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George Orwell:1984 - Première Partie - Chapitre VII


Anonyme


Chapitre VII
1984
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Auteur : George Orwell
Genre
roman
Année de parution
1948
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d'en face. Big Brother vous regarde, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston... Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C'était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n'avaient pas d'importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
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S’il y a un espoir, écrivait Winston, il réside chez les prolétaires.

S’il y avait un espoir, il devait en effet se trouver chez les prolétaires car là seulement, dans ces fourmillantes masses dédaignées, quatre-vingt-cinq pour cent de la population de l’Océania, pourrait naître la force qui détruirait le Parti. Le Parti ne pouvait être renversé de l’intérieur. Ses ennemis, s’il en avait, ne possédaient aucun moyen de se grouper ou même de se reconnaître les uns les autres. Si même la légendaire Fraternité existait, ce qui était possible, il était inconcevable que ses membres puissent se rassembler en nombre supérieur à deux ou trois. La rébellion, chez eux, c’était un regard des yeux, une inflexion de voix, au plus, un mot chuchoté à l’occasion. Mais les prolétaires n’auraient pas besoin de conspirer, si seulement ils pouvaient, d’une façon ou d’une autre, prendre conscience de leur propre force. Ils n’avaient qu’à se dresser et se secouer comme un cheval qui s’ébroue pour chasser les mouches. S’ils le voulaient, ils pouvaient dès le lendemain souffler sur le Parti et le mettre en pièces. Sûrement, tôt ou tard, il leur viendrait à l’idée de le faire ? Et pourtant !

Il se souvint qu’une fois, alors qu’il descendait une rue bondée de gens, une effrayante clameur d’une centaine de voix, des voix de femmes, avait éclaté un peu plus loin, dans une rue transversale. C’était un formidable cri de colère et de désespoir, un « Oh-o-o-oh ! » profond et retentissant dont l’écho se prolongeait comme le son d’une cloche. Son cœur avait bondi. « On a commencé avait-il pensé. Une émeute ! À la fin, les prolétaires brisent leurs chaînes. »

Quand il arriva à l’endroit du vacarme, ce fut pour voir une cohue de deux ou trois cents femmes pressées autour des étals d’un marché en plein air. Elles avaient des visages aussi tragiques que si elles avaient été les passagers condamnés d’un bateau en train de sombrer. Mais à ce moment, le désespoir général se brisa en une multitude de querelles individuelles. Il apparut qu’à un des étals on vendait des casseroles de fer-blanc. C’était une camelote misérable, mais les ustensiles de cuisine étaient toujours difficiles à obtenir. Le stock s’était brusquement épuisé. Les femmes qui avaient réussi à en avoir, poussées et bousculées par les autres, essayaient de se retirer avec leurs casseroles, tandis que des douzaines d’autres criaient autour de l’étal, accusaient le vendeur de favoritisme et prétendaient qu’il avait des casseroles en réserve quelque part.

Il y eut une nouvelle explosion de glapissements. Deux femmes énormes, dont l’une avait les cheveux défaits, s’étaient emparées de la même casserole et essayaient de se l’arracher l’une l’autre des mains. Elles tirèrent violemment toutes deux un moment, puis le manche se détacha : Winston les regarda avec dégoût.

Pourtant, quelle puissance presque effrayante avait un moment sonné dans ce cri jailli de quelques centaines de gosiers seulement. Comment se faisait-il qu’ils ne pouvaient jamais crier ainsi pour des raisons importantes ? Winston écrivit :

Ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés.

« Cela, pensa-t-il, pourrait presque être une transcription de l’un des manuels du Parti. » Le Parti prétendait, naturellement, avoir délivré les prolétaires de l’esclavage. Avant la Révolution, ils étaient hideusement opprimés par les capitalistes. Ils étaient affamés et fouettés. Les femmes étaient obligées de travailler dans des mines de charbon (des femmes, d’ailleurs, travaillaient encore dans des mines de charbon). Les enfants étaient vendus aux usines à l’âge de six ans.

Mais en même temps que ces déclarations, en vertu des principes de la double-pensée, le Parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. Laissés à eux-mêmes, comme le bétail lâché dans les plaines de l’Argentine, ils étaient revenus à un style de vie qui leur paraissait naturel, selon une sorte de canon ancestral. Ils naissaient, ils poussaient dans la rue, ils allaient au travail à partir de douze ans. Ils traversaient une brève période de beauté florissante et de désir, ils se mariaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mouraient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux.

On n’essayait pourtant pas de les endoctriner avec l’idéologie du Parti. Il n’était pas désirable que les prolétaires puissent avoir des sentiments politiques profonds. Tout ce qu’on leur demandait, c’était un patriotisme primitif auquel on pouvait faire appel chaque fois qu’il était nécessaire de leur faire accepter plus d’heures de travail ou des rations plus réduites. Ainsi, même quand ils se fâchaient, comme ils le faisaient parfois, leur mécontentement ne menait nulle part car il n’était pas soutenu par des idées générales. Ils ne pouvaient le concentrer que sur des griefs personnels et sans importance. Les maux plus grands échappaient invariablement à leur attention. La plupart des prolétaires n’avaient même pas de télécrans chez eux. La police civile elle-même se mêlait très peu de leurs affaires. La criminalité, à Londres, était considérable. Il y avait tout un État dans l’État, fait de voleurs, de bandits, de prostituées, de marchands de drogue, de hors-la-loi de toutes sortes. Mais comme cela se passait entre prolétaires, cela n’avait aucune importance. Pour toutes les questions de morale, on leur permettait de suivre leur code ancestral. Le puritanisme sexuel du Parti ne leur était pas imposé. L’inversion sexuelle n’était pas punie, le divorce était autorisé. Entre parenthèses, la dévotion religieuse elle-même aurait été autorisée si les prolétaires avaient manifesté par le moindre signe qu’ils la désiraient ou en avaient besoin. Ils étaient au-dessous de toute suspicion. Comme l’exprimait le slogan du Parti : « Les prolétaires et les animaux sont libres. »

Winston se baissa et gratta avec précaution son ulcère variqueux qui commençait à le démanger. Ce à quoi on revenait invariablement, était l’impossibilité de savoir ce qu’avait réellement été la vie avant la Révolution. Il prit dans son tiroir un exemplaire d’un manuel d’histoire à l’usage des enfants, qu’il avait emprunté à Mme Parsons, et se mit à en copier un passage dans son journal. Le voici :

Anciennement, avant la glorieuse Révolution, Londres n’était pas la superbe cité que nous connaissons aujourd’hui. C’était une ville sombre, sale, misérable, où presque personne n’avait suffisamment de nourriture, où des centaines et des milliers de pauvres gens n’avaient pas de chaussures aux pieds, ni même de toit sous lequel ils pussent dormir. Des enfants, pas plus âgés que vous, devaient travailler douze heures par jour pour des maîtres cruels qui les fouettaient s’ils travaillaient trop lentement et ne les nourrissaient que de croûtes de pain rassis et d’eau. Au milieu de cette horrible pauvreté, il y avait quelques belles maisons, hautes et larges, où vivaient des hommes riches qui avaient pour les servir jusqu’à trente domestiques. C’étaient des hommes gras et laids, aux visages cruels, comme celui que vous voyez sur l’image de la page ci-contre. Vous pouvez voir qu’il est vêtu d’une longue veste noire appelée redingote et qu’il est coiffé d’un étrange chapeau luisant, en forme de tuyau de poêle, qu’on appelait haut-de-forme. C’était l’uniforme des capitalistes, et personne d’autre n’avait la permission de le porter.

Les capitalistes possédaient tout et tous les autres hommes étaient leurs esclaves. Ils possédaient toute la terre, toutes les maisons, toutes les usines, tout l’argent. Ils pouvaient, si quelqu’un leur désobéissait, le jeter en prison, ou lui enlever son gagne-pain et le faire mourir de faim. Quand une personne ordinaire parlait à un capitaliste, elle devait prendre une attitude servile, saluer, enlever sa casquette et donner du « Monseigneur ». Le chef de tous les capitalistes s’appelait le Roi et...

Mais Winston savait le reste de rémunération. On mentionnerait les évêques et leurs manches de fine batiste, les juges dans leurs robes d’hermine, les piloris de toutes sortes, les moulins de discipline, le chat à neuf queues, le banquet du Lord Maire, la coutume d’embrasser l’orteil du pape. Il y avait aussi, ce qu’on appelait le droit de cuissage qui n’était probablement pas mentionné dans un livre pour enfants. C’était la loi qui donnait aux capitalistes le droit de coucher avec n’importe laquelle des femmes qui travaillaient dans leurs usines.

Comment, dans ce récit, faire la part du mensonge ? Ce pouvait être vrai, que le niveau humain fût plus élevé après qu’avant la Révolution. La seule preuve du contraire était la protestation silencieuse que l’on sentait dans la moelle de ses os, c’était le sentiment instinctif que les conditions dans lesquelles on vivait étaient intolérables et, qu’à une époque quelconque, elles devaient avoir été différentes.

L’idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis.

La vie, quand on regardait autour de soi, n’offrait aucune ressemblance, non seulement avec les mensonges qui s’écoulaient des télécrans, mais même avec l’idéal que le Parti essayait de réaliser. D’importantes tranches de vie, même pour un membre du Parti, étaient neutres et en dehors de la politique : peiner à des travaux ennuyeux, se battre pour une place dans le métro, repriser des chaussettes usées, mendier une tablette de saccharine, mettre de côté un bout de cigarette. L’idéal fixé par le Parti était quelque chose d’énorme, de terrible, de rayonnant, un monde d’acier et de béton, de machines monstrueuses et d’armes terrifiantes, une nation de guerriers et de fanatiques qui marchaient avec un ensemble parfait, pensaient les mêmes pensées, clamaient les mêmes slogans, qui perpétuellement travaillaient, luttaient, triomphaient et persécutaient, c’étaient trois cents millions d’êtres aux visages semblables.

La réalité montrait des cités délabrées et sales où des gens sous-alimentés traînaient çà et là des chaussures crevées, dans des maisons du dix-neuvième siècle rafistolées qui sentaient toujours le chou et les cabinets sans confort.

Winston avait, de Londres, la vision d’une cité vaste et en ruine, peuplée d’un million de poubelles et, mêlé à cette vision, il voyait un portrait de Mme Parsons, d’une femme au visage ridé et aux cheveux en mèches, farfouillant sans succès, dans un tuyau de vidange bouché.

Il se baissa et gratta encore son cou-de-pied. Tout au long du jour et de la nuit, les télécrans vous cassaient les oreilles avec des statistiques qui prouvaient que les gens, aujourd’hui, avaient plus de nourriture, plus de vêtements, qu’ils avaient des maisons plus confortables, des distractions plus agréables, qu’ils vivaient plus longtemps, travaillaient moins d’heures, étaient plus gros, en meilleure santé, plus forts, plus heureux, plus intelligents, mieux élevés que les gens d’il y avait cinquante ans. Pas un mot de ces statistiques ne pouvait jamais être prouvé ou réfuté. Le Parti prétendait, par exemple, qu’aujourd’hui quarante pour cent des prolétaires adultes savaient lire et écrire. Avant la Révolution, disait-on, leur nombre était seulement de quinze pour cent. Le Parti clamait que le taux de mortalité infantile était maintenant de cent soixante pour mille seulement, tandis qu’avant la Révolution il était de trois cents pour mille. Et ainsi de tout. C’était comme si on avait une seule équation à deux inconnues.

Il se pouvait fort bien que littéralement tous les mots des livres d’histoire, même ce que l’on acceptait sans discussion, soient purement fantaisistes. Pour ce qu’on en savait, il se pouvait qu’il n’y eût jamais eu de loi telle que le droit de cuissage, ou de créature telle que le capitaliste, ou de chapeau tel que le haut-de-forme.

Tout se perdait dans le brouillard. Le passé était raturé, la rature oubliée et le mensonge devenait vérité. Une seule fois, au cours de sa vie – après l’événement, c’est ce qui comptait –, il avait possédé la preuve palpable, irréfutable, d’un acte de falsification. Il l’avait tenue entre ses doigts au moins trente secondes. Ce devait être en 1973. En tout cas, c’était à peu près à l’époque où Catherine et lui s’étaient séparés. Mais la date à considérer était antérieure de sept ou huit années.

L’histoire commença en vérité vers 1965, à l’époque des grandes épurations par lesquelles les premiers meneurs de la Révolution furent balayés pour toujours. Vers 1970, il n’en restait aucun, sauf Big Brother lui-même. Tous les autres, à ce moment, avaient été démasqués comme traîtres et contre-révolutionnaires. Goldstein s’était enfui, et se cachait nul ne savait où. Pour ce qui était des autres, quelques-uns avaient simplement disparu. Mais la plupart avaient été exécutés après de spectaculaires procès publics au cours desquels ils confessaient leurs crimes.

Parmi les derniers survivants, il y avait trois hommes nommés Jones, Aaronson et Rutherford. Ce devait être en 1965 que ces trois-là avaient été arrêtés. Comme il arrivait souvent, ils avaient disparu pendant plus d’un an, de sorte qu’on ne savait pas s’ils étaient vivants ou morts puis, soudain, on les avait ramenés à la lumière afin qu’ils s’accusent, comme à l’ordinaire.

Ils s’étaient accusés d’intelligence avec l’ennemi (à cette date aussi, l’ennemi c’était l’Eurasia), de détournement des fonds publics, du meurtre de divers membres fidèles au Parti, d’intrigues contre la direction de Big Brother, qui avaient commencé longtemps avant la Révolution, d’actes de sabotage qui avaient causé la mort de centaines de milliers de personnes. Après ces confessions, ils avaient été pardonnés, réintégrés dans le Parti et nommés à des postes honorifiques qui étaient en fait des sinécures. Tous trois avaient écrit de longs et abjects articles dans le Times pour analyser les raisons de leur défection et promettre de s’amender.

Quelque temps après leur libération, Winston les avait vus tous trois au Café du Châtaignier. Il se rappelait cette sorte de fascination terrifiée qui l’avait incité à les regarder du coin de l’œil.

C’étaient des hommes beaucoup plus âgés que lui, des reliques de l’ancien monde, les dernières grandes figures peut-être des premiers jours héroïques du Parti. Le prestige de la lutte clandestine et de la guerre civile s’attachait encore à eux dans une faible mesure. Winston avait l’impression, bien que déjà à cette époque, les faits et les dates fussent confus, qu’il avait su leurs noms bien des années avant celui de Big Brother. Mais ils étaient aussi des hors-la-loi, des ennemis, des intouchables, dont le destin, inéluctable, était la mort dans une année ou deux. Aucun de ceux qui étaient tombés une fois entre les mains de la Police de la Pensée, n’avait jamais, en fin de compte, échappé. C’étaient des corps qui attendaient d’être renvoyés à leurs tombes.

Aux tables qui les entouraient, il n’y avait personne. Il n’était pas prudent d’être même seulement vu dans le voisinage de telles personnes. Ils étaient assis silencieux, devant des verres de gin parfumé au clou de girofle qui était la spécialité du café. Des trois, c’était Rutherford qui avait le plus impressionné Winston.

Rutherford avait, à un moment, été un caricaturiste fameux dont les dessins cruels avaient aidé à enflammer l’opinion avant et après la Révolution. Maintenant encore, à de longs intervalles, ses caricatures paraissaient dans le Times. Ce n’étaient que des imitations de sa première manière. Elles étaient curieusement sans vie et peu convaincantes. Elles n’offraient qu’un rabâchage des thèmes anciens : logements des quartiers sordides, enfants affamés, batailles de rues, capitalistes en haut-de-forme (même sur les barricades, les capitalistes semblaient encore s’attacher à leurs hauts-de-forme). C’était un effort infini et sans espoir pour revenir au passé. Rutherford était un homme monstrueux, aux cheveux gris, graisseux, en crinière, au visage couturé, à la peau fiasque, aux épaisses lèvres négroïdes. Il devait avoir été extrêmement fort. Mais son grand corps s’affaissait, s’inclinait, devenait bossu, s’éparpillait dans tous les sens. Il semblait s’effondrer sous les yeux des gens comme une montagne qui s’émiette.

Il était trois heures de l’après-midi, heure où il n’y a personne. Winston ne pouvait maintenant se souvenir comment il avait pu se trouver au café à cette heure-là. L’endroit était presque vide. Une musique douce coulait lentement des télécrans. Les trois hommes étaient assis dans leur coin, presque sans bouger, et sans parler. Le garçon, sans attendre la commande, apporta des verres de gin frais. Il y avait à côté d’eux, sur la table, un jeu d’échecs dont les pièces étaient en place, mais aucun jeu n’avait commencé. Il arriva alors un accident au télécran, pendant peut-être une demi-minute. L’air qui se jouait changea et le ton de la musique aussi. Il y eut alors... mais c’était un son difficile à décrire, c’était une note spéciale, syncopée, dans laquelle entrait du braiement et du rire. Winston l’appela en lui-même une note jaune. Une voix, ensuite, chanta dans le télécran :

Sous le châtaignier qui s’étale,
Je vous ai vendu, vous m’avez vendu.
Ils reposent là-bas. Nous sommes étendus,
Sous le châtaignier qui s’étale.

Les trois hommes n’avaient pas bougé, mais quand Winston regarda le visage ravagé de Rutherford, il vit que ses yeux étaient pleins de larmes. Et il remarqua pour la première fois, avec comme un frisson intérieur, mais sans savoir pourtant pourquoi il frissonnait, qu’Aaronson et Rutherford avaient tous deux le nez cassé.

Un peu plus tard, tous trois furent arrêtés. Il apparut qu’ils s’étaient engagés dans de nouvelles conspirations dès l’instant de leur libération. À leur second procès, ils confessèrent encore leurs anciens crimes ainsi que toute une suite de nouveaux. Ils furent exécutés et leur vie fut consignée dans les annales du Parti, pour servir d’avertissement à la postérité.

Environ cinq ans après, en 1973, Winston déroulait une liasse de documents qui venait de tomber du tube pneumatique sur son bureau quand il tomba sur un fragment de papier qui avait probablement été glissé parmi les autres puis oublié. Il ne l’avait pas étalé que, déjà, il avait vu ce qu’il signifiait. C’était une demi-page déchirée d’un numéro du Times d’il y avait dix ans – comme c’était la moitié supérieure de la page, elle portait la date. Cette page présentait une photo des délégués à une réunion du Parti qui se tenait à New York. Au milieu du groupe, on pouvait remarquer Jones, Aaronson et Rutherford. On ne pouvait se tromper. D’ailleurs leurs noms figuraient dans la légende, au-dessous de la photo.

Le fait était qu’aux deux procès les trois hommes avaient confessé qu’à cette date ils se trouvaient sur le sol eurasien. Ils avaient pris l’avion à un aérodrome secret du Canada pour aller à un rendez-vous quelque part en Sibérie. Là, ils avaient conféré avec des membres de l’état-major eurasien à qui ils avaient confié d’importants secrets militaires. La date s’était fixée dans la mémoire de Winston parce qu’il se trouvait que, par hasard, c’était le jour de la Saint-Jean. Mais l’histoire complète devait se retrouver sur d’innombrables autres documents. Il n’y avait qu’une seule conclusion possible, les confessions étaient des mensonges.

Naturellement, cette conclusion n’était pas en elle-même une découverte. Même à cette époque, Winston n’imaginait pas que les gens qui étaient anéantis au cours des épurations avaient réellement commis les crimes dont on les accusait. Mais ceci était une preuve concrète. C’était un fragment du passé aboli. C’était le fossile qui, découvert dans une couche de terrain où on ne croyait pas le trouver, détruit une théorie géologique. Ce document, s’il avait pu être publié et expliqué, aurait suffi pour faire sauter le Parti et le réduire en poussière.

Winston avait continué à travailler. Sitôt qu’il avait vu ce qu’était la photographie et ce qu’elle signifiait, il l’avait recouverte d’une autre feuille de papier. Heureusement, quand il l’avait déroulée, elle s’était trouvée à l’envers par rapport au télécran.

Il posa son sous-main sur ses genoux et recula sa chaise pour se placer aussi loin que possible du télécran. Garder un visage impassible n’était pas difficile et, avec un effort, on peut contrôler jusqu’au rythme de sa respiration. Mais on ne peut maîtriser les battements de son cœur et le télécran était assez sensible pour les relever.

Il laissa passer, autant qu’il put en juger, dix minutes, pendant lesquelles il fut tourmenté par la crainte que ne le trahisse quelque accident – un courant d’air inattendu, par exemple, qui soufflerait sur son bureau. Ensuite, sans la découvrir, il jeta la photographie avec d’autres vieux papiers dans le trou de mémoire. En moins d’une minute peut-être, elle avait dû être réduite en cendres.

L’incident avait eu lieu dix, onze ans plus tôt. Aujourd’hui, probablement, Winston aurait gardé la photographie. Il était curieux que le fait de l’avoir tenue entre ses doigts semblait constituer pour lui une différence, même à cette heure où la photographie elle-même, aussi bien que l’événement qu’elle rappelait, n’était qu’un souvenir. « L’emprise du Parti sur le passé était-elle moins forte, se demanda-t-il, du fait qu’une pièce qui n’existait plus avait à un moment existé ? »

Mais à l’heure actuelle, en supposant qu’elle eût pu être, d’une manière quelconque ressuscitée de ses cendres, la photographie n’aurait même pas constitué une preuve.

Au moment où Winston l’avait découverte, déjà l’Océania n’était plus en guerre contre l’Eurasia, et il aurait fallu que ce fût en faveur des agents de l’Estasia que les trois hommes trahissent leur pays. Depuis, il y avait eu d’autres changements. Deux ? Trois ? Winston ne pouvait se rappeler combien. Très probablement, les confessions avaient été récrites et récrites encore, si bien que les faits et dates primitifs n’avaient plus la moindre signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait continuellement.

Ce qui affligeait le plus Winston et lui donnait une sensation de cauchemar, c’est qu’il n’avait jamais clairement compris pourquoi cette colossale imposture était entreprise. Les avantages immédiats tirés de la falsification du passé étaient évidents, mais le mobile final restait mystérieux. Il reprit sa plume et écrivit :

Je comprends comment. Je ne comprends pas pourquoi.

Il se demanda, comme il l’avait fait plusieurs fois déjà, s’il n’était pas lui-même fou. Peut-être un fou n’était-il qu’une minorité réduite à l’unité. À une certaine époque, c’était un signe de folie que de croire aux révolutions de la terre autour du soleil. Aujourd’hui, la folie était de croire que le passé était immuable. Peut-être était-il le seul à avoir cette croyance. S’il était le seul, il était donc fou. Mais la pensée d’être fou ne le troublait pas beaucoup. L’horreur était qu’il se pouvait qu’il se trompât.

Il prit le livre d’Histoire élémentaire et regarda le portrait de Big Brother qui en formait le frontispice. Les yeux hypnotiseurs le regardaient dans les yeux. C’était comme si une force énorme exerçait sa pression sur vous. Cela pénétrait votre crâne, frappait contre votre cerveau, vous effrayait jusqu’à vous faire renier vos croyances, vous persuadant presque de nier le témoignage de vos sens.

Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. Et le terrible n’était pas que le Parti tuait ceux qui pensaient autrement, mais qu’il se pourrait qu’il eût raison.

Après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit est susceptible de recevoir des directives ? Alors quoi ?

Mais non. De lui-même, le courage de Winston se durcit. Le visage d’O’Brien, qu’aucune association d’idée évidente n’avait évoqué, se présenta à son esprit. Il sut, avec plus de certitude qu’auparavant, qu’O’Brien était du même bord que lui. Il écrivait son journal pour O’Brien, à O’Brien. C’était comme une interminable lettre que personne ne lirait jamais mais qui, adressée à une personne particulière, prendrait de ce fait sa couleur.

Le Parti disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C’était le commandement final et le plus essentiel. Son cœur faiblit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux subtils arguments qu’il serait incapable de comprendre, et auxquels il serait encore moins capable de répondre. Et cependant, il était dans le vrai. Le Parti se trompait et lui était dans le vrai. L’évidence, le sens commun, la vérité, devaient être défendus. Les truismes sont vrais. Il fallait s’appuyer dessus. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau humide, et les objets qu’on laisse tomber se dirigent vers le centre de la terre.

Avec la sensation qu’il s’adressait à O’Brien, et aussi qu’il posait un important axiome, il écrivit :

La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit.