aucun avantage de leur conquête. Au contraire, tant qu’ils restent en conflit, ils se soutiennent l’un l’autre comme trois gerbes de blé.

Comme d’habitude, les groupes directeurs des trois puissances sont, et en même temps ne sont pas au courant de ce qu’ils font. Leur vie est consacrée à la conquête du monde, mais ils savent aussi qu’il est nécessaire que la guerre continue indéfiniment et sans victoire. Pendant ce temps, le fait qu’il n’y ait aucun danger de conquête rend possible la négation de la réalité qui est la caractéristique spéciale de l’Angsoc et des systèmes de pensée qui lui sont rivaux. Il est ici nécessaire de répéter ce qui a été dit ci-dessus, c’est qu’en devenant continuelle la guerre a changé de caractère fondamental.

Anciennement, une guerre, par définition presque, était quelque chose qui, tôt ou tard prenait fin, d’habitude par une victoire ou une défaite décisive. Anciennement aussi, la guerre était un des principaux instruments par lesquels les sociétés humaines étaient maintenues en contact avec la réalité physique. Tous les chefs, à toutes les époques, ont essayé d’imposer à leurs adeptes une fausse vue du monde, mais ils ne pouvaient se permettre d’encourager aucune illusion qui tendrait à diminuer l’efficacité militaire. Aussi longtemps que la défaite signifiait perte de l’indépendance ou quelque autre résultat généralement tenu pour indésirable, les précautions contre la défaite devaient être sérieuses. Les faits matériels ne devaient pas être ignorés. Dans la philosophie, la religion, l’éthique ou la politique, deux et deux peuvent faire cinq, mais quand le chiffre un désigne un fusil ou un aéroplane, deux et deux doivent faire quatre. Les nations inefficientes sont toujours tôt ou tard conquises et la lutte pour l’efficience est ennemie des illusions.

De plus, il est nécessaire, pour être efficient, d’être capable de recevoir les leçons du passé, ce qui signifiait avoir une idée absolument précise des événements du passé. Journaux et livres d’histoire étaient naturellement toujours enjolivés et influencés, mais le genre de falsification actuellement pratiqué aurait été impossible. La guerre était une sauvegarde, même de la santé et, dans la mesure où les classes dirigeantes étaient affectées, c’était, probablement, la plus sûre des sauvegardes. Tant que les guerres pouvaient se gagner ou se perdre, aucune classe dirigeante ne pouvait être entièrement irresponsable.

Mais quand la guerre devient littéralement continuelle, elle cesse aussi d’être dangereuse. Il n’y a plus de nécessité militaire quand la guerre est permanente. Le progrès peut s’arrêter et les faits les plus patents peuvent être niés ou négligés. Comme nous l’avons vu, les recherches que l’on pourrait appeler scientifiques sont encore poursuivies, en vue de la guerre, mais elles sont essentiellement du domaine du rêve, et leur échec à fournir des résultats n’a aucune importance. L’efficience, même l’efficience militaire, n’est plus nécessaire. En Océania, sauf la Police de la Pensée, rien n’est efficient. Depuis que chacun des trois super-États est imprenable, chacun est en effet un univers séparé, à l’intérieur duquel peuvent être pratiquées, en toute sécurité, presque toutes les perversions de la pensée.

La réalité n’exerce sa pression qu’à travers les besoins de la vie de tous les jours, le besoin de manger et de boire, d’avoir un abri et des vêtements, d’éviter d’avaler du poison ou de passer par les fenêtres du dernier étage, et ainsi de suite. Entre la vie et la mort, entre le plaisir et la peine physique, il y a encore une distinction, mais c’est tout.

Coupé de tout contact avec le monde extérieur et avec le passé, le citoyen d’Océania est comme un homme des espaces interstellaires qui n’a aucun moyen de savoir quelle direction monte et laquelle descend. Les dirigeants d’un tel État sont absolus, plus que n’ont jamais pu l’être les Pharaons ou les Césars. Ils sont obligés d’empêcher leurs adeptes de mourir d’inanition en nombre assez grand pour être un inconvénient, et ils sont obligés de s’en tenir au même bas niveau de technique militaire que leurs rivaux, mais ce minimum réalisé, ils peuvent déformer la réalité et lui donner la forme qu’ils choisissent.

La guerre donc, si nous la jugeons sur le modèle des guerres antérieures, est une simple imposture. Elle ressemble aux batailles entre certains ruminants dont les cornes sont plantées à un angle tel qu’ils sont incapables de se blesser l’un l’autre. Mais, bien qu’irréelle, elle n’est pas sans signification. Elle dévore le surplus des produits de consommation et elle aide à préserver l’atmosphère mentale spéciale dont a besoin une société hiérarchisée.

Ainsi qu’on le verra, la guerre est une affaire purement intérieure. Anciennement, les groupes dirigeants de tous les pays, bien qu’il leur fût possible de reconnaître leur intérêt commun et, par conséquent, de limiter les dégâts de la guerre, luttaient réellement les uns contre les autres, et celui qui était victorieux pillait toujours le vaincu. De nos jours, ils ne luttent pas du tout les uns contre les autres. La guerre est engagée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets et l’objet de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher des conquêtes de territoires, mais de maintenir intacte la structure de la société.

Le mot « guerre », lui-même, est devenu erroné. Il serait probablement plus exact de dire qu’en devenant continue, la guerre a cessé d’exister. La pression particulière qu’elle a exercée sur les êtres humains entre l’âge néolithique et le début du vingtième siècle a disparu et a été remplacée par quelque chose de tout à fait différent. L’effet aurait été exactement le même si les trois super-États, au lieu de se battre l’un contre l’autre, s’entendaient pour vivre dans une paix perpétuelle, chacun inviolé à l’intérieur de ses frontières. Dans ce cas, en effet, chacun serait encore un univers clos, libéré à jamais de l’influence assoupissante du danger extérieur. Une paix qui serait vraiment permanente serait exactement comme une guerre permanente. Cela, bien que la majorité des membres du Parti ne le comprenne que dans un sens superficiel, est la signification profonde du slogan du Parti : La guerre, c’est la Paix.

Winston arrêta un moment sa lecture. Quelque part, dans le lointain, tonna une bombe-fusée. La félicité qu’il éprouvait à être seul avec le livre défendu, dans une pièce sans télécran, n’était pas épuisée. La solitude et la sécurité étaient des sensations mêlées en quelque sorte à la fatigue de son corps, au moelleux du fauteuil, au contact de la faible brise qui entrait par la fenêtre et se jouait sur son visage.

Le livre le passionnait ou, plus exactement, le rassurait. Dans un sens, il ne lui apprenait rien de nouveau, mais il n’en était que plus attrayant. Il disait ce que lui, Winston, aurait dit, s’il lui avait été possible d’ordonner ses pensées éparses. Il était le produit d’un cerveau semblable au sien mais beaucoup plus puissant, plus systématique, moins dominé par la crainte.

« Les meilleurs livres, se dit-il, sont ceux qui racontent ce que l’on sait déjà. »

Il revenait au chapitre I quand il entendit le pas de Julia dans l’escalier et se leva de son fauteuil pour aller au-devant d’elle. Elle déposa sur le parquet son sac à outils brun et se jeta dans les bras de Winston. Il y avait plus d’une semaine qu’ils ne s’étaient vus.

– J’ai le livre, dit-il, quand ils se séparèrent.

– Oh ! tu l’as ? Bien, dit-elle, sans montrer beaucoup d’intérêt.

Presque immédiatement elle s’agenouilla devant le fourneau à pétrole pour faire le café.

Ils ne revinrent sur ce sujet qu’après être restés au lit une demi-heure. La soirée était juste assez fraîche pour qu’il fût nécessaire de remonter le couvre-pied. D’en bas venaient le bruit familier des chansons et le claquement des bottes sur les pavés. La femme aux bras rouge brique que Winston avait vue là lors de sa première visite était presque à demeure dans la cour. Il semblait qu’elle passât toutes les heures du jour à marcher dans un sens ou dans l’autre entre le baquet à laver et la corde à linge. Tantôt elle fermait la bouche sur des épingles à linge, tantôt elle faisait éclater un chant lascif.

Julia s’était installée sur le côté et semblait déjà sur le point de s’endormir. Winston allongea le bras pour prendre le livre sur le parquet et s’assit, appuyé au dossier du lit.

– Nous devons le lire, dit-il, toi aussi, tous les membres de la Fraternité doivent le lire.

– Lis-le, dit-elle les yeux fermés. Lis-le tout haut. C’est la meilleure manière. Ainsi, tu pourras me l’expliquer au fur et à mesure.

L’aiguille de la pendule était sur six, ce qui signifiait dix-huit heures. Ils avaient trois ou quatre heures devant eux. Winston appuya le livre sur ses genoux et se mit à lire.


CHAPITRE I
L’IGNORANCE C’EST LA FORCE


Au long des temps historiques, et probablement depuis la fin de l’âge néolithique, le monde a été divisé en trois classes. La classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Elles ont été subdivisées de beaucoup de façons, elles ont porté d’innombrables noms différents, la proportion du nombre d’individus que comportait chacune, aussi bien que leur attitude vis-à-vis les unes des autres ont varié d’âge en âge. Mais la structure essentielle de la société n’a jamais varié. Même après d’énormes poussées et des changements apparemment irrévocables, la même structure s’est toujours rétablie, exactement comme un gyroscope reprend toujours son équilibre, aussi loin qu’on le pousse d’un côté ou de l’autre.

– Julia, es-tu réveillée ? demanda Winston.

– Oui, mon amour. J’écoute. Continue. C’est merveilleux.

Il continua à lire :

Les buts de ces trois groupes sont absolument inconciliables. Le but du groupe supérieur est de rester en place. Celui du groupe moyen, de changer de place avec le groupe supérieur. Le but du groupe inférieur, quand il en a un – car c’est une caractéristique permanente des inférieurs qu’ils sont trop écrasés de travail pour être conscients, d’une façon autre qu’intermittente, d’autre chose que de leur vie de chaque jour – est d’abolir toute distinction et de créer une société dans laquelle tous les hommes seraient égaux.

Ainsi, à travers l’Histoire, une lutte qui est la même dans ses lignes principales se répète sans arrêt. Pendant de longues périodes, la classe supérieure semble être solidement au pouvoir. Mais tôt ou tard, il arrive toujours un moment où elle perd, ou sa foi en elle-même, ou son aptitude à gouverner efficacement, ou les deux. Elle est alors renversée par la classe moyenne qui enrôle à ses côtés la classe inférieure en lui faisant croire qu’elle lutte pour la liberté et la justice.

Sitôt qu’elle a atteint son objectif, la classe moyenne rejette la classe inférieure dans son ancienne servitude et devient elle-même supérieure. Un nouveau groupe moyen se détache alors de l’un des autres groupes, ou des deux, et la lutte recommence.

Des trois groupes, seul le groupe inférieur ne réussit jamais, même temporairement, à atteindre son but. Ce serait une exagération que de dire qu’à travers l’histoire il n’y a eu aucun progrès matériel. Même aujourd’hui, dans une période de déclin, l’être humain moyen jouit de conditions de vie meilleures que celles d’il y a quelques siècles. Mais aucune augmentation de richesse, aucun adoucissement des mœurs, aucune réforme ou révolution n’a jamais rapproché d’un millimètre l’égalité humaine. Du point de vue de la classe inférieure, aucun changement historique n’a jamais signifié beaucoup plus qu’un changement du nom des maîtres.

Vers la fin du XIXe siècle, de nombreux observateurs se rendirent compte de la répétition constante de ce modèle de société. Des écoles de penseurs apparurent alors qui interprétèrent l’histoire comme un processus cyclique et prétendirent démontrer que l’inégalité était une loi inaltérable de la vie humaine.

Cette doctrine, naturellement, avait toujours eu des adhérents, mais il y avait un changement significatif dans la façon dont elle était mise en avant. Dans le passé, la nécessité d’une forme hiérarchisée de société avait été la doctrine spécifique de la classe supérieure. Elle avait été prêchée par les rois et les aristocrates, par les prêtres, hommes de loi et autres qui étaient les parasites des premiers et elle avait été adoucie par des promesses de compensation dans un monde imaginaire, par-delà la tombe. La classe moyenne, tant qu’elle luttait pour le pouvoir, avait toujours employé des termes tels que liberté, justice et fraternité.

Cependant, le concept de la fraternité humaine commença à être attaqué par des gens qui n’occupaient pas encore les postes de commande, mais espéraient y être avant longtemps. Anciennement, la classe moyenne avait fait des révolutions sous la bannière de l’égalité, puis avait établi une nouvelle tyrannie dès que l’ancienne avait été renversée. Les nouveaux groupes moyens proclamèrent à l’avance leur tyrannie.

Le socialisme, une théorie qui apparut au début du XIXe siècle et constituait le dernier anneau de la chaîne de pensée qui remontait aux rébellions d’esclaves de l’antiquité, était encore profondément infecté de l’utopie des siècles passés. Mais dans toutes les variantes du socialisme qui apparurent à partir de 1900 environ, le but d’établir la liberté et l’égalité était de plus en plus ouvertement abandonné.

Les nouveaux mouvements qui se firent connaître dans les années du milieu du siècle, l’Angsoc en Océania, le Néo-Bolchevisme en Eurasia, le Culte de la Mort, comme on l’appelle communément, en Estasia, avaient la volonté consciente de perpétuer la non-liberté et l’inégalité.

Ces nouveaux mouvements naissaient naturellement des anciens. Ils tendaient à conserver les noms de ceux-ci et à payer en paroles un hommage à leur idéologie. Mais leur but à tous était d’arrêter le progrès et d’immobiliser l’histoire à un moment choisi. Le balancement familier du pendule devait se produire une fois de plus, puis s’arrêter. Comme d’habitude, la classe supérieure devait être délogée par la classe moyenne qui deviendrait alors la classe supérieure. Mais cette fois, par une stratégie consciente, cette classe supérieure serait capable de maintenir perpétuellement sa position.

Les nouvelles doctrines naquirent en partie grâce à l’accumulation de connaissances historiques et au développement du sens historique qui existait à peine avant le XIXe siècle. Le mouvement cyclique de l’histoire était alors intelligible, ou paraissait l’être, et s’il était intelligible, il pouvait être changé.

Mais la cause principale et sous-jacente de ces doctrines était que, dès le début du XXe siècle, l’égalité humaine était devenue techniquement possible. Il était encore vrai que les hommes n’étaient pas égaux par leurs dispositions naturelles et que les fonctions devaient être spécialisées en des directions qui favorisaient les uns au détriment des autres. Mais il n’y avait plus aucun besoin réel de distinction de classes ou de différences importantes de richesse.

Dans les périodes antérieures, les distinctions de classes avaient été non seulement inévitables, mais désirables. L’inégalité était le prix de la civilisation. Le cas, cependant, n’était plus le même avec le développement de la production par la machine. Même s’il était encore nécessaire que les êtres humains s’adonnent à des travaux différents, il n’était plus utile qu’ils vivent à des niveaux sociaux ou économiques différents. C’est pourquoi, du point de vue des nouveaux groupes qui étaient sur le point de s’emparer du pouvoir, l’égalité humaine n’était plus un idéal à poursuivre, mais un danger à éviter. Dans les périodes antérieures, quand une société juste et paisible était en fait impossible, il avait été tout à fait facile d’y croire. L’idée d’un paradis terrestre dans lequel les hommes vivraient ensemble dans un état de fraternité, sans lois et sans travail de brute, a hanté l’imagination humaine pendant des milliers d’années. Cette vision a eu une certaine emprise, même sur les groupes qui profitaient réellement de chaque changement historique.

Les héritiers des révolutions françaises, anglaises et américaines ont, en partie, cru à leurs propres phrases sur les droits de l’homme, la liberté d’expression, l’égalité devant la loi, et leur conduite, dans une certaine mesure, a même été influencée par elles.

Mais vers la quatrième décennie du XXe siècle, tous les principaux courants de la pensée politique étaient des courants de doctrine autoritaire. Le paradis terrestre avait été discrédité au moment exact où il devenait réalisable. Toute nouvelle théorie politique, de quelque nom qu’elle s’appelât, ramenait à la hiérarchie et à l’enrégimentation et, dans le général durcissement de perspective qui s’établit vers 1930, des pratiques depuis longtemps abandonnées, parfois depuis des centaines d’années (emprisonnement sans procès, emploi de prisonniers de guerre comme esclaves, exécutions publiques, tortures pour arracher des confessions, usage des otages et déportation de populations entières) non seulement redevinrent courantes, mais furent tolérées et même défendues par des gens qui se considéraient comme éclairés et progressistes.

C’est seulement après une décennie de guerres internationales, de guerres civiles, de révolutions et contre-révolutions dans toutes les parties du monde, que l’Angsoc et ses rivaux émergèrent sous forme de théories politiques entièrement précisées. Mais elles avaient été annoncées par les systèmes divers, généralement nommés totalitaires, qui étaient apparus plus tôt dans le siècle, et les lignes principales, du monde qui devait émerger du chaos régnant, étaient depuis longtemps visibles.

La nouvelle aristocratie était constituée, pour la plus grande part, de bureaucrates, de savants, de techniciens, d’organisateurs de syndicats, d’experts en publicité, de sociologues, de professeurs, de journalistes et de politiciens professionnels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne salariée et des rangs supérieurs de la classe ouvrière, avaient été formés et réunis par le monde stérile du monopole industriel et du gouvernement centralisé. Comparés aux groupes d’opposition des âges passés, ils étaient moins avares, moins tentés par le luxe ; plus avides de puissance pure et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient, et plus résolus à écraser l’opposition.

Cette dernière différence était essentielle. En comparaison de ce qui existe aujourd’hui, toutes les tyrannies du passé s’exerçaient sans entrain et étaient inefficientes. Les groupes dirigeants étaient toujours, dans une certaine mesure, contaminés par les idées libérales, et étaient heureux de lâcher partout la bride, de ne considérer que l’acte patent, de se désintéresser de ce que pensaient leurs sujets. L’Église catholique du Moyen Âge elle-même, se montrait tolérante, comparée aux standards modernes.

La raison en est, en partie, que, dans le passé, aucun gouvernement n’avait le pouvoir de maintenir ses citoyens sous une surveillance constante. L’invention de l’imprimerie, cependant, permit de diriger plus facilement l’opinion publique. Le film et la radio y aidèrent encore plus. Avec le développement de la télévision et le perfectionnement technique qui rendit possibles, sur le même instrument, la réception et la transmission simultanées, ce fut la fin de la vie privée.

Tout citoyen, ou au moins tout citoyen assez important pour valoir la peine d’être surveillé, put être tenu vingt-quatre heures par jour sous les yeux de la police, dans le bruit de la propagande officielle, tandis que tous les autres moyens de communication étaient coupés. La possibilité d’imposer, non seulement une complète obéissance à la volonté de l’État, mais une complète uniformité d’opinion sur tous les sujets, existait pour la première fois.

Après la période révolutionnaire qui se place entre 1950 et 1969, la société se regroupa, comme toujours, en classe supérieure, classe moyenne et classe inférieure. Mais le nouveau groupe supérieur, contrairement à tous ses prédécesseurs, n’agissait pas seulement suivant son instinct. Il savait ce qui était nécessaire pour sauvegarder sa position.

On avait depuis longtemps reconnu que la seule base sûre de l’oligarchie est le collectivisme. La richesse et les privilèges sont plus facilement défendus quand on les possède ensemble. Ce que l’on a appelé l’ « abolition de la propriété privée » signifiait, en fait, la concentration de la propriété entre beaucoup moins de mains qu’auparavant, mais avec cette différence que les nouveaux propriétaires formaient un groupe au lieu d’être une masse d’individus.

Aucun membre du Parti ne possède, individuellement, quoi que ce soit, sauf d’insignifiants objets personnels. Collectivement, le Parti possède tout en Océania, car il contrôle tout et dispose des produits comme il l’entend.

Dans les années qui suivirent la Révolution, il était possible d’atteindre ce poste de commande presque sans rencontrer d’opposition, car le système tout entier était représenté comme un acte de collectivisation. Il avait toujours été entendu que si la classe capitaliste était expropriée, le socialisme devait lui succéder et, indubitablement, les capitalistes avaient été expropriés. Manufactures, mines, terres, maisons, transports, on leur avait tout enlevé, et puisque ces biens n’étaient plus propriété privée, il s’ensuivait qu’ils devaient être propriété publique.

L’Angsoc, qui est sorti du mouvement socialiste primitif et a hérité de sa phraséologie, a, en fait, exécuté le principal article du programme socialiste, avec le résultat, prévu et voulu, que l’inégalité économique a été rendue permanente.

Mais les problèmes que pose la volonté de rendre permanente une société hiérarchisée vont plus loin. Pour un groupe dirigeant, il n’y a que quatre manières de perdre le pouvoir. Il peut, soit être conquis de l’extérieur, soit gouverner si mal que les masses se révoltent, soit laisser se former un groupe moyen fort et mécontent, soit perdre sa confiance en lui-même et sa volonté de gouverner.

Ces causes n’opèrent pas seule chacune et, en général, toutes quatre sont présentes à un degré quelconque. Une classe dirigeante qui pourrait se défendre contre tous ces dangers resterait au pouvoir d’une façon permanente. En fin de compte, le facteur décisif est l’attitude mentale de la classe dirigeante elle-même.

Après la moitié du siècle actuel, le premier danger avait en réalité disparu. Chacune des trois puissances qui, maintenant, se partagent le monde, est, en fait, invincible, et ne pourrait ne plus l’être qu’après de lents changements démographiques qu’un gouvernement aux pouvoirs étendus peut aisément éviter.

Le second danger n’est, lui aussi, que théorique. Les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu’elles sont opprimées. Aussi longtemps qu’elles n’ont pas d’élément de comparaison, elles ne se rendent jamais compte qu’elles sont opprimées.

Les crises économiques du passé étaient absolument inutiles et on ne les laisse plus se produire, mais d’autres désorganisations également importantes peuvent survenir, et surviennent, sans avoir de résultat politique, car il n’y a aucun moyen de formuler un mécontentement. Quant au problème de la surproduction, qui est latent dans notre société depuis le développement de la technique par la machine, il est résolu par le stratagème de la guerre continue (voir chapitre III) qui sert aussi à amener le moral public au degré nécessaire.

Du point de vue de nos gouvernants actuels, par conséquent, les seuls dangers réels seraient : la scission d’avec les groupes existants d’un nouveau groupe de gens capables, occupants des postes inférieurs à leurs capacités, avides de pouvoir ; le développement du libéralisme et du scepticisme dans leurs propres rangs.

Le problème est donc un problème d’éducation. Il porte sur la façon de modeler continuellement, et la conscience du groupe directeur, et celle du groupe exécutant plus nombreux qui vient après lui. La conscience des masses n’a besoin d’être influencée que dans un sens négatif.

On pourrait de ces données inférer, si on ne la connaissait déjà, la structure générale de la société océanienne. Au sommet de la pyramide est placé Big Brother.

Big Brother est infaillible et tout-puissant. Tout succès, toute réalisation, toute victoire, toute découverte scientifique, toute connaissance, toute sagesse, tout bonheur, toute vertu, sont considérés comme émanant directement de sa direction et de son inspiration. Personne n’a jamais vu Big Brother. Il est un visage sur les journaux, une voix au télécran. Nous pouvons, en toute lucidité, être sûrs qu’il ne mourra jamais et, déjà, il y a une grande incertitude au sujet de la date de sa naissance. Big Brother est le masque sous lequel le Parti choisit de se montrer au monde. Sa fonction est d’agir comme un point de concentration pour l’amour, la crainte et le respect, émotions plus facilement ressenties pour un individu que pour une organisation.

En dessous de Big Brother vient le Parti intérieur, dont le nombre est de six millions, soit un peu moins de deux pour cent de la population de l’Océania. En dessous du Parti intérieur vient le Parti extérieur qui, si le Parti intérieur est considéré comme le cerveau de l’État, peut justement être comparé aux mains de l’État.

Après le Parti extérieur viennent les masses amorphes que nous désignons généralement sous le nom de prolétaires et qui comptent peut-être quinze pour cent de la population. Dans l’échelle de notre classification, les prolétaires sont placés au degré le plus bas. Les populations esclaves des terres équatoriales, en effet, qui passent constamment d’un conquérant à un autre, ne constituent pas un groupe permanent et nécessaire de la structure générale.

L’appartenance à ces trois groupes n’est, en principe, pas héréditaire. Un enfant d’un membre du Parti intérieur n’est pas, en théorie, né dans le Parti intérieur. L’admission à l’une ou l’autre branche du Parti se fait par examen, à l’âge de seize ans.

Il n’y a non plus aucune discrimination sociale ni aucune domination marquée d’une province sur une autre. Aux rangs les plus élevés du Parti, on trouve des Juifs, des Nègres, des Sud-Américains de pur sang indien, et les administrateurs d’un territoire sont toujours choisis parmi les habitants de ce territoire. Les habitants n’ont, dans aucune partie de l’Océania, le sentiment d’être une population coloniale gouvernée par une lointaine capitale et leur chef titulaire est quelqu’un dont personne ne connaît le siège. Sauf que l’anglais est sa principale langue courante et le novlangue sa langue officielle, l’Océania n’est centralisée d’aucune manière. Ses dirigeants ne sont pas unis par les liens du sang, mais par leur adhésion à une doctrine commune.

Il est vrai que notre société est stratifiée, et très rigidement stratifiée, en des lignes qui, à première vue, paraissent être des lignes héréditaires. Il y a beaucoup moins de mouvements de va-et-vient entre les différents groupes qu’il n’y en a eu à l’époque du capitalisme, ou même aux périodes préindustrielles.

Entre les deux branches du Parti, il y a un certain nombre d’échanges, dans la limite où il est nécessaire d’exclure du Parti intérieur les faibles, et de rendre inoffensifs, en les faisant monter, des membres ambitieux du Parti extérieur. En pratique, l’accès au grade qui permet de devenir membre du Parti n’est pas ouvert aux prolétaires. Les plus doués, qui pourraient peut-être former des noyaux de mécontents, sont simplement repérés par la Police de la Pensée et éliminés.

Mais cet état de choses n’est pas nécessairement permanent, il n’est pas non plus une question de principe. Le Parti n’est pas une classe, dans le sens ancien du mot. Il ne vise pas à transmettre le pouvoir à ses enfants, parce qu’ils sont ses enfants, et s’il n’y avait pas d’autre moyen de maintenir au sommet les gens les plus capables, il serait parfaitement prêt à recruter une génération entièrement nouvelle dans les rangs du prolétariat.

Pendant les années cruciales, le fait que le Parti n’était pas un corps héréditaire fit beaucoup pour neutraliser l’opposition. Le socialiste d’ancien modèle, qui avait été entraîné à lutter contre le « privilège de classe », supposait que ce qui n’est pas héréditaire ne peut être permanent. Il ne voyait pas que la continuité d’une oligarchie n’a pas besoin d’être physique, il ne s’arrêtait pas non plus à réfléchir que les aristocraties héréditaires n’ont jamais vécu longtemps, tandis que les organisations fondées sur l’adoption, comme l’Église catholique par exemple, ont parfois duré des centaines ou des milliers d’années.

L’essentiel de la règle oligarchique n’est pas l’héritage de père en fils, mais la persistance d’une certaine vue du monde et d’un certain mode de vie imposée par les morts aux vivants. Un groupe directeur est un groupe directeur aussi longtemps qu’il peut nommer ses successeurs. Le Parti ne s’occupe pas de perpétuer son sang, mais de se perpétuer lui-même. Il n’est pas important de savoir qui détient le pouvoir, pourvu que la structure hiérarchique demeure toujours la même.

Les croyances, habitudes, goûts, émotions, attitudes mentales qui caractérisent notre époque, sont destinés à soutenir la mystique du Parti et à empêcher que ne soit perçue la vraie nature de la société actuelle. Une rébellion matérielle, ou un mouvement préliminaire en vue d’une rébellion, sont actuellement impossibles. Il n’y a rien à craindre des prolétaires. Laissés à eux-mêmes, ils continueront, de génération en génération et de siècle en siècle, à travailler, procréer et mourir, non seulement sans ressentir aucune tentation de se révolter, mais sans avoir le pouvoir de comprendre que le monde pourrait être autre que ce qu’il est. Ils ne deviendraient dangereux que si le progrès de la technique industrielle exigeait qu’on leur donne une instruction plus élevée. Mais comme les rivalités militaires et commerciales n’ont plus d’importance, le niveau de l’éducation populaire décline. On considère qu’il est indifférent de savoir quelles opinions les masses soutiennent ou ne soutiennent pas. On peut leur octroyer la liberté intellectuelle, car elles n’ont pas d’intelligence. Mais on ne peut tolérer chez un membre du Parti, le plus petit écart d’opinion, sur le sujet le plus futile.

De sa naissance à sa mort, un membre du Parti vit sous l’œil de la Police de la Pensée. Même quand il est seul, il ne peut jamais être certain d’être réellement seul. Où qu’il se trouve, endormi ou éveillé, au travail ou au repos, au bain ou au lit, il peut être inspecté sans avertissement et sans savoir qu’on l’inspecte. Rien de ce qu’il fait n’est indifférent. Ses amitiés, ses distractions, son attitude vis-à-vis de sa femme et de ses enfants, l’expression de son visage quand il est seul, les mots qu’il marmonne dans son sommeil, même les mouvements caractéristiques de son corps, tout est jalousement examiné de près.

Non seulement tout réel méfait, mais toute excentricité, quelque bénigne qu’elle soit, tout changement d’habitude, toute particularité nerveuse qui pourrait être le symptôme d’une lutte intérieure, sont détectés à coup sûr. Il n’a, dans aucune direction, la liberté de choisir. D’autre part, ses actes ne sont pas déterminés par des lois, ou du moins par des lois claires. Les pensées et actions qui, lorsqu’elles sont surprises, entraînent une mort certaine, ne sont pas formellement défendues et les éternelles épurations, les arrestations, tortures, emprisonnements et vaporisations ne sont pas infligés comme punitions pour des crimes réellement commis. Ce sont simplement des moyens d’anéantir des gens qui pourraient peut-être, à un moment quelconque, dévier.

On exige d’un membre du Parti, non seulement qu’il ait des opinions convenables, mais des instincts convenables. Nombre des croyances et attitudes exigées de lui ne sont pas clairement spécifiées, et ne pourraient être clairement spécifiées sans mettre à nu les contradictions inhérentes à l’Angsoc. S’il est naturellement orthodoxe (en novlangue : bien-pensant), il saura, en toutes circonstances, sans réfléchir, quelle croyance est la vraie, quelle émotion est désirable. Mais en tout cas, l’entraînement mental minutieux auquel il est soumis pendant son enfance, et qui tourne autour des mots novlangue arrêtducrime, blancnoir, et doublepensée, le rend incapable de réfléchir et de vouloir réfléchir trop profondément.

On attend d’un membre du Parti qu’il n’éprouve aucune émotion d’ordre privé et que son enthousiasme ne se relâche jamais. Il est censé vivre dans une continuelle frénésie de haine contre les ennemis étrangers et les traîtres de l’intérieur, de satisfaction triomphale pour les victoires, d’humilité devant la puissance et la sagesse du Parti. Les mécontentements causés par la vie nue, insatisfaisante, sont délibérément canalisés et dissipés par des stratagèmes comme les Deux Minutes de la Haine. Les spéculations qui pourraient peut-être amener une attitude sceptique ou rebelle, sont tuées d’avance par la discipline intérieure acquise dans sa jeunesse.

La première et la plus simple phase de la discipline qui peut être enseignée, même à de jeunes enfants, s’appelle en novlangue arrêtducrime. L’arrêtducrime, c’est la faculté de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil d’une pensée dangereuse. Il inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples, s’ils sont contre l’Angsoc. Il comprend aussi le pouvoir d’éprouver de l’ennui ou du dégoût pour toute suite d’idées capable de mener dans une direction hérétique. Arrêtducrime, en résumé, signifie stupidité protectrice.

Mais la stupidité ne suffit pas. Au contraire, l’orthodoxie, dans son sens plein, exige de chacun un contrôle de ses processus mentaux aussi complet que celui d’un acrobate sur son corps. La société océanienne repose, en fin de compte, sur la croyance que Big Brother est omnipotent et le Parti infaillible. Mais comme, en réalité, Big Brother n’est pas omnipotent, et que le Parti n’est pas infaillible, une inlassable flexibilité des faits est à chaque instant nécessaire.

Le mot clef ici est noirblanc. Ce mot, comme beaucoup de mots novlangue, a deux sens contradictoires. Appliqué à un adversaire, il désigne l’habitude de prétendre avec impudence que le noir est blanc, contrairement aux faits évidents. Appliqué à un membre du Parti, il désigne la volonté loyale de dire que le noir est blanc, quand la discipline du Parti l’exige. Mais il désigne aussi l’aptitude à croire que le noir est blanc, et, plus, à savoir que le noir est blanc, et à oublier que l’on n’a jamais cru autre chose. Cette aptitude exige un continuel changement du passé, que rend possible le système mental qui réellement embrasse tout le reste et qui est connu en novlangue sous le nom de doublepensée.

Le changement du passé est nécessaire pour deux raisons dont l’une est subsidiaire et, pour ainsi dire, préventive. Le membre du Parti, comme le prolétaire, tolère les conditions présentes en partie parce qu’il n’a pas de terme de comparaison. Il doit être coupé du passé, exactement comme il doit être coupé d’avec les pays étrangers car il est nécessaire qu’il croie vivre dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles vivaient ses ancêtres et qu’il pense que le niveau moyen du confort matériel s’élève constamment.

Mais la plus importante raison qu’a le Parti de rajuster le passé est, de loin, la nécessité de sauvegarder son infaillibilité. Ce n’est pas seulement pour montrer que les prédictions du Parti sont dans tous les cas exactes, que les discours statistiques et rapports de toutes sortes doivent être constamment remaniés selon les besoins du jour. C’est aussi que le Parti ne peut admettre un changement de doctrine ou de ligne politique. Changer de décision, ou même de politique est un aveu de faiblesse.

Si, par exemple, l’Eurasia ou l’Estasia, peu importe lequel, est l’ennemi du jour, ce pays doit toujours avoir été l’ennemi, et si les faits disent autre chose, les faits doivent être modifiés. Aussi l’histoire est-elle continuellement récrite. Cette falsification du passé au jour le jour, exécutée par le ministère de la Vérité, est aussi nécessaire à la stabilité du régime que le travail de répression et d’espionnage réalisé par le ministère de l’Amour.

La mutabilité du passé est le principe de base de l’Angsoc. Les événements passés, prétend-on, n’ont pas d’existence objective et ne survivent que par les documents et la mémoire des hommes. Mais comme le Parti a le contrôle complet de tous les documents et de l’esprit de ses membres, il s’ensuit que le passé est ce que le Parti veut qu’il soit. Il s’ensuit aussi que le passé, bien que plastique, n’a jamais, en aucune circonstance particulière, été changé. Car lorsqu’il a été recréé dans la forme exigée par le moment, cette nouvelle version, quelle qu’elle soit, est alors le passé et aucun passé différent ne peut avoir jamais existé. Cela est encore vrai même lorsque, comme il arrive souvent, un événement devient méconnaissable pour avoir été modifié plusieurs fois au cours d’une année. Le Parti est, à tous les instants, en possession de la vérité absolue, et l’absolu ne peut avoir jamais été différent de ce qu’il est.

Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire. S’assurer que tous les documents s’accordent avec l’orthodoxie du moment n’est qu’un acte mécanique. Il est aussi nécessaire de se rappeler que les événements se sont déroulés de la manière désirée. Et s’il faut rajuster ses souvenirs ou altérer des documents, il est alors nécessaire d’oublier que l’on a agi ainsi. La manière de s’y prendre peut être apprise comme toute autre technique mentale. Elle est en effet étudiée par la majorité des membres du Parti et, certainement, par tous ceux qui sont intelligents aussi bien qu’orthodoxes. En novlangue, cela s’appelle doublepensée, mais la doublepensée comprend aussi beaucoup de significations.

La doublepensée est le pouvoir de garder à l’esprit simultanément deux croyances contradictoires, et de les accepter toutes deux. Un intellectuel du Parti sait dans quel sens ses souvenirs doivent être modifiés. Il sait, par conséquent, qu’il joue avec la réalité, mais, par l’exercice de la doublepensée, il se persuade que la réalité n’est pas violée. Le processus doit être conscient, autrement il ne pourrait être réalisé avec une précision suffisante, mais il doit aussi être inconscient. Sinon, il apporterait avec lui une impression de falsification et, partant, de culpabilité.

La doublepensée se place au cœur même de l’Angsoc, puisque l’acte essentiel du Parti est d’employer la duperie consciente, tout en retenant la fermeté d’intention qui va de pair avec l’honnêteté véritable. Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement, oublier tous les faits devenus gênants puis, lorsque c’est nécessaire, les tirer de l’oubli pour seulement le laps de temps utile, nier l’existence d’une réalité objective alors qu’on tient compte de la réalité qu’on nie, tout cela est d’une indispensable nécessité.

Pour se servir même du mot doublepensée, il est nécessaire d’user de la dualité de la pensée, car employer le mot, c’est admettre que l’on modifie la réalité. Par un nouvel acte de doublepensée, on efface cette connaissance, et ainsi de suite indéfiniment, avec le mensonge toujours en avance d’un bond sur la vérité.

Enfin, c’est par le moyen de la doublepensée que le Parti a pu et, pour autant que nous le sachions, pourra, pendant des milliers d’années, arrêter le cours de l’Histoire.

Toutes les oligarchies du passé ont perdu le pouvoir, soit parce qu’elles se sont ossifiées, soit parce que leur énergie a diminué. Ou bien elles deviennent stupides et arrogantes, n’arrivent pas à s’adapter aux circonstances nouvelles et sont renversées ; ou elles deviennent libérales et lâches, font des concessions alors qu’elles devraient employer la force, et sont encore renversées. Elles tombent, donc, ou parce qu’elles sont conscientes, ou parce qu’elles sont inconscientes.

L’œuvre du Parti est d’avoir produit un système mental dans lequel les deux états peuvent coexister. La domination du Parti n’aurait pu être rendue permanente sur aucune autre base intellectuelle. Pour diriger et continuer à diriger, il faut être capable de modifier le sens de la réalité. Le secret de la domination est d’allier la foi en sa propre infaillibilité à l’aptitude à recevoir les leçons du passé.

Il est à peine besoin de dire que les plus subtils praticiens de la doublepensée sont ceux qui l’inventèrent et qui savent qu’elle est un vaste système de duperie mentale. Dans notre société, ceux qui ont la connaissance la plus complète de ce qui se passe, sont aussi ceux qui sont les plus éloignés de voir le monde tel qu’il est. En général, plus vaste est la compréhension, plus profonde est l’illusion. Le plus intelligent est le moins normal.

Le fait que l’hystérie de guerre croît en intensité au fur et à mesure que l’on monte l’échelle sociale illustre ce qui précède. Ceux dont l’attitude en face de la guerre est la plus proche d’une attitude rationnelle sont les peuples sujets des territoires disputés. Pour ces peuples, la guerre est simplement une continuelle calamité qui, comme une vague de fond, va et vient en les balayant. Il leur est complètement indifférent de savoir de quel côté est le gagnant. Un changement de direction veut simplement dire pour eux le même travail qu’auparavant, pour de nouveaux maîtres qui les traiteront exactement comme les anciens.

Les travailleurs légèrement plus favorisés que nous appelons les prolétaires ne sont que par intermittences conscients de la guerre. On peut, quand c’est nécessaire, exciter en eux une frénésie de crainte et de haine, mais laissés à eux-mêmes, ils sont capables d’oublier pendant de longues périodes que le pays est en guerre.

C’est dans les rangs du Parti, surtout du Parti intérieur, que l’on trouve le véritable enthousiasme guerrier. Ce sont ceux qui la savent impossible qui croient le plus fermement à la conquête du monde. Cet enchaînement spécial des contraires (savoir et ignorance, cynisme et fanatisme) est un des principaux traits qui distinguent la société océanienne. L’idéologie officielle abonde en contradictions, même quand elles n’ont aucune raison pratique d’exister.

Ainsi, le Parti rejette et diffame tous les principes qui furent à l’origine du mouvement socialiste, mais il prétend agir ainsi au nom du socialisme. Il prêche, envers la classe ouvrière, un mépris dont, depuis des siècles, il n’y a pas d’exemple, mais il revêt ses membres d’un uniforme qui, à une époque, appartenait aux travailleurs manuels, et qu’il a adopté pour cette raison. Il mine systématiquement la solidarité familiale, mais il baptise son chef d’un nom qui est un appel direct au sentiment de loyauté familiale.

Les noms mêmes des quatre ministères qui nous dirigent font ressortir une sorte d’impudence dans le renversement délibéré des faits. Le ministère de la Paix s’occupe de la guerre, celui de la Vérité, des mensonges, celui de l’Amour, de la torture, celui de l’Abondance, de la famine. Ces contradictions ne sont pas accidentelles, elles ne résultent pas non plus d’une hypocrisie ordinaire, elles sont des exercices délibérés de doublepensée.

Ce n’est en effet qu’en conciliant des contraires que le pouvoir peut être indéfiniment retenu. L’ancien cycle ne pouvait être brisé d’aucune autre façon. Pour que l’égalité humaine soit à jamais écartée, pour que les grands, comme nous les avons appelés, gardent perpétuellement leurs places, la condition mentale dominante doit être la folie dirigée.

Mais il y a une question que nous avons jusqu’ici presque ignorée. Pourquoi l’égalité humaine doit-elle être évitée ? En supposant que le mécanisme du processus ait été exactement décrit, quel est le motif de cet effort considérable et précis pour figer l’histoire à un moment particulier ?

Nous atteignons ici au secret central. Comme nous l’avons vu, la mystique du Parti, et surtout du Parti intérieur, dépend de la doublepensée. Mais c’est plus profondément que gît le motif originel, l’instinct jamais discuté qui conduisit d’abord à s’emparer du pouvoir, puis fit naître la doublepensée, la Police de la Pensée, la guerre continuelle et tous les autres attirails nécessaires. Ce motif consiste en réalité...

Winston prit conscience du silence, comme on devient conscient d’un nouveau son. Il lui sembla que, depuis un moment, Julia était bien immobile. Elle était couchée sur le côté, nue jusqu’à la taille, la main sous la joue, et une boucle noire lui tombait sur les yeux. Sa poitrine se soulevait et s’abais­sait lentement et régulièrement.

– Julia !

Pas de réponse.

– Julia, tu dors ?

Pas de réponse. Elle était endormie. Il ferma le livre, le déposa soigneusement sur le parquet, se coucha et tira la couverture sur eux deux.

Il pensa qu’il n’avait pas encore appris l’ultime secret. Il comprenait comment, il ne comprenait pas pourquoi. Le chapitre I, comme le chapitre III, ne lui avait en réalité rien appris qu’il ne sût auparavant. Il avait simplement systématisé le savoir qu’il possédait déjà. Mais après l’avoir lu, sa certitude de ne pas être fou était plus forte. Il y avait la vérité, il y avait le mensonge, et si l’on s’accrochait à la vérité, même contre le monde entier, on n’était pas fou.

Un rayon jaune et oblique du soleil couchant entra par la fenêtre et tomba sur l’oreiller. Il ferma les yeux. Le soleil sur son visage, et le corps lisse de la fille qui touchait le sien, lui donnaient une sensation puissante, reposante, de confiance. Il était en sécurité, tout allait bien. Il s’endormit en murmurant : « Il ne peut y avoir de statistique de la santé mentale », avec l’impression que cette remarque contenait une profonde sagesse.