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George Orwell:1984 - Deuxième Partie - Chapitre V


Anonyme


Chapitre V


1984
1984.gif
Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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Syme avait disparu. Un matin, il avait été absent de son travail. Quelques personnes sans cervelle commentèrent son absence. Le jour suivant, personne ne mentionna son nom. Le troisième jour, Winston se rendit au vestibule du Commissariat aux Archives pour regarder le tableau des informations. L’une des notices contenait une liste imprimée des membres du Comité des Échecs dont Syme avait fait partie. Cette liste paraissait à peu près semblable à ce qu’elle était auparavant. Rien n’avait été raturé. Mais elle avait un nom en moins. C’était suffisant. Syme avait cessé d’exister, il n’avait jamais existé.

Le temps chauffait dur. Dans le labyrinthe du ministère, les pièces sans fenêtres, dont l’air était conditionné, gardaient leur température normale, mais à l’extérieur, les pavés brûlaient les pieds et la puanteur du métro aux heures d’affluence était horrible. Les préparatifs pour la Semaine de la Haine battaient leur plein et le personnel de tous les ministères faisait des heures supplémentaires.

Processions, réunions, parades militaires, conférences, exhibition d’effigies, spectacles de cinéma, programmes de télécran, tout devait être organisé. Des tribunes devaient être dressées, des effigies modelées, des slogans inventés, des chansons écrites, des rumeurs mises en circulation, des photographies maquillées. On avait enlevé à la Section de Julia, dans le Commissariat aux Romans, la production des romans. Ce Département sortait maintenant, à une cadence précipitée, une série d’atroces pamphlets. Winston, en plus de son travail habituel, passait de longues heures chaque jour à parcourir d’anciennes collections du Times et à changer et embellir des paragraphes concernant les nouvelles qui devaient être commentées dans des discours. Tard dans la nuit, alors qu’une foule de prolétaires bruyants erraient par les rues, la ville avait un curieux air de fébrilité. Les bombes-fusées s’abattaient avec fracas plus souvent que jamais. Parfois, dans le lointain, il y avait d’énormes explosions que personne ne pouvait expliquer et à propos desquelles circulaient de folles rumeurs.

Le nouvel air qui devait être la chanson-thème de la Semaine de la Haine (on l’appelait la chanson de la Haine), avait déjà été composé et on le donnait sans arrêt au télécran. Il avait un rythme d’aboiement sauvage qu’on ne pouvait exactement appeler de la musique, mais qui ressemblait au battement d’un tambour. Quand, chanté par des centaines de voix, il scandait le bruit des pas, il était terrifiant. Les prolétaires s’en étaient entichés et, au milieu de la nuit, il rivalisait dans les rues avec l’air encore populaire « Ce n’est qu’un rêve sans espoir. » Les enfants de Parsons le jouaient de façon insupportable à toutes les heures du jour et de la nuit, sur un peigne et un bout de papier hygiénique. Les soirées de Winston étaient plus occupées que jamais. Des escouades de volontaires, organisées par Parsons, préparaient la rue pour la Semaine de la Haine. Elles cousaient des bannières, peignaient des affiches, érigeaient des hampes de drapeaux sur les toits, risquaient leur vie pour lancer des fils par-dessus la rue et accrocher des banderoles.

Parsons se vantait que seul le bloc de la Victoire déploierait quatre cents mètres de pavoisement. La chaleur et les travaux manuels lui avaient même fourni un prétexte pour revenir dans la soirée aux shorts et aux chemises ouvertes. Il était partout à la fois à pousser, tirer, scier, clouer, improviser, à réjouir tout le monde par ses exhortations familières et à répandre par tous les plis de son corps un stock qui semblait inépuisable de sueur acide.

Les murs de Londres avaient soudain été couverts d’une nouvelle affiche. Elle ne portait pas de légende et représentait simplement la monstrueuse silhouette de trois ou quatre mètres de haut d’un soldat eurasien au visage mongol impassible aux bottes énormes, qui avançait à grands pas avec sur la hanche, une mitrailleuse pointée en avant. Sous quelque angle qu’on regardât l’affiche, la gueule de la mitrailleuse semblait pointée droit sur vous.

Ces affiches avaient été collées sur tous les espaces vides des murs et leur nombre dépassait même celles qui représentaient Big Brother. Les prolétaires, habituellement indifférents à la guerre, étaient excités et poussés à l’un de leurs périodiques délires patriotiques. Comme pour s’harmoniser avec l’humeur générale, les bombes-fusées avaient tué un nombre de gens plus grand que d’habitude. L’une d’elles tomba sur un cinéma bondé de Stepney et ensevelit sous les décombres plusieurs centaines de victimes. Toute la population du voisinage sortit pour les funérailles. Elle forma un long cortège qui dura des heures et fut, en fait, une manifestation d’indignation. Une autre bombe tomba dans un terrain abandonné qui servait de terrain de jeu. Plusieurs douzaines d’enfants furent atteints et mis en pièces. Il y eut d’autres manifestations de colère. On brûla l’effigie de Goldstein. Des centaines d’exemplaires de l’affiche du soldat eurasien furent arrachés et ajoutés aux flammes et un grand nombre de magasins furent pillés dans le tumulte. Puis le bruit courut que des espions dirigeaient les bombes par ondes, et on mit le feu à la maison d’un vieux couple suspect d’être d’origine étrangère. Il périt étouffé. Dans la pièce qui se trouvait au-dessus du magasin de M. Charrington, Winston et Julia, quand ils pouvaient s’y rendre, se couchaient côte à côte sur le lit sans couvertures, nus sous la fenêtre ouverte pour avoir frais. Le rat n’était jamais revenu, mais les punaises s’étaient hideusement multipliées avec la chaleur. Cela ne semblait pas avoir d’importance. Sale ou propre, la chambre était un paradis.

Quand ils arrivaient, Winston et Julia saupoudraient tout de poivre acheté au marché noir, enlevaient leurs vêtements, faisaient l’amour avec leurs corps en sueur, puis s’endormaient. À leur réveil, ils découvraient que les punaises étaient revenues en masse pour une contre-attaque.

Pendant le mois de juin, ils se rencontrèrent quatre, cinq, six, sept fois. Winston avait perdu l’habitude de boire du gin à n’importe quelle heure. Il semblait n’en avoir plus besoin. Il avait grossi, son ulcère variqueux s’était cicatrisé, ne laissant qu’une tache brune au-dessus du cou-de-pied. Ses quintes de toux matinales s’étaient arrêtées. Le cours de la vie avait cessé d’être intolérable. Il n’était plus tenté de faire des grimaces aux télécrans ou de proférer des jurons à tue-tête. Maintenant qu’ils possédaient tous deux un endroit secret et sûr, il ne leur paraissait même pas pénible de ne pouvoir se rencontrer que rarement et pour deux heures chaque fois. L’important était que cette chambre au-dessus du magasin d’antiquités existât. Savoir qu’elle était là, inviolée, c’était presque s’y trouver. La chambre était un monde, une poche du passé où auraient pu marcher des animaux dont la race était éteinte.

Winston pensait que M. Charrington faisait partie, lui aussi, de la race disparue. Avant de monter, il s’arrêtait d’habitude quelques minutes pour causer avec lui. Le vieillard semblait ne sortir que rarement, ou même jamais et, d’autre part, n’avoir presque aucun client. Il menait une existence de fantôme entre le minuscule magasin et une arrière-cuisine encore plus minuscule où il préparait ses repas. Cette cuisine contenait, entre autres choses, un gramophone incroyablement ancien, muni d’un énorme pavillon. M. Charrington paraissait heureux d’avoir une occasion de parler. Tandis qu’il errait d’un objet à l’autre de son stock sans valeur, le nez long, les lunettes épaisses, les épaules courbées, vêtu d’une veste de velours, il avait toujours vaguement l’air d’être plutôt un collectionneur qu’un commerçant... Il palpait, avec une sorte d’enthousiasme désuet, un fragment ou un autre d’objets sans valeur – le bouchon d’un flacon d’encre de Chine, le couvercle peint d’une tabatière cassée, un médaillon en simili contenant une mèche des cheveux d’un bébé mort depuis longtemps. Il ne demandait jamais à Winston d’acheter. Il se contentait de solliciter son admiration.

Causer avec lui était comme écouter le son d’une boîte à musique usée. Il avait ramené des profondeurs de sa mémoire quelques autres fragments de chansons oubliées. Il y en avait une qui parlait de vingt-quatre merles, dans une autre il était question d’une vache à la corne brisée. Une autre encore racontait la mort du jeune coq Robin. « J’ai pensé que cela pourrait vous intéresser », disait-il avec un petit rire d’excuse chaque fois qu’il produisait un nouveau fragment. Mais il ne se rappelait jamais que quelques vers de chaque chanson.

Winston et Julia savaient tous deux – dans une certaine mesure, ce n’était jamais absent de leurs esprits – que le cours actuel des choses ne pouvait durer longtemps. Il y avait des moments où l’idée d’une mort imminente était aussi palpable que le lit sur lequel ils se couchaient et ils s’accrochaient l’un à l’autre avec une sorte de sensualité désespérée, comme les damnés qui, cinq minutes avant que sonne la pendule, saisissent leur dernière bouchée de plaisir.

Mais il y avait aussi des moments où ils avaient l’illusion non seulement de la sécurité, mais de la permanence. Tant qu’ils se trouvaient dans la chambre, ils avaient tous deux l’impression qu’aucun mal ne pourrait leur advenir. Y arriver était difficile et dangereux, mais la chambre elle-même était un sanctuaire inviolable. C’était comme lorsque Winston avait regardé l’intérieur du presse-papier. Il avait eu l’impression qu’il pourrait pénétrer dans le monde de verre et, qu’une fois là, la marche du temps pourrait être arrêtée.

Ils se laissaient aller à des rêves d’évasion. Leur chance durerait indéfiniment et leur intrigue continuerait, exactement semblable, pendant tout le reste de leur vie naturelle. Catherine mourait et, par des manœuvres habiles, ils réussissaient à se marier. Ou ils se suicidaient ensemble. Ou ils disparaissaient, modifiaient leur apparence pour ne pas être reconnus, apprenant à parler avec l’accent des prolétaires, obtenaient du travail dans une usine et passaient leur vie dans une rue écartée où on ne les découvrait pas.

Tout cela n’avait pas de sens. Ils le savaient tous deux. En réalité, il n’y avait aucun moyen d’évasion. Ils n’avaient même pas l’intention de réaliser le seul plan qui fût praticable, le suicide. S’accrocher jour après jour, semaine après semaine, pour prolonger un présent qui n’avait pas de futur, était un instinct qu’on ne pouvait vaincre, comme on ne peut empêcher les poumons d’aspirer l’air tant qu’il y a de l’air à respirer.

Parfois aussi, ils parlaient de s’engager dans une rébellion active contre le Parti, mais ils ne savaient pas du tout comment commencer. Même si la fabuleuse Fraternité était une réalité, il restait encore la difficulté de trouver le moyen d’en faire partie. Winston fit part à Julia de l’étrange intimité qui existait ou semblait exister, entre O’Brien et lui et de la tentation qui le prenait parfois de se mettre simplement en présence d’O’Brien, de lui annoncer qu’il était l’ennemi du Parti et de lui demander son aide. Assez étrangement, l’impossibilité et la témérité de cet acte ne la frappèrent pas. Elle était habituée à juger des gens par leur visage et il lui semblait naturel que Winston put croire en la loyauté d’O’Brien sur la seule foi d’un éclair des yeux. De plus, elle considérait comme admis que tout le monde, ou presque tout le monde, haïssait en secret le Parti et violerait les règles s’il était possible de le faire sans danger.

Mais elle refusait de croire qu’une opposition vaste et organisée existât ou pût exister. Les histoires sur Goldstein et son armée clandestine, disait-elle, n’étaient qu’un tas de balivernes que le Parti avait inventées pour des fins personnelles et qu’on devait faire semblant de croire.

Elle avait, un nombre incalculable de fois, lors des rassemblements du Parti, et au cours de manifestations spontanées, demandé en criant à tue-tête, pour des crimes supposés auxquels elle n’ajoutait pas la moindre créance, l’exécution de gens dont elle n’avait jamais entendu les noms. Quand il y avait des procès publics, elle tenait sa place dans les détachements de la Ligue de la Jeunesse qui entouraient les tribunaux du matin au soir et chantaient à intervalles réguliers « Mort aux traîtres ». Pendant les Deux Minutes de la Haine, les insultes qu’elle proférait contre Goldstein dominaient toujours celles des autres. Elle n’avait pourtant qu’une idée très vague de Goldstein et des doctrines qu’il était censé représenter. Elle avait grandi après la Révolution et était trop jeune pour se rappeler les batailles idéologiques de 1950 à 1969. Une chose telle qu’un mouvement politique indépendant dépassait le pouvoir de son imagination et, en tout cas, le Parti était invincible. Il existerait toujours et serait toujours le même. On ne pouvait se révolter contre lui que par une désobéissance secrète ou, au plus, par des actes isolés de violence, comme de tuer quelqu’un ou de lui lancer quelque chose à la tête.

Elle était, par certains côtés, beaucoup plus fine que Winston et beaucoup moins perméable à la propagande du Parti. Il arriva une fois à Winston de parler, à propos d’autre chose, de la guerre contre l’Eurasia. Elle le surprit en disant avec désinvolture qu’à son avis il n’y avait pas de guerre. Les bombes-fusées qui tombaient chaque jour sur Londres étaient probablement lancées par le gouvernement de l’Océania lui-même, « juste pour maintenir les gens dans la peur ». C’était une idée qui, littéralement, n’était jamais venue à Winston. Julia éveilla encore en lui une sorte d’envie lorsqu’elle lui dit que, pendant les Deux Minutes de la Haine, le plus difficile pour elle était de se retenir d’éclater de rire. Mais elle ne mettait en question les enseignements du Parti que lorsqu’ils touchaient, de quelque façon, à sa propre vie. Elle était souvent prête à accepter le mythe officiel, simplement parce que la différence entre la vérité et le mensonge ne lui semblait pas importante.

Elle croyait, par exemple, l’ayant appris à l’école, que le Parti avait inventé les aéroplanes. Winston se souvenait qu’à l’époque où il était, lui, à l’école, vers 1958-59, c’était seulement l’hélicoptère que le Parti prétendait avoir inventé. Une douzaine d’années plus tard, pendant les années de classe de Julia, il prétendait déjà avoir inventé l’aéroplane. Dans une génération, il s’attribuerait l’invention des machines à vapeur. Et quand il lui dit que les aéroplanes existaient avant qu’il fût né et longtemps avant la Révolution, elle trouva le fait sans intérêt aucun. Après tout, quelle importance cela avait-il que ce fût celui-ci ou celui-là qui ait inventé les aéroplanes ?

Ce fut plutôt un choc pour Winston de découvrir, à propos d’une remarque faite par hasard, qu’elle ne se souvenait pas que l’Océania, il y avait quatre ans, était en guerre contre l’Estasia et en paix avec l’Eurasia. Il est vrai qu’elle considérait toute la guerre comme une comédie. Mais elle n’avait apparemment même pas remarqué que le nom de l’ennemi avait changé.

– Je croyais que nous avions toujours été en guerre contre l’Eurasia, dit-elle vaguement.

Winston en fut un peu effrayé. L’invention des aéroplanes était de beaucoup antérieure à sa naissance, mais le nouvel aiguillage donné à la guerre datait de quatre ans seulement, bien après qu’elle eût grandi. Il discuta à ce sujet avec elle pendant peut-être un quart d’heure. À la fin, il réussit à l’obliger à creuser sa mémoire jusqu’à ce qu’elle se souvînt confusément qu’à une époque c’était l’Estasia et non l’Eurasia qui était l’ennemi. Mais la conclusion lui parut encore sans importance.

– Qui s’en soucie ? dit-elle avec impatience. C’est toujours une sale guerre après une autre et on sait que, de toute façon, les nouvelles sont toujours fausses.

Il lui parlait parfois du Commissariat aux Archives et des impudentes falsifications qui s’y perpétraient. De telles pratiques ne semblaient pas l’horrifier. Elle ne sentait pas l’abîme s’ouvrir sous ses pieds à la pensée que des mensonges devenaient des vérités.

Il lui raconta l’histoire de Jones, Aaronson et Rutherford et de l’important fragment de papier qu’il avait une fois tenu entre ses doigts. Elle n’en fut pas très impressionnée. Elle ne saisit pas tout de suite, d’ailleurs, le nœud de l’histoire.

– Étaient-ce tes amis ? demanda-t-elle.

– Non. Je ne les ai jamais connus. C’étaient des membres du Parti intérieur. En outre, ils étaient beaucoup plus âgés que moi. Ils appartenaient à l’ancienne époque, d’avant la Révolution. Je les connaissais tout juste de vue.

– Alors qu’y avait-il là pour te tracasser ? Il y a toujours eu des gens tués, n’est-ce pas ?

Il essaya de lui faire comprendre. C’était un cas exceptionnel. Il ne s’agissait pas seulement du meurtre d’un individu.

– Te rends-tu compte que le passé a été aboli jusqu’à hier ? S’il survit quelque part, c’est dans quelques objets auxquels n’est attaché aucun mot, comme ce bloc de verre sur la table. Déjà, nous ne savons littéralement presque rien de la Révolution et des années qui la précédèrent. Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres récrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. L’histoire s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. Je sais naturellement que le passé est falsifié, mais il me serait impossible de le prouver, alors même que j’ai personnellement procédé à la falsification. La chose faite, aucune preuve ne subsiste. La seule preuve est à l’intérieur de mon cerveau et je n’ai aucune certitude qu’un autre être humain quelconque partage mes souvenirs. De toute ma vie, il ne m’est arrivé qu’une seule fois de tenir la preuve réelle et concrète. Des années après.

– Et à quoi cela t’avançait-il ?

– À rien, parce que quelques minutes plus tard j’ai jeté le papier. Mais aujourd’hui, si le cas se reproduisait, je garderais le papier.

– Eh bien, pas moi, répondit Julia. Je suis prête à courir des risques, mais pour quelque chose qui en vaut la peine, pas pour des bouts de vieux journaux. Qu’en aurais-tu fait, même si tu l’avais gardé ?

– Pas grand-chose, peut-être, mais c’était une preuve. Elle aurait pu implanter quelques doutes çà et là si j’avais osé la montrer. Je ne pense pas que nous puissions changer quoi que ce soit pendant notre existence. Mais on peut imaginer que de petits nœuds de résistance puissent jaillir çà et là, de petits groupes de gens qui se ligueraient et dont le nombre augmenterait peu à peu. Ils pourraient même laisser après eux quelques documents pour que la génération suivante reprenne leur action au point où ils l’auraient laissée.

– La prochaine génération ne m’intéresse pas, chéri. Ce qui m’intéresse, c’est nous.

– De la taille aux orteils, tu n’es qu’une rebelle, chérie.

Elle trouva la phrase très spirituelle et, ravie, jeta ses bras autour de lui.

Elle ne prêtait pas le moindre intérêt aux ramifications de la doctrine du Parti. Quand il se mettait à parler des principes de l’Angsoc, de la double-pensée, de la mutabilité du passé, de la négation de la réalité objective, et qu’il employait des mots novlangue, elle était ennuyée et confuse et disait qu’elle n’avait jamais fait attention à ces choses. On savait que tout cela n’était que balivernes, alors pourquoi s’en préoccuper ? Elle savait à quel moment applaudir, à quel moment pousser des huées et c’est tout ce qu’il était nécessaire de savoir. Quand il persistait à parler sur de tels sujets, elle avait la déconcertante habitude de s’endormir. Elle était de ces gens qui peuvent s’endormir à n’importe quelle heure et dans n’importe quelle position.

En causant avec elle, Winston se rendit compte à quel point il était facile de présenter l’apparence de l’orthodoxie sans avoir la moindre notion de ce que signifiait l’orthodoxie. Dans un sens, c’est sur les gens incapables de la comprendre que la vision du monde qu’avait le Parti s’imposait avec le plus de succès. On pouvait leur faire accepter les violations les plus flagrantes de la réalité parce qu’ils ne saisissaient jamais entièrement l’énormité de ce qui leur était demandé et n’étaient pas suffisamment intéressés par les événements publics pour remarquer ce qui se passait. Par manque de compréhension, ils restaient sains. Ils avalaient simplement tout, et ce qu’ils avalaient ne leur faisait aucun mal, car cela ne laissait en eux aucun résidu, exactement comme un grain de blé, qui passe dans le corps d’un oiseau sans être digéré.