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George Orwell:1984 - Deuxième Partie - Chapitre III


Anonyme


Chapitre III
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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– Nous pourrons revenir ici une fois, dit Julia. Généralement, on peut employer une cachette deux fois sans crainte. Mais pas avant un mois ou deux, naturellement.

Dès qu’elle se réveilla, son attitude changea. Elle devint alerte et affairée, se rhabilla, attacha à sa taille la ceinture rouge et se mit à organiser les détails de leur retour chez eux. Elle avait visiblement une intelligence pratique qui faisait défaut à Winston. Elle semblait posséder une connaissance approfondie, emmagasinée au cours d’innombrables sorties en commun, de la campagne qui entourait Londres. La route qu’elle lui indiqua était tout à fait différente de celle par laquelle il était venu et le conduisait à une autre gare.

– Ne jamais retourner chez soi par le chemin par lequel on est venu, dit-elle, comme si elle énonçait un important principe général.

Elle devait partir la première et Winston attendrait une demi-heure avant de la suivre.

Elle lui avait indiqué un endroit où ils pourraient dans quatre jours se rencontrer après le travail. C’était une rue d’un des quartiers pauvres, dans laquelle il y avait un marché découvert, qui était généralement bruyant et bondé de gens. Elle flânerait parmi les étals et ferait semblant de chercher des lacets de souliers et du fil à repriser. Si elle jugeait que la route était libre, elle se moucherait à son approche. Autrement, il devrait passer sans la reconnaître. Mais avec de la chance, au milieu de la foule, ils pourraient parler sans risque un quart d’heure et arranger une autre rencontre.

– Et maintenant, il me faut partir, dit-elle, dès qu’il eut compris ses instructions. J’ai rendez-vous à sept heures et demie. Je dois consacrer deux heures à la Ligue Anti-Sexe des Juniors pour dis­tribuer des prospectus ou autre chose. C’est assommant. Donne-moi un coup de brosse, veux-tu ? Ai-je des brindilles dans les cheveux ? Tu es sûr que non ? Alors au revoir, mon amour, au revoir.

Elle se jeta dans ses bras, l’embrassa presque avec violence. Un instant après, elle écartait les jeunes tiges pour passer et disparaissait presque sans bruit dans le bois.

Il n’avait pas même au point où il en était, appris son nom et son adresse. Mais cela n’avait aucune importance car il était inconcevable qu’ils pussent jamais se rencontrer sous un toit ou échanger aucune sorte de communication écrite.

Le destin fit qu’ils ne retournèrent jamais à la clairière du bois. Pendant le mois de mai, ils ne réussirent qu’une seule fois à faire réellement l’amour. Ce fut dans un autre lieu secret que connaissait Julia, le beffroi d’une église en ruine dans une contrée presque déserte, où une bombe atomique était tombée trente ans plus tôt. C’était une bonne cachette quand on y était arrivé, mais le voyage était très dangereux. Pour le reste, ils ne pouvaient se rencontrer que dans la rue, en différents endroits chaque soir, et jamais plus d’une demi-heure d’affilée.

Dans la rue, il était d’habitude possible de se parler d’une certaine façon. Tandis qu’ils se laissaient emporter par la foule sur les trottoirs, pas tout à fait de front et sans jamais se regarder, ils poursuivaient une curieuse conversation intermittente qui reprenait et s’interrompait comme le pinceau d’un phare. Elle était soudain coupée d’un silence par l’approche d’un uniforme du Parti ou par la proximité d’un télécran, puis elle reprenait quelques minutes plus tard au milieu d’une phrase, pour s’interrompre ensuite brusquement quand ils se séparaient à l’endroit convenu et continuer presque sans introduction le lendemain.

Julia paraissait tout à fait habituée à ce genre de conversation, qu’elle appelait « parler par acomptes ». Elle était aussi étonnamment habile à parler sans bouger les lèvres. Une fois seulement, au cours d’un mois de rencontres journalières, ils s’arrangèrent pour échanger un baiser. Ils descendaient en silence une rue transversale (Julia ne parlait jamais hors des rues principales), quand il se produisit un grondement assourdissant. La terre trembla, l’air s’obscurcit, et Winston se retrouva couché sur le côté, meurtri et terrifié. Une bombe fusée devait être tombée tout près. Il prit soudain conscience du visage de Julia tout près du sien. Il était d’une pâleur de mort, aussi blanc que de la craie. Elle était morte ! Il la serra contre lui et se rendit compte qu’il embrassait un visage vivant et chaud. Mais ses lèvres rencontraient une substance poudreuse. Leurs deux visages étaient couverts d’une épaisse couche de plâtre.

Il y eut des soirs où, arrivés au rendez-vous, ils devaient se croiser, sans un signe, parce qu’une patrouille venait de tourner le coin de la rue, ou qu’un hélicoptère planait au-dessus d’eux. Même si cela avait été moins dangereux, il leur eût été difficile de trouver le temps de se rencontrer. La semaine de travail de Winston était de soixante heures, celle de Julia était même plus longue et leurs jours de liberté variaient suivant la presse du moment et ne coïncidaient pas toujours. Julia, de toute façon, avait rarement une soirée complètement libre. Elle passait un temps incroyable à écouter des conférences, à prendre part à des manifestations, à distribuer de la littérature pour la Ligue Anti-Sexe des Juniors, à préparer des bannières pour la Semaine de la Haine, à faire des collectes pour la campagne d’économie, ou à d’autres activités du même genre. Cela payait, disait-elle. C’était du camouflage. Si on respectait les petites règles, on pouvait briser les grandes. Elle entraîna même Winston à engager encore une autre de ses soirées. Il s’enrôla pour un travail de munitions qui était fait à tour de rôle par des volontaires zélés membres du Parti.

Un soir par semaine, donc, Winston passait quatre heures d’ennui paralysant à visser ensemble de petits bouts de métaux qui étaient probablement des parties de bombes fusées, dans un atelier mal éclairé et plein de courants d’air où le bruit des marteaux se mariait tristement à la musique des télécrans.

Quand ils se rencontrèrent dans le beffroi, les trous de leurs conversations fragmentaires furent comblés. C’était par un après-midi flamboyant. Dans la petite chambre carrée qui était au-dessus des cloches, il y avait un air chaud et stagnant où dominait l’odeur de la fiente des pigeons. Pendant des heures, ils restèrent à parler, assis sur le parquet poussiéreux couvert de brindilles. L’un d’eux se levait de temps en temps pour jeter un coup d’œil par les meurtrières et s’assurer que personne ne venait.

Julia avait vingt-six ans. Elle vivait dans un « foyer » avec trente autres filles. « Toujours dans l’odeur des femmes ! Ce que je déteste les femmes ! » dit-elle entre parenthèses. Elle travaillait, comme il l’avait deviné, aux machines du Commissariat aux Romans, qui écrivaient des romans. Elle aimait son travail qui consistait surtout à alimenter et faire marcher un moteur électrique puissant, mais délicat. Elle n’était pas intelligente mais aimait se servir de ses mains et se sentait à son aise avec les machines. Elle pouvait décrire dans son entier le processus de la composition d’un roman, depuis les directives générales émanant du Comité du plan, jusqu’à la touche finale donnée par l’équipe qui récrivait. Mais le livre obtenu ne l’intéressait pas. Elle n’aimait pas beaucoup la lecture, dit-elle. Les livres étaient seulement un article qu’on devait produire, comme la confiture ou les lacets de souliers.

Elle ne se souvenait de rien avant 1960. La seule personne qu’elle eût jamais connue, qui parlait fréquemment du temps d’avant la Révolution, était un grand-père qui avait disparu quand elle avait huit ans. À l’école, elle avait été capitaine de l’équipe de hockey et avait gagné le prix de gymnastique deux ans de suite. Elle avait été chef de groupe chez les Espions et secrétaire auxiliaire dans la Ligue de la Jeunesse avant d’entrer dans la Ligue Anti-Sexe des Juniors. Elle avait toujours eu une excellente réputation. Elle avait même été choisie, ce qui était la marque infaillible d’une bonne réputation, pour travailler au Pornosec, sous-section du Commissariat aux Romans, qui produisait la pornographie à bon marché que l’on distribuait aux prolétaires. Les gens qui y travaillaient l’appelaient « boîte à fumier », remarqua-t-elle. Elle était restée là un an. Elle aidait à la production, en paquets scellés, de fascicules qui avaient des titres comme : Histoires épatantes ou Une nuit dans une école de filles. Ces fascicules étaient achetés en cachette par les jeunes prolétaires qui avaient l’impression de faire quelque chose d’illégal.

– Comment sont ces livres ? demanda Winston avec curiosité.

– Oh ! affreusement stupides. Barbants comme tout. Pense, il n’y a que six modèles d’intrigue dont on interchange les éléments tour à tour. Naturellement, je ne travaillais qu’aux kaléidoscopes. Je n’ai jamais fait partie de l’escouade de ceux qui récrivent. Je ne suis pas littéraire, chéri, pas même assez pour cela.

Winston apprit avec étonnement que, sauf le directeur du Commissariat, tous les travailleurs du Pornosec étaient des femmes. On prétendait que l’instinct sexuel des hommes étant moins facile à maîtriser que celui des femmes, ils risquaient beaucoup plus d’être corrompus par les obscénités qu’ils maniaient.

– Ils n’aiment pas avoir là des femmes mariées, ajouta-t-elle. On suppose toujours que les filles sont tellement pures ! En tout cas, il y en a une ici qui ne l’est pas.

Elle avait eu son premier commerce amoureux à seize ans avec un membre du Parti âgé de soixante ans, qui se suicida plus tard pour éviter d’être arrêté.

– C’était une veine, autrement, ils auraient appris mon nom par lui quand il se serait confessé, ajouta-t-elle.

Depuis, il y en avait eu divers autres. La vie telle qu’elle la concevait était tout à fait simple. On voulait du bon temps. « Eux », c’est-à-dire les gens du Parti, voulaient vous empêcher de l’avoir. On tournait les règles de son mieux. Elle semblait trouver tout aussi naturel qu’ « eux » voulussent dérober aux gens leurs plaisirs et que les gens voulussent éviter d’être pris. Elle détestait le Parti et exprimait sa haine par les mots les plus crus. Cependant elle n’en faisait aucune critique générale. Elle ne s’intéressait à la doctrine du Parti que lorsque celle-ci touchait à sa propre vie. Il remarqua qu’elle ne se servait jamais de mots novlangue, sauf ceux qui étaient devenus d’un usage journalier.

Elle n’avait jamais entendu parler de la Fraternité et refusait de croire à son existence. Toute révolte organisée contre le Parti lui paraissait stupide, car elle ne pourrait être qu’un échec. L’acte intelligent était d’agir à l’encontre des règles et de rester quand même vivant.

Winston se demanda vaguement combien il pouvait y en avoir comme elle dans la jeune génération, qui avaient grandi dans le monde de la Révolution, qui ne connaissaient rien d’autre, et acceptaient le Parti comme quelque chose d’inaltérable, comme le ciel. Ils ne se révoltaient pas contre son autorité, mais, simplement, l’évitaient, comme un lapin se soustrait à la poursuite d’un chien.

Ils ne discutèrent pas la possibilité de se marier. C’était une possibilité trop vague pour qu’on prît la peine d’y penser. Aucun comité imaginable ne sanctifierait jamais une telle union, même si Winston avait pu se libérer de Catherine, sa femme. Même en rêve, il n’y avait pas d’espoir.

– Comment était-elle, ta femme ? demanda Julia.

– Elle était... Connais-tu le mot novlangue « bienpensant » qui veut dire naturellement orthodoxe, incapable d’une pensée mauvaise ?

– Non. Je ne connais pas le mot, mais je connais assez bien ce genre de personnes.

Il se mit à lui raconter l’histoire de sa vie maritale, mais elle paraissait en connaître curieusement déjà les parties essentielles. Elle lui décrivit, presque comme si elle l’avait vu ou ressenti, le raidissement du corps de Catherine dès qu’il la touchait, et la manière dont elle semblait le repousser de toutes ses forces, même quand ses bras étaient étroitement serrés autour de lui.

Il n’éprouvait aucune difficulté à aborder de tels sujets avec Julia. Catherine, de toute façon, avait depuis longtemps cessé d’être un souvenir pénible. Elle était simplement devenue un souvenir désagréable.

– Je l’aurais supportée, s’il n’y avait pas eu une chose, dit-il.

Il raconta à Julia la petite cérémonie frigide à laquelle Catherine le forçait à prendre part, un soir, chaque semaine.

– Elle détestait cela, mais rien ne pouvait l’empêcher de le faire. Elle avait l’habitude d’appeler cela... mais tu ne devineras jamais.

– Notre devoir envers le Parti, acheva promptement Julia.

– Comment le sais-tu ?

– J’ai été en classe aussi, cher. Il y avait des causeries sur le sexe pour les plus de seize ans, une fois par mois. Il y en avait aussi au Mouvement de la Jeunesse. On vous le rabâche pendant des années. Je crois que cela réussit dans bon nombre de cas. Mais, naturellement, on ne peut jamais dire. Les gens sont de tels hypocrites !

Elle se mit à développer le sujet. Avec Julia, tout revenait à sa propre sexualité. Dès que l’on y touchait d’une façon quelconque, elle était capable d’une grande acuité de jugement. Contrairement à Winston, elle avait saisi le sens caché du puritanisme du Parti. Ce n’était pas seulement parce que l’instinct sexuel se créait un monde à lui hors du contrôle du Parti, qu’il devait, si possible, être détruit. Ce qui était plus important, c’est que la privation sexuelle entraînait l’hystérie, laquelle était désirable, car on pouvait la transformer en fièvre guerrière et en dévotion pour les dirigeants. Julia expliquait ainsi sa pensée :

– Quand on fait l’amour, on brûle son énergie. Après, on se sent heureux et on se moque du reste. Ils ne peuvent admettre que l’on soit ainsi. Ils veulent que l’énergie éclate continuellement. Toutes ces marches et contre-marches, ces acclamations, ces drapeaux flottants, sont simplement de l’instinct sexuel aigri. Si l’on était heureux intérieurement, pourquoi s’exciterait-on sur Big Brother, les plans de trois ans, les Deux Minutes de Haine et tout le reste de leurs foutues balivernes ?

Il pensa que c’était tout à fait exact. Il y avait un lien direct entre la chasteté et l’orthodoxie politique. Sinon, comment aurait-on pu maintenir au degré voulu, chez les membres du Parti, la haine et la crédulité folles dont le Parti avait besoin, si l’on n’emmagasinait quelque puissant instinct et ne l’employait comme force motrice ?

L’impulsion sexuelle était dangereuse pour le Parti et le Parti l’avait détournée à son profit. Il avait joué le même jeu avec l’instinct paternel. La famille ne pouvait être réellement abolie et, en vérité, on encourageait les gens à aimer leurs enfants presque à la manière d’autrefois. D’autre part, on poussait systématiquement les enfants contre leurs parents. On leur apprenait à les espionner et à rapporter leurs écarts. La famille, en fait, était devenue une extension de la Police de la Pensée. C’était un stratagème grâce auquel tous, nuit et jour, étaient entourés d’espions qui les connaissaient intimement.

Son esprit revint brusquement à Catherine. Elle l’aurait indubitablement dénoncé à la Police de la Pensée si elle n’avait été trop stupide pour deviner la non-orthodoxie de ses opinions. Mais ce n’est pas cette pensée qui avait ramené son esprit à Catherine. C’était la chaleur étouffante de l’après-midi qui mouillait son front de sueur. Il se mit à raconter à Julia ce qui était arrivé, ou avait failli arriver, il y avait onze ans, par un lourd après-midi d’été.

C’était trois ou quatre mois après leur mariage. Ils s’étaient égarés au cours d’une sortie collective, quelque part dans le Kent. Ils étaient restés en arrière des autres pendant deux minutes. Ils tournèrent où il ne fallait pas et se trouvèrent arrêtés net par le bord d’une vieille carrière de craie. C’était une pente à pic de dix ou vingt mètres qui se terminait à la base par des rochers. Il n’y avait personne à qui ils auraient pu demander leur chemin. Catherine, dès qu’elle se rendit compte qu’ils s’étaient égarés, fut très mal à son aise. Se trouver éloignée, même pour un instant, de la foule bruyante de la randonnée lui donnait l’impression de mal agir. Elle voulait revenir rapidement en arrière et se mettre à chercher dans une autre direction. Mais Winston, à ce moment, remarqua quelques touffes de lysimaques qui poussaient au-dessous d’eux dans les anfractuosités de la falaise. Il y avait une touffe de deux couleurs, rouge brique et bleu, qui poussaient apparemment sur la même racine. Il n’avait jamais rien vu de ce genre. Il appela Catherine et lui dit de venir voir la touffe.

– Voyez, Catherine ! Regardez ces fleurs. Cette touffe en bas, près du pied de la falaise. Voyez-vous ? Ces fleurs sont de deux couleurs différentes.

Elle s’était déjà retournée pour partir mais, d’assez mauvaise grâce, elle revint un instant. Elle se pencha même par-dessus la falaise pour voir l’endroit qu’il lui désignait. Il était debout un peu derrière elle et il posa la main sur sa ceinture pour la retenir. Il se rendit soudain compte à ce moment combien ils étaient complètement seuls. Il n’y avait nulle part de créature humaine, pas une feuille ne bougeait, pas même un oiseau n’était éveillé. Dans un endroit comme celui-là, le danger qu’il y eût un microphone caché était minime et, même s’il y en avait eu un, il n’aurait enregistré que des bruissements.

C’était l’heure de l’après-midi la plus chaude, la plus propice au sommeil. Le soleil flamboyait, la sueur perlait au front de Winston. L’idée lui vint alors...

– Pourquoi ne lui as-tu pas donné une bonne poussée ? dit Julia. Je l’aurais fait.

– Oui, chérie, tu l’aurais fait. Moi aussi, si j’avais été alors ce que je suis maintenant. Ou peut-être l’aurais-je... je n’en suis pas certain.

– Regrettes-tu de ne pas l’avoir fait ?

Ils étaient assis côte à côte sur le parquet poussiéreux. Il l’attira plus près de lui. La tête de Julia reposait sur son épaule, le parfum agréable de sa chevelure dominait l’odeur de fiente de pigeon. « Elle est jeune, pensa-t-il, elle attend encore quelque chose de la vie. Elle ne comprend pas que pousser par-dessus une falaise quelqu’un qui ne vous convient pas ne résout rien. »

– Cela n’aurait à vrai dire rien changé, dit-il.

– Alors pourquoi regrettes-tu de ne l’avoir pas poussée ?

– Parce que je préfère un positif à un négatif, voilà tout. Au jeu que nous jouons, nous ne pouvons gagner, mais il y a des genres d’échec qui valent mieux que d’autres, rien de plus.

Il sentit l’épaule de Julia qui s’agitait en signe de dénégation. Elle le contredisait toujours quand il disait quelque chose de ce genre. Elle n’acceptait pas que ce fût une loi de la nature que l’individu soit toujours vaincu. Elle aussi, en quelque façon, se rendait compte qu’elle était condamnée, tôt ou tard la Police de la Pensée la prendrait et la tuerait. Mais, d’un autre côté, elle pensait qu’il était possible de bâtir un monde secret dans lequel on pouvait vivre selon ses goûts. Tout ce qui était nécessaire, c’était de la chance, de l’habileté et de l’audace. Elle ne comprenait pas qu’il n’existait point de bonheur, que la seule victoire résidait dans l’avenir, longtemps après la mort et, que du moment que l’on avait déclaré la guerre au Parti, il valait mieux se considérer, tout de suite, comme un cadavre.

– Nous sommes des morts, disait-il.

– Minute ! Nous ne sommes pas encore morts, répondait Julia prosaïquement.

– Pas physiquement. On peut imaginer que nous en avons pour six mois, un an, cinq ans. J’ai peur de la mort. Toi, tu es jeune, tu as probablement plus peur que moi. Évidemment, nous repousserons la mort aussi longtemps que nous serons humains, la vie et la mort seront la même chose.

– Oh ! Des blagues ! Avec qui préfères-tu coucher ? Avec moi, ou avec un squelette ? Est-ce que tu n’es pas content d’être vivant ? Est-ce que tu n’aimes pas sentir que ceci est toi, ceci ta main, ceci ta jambe, que tu es réel, solide, vivant ? Et ça, dis, tu n’aimes pas ça ?

Elle tourna vers lui son buste et appuya contre lui sa poitrine. Il pouvait sentir, à travers la blouse, les seins lourds, mais fermes. Le corps de Julia semblait verser dans le sien un peu de sa jeunesse, de sa vigueur.

– Oui, j’aime cela, répondit-il.

– Alors, cesse de parler de mourir. Et maintenant, écoute, il nous faut fixer notre prochain rendez-vous. Nous pourrons retourner à la clairière du bois. Nous l’avons laissée reposer un bon bout de temps. Mais cette fois, tu t’y rendras par un autre chemin que la dernière fois. J’ai tout combiné. Tu prends le train... Mais, regarde, je vais te le dessiner.

Et, à sa manière pratique, elle racla et amassa un petit carré de poussière. Ensuite, à l’aide d’une brindille prise dans un nid de pigeon, elle se mit à dessiner une carte à même le sol.