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Paul-Louis Courier:Lettre à Messieurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
Lettre à Messieurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres


Anonyme


Lettre à Messieurs de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
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Auteur : Paul-Louis Courier
Genre
histoire
Année de parution
1819
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Messieurs,

C’est avec grand chagrin, avec une douleur extrême que je me vois exclu de votre Académie, puisque enfin vous ne voulez point de moi. Je ne m’en plains pas toutefois. Vous pouvez avoir, pour cela, d’aussi bonnes raisons que pour refuser Coraï et d’autres qui me valent bien. En me mettant avec eux, vous ne me faites nul tort ; mais d’un autre côté, on se moque de moi. Un auteur de journal, heureusement peu lu, imprime : « Monsieur Courier s’est présenté, se présente et se présentera aux élections de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui le rejette unanimement. Il faut, pour être admis dans cet illustre corps, autre chose que du grec. On vient d’y recevoir le vicomte Prevost d’Irai, gentilhomme de la chambre ; le sieur Jomard, le chevalier Dureau de la Malle ; gens qui, à dire vrai, ne savent point de grec, mais dont les principes sont connus. »

Voilà les plaisanteries qu’il me faut essuyer. Je saurais bien que répondre ; mais ce qui me fâche le plus, c’est que je vois s’accomplir cette prédiction que me fit autrefois mon père : Tu ne seras jamais rien. Jusqu’à présent je doutais (comme il y a toujours quelque chose d’obscur dans les oracles), je pensais qu’il pouvait avoir dit : Tu ne feras jamais rien ; ce qui m’accommodait assez, et me semblait même d’un bon augure pour mon avancement dans le monde ; car en ne faisant rien, je pouvais parvenir à tout, et singulièrement à être de l’Académie ; je m’abusais. Le bonhomme sans doute avait dit, et rarement il se trompa : Tu ne seras jamais rien, c’est-à-dire, tu ne seras ni gendarme, ni rat de cave, ni espion, ni duc, ni laquais, ni académicien. Tu seras Paul-Louis pour tout potage, id est, rien. Terrible mot !

C’est folie de lutter contre sa destinée. Il y avait trois places vacantes à l’Académie, quand je me présentai pour en obtenir une. J’avais le mérite requis ; on me l’assurait, et je le croyais, je vous l’avoue. Trois places vacantes, Messieurs ! et notez ceci, je vous prie, personne pour les remplir.

Vous aviez rebuté tous ceux qui en eussent été capables. Coraï, Thurot, Haase, repoussés une fois, ne se présentaient plus. Le pauvre Chardon de la Rochette qui, toute sa vie, fut si simple de croire obtenir par la science une place de savant, à peine désabusé, mourut. J’étais donc sans rivaux que je dusse redouter. Les candidats manquant, vous paraissiez en peine, et aviez ajourné déjà deux élections, faute de sujets recevables. Les uns vous semblaient trop habiles, les autres trop ignorants ; car sans doute vous n’avez pas cru qu’il n’y eût en France personne digne de s’asseoir auprès de Gail. Vous cherchiez cette médiocrité justement vantée par les sages. Que vous dirai-je enfin ? Tout me favorisait, tout m’appelait au fauteuil. Visconti me poussait, Millin m’encourageait, Letronne me tendait la main ; chacun semblait me dire : Dignus es intrare. Je n’avais qu’à me présenter ; je me présentai donc, et n’eus pas une voix.

Non, Messieurs, non, je le sais, ce ne fut point votre faute. Vous me vouliez du bien, j’en suis sûr. Il y parut dans les visites que j’eus l’honneur de vous faire alors. Vous m’accueillîtes d’une façon qui ne pouvait être trompeuse ; car pourquoi m’auriez-vous flatté ? Vous me reconnûtes des droits. La plupart même d’entre vous se moquèrent un peu avec moi de mes nobles concurrents ; car, tout en les nommant de préférence à moi, vous les savez bien apprécier, et n’êtes pas assez peu instruits pour me confondre avec messieurs de l’Œil-de-bœuf. Enfin, vous me rendîtes justice, en convenant que j’étais ce qu’il fallait pour une des trois places à remplir dans l’Académie. Mais quoi ! mon sort est de n’être rien. Vous eûtes beau vouloir faire de moi quelque chose, mon étoile l’emporta toujours, et vos suffrages, détournés par cet ascendant, tombèrent, Dieu sans doute le voulant, sur le gentilhomme ordinaire.

La noblesse, Messieurs, n’est pas une chimère, mais quelque chose de très réel, très solide, très bon, dont on sait tout le prix. Chacun en veut tâter ; et ceux qui autrefois firent les dégoûtés, ont bien changé d’avis depuis un certain temps. Il n’est vilain qui, pour se faire un peu décrasser, n’aille du roi à l’usurpateur et de l’usurpateur au roi, ou qui, faute de mieux, ne mette du moins un de à son nom, avec grande raison vraiment. Car voyez ce que c’est, et la différence qu’on fait du gentilhomme au roturier, dans le pays même de l’égalité, dans la république des lettres. Chardon de la Rochette (vous l’avez tous connu), paysan comme moi, malgré ce nom pompeux, n’ayant que du savoir, de la probité, des mœurs, enfin un homme de rien, abîmé dans l’étude, dépense son patrimoine en livres, en voyages, visite les monuments de la Grèce et de Rome, les bibliothèques, les savants, et devenu lui-même un des hommes les plus savants de l’Europe, connu pour tel par ses ouvrages, se présente à l’Académie, qui tout d’une voix le refuse. Non, c’est mal dire ; on ne fit nulle attention à lui, on ne l’écouta pas. Il en mourut, grande sottise. Le vicomte Prevost passe sa vie dans ses terres, où foulant le parfum de ses plantes fleuries, il compose un couplet, afin d’entretenir ses douces rêveries. L’Académie, qui apprend cela (non pas l’Académie française, où deux vers se comptent pour un ouvrage, mais la vôtre, Messieurs, l’Académie en us, celle des Barthélémy, des Dacier, des Saumaise), offre timidement à M. le vicomte une place dans son sein ; il fait signe qu’il acceptera, et le voilà nommé tout d’une voix. Rien n’est plus simple que cela : un gentilhomme de nom et d’armes, un homme comme M. le vicomte est militaire sans faire la guerre, de l’Académie sans savoir lire. La coutume de France ne veut pas, dit Molière, qu’un gentilhomme sache rien faire, et la même coutume veut que toute place lui soit dévolue, même celle de l’Académie.

Napoléon, génie, dieu tutélaire des races antiques et nouvelles, restaurateur des titres, sauveur des parchemins, sans toi la France perdait l’étiquette et le blason, sans toi… Oui, Messieurs, ce grand homme aimait comme vous la noblesse, prenait des gentilshommes pour en faire des soldats, ou bien de ses soldats faisait des gentilshommes. Sans lui, les vicomtes que seraient-ils ? pas même académiciens.

Vous voyez bien, Messieurs, que je ne vous en veux point. Je cause avec vous, et de fait, si j’avais à me plaindre, ce serait de moi, non pas de vous. Qui diantre me poussait à vouloir être de l’Académie, et qu’avais-je besoin d’une patente d’érudit, moi qui, sachant du grec autant qu’homme de France, étais connu et célébré par tous les doctes de l’Allemagne sous les noms de Correrius, Courierus, Hemedromus, Cursor, avec les épithètes de vir ingeniosus, vir acutissimus, vir praestantissimus, c’est-à-dire, homme d’érudition, homme de capacité, comme le docteur Pancrace ? J’avais étudié pour savoir, et j’y étais parvenu, au jugement des experts. Que me fallait-il davantage ? Quelle bizarre fantaisie à moi, qui m’étais moqué quarante ans des coteries littéraires, et vivais en repos loin de toute cabale, de m’aller jeter au milieu de ces méprisables intrigues ?

À vous parler franchement, Messieurs, c’est là le point embarrassant de mon apologie ; c’est là l’endroit que je sens faible et que je me voudrais cacher. De raisons, je n’en ai point pour plâtrer cette sottise, ni même d’excuse valable. Alléguer des exemples, ce n’est pas se laver, c’est montrer les taches des autres. Assez de gens, pourrais-je dire, plus sages que moi, plus habiles, plus philosophes (Messieurs, ne vous effrayez pas), ont fait la même faute et bronché en même chemin aussi lourdement. Que prouve cela ? quel avantage en puis-je tirer, sinon de donner à penser que par là seulement je leur ressemble ! Mais, pourtant, Coraï, Messieurs… parmi ceux qui ont pris pour objet de leur étude les monuments écrits de l’antiquité grecque, Coraï tient le premier rang ; nul ne s’est rendu plus célèbre ; ses ouvrages nombreux, sans être exempts de fautes, font l’admiration de tous ceux qui sont capables d’en juger ; Coraï, heureux et tranquille à la tête des hellénistes, patriarche, en un mot, de la Grèce savante, et partout révéré de tout ce qui sait lire alpha et oméga ; Coraï une fois a voulu être de l’Académie. Ne me dites point, mon cher maître, ce que je sais comme tout le monde, que vous l’avez bien voulu, et que jamais cette pensée ne vous fût venue sans les instances de quelques amis moins zélés pour vous, peut-être, que pour l’Académie, et qui croyaient de son honneur que votre nom parût sur la liste, que vous cédâtes avec peine, et ne fûtes prompt qu’à vous retirer. Tout cela est vrai et vous est commun avec moi, aussi bien que le succès. Vous avez voulu comme moi, votre indigne disciple, être de l’Académie. C’était sans contredit aspirer à descendre. Il vous en a pris comme à moi. C’est-à-dire, qu’on se moque de nous deux. Et plus que moi, vous avez, pour faire cette demande, écrit à l’Académie, qui a votre lettre, et la garde. Rendez-la-lui, Messieurs, de grâce, ou ne la montrez pas du moins. Une coquette montre les billets de l’amant rebuté, mais elle ne va pas se prostituer à Jomard.

Jomard à la place de Visconti ! M. Prevost d’Irai succédant à Clavier ! voilà de furieux arguments contre le progrès des lumières ; et les frères ignorantins, s’ils ne vous ont eux-mêmes dicté ces nominations, vous en doivent savoir bon gré.

Jomard dans le fauteuil de Visconti ! je crois bien qu’à présent, Messieurs, vous y êtes accoutumés ; on se fait à tout, et les plus bizarres contrastes, avec le temps, cessent d’amuser. Mais avouez que la première fois cette bouffonnerie vous a réjouis. Ce fut une chose à voir, je m’imagine, que sa réception. Il n’y eût rien manqué de celle de Diafoirus, si le récipiendaire eût su autant de latin. Maintenant, essayez (nature se plaît en diversité[1]) de mettre à la place d’un âne un savant, un helléniste. À la première vacance, peut-être, vous en auriez le passe-temps ; nommez un de ceux que vous avez refusés jusqu’à présent.

Mais ce M. Jomard, dessinateur, graveur, ou quelque chose d’approchant, que je ne connais point d’ailleurs, et que peu de gens, je crois, connaissent, pour se placer ainsi entre deux gentilshommes, le chevalier et le vicomte, quel homme est-ce donc, je vous prie ? Est-ce un gentilhomme qui déroge en faisant quelque chose, ou bien un artiste anobli comme le marquis de Canova ? ou serait-ce seulement un vilain qui pense bien ? Les vilains bien-pensants fréquentent la noblesse, ils ne parlent jamais de leur père, mais on leur en parle souvent.

M. Jomard, toutefois, sait quelque chose ; il sait graver, diriger au moins des graveurs, et les planches d’un livre font foi qu’il est bon prote en taille-douce. Mais le vicomte, que sait-il ? Sa généalogie ; et quels titres a-t-il ? Des titres de noblesse pour remplacer Clavier dans une académie ! Chose admirable que parmi quarante que vous étiez, Messieurs, savants ou censés tels, assemblés pour nommer à une place de savant, d’érudit, d’helléniste, pas un ne s’avise de proposer un helléniste, un érudit, un savant ; pas un seul ne songe à Coraï, nul ne pense à Thurot, à M. Haase, à moi, qui en valais un autre pour votre Académie ; tous d’un commun accord, parmi tant de héros, vont choisir Childebrand, tous veulent le vicomte. Les compagnies, en général, on le sait, ne rougissent point, et les académies !… ah ! Messieurs, s’il y avait une académie de danse, et que les grands en voulussent être, nous verrions quelque jour, à la place de Vestris, M. de Talleyrand, que l’Académie en corps complimenterait, louerait, et dès le lendemain rayerait de sa liste, pour peu qu’il parût se brouiller avec les puissances.

Vous faites de ces choses-là. M. Prevost d’Irai n’est pas si grand seigneur, mais il est propre à vos études comme l’autre à danser la gavotte. Et que de Childebrands, bon dieux ! choisis par vous et proclamés unanimement, à l’exclusion de toute espèce d’instruction ! Prevost d’Irai, Jomard, Dureau de la Malle, Saint-Martin, non pas tous gentilshommes. Aux vicomtes, aux chevaliers, vous mêlez de la roture. L’égalité académique n’en souffre point, pourvu que l’un ne soit pas plus savant que l’autre, et la noblesse n’est pas de rigueur pour entrer à l’Académie ; l’ignorance, bien prouvée, suffit.

Cela est naturel, quoi qu’on en puisse dire. Dans une compagnie de gens faisant profession d’esprit ou de savoir, nul ne veut près de soi un plus habile que soi, mais bien un plus noble, un plus riche ; et généralement, dans les corps à talent, nulle distinction ne fait ombrage, si ce n’est celle du talent. Un duc et pair honore l’Académie française, qui ne veut point de Boileau, refuse La Bruyère, fait attendre Voltaire, mais reçoit tout d’abord Chapelain et Conrart. De même nous voyons à l’Académie grecque le vicomte invité, Coraï repoussé, lorsque Jomard y entre comme dans un moulin.

Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est cette prudence de l’Académie, qui, après la mort de Clavier et celle de Visconti, arrivées presque en même temps, songe à réparer de telles pertes, et d’abord, afin de mieux choisir, diffère ses élections, prend du temps, remet le tout à six mois ; précaution remarquable et infiniment sage. Ce n’était pas une chose à faire sans réflexion, que de nommer des successeurs à deux hommes aussi savants, aussi célèbres que ceux-là. Il y fallait regarder, élire entre les doctes, sans faire tort aux autres, les deux plus doctes ; il fallait contenter le public, montrer aux étrangers que tout savoir n’est pas mort chez nous avec Clavier et Visconti, mais que le goût des arts antiques, l’étude de l’histoire et des langues, des monuments de l’esprit humain, vivent en France comme en Allemagne et en Angleterre. Tout cela demandait qu’on y pensât mûrement. Vous y pensâtes six mois, Messieurs, et au bout de six mois, ayant suffisamment considéré, pesé le mérite, les droits de chacun des prétendants, à la fin vous nommez… Si je le redisais, nulle gravité n’y tiendrait, et je n’écris pas pour faire rire. Vous savez bien qui vous nommâtes à la place de Visconti. Ce ne fut ni Coraï, ni moi, ni aucun de ceux qu’on connaît pour avoir cultivé quelque genre de littérature. Ce fut un noble, un vicomte, un gentilhomme de la chambre. Celui-là pourra dire qui l’emporte en bassesse, de la cour ou de l’Académie, étant de l’une et de l’autre ; question curieuse qui a paru, dans ces derniers temps, décidée en votre faveur, Messieurs, quand vous ne faisiez réellement que maintenir vos privilèges et conserver les avantages acquis par vos prédécesseurs. Les académiciens sont en possession de tout temps de remporter le prix de toute sorte de bassesses, et jamais cour ne proscrivit un abbé de Saint-Pierre, pour avoir parlé sous Louis XV un peu librement de Louis XIV, ni ne s’avisa d’examiner laquelle des vertus du roi méritait les plus fades éloges.

Enfin voilà les hellénistes exclus de cette Académie dont ils ont fait toute la gloire, et où ils tenaient le premier rang ; Coraï, la Rochette, moi, Haase, Thurot, nous voilà cinq, si je compte bien, qui ne laissions guère d’espoir à d’autres que des gens de cour ou suivant la cour. Ce n’est pas là, Messieurs, ce que craignit votre fondateur, le ministre Colbert. Il n’attacha point de traitement aux places de votre Académie, de peur, disent les mémoires du temps, que les courtisans n’y voulussent mettre leurs valets. Hélas ! ils font bien pis, ils s’y mettent eux-mêmes, et après eux y mettent encore leurs protégés, valets sans gages ; de sorte que tout le monde bientôt sera de l’Académie, excepté les savants ; comme on conte d’un grand d’autrefois, que tous les gens de sa maison avaient des bénéfices, excepté l’aumônier.

Mais avant de proscrire le grec, y avez-vous pensé, Messieurs ? Car enfin que ferez-vous sans grec ? Voulez-vous, avec du chinois, une bible cophte ou syriaque, vous passer d’Homère et de Platon ? Quitterez-vous le Parthénon pour la pagode de Jagarnaut, la Vénus de Praxitèle pour les magots de Fo-hi-Can ? Et que deviendront vos mémoires, quand, au lieu de l’histoire des arts chez ce peuple ingénieux, ils ne présenteront plus que les incarnations de Visnou, la légende des faquirs, le rituel du lamisme, ou l’ennuyeux bulletin des conquérants tartares ? Non, je vois votre pensée ; l’érudition, les recherches sur les mœurs et les lois des peuples, l’étude des chefs-d’œuvre antiques et de cette chaîne de monuments qui remontent aux premiers âges, tout cela vous détournait du but de votre institution. Colbert fonda l’Académie des inscriptions et belles-lettres pour faire des devises aux tapisseries du roi, et en un besoin, je m’imagine, aux bonbons de la reine. C’est là votre destination, à laquelle vous voulez revenir et vous consacrer uniquement ; c’est pour cela que vous renoncez au grec ; pour cela, il faut l’avouer, le vicomte vaut mieux que Coraï.

D’ailleurs, à le bien prendre, Messieurs, vous ne faites point tant de tort aux savants. Les savants voudraient être seuls de l’Académie, et n’y souffrir que ceux qui entendent un peu le latin d’A. Kempis. Cela chagrine, inquiète d’honnêtes gens parmi vous, qui ne se piquent pas d’avoir su autrefois leur rudiment par cœur ; que ceux-ci excluent ceux qui veulent les exclure, où est le mal, où sera l’injustice ? Si on les écoutait, ils prétendraient encore à être seuls professeurs, sous prétexte qu’il faut savoir pour enseigner ; proposition au moins téméraire, malsonnante, en ce qu’elle ôte au clergé l’éducation publique ; et sait-on où cela s’arrêterait ? Bientôt ceux qui prêchent l’Évangile seraient obligés de l’entendre. Enfin si les savants veulent être quelque chose, veulent avoir des places, qu’ils fassent comme on fait ; c’est une marche réglée : les moyens pour cela sont connus et à la portée d’un chacun. Des visites, des révérences, un habit d’une certaine façon, des recommandations de quelques gens considérés. On sait, par exemple, que pour être de votre Académie, il ne faut que plaire à deux hommes, M. Sacy et M. Quatremère de Quincy, et je crois encore à un troisième dont le nom me reviendra ; mais ordinairement le suffrage d’un des trois suffit, parce qu’ils s’accommodent entre eux. Pourvu qu’on soit ami d’un de ces trois messieurs, et cela est aisé, car ils sont bonnes gens, vous voilà dispensé de toute espèce de mérite, de science, de talents ; y a-t-il rien de plus commode, et saurait-on en être quitte à meilleur marché ? Que serait-ce, au prix de cela, s’il fallait gagner tout le public, se faire un nom, une réputation ? Puis une fois de l’Académie, à votre aise vous pouvez marcher en suivant le même chemin, les places et les honneurs vous pleuvent. Tous vos devoirs sont renfermés dans deux préceptes d’une pratique également facile et sûre, que les moines, premiers auteurs de toute discipline réglementaire, exprimaient ainsi en leur latin : Bene dicere de Priore, facere officium suum taliter qualiter ; le reste s’ensuit nécessairement : Sinere mundum ire quomodo vadit.

Oh ! l’heureuse pensée qu’eut le grand Napoléon d’enrégimenter les beaux-arts, d’organiser les sciences, comme les droits réunis, pensée vraiment royale, disait M. de Fontanes, de changer en appointements ce que promettent les muses, un nom et des lauriers. Par là, tout s’aplanit dans la littérature ; par là, cette carrière autrefois si pénible est devenue facile et unie. Un jeune homme, dans les lettres, avance, fait son chemin comme dans les sels ou les tabacs. Avec de la conduite, un caractère doux, une mise décente, il est sûr de parvenir et d’avoir à son tour des places, des traitements, des pensions, des logements, pourvu qu’il n’aille pas faire autrement que tout le monde, se distinguer, étudier. Les jeunes gens quelquefois se passionnent pour l’étude ; c’est la perte assurée de quiconque aspire aux emplois de la littérature ; c’est la mort à tout avancement. L’étude rend paresseux : on s’enterre dans ses livres, on devient rêveur, distrait, on oublie ses devoirs, visites, assemblées, repas, cérémonies ; mais ce qu’il y a de pis, l’étude rend orgueilleux ; celui qui étudie s’imagine bientôt en savoir plus qu’un autre, prétend à des succès, méprise ses égaux, manque à ses supérieurs, néglige ses protecteurs, et ne fera jamais rien dans la partie des lettres.

Si Gail eût étudié, s’il eût appris le grec, serait-il aujourd’hui professeur de la langue grecque, académicien de l’Académie grecque, enfin le mieux renté de tous les érudits ? Haase a fait cette sottise. Il s’est rendu savant, et le voilà capable de remplir toutes les places destinées aux savants, mais non pas de les obtenir. Bien plus avisé fut M. Raoul Rochette, ce galant défenseur de l’Église, ce jeune champion du temps passé. Il pouvait comme un autre, apprendre en étudiant, mais bien il vit que cela ne le menait à rien, et il aima mieux se produire que s’instruire, avoir dix emplois de savant, que d’être en état d’en remplir un qu’il n’eût pas eu s’il se fût mis dans l’esprit de le mériter, comme a fait ce pauvre Haase, homme, à mon jugement, docte, mais non habile, qui s’en va pâlir sur les livres, perd son temps et son grec, ayant devant les yeux ce qui l’eût dû préserver d’une semblable faute, Gail, modèle de conduite, littérateur parfait. Gail ne sait aucune science, n’entend aucune langue :

Mais s’il est par la brigue un rang à disputer,

Sur le plus savant homme on le voit l’emporter.

L’emploi de garde des manuscrits, d’habiles gens le demandaient ; on le donne à Gail qui ne lit pas même la lettre moulée. Une chaire de grec vient à vaquer, la seule qu’il y eût alors en France, on y nomme Gail, dont l’ignorance en grec est devenue proverbe[2] ; un fauteuil à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, on y place Gail, qui se trouve ainsi, sans se douter seulement du grec, avoir remporté tous les prix de l’érudition grecque, réunir à lui seul toutes les récompenses avant lui partagées aux plus excellents hommes en ce genre. Haase n’oserait prétendre à rien de tout cela, parce qu’il étudie le grec, parce qu’il déchiffre, explique, imprime les manuscrits grecs, parce qu’il fait des livres pour ceux qui lisent le grec, parce qu’enfin il sait tout, hors ce qu’il faut savoir pour être savant patenté du gouvernement. Oh ! que Gail l’entend bien mieux ! il ne s’est jamais trompé, jamais fourvoyé de la sorte, jamais n’eut la pensée d’apprendre ce qu’il est chargé d’enseigner. Certes un homme comme Gail doit rire dans sa barbe, quand il touche cinq ou six traitements de savants, et voit les savants se morfondre.

Messieurs, voilà, ce que c’est que l’esprit de conduite. Aussi, avoir donné le fouet jadis à un duc et pair, il faut en convenir, cela aide bien un homme, cela vous pousse furieusement, et comme dit le poète :

Ce chemin aux honneurs a conduit de tout temps.

Le pédant de Charles Quint devint pape, celui de Charles IX fut grand aumônier de France, mais tous deux savaient lire ; au lieu que Gail ne sait rien, et même est connu de tout le monde pour ne rien savoir, d’autant plus admirable dans les succès qu’il a obtenus comme savant.

Vous n’ignorez pas combien sont désintéressés les éloges que je lui donne. Je n’ai nulle raison de le flatter, et suis tout à fait étranger à ce doux commerce de louanges que vous pratiquez entre vous. M. Gail ne m’est rien, ni ami, ni ennemi, ne me sera jamais rien, et ne peut de sa vie me servir ni me nuire. Ainsi le pur amour du grec m’engage à célébrer en lui le premier de nos hellénistes, j’entends le plus considérable par ses grades littéraires. Le public, je le sais, lui rend assez de justice ; mais on ne le connaît pas encore. Moi, je le juge sans prévention, et je vois peu de gens qui soient de son mérite, même parmi vous, Messieurs. En Allemagne, où vous savez que tout genre d’érudition fleurit, je ne vois rien de pareil, rien même d’approchant. Là, les places académiques sont toutes données à des hommes qui ont fait preuve de savoir. Là, Coraï serait président de l’Académie des inscriptions, Haase garde des manuscrits, quelque autre aurait la chaire de grec, et Gail… qu’en ferait-on ? Je ne sais, tant l’industrie qui le distingue est peu prisée en ce pays-là. Ces gens, à ce qu’il paraît, grossiers, ne reconnaissent qu’un droit aux emplois littéraires, la capacité de les remplir, qui chez nous est une exclusion.

Ce que j’en dis toutefois ne se rapporte qu’à votre Académie, Messieurs, celle des inscriptions et belles-lettres. Les autres peuvent avoir des maximes différentes. Et je n’ai garde d’assurer qu’à l’Académie des sciences un candidat fût refusé, uniquement parce qu’il serait bon naturaliste ou mathématicien profond. J’entends dire qu’on y est peu sévère sur les billets de confession, et un de mes amis y fut reçu l’an passé, sans même qu’on lui demandât s’il avait fait ses Pâques ; scandales qui n’ont point lieu chez vous.

Mais, Messieurs, me voilà bien loin du sujet de ma lettre. J’oublie, en vous parlant, ce que je viens vous dire, et le plaisir de vous entretenir me détourne de mon objet. Je voulais répondre aux méchantes plaisanteries de ce journal qui dit que je me suis présenté, que je me présente actuellement, et que je me présenterai encore pour être reçu parmi vous. Dans ces trois assertions il y a une vérité, c’est que je me suis présenté, mais une fois sans plus, Messieurs. Je n’ai fait, pour être des vôtres, que quarante visites, seulement, et quatre-vingt révérences, à raison de deux par visite. Ce n’est rien pour un aspirant aux emplois académiques ; mais c’est beaucoup pour moi, naturellement peu souple, et neuf à cet exercice. Je n’en suis pas encore bien remis. Mais je suis guéri de l’ambition, et je vous proteste, Messieurs, que, même assuré de réussir, je ne recommencerais pas.

Quant à ce qu’il ajoute touchant les principes de ceux que vous avez élus, principes qu’il dit être connus, cette phrase tendant à insinuer que les miens ne sont pas connus, me cause de l’inquiétude. Si jamais vous réussissez à établir en France la sainte inquisition, comme on dit que vous y pensez, je ne voudrais pas que l’on pût me reprocher quelque jour d’avoir laissé sans réponse un propos de cette nature. Sur cela donc j’ai à vous dire que mes principes sont connus de ceux qui me connaissent, et j’en pourrais demeurer là. Mais, afin qu’on ne m’en parle plus, je vais les exposer en peu de mots.

Mes principes sont qu’entre deux points la ligne droite est la plus courte ; que le tout est plus grand que sa partie ; que deux quantités, égales chacune à une troisième, sont égales entre elles.

Je tiens aussi que deux et deux font quatre ; mais je n’en suis pas sûr.

Voilà mes principes, Messieurs, dans lesquels j’ai été élevé, grâce à Dieu, et dans lesquels je veux vivre et mourir. Si vous me demandez d’autres éclaircissements (car on peut dire qu’il y a différents principes en différentes matières, comme principes de grammaire ; il ne s’agit pas de ceux-là, ces Messieurs ne sachant, dit-on, ni grec, ni latin ; principes de religion, de morale, de politique), je vous satisferai là-dessus avec même sincérité.

Mes principes religieux sont ceux de ma nourrice, morte chrétienne et catholique, sans aucun soupçon d’hérésie. La foi du centenier, la foi du charbonnier sont passées en proverbe. Je suis soldat et bûcheron, c’est comme charbonnier. Si quelqu’un me chicane sur mon orthodoxie, j’en appelle au futur concile.

Mes principes de morale sont tous renfermés dans cette règle : Ne point faire à autrui ce que je ne voudrais pas qui me fût fait.

Quant à mes principes politiques, c’est un symbole dont les articles sont sujets à controverse. Si j’entreprenais de les déduire, je pourrais mal m’en acquitter, et vous donner lieu de me confondre avec des gens qui ne sont pas dans mes sentiments. J’aime mieux vous dire en un mot ce qui me distingue, me sépare de tous les partis, et fait de moi un homme rare dans le siècle où nous sommes ; c’est que je ne veux point être roi, et que j’évite soigneusement tout ce qui pourrait me mener là.

Ces explications sont tardives, et peuvent paraître superflues, puisque je renonce à l’honneur d’être admis parmi vous, Messieurs, et que sans doute vous n’avez pas plus d’envie de me recevoir que je n’en ai d’être reçu dans aucun corps littéraire. Cependant je ne suis pas fâché de désabuser quelques personnes qui auraient pu croire, sur la foi de ce journaliste, que je m’obstinais, comme tant d’autres, à vouloir vaincre vos refus par mes importunités. Il n’en est rien, je vous assure. Je reconnais ingénument que Dieu ne m’a point fait pour être de l’Académie et que je fus mal conseillé de m’y présenter une fois.

Paris, le 20 mars 1819.

[1] Mot de Louis XI.

[2] Tu t’y entends comme Gail au grec, proverbe d’écolier.