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Ludwig von Mises:Le Gouvernement omnipotent - chapitre 7


Anonyme


Chapitre 7 - Les sociaux-démocrates dans l'Allemagne impériale
Le Gouvernement omnipotent
Omnipotent Government: The Rise of the Total State and Total War
OmnipotentGovernment2.gif
Auteur : Ludwig von Mises
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1944
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1. La légende

La connaissance de l'Allemagne, de son évolution et des actions actuelles du nazisme est obscurcie par les légendes concernant les sociaux-démocrates allemands.

La vieille légende, développée avant 1914, est la suivante : la bourgeoisie allemande a trahi la liberté pour le militarisme allemand. Elle a cherché refuge auprès du gouvernement impérial afin de préserver, grâce à la protection de l'armée prussienne, sa situation de classe exploitante menacée par les justes revendications des travailleurs ; mais la cause de la démocratie et de la liberté, désertée par les bourgeois, a trouvé de nouveaux défenseurs dans les prolétaires. Les sociaux-démocrates combattent courageusement le militarisme prussien. L'empereur et ses officiers de l'aristocratie cherchent à préserver le féodalisme. Les banquiers et les industriels, qui profitent des armements, ont embauché des écrivains corrompus afin de répandre une idéologie nationaliste et de faire croire au monde que l'Allemagne est unie dans le nationalisme ; mais les prolétaires ne peuvent être trompés par les mercenaires nationalistes des trusts. Grâce à l'instruction qu'ils ont reçue des sociaux-démocrates, ils ont percé la supercherie. Des millions d'individus votent pour le socialisme et envoient au Parlement des membres courageusement opposés au militarisme. L'empereur et ses généraux s'arment pour la guerre, mais ils ne tiennent pas compte de la force et de la résolution du peuple. Il y a cent dix députés socialistes au Parlement [1]. Derrière eux il y a des millions d'ouvriers organisés en syndicats qui votent pour les sociaux-démocrates, en plus des autres électeurs qui — quoique non inscrits au parti — votent aussi pour eux. Tous combattent le nationalisme. Ils font partie de la (deuxième) Association Internationale Ouvrière et sont fermement résolus à s'opposer à tout prix à la guerre. On peut compter sans hésitation sur ces hommes vraiment démocrates et pacifistes. Eux, les travailleurs, sont le facteur décisif et non les exploiteurs et les parasites, les industriels et les Junkers.

Les personnalités des chefs sociaux-démocrates étaient bien connues dans le monde entier. Le public écoutait à chaque fois qu'ils prenaient la parole au Reichstag ou aux congrès du parti. Leurs livres étaient traduits dans presque toutes les langues et lus partout. Conduite par de tels hommes, l'humanité semblait marcher vers un avenir meilleur.

Les légendes ont la vie dure, elles ferment les yeux et obnubilent les esprits contre la critique et l'expérience. C'est en vain que Robert Michels [2] et Charles Andler [3] essayèrent de donner un tableau plus réaliste des sociaux-démocrates allemands. Les événements postérieurs de la première guerre mondiale n'ont même pas détruits ces illusions. A la place de la vieille légende, une nouvelle s'est ajoutée.

Cette nouvelle légende est la suivante : avant le déchaînement de la première guerre mondiale, les grands hommes du parti, Bebel et Liebknecht sont malheureusement morts. Leurs successeurs, surtout des intellectuels et autres politiciens professionnels d'origine non prolétarienne, ont trahi les principes du parti. Ils ont coopéré à la politique d'agression de l'empereur ; mais les travailleurs qui, en leur qualité de prolétaires, étaient naturellement et nécessairement socialistes, démocrates, révolutionnaires et internationaux, ont abandonné ces traîtres et les ont remplacés par de nouveaux chefs, le fils Charles du vieux Liebknecht et Rosa Luxembourg. Les travailleurs, et non leurs chefs malhonnêtes, ont fait la révolution de 1918, détrôné l'empereur et les autres princes allemands ; mais les capitalistes et les Junkers n'ont pas abandonné la partie. Les chefs traîtres au parti, Noske, Ebert et Scheidemann, les ont aidés. Pendant quatorze ans, les travailleurs ont livré une lutte à mort pour la démocratie et la liberté ; mais de nouveau trahis par leurs propres chefs, ils étaient condamnés à l'échec. Les capitalistes ont préparé un plan satanique qui leur a finalement apporté la victoire. Leurs bandes armées se sont emparées du pouvoir et maintenant Adolf Hitler, le jouet des grandes sociétés et de la finance, gouverne le pays ; mais les masses méprisent ce misérable mercenaire. Elles cédèrent à contre-coeur au terrorisme qui les maîtrisa et préparent courageusement la nouvelle rébellion décisive. Le jour de la victoire du véritable communisme prolétarien, le jour de la liberté est déjà en vue.

Chaque mot de ces légendes déforme la réalité.

Notes

[1] Élus en 1912, dernière élection dans le Reich impérial.

[2] Voir la bibliographie des oeuvres de Michels, dans Studii in Memoria di Roberto Michels, "Annali della Facoltà di Giurisprudenza delle R. Università di Perugia" (Padova, 1937), t. XLIX.

[3] Andler, Le socialisme impérialiste dans l'Allemagne contemporaine. Dossier d'une polémique avec Jean Jaurès (1912-1913), (Paris, 1918).

2. Marxisme et mouvement syndical

Karl Marx se tourna vers le socialisme à un moment où il n'avait encore aucune connaissance économique et en raison même de cette ignorance. Plus tard, quand l'échec de la Révolution de 1848 et 1849 le contraignit à fuir l'Allemagne, il alla à Londres. Là, dans la salle de lecture du British Museum, il découvrit dans les années 1850 non, comme il s'en vantait, les lois de l'évolution capitaliste, mais les écrits de l'économie politique britannique et les pamphlets dans lesquels les premiers socialistes anglais se servaient de la théorie de la valeur exposée par les économistes classiques comme justification morale pour les revendications ouvrières. Tels furent les matériaux qui permirent à Marx de bâtir ses fondements économiques du socialisme.

Avant d'aller à Londres, Marx avait défendu avec beaucoup de naïveté un programme interventionniste. Dans le Manifeste communiste de 1847, il exposait dix mesures d'action immédiate. Ces dix points qui sont décrits comme assez généralement applicables dans les pays les plus avancés sont définis comme des empiètements despotiques sur les droits de propriété et les conditions des méthodes bourgeoises de production. Marx et Engels les caractérisent comme des mesures économiquement insuffisantes et insoutenables, mais qui, dans le cours des événements, se dépassent elles-mêmes, nécessitent d'autres empiètements sur l'ordre social ancien et sont indispensables en tant que moyen pour révolutionner complètement tout le mode de production [1].

Huit sur dix de ces points ont été exécutés par les nazis avec un radicalisme qui aurait enchanté Marx. Les deux suggestions restantes (à savoir expropriation de la propriété privée de la terre avec affectation de toutes les rentes immobilières aux dépenses publiques et suppression de tout droit d'héritage) n'ont pas encore été complètement adoptées par les nazis. Cependant, leurs méthodes de taxation, leur planisme agricole et leur politique concernant la limitation des fermages se rapprochent chaque jour des buts fixés par Marx... Les auteurs du Manifeste communiste tendaient à la réalisation progressive du socialisme par des mesures de réforme sociale. Ils recommandèrent ainsi des procédures que Marx et les marxistes stigmatisèrent ultérieurement comme une fraude réformiste.

A Londres, dans les années 1850, Marx prit contact avec des idées très différentes. L'étude de l'économie politique britannique lui enseigna que de tels actes d'intervention dans le fonctionnement du marché ne serviraient pas ses desseins. A partir de ce moment, il les rejeta comme des absurdités de petit bourgeois qui viennent de l'ignorance des lois de l'évolution capitaliste. Des prolétaires ayant la conscience de classe ne doivent pas fonder leurs espoirs sur de telles réformes. Ils ne doivent pas freiner l'évolution du capitalisme comme les petits bourgeois bornés le veulent. Les prolétaires doivent au contraire saluer chaque progrès du système capitaliste de production, car le socialisme ne remplacera pas le capitalisme tant que celui-ci n'aura pas atteint sa complète maturité, le plus haut degré de son évolution.

Aucun système social ne disparaît jamais avant que ne se soient développées toutes les forces productives pour le développement desquelles il est assez large et de nouvelles méthodes de production plus perfectionnées n'apparaissent jamais avant que les conditions matérielles de leur existence n'aient germées au sein de la société précédente [2].

C'est pourquoi il n'y a qu'une route conduisant à l'effondrement du capitalisme, c'est-à-dire l'évolution progressive du capitalisme lui-même. La socialisation par l'expropriation des capitalistes est un processus qui se réalise lui-même par le jeu des lois inhérentes à la production capitaliste. Alors sonne le glas de la propriété privée capitaliste [3]. Le socialisme se fait jour et l'histoire primitive de la société humaine prend fin [4].

De ce point de vue, ce ne sont pas seulement les efforts des réformateurs sociaux cherchant à réprimer, à réglementer et à améliorer qui doivent être jugés vains ; les plans des travailleurs eux-mêmes pour élever leurs salaires et leurs niveaux de vie, par le syndicalisme et les grèves, dans une structure de capitalisme, n'apparaissent pas moins contraire au but désiré. Le véritable développement de l'industrie moderne doit progressivement transformer les échelles de salaires en faveur du capitalisme contre le travailleur et en conséquence, la tendance générale de la production capitaliste n'est pas d'élever mais d'abaisser le niveau moyen des salaires. Telle étant la tendance dans un système capitaliste, le mieux que le syndicaliste puisse tenter est d'utiliser au mieux les chances accidentelles d'amélioration temporaire. Les syndicats doivent comprendre cela et complètement changer leur politique. Au lieu de la devise CONSERVATRICE : UN JUSTE SALAIRE JOURNALIER POUR UN JUSTE TRAVAIL QUOTIDIEN, ils doivent inscrire sur leurs bannières le mot d'ordre RÉVOLUTIONNAIRE : ABOLITION DU SALARIAT [5] !

Ces idées marxistes ont pu faire impression sur quelques hégéliens imprégnés de dialectique. De tels doctrinaires étaient préparés à croire que la production capitaliste engendrait avec l'inexorabilité d'une loi de la nature sa propre négation comme une négation de la négation [6] et à attendre jusqu'à ce que, avec le changement de la base économique, toute l'immense superstructure ait, plus ou moins rapidement, accompli sa révolution [7]. Un mouvement politique cherchant à s'emparer du pouvoir, comme Marx l'envisageait, ne pouvait être construit sur de pareilles croyances. Les travailleurs ne pouvaient en devenir les partisans. La coopération du mouvement ouvrier, qui n'avait pas à être créé mais qui existait déjà, ne pouvait être espérée sur de telles bases. Ce mouvement ouvrier était essentiellement un mouvement syndical. Complètement imprégnés des idées traitées par Marx de petits bourgeois, les ouvriers syndiqués aspiraient à des salaires plus élevés et à des heures de travail moins nombreuses ; ils réclamaient une législation du travail, un contrôle des prix des biens de consommation, et une diminution des loyers. Les travailleurs ne sympathisaient pas avec les enseignements marxistes, ni avec les formules qui en dérivaient, mais avec le programme des interventionnistes et des réformateurs sociaux. Ils n'étaient pas prêts à renoncer à leurs plans et à attendre tranquillement le jour lointain où le capitalisme devait se transformer en socialisme. Ces travailleurs étaient heureux quand les propagandistes marxistes leur expliquaient que les lois inévitables de l'évolution sociale les destinaient à de grandes choses, qu'ils étaient désignés pour remplacer les parasites corrompus de la société capitaliste et que l'avenir était à eux ; mais ils voulaient vivre pour leur époque, non pour un avenir éloigné et ils demandaient un acompte immédiat sur leur héritage futur.

Les marxistes devaient choisir entre une adhésion rigide et inflexible aux enseignements de leur maître et une adaptation s'accommodant au point de vue des travailleurs, qui leur procurerait honneurs, puissance, influence et dernière chose, mais non la moindre, un joli revenu. Ils ne purent résister à cette tentation et cédèrent. Ils continuèrent à discuter entre eux de dialectique marxiste ; d'ailleurs le marxisme avait un caractère ésotérique. Mais officiellement ils parlaient et écrivaient de façon différente. Ils prirent la tête du mouvement ouvrier pour lequel les hausses de salaire, la législation du travail et les dispositions d'assurance sociale avaient une importance plus grande que des discussions sophistiques sur l'énigme du taux moyen du profit. Ils organisèrent des coopératives de consommation et des sociétés d'habitation ; ils soutinrent toutes les politiques anticapitalistes qu'ils stigmatisaient de petits bourgeois dans leurs écrits marxistes. Ils firent tout ce que leurs théories marxistes dénonçaient comme absurde et ils étaient prêts à sacrifier tous leurs principes et convictions si l'on pouvait attendre d'un tel sacrifice quelque gain à la prochaine campagne électorale. Ils étaient des doctrinaires implacables dans leurs livres ésotériques et des opportunistes dénués de principes dans leurs activités politiques.

Les sociaux-démocrates allemands érigèrent ce double jeu en un système perfectionné. D'une part, il y avait le cercle très étroit des marxistes initiés, dont la tâche était de veiller sur la pureté de la croyance orthodoxe et de justifier les actions politiques du parti, incompatibles avec ces croyances, par quelques paralogismes ou déductions fallacieuses. Après la mort de Marx, Engels devint l'interprète authentique de la pensée marxiste ; après la mort d'Engels, Kautsky hérita de son autorité. Quiconque déviait d'un pouce du dogme orthodoxe devait se rétracter avec soumission ou envisager l'exclusion impitoyable des rangs du parti. Pour tous ceux n'ayant pas de revenus personnels, une telle exclusion signifiait perdre la source de son revenu. D'autre part, il y avait le corps énorme, s'accroissant chaque jour, des bureaucrates du parti, chargés des activités politiques du mouvement ouvrier. Pour ces hommes, la phraséologie marxiste n'était que l'ornement de leur propagande. Ils ne se souciaient nullement du matérialisme historique ou de la théorie de la valeur. Ils étaient interventionnistes et réformateurs. Ils faisaient tout ce qui les rendait populaires auprès des masses, leurs employeurs. Cet opportunisme fut extrêmement fructueux. Le nombre des membres et les contributions au parti, à ses syndicats, coopératives et autres associations augmentèrent constamment. Le parti devint un organisme puissant avec un budget important et des milliers d'employés. Il contrôlait des journaux, des maisons d'édition, des imprimeries, des salles de réunion, des hôtels, des coopératives et des usines pour couvrir les besoins des coopératives. Il y avait une école pour l'instruction de la génération montante des chefs de parti. C'était l'organe le plus important dans la structure politique du Reich et il occupait une grande place dans la seconde Internationale.

Ce fut une grave erreur de ne pas apercevoir ce dualisme, qui abritait sous le même toit deux principes et deux tendances radicalement différentes, incompatibles et ne pouvant être réunies, car c'était le trait le plus caractéristique du parti allemand de la social-démocratie et de tous les partis formés à l'étranger sur son modèle. Les petits groupes de marxistes zélés — probablement jamais plus de quelques centaines de personnes sur tout le territoire du Reich — étaient complètement séparés du reste des membres du parti. Ils correspondaient avec leurs amis étrangers, particulièrement avec les marxistes autrichiens (les doctrinaires austro-marxistes), les révolutionnaires russes exilés et quelques groupes italiens. A cette époque, le marxisme était pratiquement inconnu dans les pays anglo-saxons ; les marxistes orthodoxes s'occupaient peu des activités politiques du parti. Leurs points de vue et leurs sentiments étaient étranges, choquants même, non seulement pour les masses, mais aussi pour beaucoup de bureaucrates du parti. Les millions d'individus votant pour la social-démocratie ne prêtaient aucune attention à ces interminables discussions théoriques sur la concentration du capital, l'effondrement du capitalisme, de la finance et de l'impérialisme et des rapports entre le matérialisme marxiste et le criticisme de Kant. Ils toléraient ce groupe de pédants parce qu'ils voyaient que ces derniers impressionnaient et effrayaient le monde bourgeois des hommes d'État, des entrepreneurs et des hommes d'église et aussi parce que les professeurs d'université appointés par l'État, cette caste de brahmanes allemands, les prenaient au sérieux et écrivaient d'énormes volumes sur le marxisme ; mais ils allaient leur chemin et laissaient les docteurs suivre le tir.

On a beaucoup parlé de la prétendue différence fondamentale entre le mouvement ouvrier allemand et anglais ; mais on n'a pas vu qu'un grand nombre de ces différences n'avaient qu'un caractère accidentel et externe. Les deux partis ouvriers aspiraient au socialisme, tous les deux voulaient atteindre graduellement le socialisme par des réformes intérieures à la structure de la société capitaliste, et étaient essentiellement des mouvements syndicaux. Pour l'ouvrier allemand du Reich impérial, le marxisme n'était qu'un ornement et les marxistes un petit groupe de littérateurs.

L'antagonisme entre la philosophie marxiste et celle du travail organisé dans le parti social-démocrate et ses partis affiliés devint critique dès l'instant où le parti dut faire face à de nouveaux problèmes. Le compromis artificiel entre marxisme et interventionnisme ouvrier se brisa quand le conflit entre doctrine et politiques s'étendit à des domaines qui jusqu'alors n'avaient pas eu d'importance pratique. La guerre mit à l'épreuve le prétendu internationalisme du parti, de même que les événements de la période d'après guerre mirent à l'épreuve ses prétendues tendances démocratiques et son programme de socialisation.

Notes

[1] Manifeste communiste, fin de la seconde section. Dans leur préface à nouvelle édition du Manifeste, datée du 24 juin 1872, Marx et Engels déclarent qu'en raison des circonstances qui ont changé, "ils n'insistent plus sur les mesures révolutionnaires proposées à la fin de la seconde édition".

[2] Marx, Zur Kritik der politischen Oekonomie, publié par Kautsky. (Stuttgart, 1857) p. XII.

[3] Marx, Das Kapital (2e éd. Hambourg, 1914), I, p. 728.

[4] Marx, Zur Kritik der politischen Oekonomie, p. XII.

[5] Marx, Value, Price and Profit, publié par Eleanor Marx Aveling (New-York, 1901), pp. 72-74.

[6] Marx, Das Kapital, op. cit., p. 729.

[7] Marx, Zur Kritik der politischen Oekonomie, p. XI.

3. Les travailleurs allemands et l'État allemand

Pour comprendre le rôle joué par le mouvement ouvrier social-démocrate dans l'Allemagne impériale, il est indispensable d'avoir une conception exacte des traits essentiels du syndicalisme et de ses méthodes. Le problème est généralement traité du point de vue du droit des travailleurs à s'associer ; mais là n'est pas du tout la question. Aucun gouvernement libéral n'a jamais dénié à personne le droit de former des associations. De plus, il importe peu que les lois accordent ou non aux employés et salariés le droit de rompre les contrats ad libitum. Car même si les travailleurs sont légalement tenus d'indemniser leur employeur, l'opportunité pratique rend sans valeur les créances de l'employeur.

La méthode principale que les syndicats peuvent utiliser et utilisent en fait pour atteindre leurs buts — des conditions plus favorables pour les ouvriers — est la grève. En ce point de notre enquête, nus n'avons pas besoin de discuter à nouveau si les syndicats peuvent jamais réussir à élever les salaires de façon durable et pour tous les travailleurs, au-dessus des taux fixés par un marché libre; nous n'avons qu'à mentionner le fait que la théorie économique — et la vieille théorie classique en y comprenant l'aile marxiste et la nouvelle avec l'aile socialiste — répond catégoriquement à cette question par la négative [1]. Nous ne nous occupons ici que du problème de savoir quelle sorte d'arme les syndicats emploient dans leurs rapports avec les employeurs. Le fait est que toutes leurs conventions collectives sont faites sous la menace d'une suspension du travail. Les représentants des syndicats affirment qu'une communauté d'entreprise est un faux syndicat parce qu'elle empêche de recourir à la grève. Si les syndicats ne pouvaient pas menacer l'employeur d'une grève, leur force de discussion ne réussirait pas mieux que la discussion individuelle de chaque travailleur ; mais une grève peut être déjouée par le refus de quelques travailleurs de s'y joindre ou par l'emploi de briseurs de grèves de la part de l'employeur. Les syndicats usent de l'intimidation et de la coercition contre quiconque essaie de s'opposer aux grévistes. Ils recourent à des actes de violence contre les personnes et les biens des briseurs de grèves et des entrepreneurs et directeurs qui essaient de les utiliser. Au cours du XIXe siècle les travailleurs de tous les pays obtinrent ce privilège, moins par une sanction législative explicite que par une attitude tolérante de la police et des tribunaux. L'opinion publique a épousé la cause des syndicats. Elle a approuvé les grèves, stigmatisé les briseurs de grèves comme des gredins et des traîtres, approuvé les punitions infligées par les travailleurs organisés aux employeurs récalcitrants et réagi violemment quand les autorités essayèrent d'intervenir pour protéger ceux qui étaient attaqués. Un homme qui ose s'opposer aux syndicats est pratiquement un hors-la-loi, à qui la protection du gouvernement est refusée. La coutume s'est fermement établie d'autoriser les syndicats à recourir à la coercition et à la violence.

Cette résignation de la part des gouvernements a été moins frappante dans les pays anglo-saxons, où la coutume a toujours laissé à l'individu un large domaine pour redresser ses griefs personnels, qu'en Prusse et dans le reste de l'Allemagne, où la police a toujours été toute-puissante et habituée à intervenir dans tous les domaines de la vie. Malheur à quiconque, dans le royaume des Hohenzollern, était trouvé coupable de la plus légère infraction à l'un des innombrables décrets et verboten ! La police intervenait activement et les tribunaux prononçaient des sentences sévères. Seules trois sortes d'infractions étaient tolérées. Le duel, quoique prohibé par le code pénal, était pratiquement libre dans certaines limites aux officiers commissionnés, aux étudiants des universités et aux hommes de ce rang social. La police fermait aussi les yeux quand les membres ivres d'un club chic d'étudiants faisaient du tapage, dérangeaient les personnes calmes et trouvaient leur plaisir en d'autres variétés de conduite désordonnée. Cependant l'indulgence accordée aux excès généralement liés aux grèves était d'une importance incomparablement plus grande. Dans certaines limites l'action violente des grévistes était tolérée.

Il est de la nature de la violence de tendre à transgresser les limites où elle est tolérée et considérée comme légitime. La discipline la plus stricte ne peut toujours empêcher la police de frapper plus fort que les circonstances ne l'exigent ou les gardiens de prison d'infliger des brutalités aux détenus. Seuls des formalistes, coupés des réalités, peuvent avoir l'illusion que des soldats au combat peuvent être contraints d'observer strictement les règles de la guerre. Même si le domaine assigné par la coutume à l'action violente des syndicats avait été limité d'une façon plus précise, des transgressions se seraient produites. La tentative pour placer des frontières autour de ce privilège spécial a sans cesse conduit à des conflits entre l'administration et les grévistes. Et parce que les autorités ne pouvaient de temps en temps s'empêcher d'intervenir, en usant même quelquefois d'armes, l'illusion s'est répandue que le gouvernement soutenait les employeurs. Pour cette raison, l'attention publique a perdu de vue le fait que, dans de larges limites, employeurs et briseurs de grèves étaient à la merci des grévistes. Là où il y avait une grève, il n'y avait, dans certaines limites, plus de protection officielle pour les opposants aux syndicats. Les syndicats devinrent ainsi en fait un organe public ayant le droit d'utiliser la force pour poursuivre ses fins, comme le furent plus tard les bandes pratiquant le pogrom en Russie tsariste et les troupes d'assaut en Allemagne nazie.

Le fait que le gouvernement allemand ait accordé ces privilèges aux syndicats fut de la plus haute importance pour l'évolution des affaires allemandes. Ainsi, à partir de 1870, des grèves purent être couronnées de succès. Il est vrai qu'il y avait eu quelques grèves auparavant en Prusse ; mais, à cette époque, les conditions étaient différentes. Les employeurs ne pouvaient trouver de briseurs de grèves dans le voisinage des usines situées dans de petites villes ; le caractère arriéré des moyens de transport, les lois restreignant la liberté de migration à l'intérieur du pays et l'absence de renseignements sur les conditions du marché du travail dans d'autres régions les empêchaient d'embaucher des travailleurs dans des villes éloignées. Lorsque les circonstances changèrent, des grèves ne pouvaient réussir que si elles étaient soutenues par des menaces, la violence et l'intimidation.

Le gouvernement n'a jamais sérieusement envisagé de changer sa politique favorable aux syndicats. En 1899, cédant en apparence aux demandes des employeurs et des travailleurs non syndiqués, il proposa au Reichstag une loi pour la protection des non-grévistes. Ce ne fut qu'une duperie. En effet, le manque de protection pour ceux qui étaient prêts à travailler n'était pas dû au caractère inadéquat ou défectueux du code pénal en vigueur, mais à la négligence voulue des lois existantes de la part de la police et des autres autorités. Ni les lois ni les décisions des tribunaux ne jouaient aucun rôle en la matière. Comme la police n'intervenait pas et que le ministère public ne poursuivait pas, les lois n'étaient pas appliquées et les tribunaux n'avaient pas l'occasion de prononcer un jugement. Ce n'est que lorsque les syndicats dépassait les limites fixées par la police qu'une affaire pouvait être portée devant les tribunaux. Le gouvernement était fermement résolu à ne pas changer cet état de choses. Il ne désirait pas pousser le Parlement à adopter la loi proposée et en fait le Parlement la rejeta. Si le gouvernement avait vraiment voulu que la loi fût adoptée, le Parlement aurait eu une attitude toute différente. Le gouvernement savait très bien faire en sorte que le Reichstag accède à ses désirs.

Le fait saillant de l'histoire allemande moderne était que le gouvernement impérial conclut une alliance virtuelle et une coopération politique effective avec tous les groupes hostiles au capitalisme, au libre échange et à l'économie libre de marché. Le militarisme des Hohenzollern essaya de combattre le libéralisme bourgeois et le parlementarisme ploutocratique en s'associant aux groupes d'intérêts de la main-d'oeuvre, de l'agriculture et des petites entreprises. Il cherchait à substituer à ce qu'il appelait un système d'exploitation injuste une intervention étatique et à un stade ultérieur, un planisme national total.

Les fondements idéologiques et spéculatifs furent posés par les socialistes universitaires, groupes de professeurs monopolisant les sections des sciences sociales des universités allemandes. Ces hommes, dont les doctrines étaient presque identiques à celles plus tard développées par les Fabiens d'Angleterre et les institutionnalistes américains, agissaient en tant que brain trust du gouvernement. Le système lui-même était appelé par ses partisans Sozialpolitik ou das soziale Königtum der Hohenzollern. Aucune des deux expressions ne se prête à une traduction littérale. Peut-être pourrait-on les traduire par New Deal ; car les principales caractéristiques — législation du travail, sécurité sociale, efforts pour faire monter le prix des produits agricoles, encouragement aux coopératives, attitude favorable au syndicalisme, restrictions imposées aux transactions boursières, lourde taxation des sociétés — correspondaient à la politique américaine inaugurée en 1933 [2].

La nouvelle politique fut inaugurée à la fin des années 1870 et fut solennellement annoncée dans un message impérial du 17 novembre 1881. Le but de Bismarck était de dépasser les sociaux-démocrates dans les mesures favorables aux intérêts ouvriers. Ses inclinaisons autocratiques d'ancien régime le poussaient dans une lutte sans espoir contre les chefs sociaux-démocrates. C'était en se référant à la politique anglaise que Sidney Webb disait dès 1889 :

On peut maintenant prétendre à juste titre que la philosophie socialiste actuelle n'est que l'affirmation consciente et explicite de principes d'organisation sociale qui ont en grande partie été déjà adoptés. L'histoire économique du siècle est l'histoire presque continue des progrès du socialisme [3].

Cependant, à cette époque, la Sozialpolitik allemande était très en avance sur le réformisme britannique contemporain.

Les socialistes universitaires allemands se glorifiaient, parmi les réalisations de leur pays, du progrès social. Ils se vantaient du fait que l'Allemagne était souveraine dans la politique favorable aux travailleurs. Il leur échappait que l'Allemagne ne pouvait éclipser la Grande-Bretagne dans les questions de législation sociale et de syndicalisme que parce que son tarif protecteur et ses cartels élevaient les prix intérieurs au-dessus des prix mondiaux, tandis que les Anglais restaient fidèles au libre-échange. Les salaires réels allemands ne montaient pas davantage que la productivité du travail. Ce n'est pas la Sozialpolitik du gouvernement ni l'activité des syndicats, mais l'évolution de l'entreprise capitaliste qui provoqua l'amélioration du niveau de vie général. Ni le gouvernement ni les syndicats n'étaient cause de ce que les entrepreneurs perfectionnaient leurs méthodes de production et alimentaient le marché en marchandises plus abondantes et meilleures ; mais aux yeux des professeurs, la baisse des chiffres de mortalité et l'augmentation de la consommation par tête étaient une preuve des bienfaits du système Hohenzollern. Ils attribuaient l'accroissement des exportations au fait que l'Allemagne était actuellement une des nations les plus puissantes et que la marine et l'armée impériales faisaient trembler les autres nations devant elle. L'opinion publique était absolument convaincue que sans l'intervention de l'État, le sort des travailleurs ne serait pas meilleur qu'il ne l'était cinquante ou cent ans plus tôt.

Évidemment, les travailleurs étaient prêts à croire que le gouvernement était lent à agir et que sa politique en leur faveur pourrait procéder plus rapidement. Ils ne trouvaient dans chaque nouvelle mesure qu'un motif pour demander plus. Cependant, tout en critiquant le gouvernement pour sa lenteur, ils ne désapprouvaient pas l'attitude des membres sociaux-démocrates du Reichstag qui votaient contre les lois proposées par le gouvernement et soutenues par les membres bourgeois. Les travailleurs étaient d'accord à la fois avec les sociaux-démocrates, qui qualifiaient chaque nouvelle mesure favorable aux travailleurs de fraude insolente imposée par la bourgeoisie, et avec les professeurs nommés par le gouvernement, qui louaient les mêmes mesures comme les réalisations les plus bienfaisantes de la culture allemande. Ils étaient enchantés de la hausse constante de leur niveau de vie qu'eux aussi attribuaient non à l'action du capitalisme, mais aux activités conjuguées des syndicats et du gouvernement. Ils n'osaient aucune tentative de révolte. Ils aimaient la phraséologie révolutionnaire des sociaux-démocrates parce qu'elle effrayait les capitalistes ; mais la gloire et la splendeur du Reich les fascinaient. Ils étaient citoyens loyaux du Reich, opposition loyale de Sa Majesté.

Cette fidélité était si ferme et si inébranlable qu'elle résista à l'épreuve des lois contre les sociaux-démocrates. Ces lois ne furent qu'un maillon dans la longue série des bévues que Bismarck commit dans sa politique intérieure. Comme Metternich, Bismarck était absolument convaincu que les idées pouvaient être combattues avec succès par des policiers ; mais les résultats obtenus furent contraires à ses intentions. Les sociaux-démocrates sortirent de cette épreuve aussi renforcés qu'au cours des années 1870 le parti du centre et l'Église catholique étaient sortis du Kulturkampf, la grande campagne anticatholique. Pendant les douze ans où les lois antisocialistes furent en vigueur (1878-1890), les voix socialistes se multiplièrent considérablement. Les lois ne touchaient que les socialistes qui prenaient une part active à la politique. Elles ne gênaient pas sérieusement les syndicats et les masses votant socialiste. C'est précisément pendant ces années que la politique du gouvernement en faveur du travail fit un grand pas en avant ; le gouvernement voulait surpasser les socialistes. Les travailleurs se rendirent compte que l'État devenait de plus en plus leur État et qu'il accentuait continuellement sa lutte contre les employeurs ; les inspecteurs d'usines nommés par le gouvernement furent la personnification vivante de cette coopération. Les travailleurs n'avaient aucune raison d'être hostiles à cet État simplement parce qu'il ennuyait les chefs du parti [4]. Pendant la durée des lois antisocialistes, le membre individuel du parti recevait ponctuellement et régulièrement journaux et brochures passés en fraude de Suisse et lisait les discours au Reichstag des députés socialistes. Il était un révolutionnaire loyal et un monarchiste quelque peu critique et artificiel. Marx et l'empereur se trompaient tous les deux en croyant que ces êtres calmes étaient assoiffés du sang des princes ; mais Lassalle était dans le vrai lorsqu'il esquissait la future coopération de l'État des Hohenzollern et des prolétaires socialistes.

La loyauté absolue des prolétaires faisait de l'armée un instrument conciliant entre les mains de ses chefs. Le libéralisme avait ébranlé les fondements de l'absolutisme prussien. A l'époque de sa suprématie, le roi et ses conseillers ne se fiaient plus à la masse de l'armée ; il savait que cette armée ne pouvait être utilisée contre l'ennemi intérieur ou pour des guerres d'agression non déguisées. Socialisme et interventionnisme, New Deal de l'empereur, avaient établi la loyauté des forces armées ; maintenant, elles pouvaient être utilisées à n'importe quelle fin. Les hommes responsables de la nouvelle tendance de la politique, hommes d'État et professeurs, en étaient pleinement conscients. C'était précisément parce qu'ils luttaient pour atteindre cette fin qu'ils appuyaient l'inauguration de la Sozialpolitik et demandaient son intensification. Les officiers étaient absolument convaincus que les soldats sociaux-démocrates étaient absolument sûrs. C'est pourquoi les officiers désapprouvaient le dénigrement méprisant du kaiser à l'égard des sociaux-démocrates de même que, quelques années plus tôt, ils avaient désapprouvé les mesures de Bismarck contre eux (aussi bien que sa politique anticatholique). Ils détestaient les discours provocants des députés socialistes, mais avaient confiance dans le soldat social-démocrate. Eux-mêmes ne haïssaient pas moins les riches entrepreneurs que les ouvriers. Au temps de la campagne antisocialiste, en 1889, leur porte-parole lyrique, Detlev von Liliencron, l'admettait franchement [5]. Junkers et officiers étaient fermement réunis avec les ouvriers en une coalition virtuelle, par l'instrument qui fait les unions les plus solides, une haine mortelle. Quand les sociaux-démocrates défilaient dans les rues, les officiers — en civil — regardaient leurs colonnes en marche et disaient en souriant : Nous avons nous-même appris à ces gaillards à marcher convenablement ; sous nos ordres ils feront du bon travail quand viendra le jour de la mobilisation. Les événements ultérieurs prouvèrent l'exactitude de ces prévisions.

Le 3 août 1914, le chancelier du Reich Bethmann-Hollweg reçut en conférence les présidents de tous les groupes parlementaires. Le camarade Scheidemann rapporte : Le chancelier serra la main à chacun de nous. Il sembla qu'il me serra la main d'une façon étrange, fermement et longtemps et quand il me dit enfin ; COMMENT ALLEZ-VOUS, MONSIEUR SCHEIDEMANN, je sentis comme s'il me donnait à entendre : BON, J'ESPÈRE QUE MAINTENANT NOTRE CHAMAILLAGE TRADITIONNEL EST FINI POUR QUELQUE TEMPS [6]. telle était l'opinion du grand chef populaire de parti après cinquante ans d'antagonisme. Il ne s'agissait pas d'une lutte historique d'un prolétariat ayant la conscience de classe contre les exploiteurs et les marchands de canon impérialistes, comme les orateurs officiels du parti avaient l'habitude de le déclarer, mais seulement d'un chamaillage qui pouvait se terminer par une poignée de main.

Notes

[1] Voir pages 100-101.

[2] Elmer Roberts usait du terme Socialisme germanique. Voir son livre Monarchical Socialism in Germany (New-York, 1913).

[3] Sidney Webb dans Fabian Essays in Socialism (éd. américaine, New-York, 1891), p. 4.

[4] A cette époque, dans les heureuses années 1880, on prit l'habitude de parler de persécutions ; mais comparées à ce que les bolcheviks et les nazis ont fait subir depuis à leurs opposants, ces persécutions n'étaient à peine plus qu'un ennui.

[5] Voir sa lettre du 17 septembre 1889 publiée dans Deutsche Rundschau, XXI (Berlin, 1910), 663.

[6] Scheidemann, Der Zusammenbruch (Berlin, 1921), p. 9.

4. Les sociaux-démocrates à l'intérieur du système de caste allemand

Le capitalisme améliorait la situation sociale et économique du travail salarié. D'année en année, le nombre des personnes employées dans les industries allemandes s'élevait. Chaque année, les revenus et le niveau de vie des travailleurs montaient. Les ouvriers éteint plus ou moins contents. ils enviaient évidemment la richesse de la haute bourgeoisie (mais non celle des princes et des aristocrates) et ils aspiraient à avoir plus ; mais s'ils pensaient aux conditions dans lesquelles leurs parents avaient vécu et s'ils se remémoraient les expériences de leur propre enfance, ils devaient avouer qu'après tout les choses n'allaient pas si mal. L'Allemagne était prospère et les masses ouvrières partageaient sa prospérité.

Il restait encore beaucoup de pauvreté en Allemagne. Il était difficile qu'il en fût autrement dans un pays où l'opinion publique, le gouvernement et presque tous les partis politiques cherchaient à faire obstacle au capitalisme. Les niveaux de vie n'étaient pas satisfaisants dans l'agriculture orientale, dans les mines de charbon et dans quelques branches de production qui n'avaient pas ajusté leurs méthodes aux nouvelles conditions ; mais les travailleurs qui n'étaient pas eux-mêmes intéressés, ne se préoccupaient pas beaucoup du sort de leurs collègues moins favorisés. Le concept de solidarité de classe était une des illusions marxistes.

Pourtant quelque chose vexait les travailleurs les plus aisés précisément parce qu'ils étaient aisés. En leur qualité de salariés, ils n'avaient pas de situation précise dans la société allemande. Leur nouvelle caste n'était pas reconnue par les vieilles castes établies. Les petits bourgeois, les petits commerçants, boutiquiers et artisans et la classe nombreuse des individus occupant des postes subalternes au service du Reich, des États et des municipalités leur faisaient grise mine. Les revenus de ces petits bourgeois n'étaient pas plus élevés que ceux des ouvriers ; leur travail était souvent plus fastidieux que celui de la moyenne des travailleurs ; mais ils étaient hautains, suffisants et dédaignaient les salariés. Ils n'étaient pas prêts à admettre les travailleurs dans leurs cercles de boules, à leur permettre de danser avec leurs filles, et à frayer avec eux socialement. Ce qui était pire que tout, les bourgeois ne voulaient pas permettre aux travailleurs d'adhérer à leurs associations d'anciens combattants [1]. Les dimanches et dans les cérémonies officielles, avec des chapeaux hauts de forme et cravates noires, défilaient gravement à travers les rues principales, en observant strictement les règles de la marche militaire. Cela affligeait beaucoup les travailleurs de ne pas pouvoir y participer. Ils se sentaient honteux et humiliés.

Contre de tels motifs de plainte, l'organisation sociale-démocrate leur fournissait un remède efficace. Les sociaux-démocrates donnaient aux ouvriers des clubs de boules, de danse, des réunions en plein air. Ils avaient des associations d'éleveurs de canaris, de philatélistes, de joueurs d'échecs, d'amateurs d'espéranto, et ainsi de suite, formés par des prolétaires conscients. Il y avait des réunions sportives indépendantes pour les travailleurs avec championnats ouvriers, et des défilés prolétaires avec orchestres et drapeaux. Il y avait des comités et des conférences sans nombre, des présidents, des secrétaires, des secrétaires honoraires, trésoriers honoraires, membres du comité, des commissaires, des directeurs et autres dignitaires du parti. Les travailleurs perdaient leur complexe d'infériorité et leur sentiment de solitude. Ils n'étaient plus les enfants trouvés de la société ; ils étaient solidement intégrés dans une grande communauté ; ils étaient des personnes importantes chargées de responsabilités et de devoirs. Et leurs orateurs officiels, des érudits à lunettes avec diplômes universitaires, les convainquaient qu'ils n'étaient pas seulement égaux, mais meilleurs, que les petits bourgeois, classe en tous cas condamnée à disparaître.

Ce que les sociaux-démocrates ont effectivement réalisé ne fut pas d'inculquer dans les masses l'esprit révolutionnaire, mais au contraire de les réconcilier avec le système de caste allemand. Les travailleurs avaient un statut à l'intérieur de l'ordre établi ; ils devenaient une caste avec l'étroitesse d'esprit et tous les préjugés d'une classe sociale. Ils ne cessèrent pas de combattre pour des salaires plus élevés, des heures de travail moins nombreuses et la bas prix des céréales, mais ils étaient des citoyens aussi loyaux que les membres des autres groupes d'intérêts, les agriculteurs et les artisans.

C'était un des phénomènes paradoxaux de l'Allemagne impériale que les ouvriers sociaux-démocrates aient eu l'habitude de parler de sédition en public tandis qu'ils restaient parfaitement loyaux de coeur et que la haute bourgeoisie et les professions, tout en proclamant avec ardeur leur loyauté au roi et à la patrie, se plaignaient en privé. Un de leurs principaux sujets de tracas était leurs rapports avec l'armée.

Les légendes marxistes, qui ont dénaturé tous les aspects de la vie allemande, ont également déformé cette question. La bourgeoisie, disent-elles, s'est rendue au militarisme parce qu'elle désirait obtenir des commissions dans la réserve des forces armées. Il est vrai que de ne pas être officier de réserve était une sérieuse tâche pour l'honneur et la réputation d'un homme de la haute bourgeoisie. Les fonctionnaires, les membres des professions, les entrepreneurs et les directeurs de sociétés qui n'avaient pu y parvenir voyaient leur carrière ou leur activité économique sérieusement handicapée ; mais obtenir et conserver le grade d'officier de réserve était aussi la source de difficultés. Ce n'était pas le fait qu'il était interdit à un officier de réserve d'appartenir de quelque façon à un parti d'opposition qui était un motif de plainte. De toute façon les juges et les fonctionnaires étaient membres des partis qui soutenaient le gouvernement, sinon ils n'auraient jamais été nommés. Les entrepreneurs et le personnel de direction, par le jeu du système interventionniste, étaient forcés d'observer la neutralité politique ou d'adhérer à un des partis favorables au gouvernement ; mais il y avait d'autres difficultés.

Dirigée par les préjugés des Junkers, l'armée exigeait que, dans sa vie privée et commerciale, un officier de réserve se conformât strictement à son propre code sur la conduite d'un gentilhomme. Il n'était pas digne d'un officier de réserve pour une entrepreneur ou un directeur de faire aucun travail manuel dans son usine, même simplement de montrer à un ouvrier comment faire son travail. Le fils d'un entrepreneur qui travaillait quelque temps à une machine afin d'apprendre le métier ne pouvait pas être choisi pour une commission, ni le propriétaire d'un grand magasin qui s'occupe par hasard d'un client. Un lieutenant de réserve, qui était un architecte de réputation mondiale, fut une fois réprimandé par son colonel parce qu'un jour, inspectant la décoration de la salle de réception de la mairie d'une grande ville, il avait retiré sa veste et accroché personnellement au mur un tableau ancien. Il y avait des hommes qui étaient affligés de ne pas obtenir de commission dans la réserve et il y avait des officiers qui bouillaient secrètement de rage devant l'attitude de leurs supérieurs. Bref, ce n'était pas un plaisir, pour un roturier, d'être officier de réserve dans l'armée prussienne.

Évidemment les classes inférieures ne connaissaient pas ces tribulations des officiers de réserve. Elles ne voyaient que l'insolence avec laquelle ces hommes compensaient leur complexe d'infériorité, mais elles observaient aussi que les officiers — commissionnés ou non — s'acharnaient sur les hommes du service d'un an, c'est-à-dire les diplômés des grandes écoles qui n'avaient qu'un an de service à faire. Elles exultaient quand les officiers appelaient les noms des fils de leurs patrons et criaient que dans les rangs de l'armée, ni l'instruction, ni la richesse, ni la situation de leur père ne faisaient aucune différence.

La vie sociale de la haute bourgeoisie était empoisonnée par les frictions continuelles entre les officiers nobles et la bourgeoisie ; mais les civils étaient impuissants. Ils avaient été battus dans leur lutte pour la réorganisation de l'Allemagne.

Note

[1] Le nom officiel de ces clubs était Associations des Combattants (Kriegervereine). Les membres étaient les hommes ayant servi dans les forces armées.

5. Les sociaux-démocrates et la guerre

Marx n'était pas un pacifiste, c'était un révolutionnaire. Il dédaignait les guerres des empereurs et des rois mais il travaillait à la grande guerre civile dans laquelle les prolétaires unis du monde combattraient les exploiteurs. Comme tous les utopistes de cette espèce, il était convaincu que cette espèce, il était convaincu que cette guerre serait la dernière. Quand les prolétaires auraient vaincu et établi leur régime éternel, personne ne pourrait les priver des fruits de leur victoire. Dans cette dernière guerre Engels se réservait le rôle de commandant en chef. Il étudiait la stratégie afin d'être à la hauteur de sa tâche quand le jour serait venu.

L'idée de la coopération de tous les prolétaires dans la dernière lutte pour la libération conduisit à la fondation de la première Association Internationale des Travailleurs en 1864. Cette association était à peine plus qu'une réunion de doctrinaires, elle ne pénétra jamais dans le domaine de l'action politique. Sa disparition attira aussi peu l'attention que son existence antérieure.

En 1870, deux des cinq membres sociaux-démocrates du Parlement d'Allemagne du Nord, Bebel et Liebknecht, s'opposèrent à la guerre contre la France. Leur attitude, comme l'observe le socialiste français Hervé, ne fut qu'un geste personnel qui n'eut ni conséquences ni échos. Les deux nations, les Allemands et les Français, étaient corps et âmes sur les champs de bataille. Les internationalistes de Paris étaient les partisans les plus fanatiques de la guerre à outrance... La guerre franco-allemande fut l'échec moral de l'Internationale [1].

La seconde Internationale, fondée à Paris en 1889, était une réalisation de l'un des nombreux congrès internationaux tenus dans des villes consacrées par une fois mondiale. Pendant les vingt-cinq ans qui s'étaient écoulés depuis la fondation de la première Internationale., le concept d'une grande révolution mondiale avait perdu une grande partie de son attrait. Le but de la nouvelle organisation ne pouvait plus être présenté comme étant de coordonner les opérations militaires des armées prolétariennes des divers pays. Un autre objet devait être trouvé pour ses activités et c'était assez difficile. Les partis travaillistes avaient commencé à jouer un rôle très important dans la politique intérieure de leurs pays. Ils traitaient d'innombrables problèmes d'interventionnisme et de nationalisme économique et n'étaient pas prêts à soumettre leurs propres tactiques au contrôle d'étrangers. Il y avait plusieurs problèmes sérieux dans lesquels le conflit entre prolétaires des divers pays devenait apparent ; il n'était pas toujours possible d'éviter la discussion de ces questions ennuyeuses. Quelquefois les barrières à l'immigration devaient même être discutées ; le résultat fut un violent antagonisme de vues divergentes et un exposé scandaleux du dogme marxiste affirmant l'existence d'une solidarité inébranlable entre les intérêts prolétariens dans le monde entier. Les pandits marxistes avaient quelque difficulté à cacher les fissures qui se manifestaient.

On ne pouvait trouver qu'un sujet neutre et inoffensif pour le programme des réunions de l'Internationale : la paix. La discussion mit bientôt en évidence combien les mots d'ordre marxistes étaient vains. Au congrès de Paris, Frédéric Engels déclara qu'il était du devoir des prolétaires d'empêcher la guerre à tout prix avant qu'ils aient eux-mêmes pris le pouvoir dans les pays les plus importants [2]. L'Internationale discuta diverses mesures à la lumière de ce principe : grève générale, refus général du service militaire, sabotage des chemins de fer et ainsi de suite ; mais il était impossible de ne pas aborder le problème de savoir si la destruction du système de défense de son pays servirait effectivement les intérêts des travailleurs. Le travailleur n'a pas de patrie, dit le marxiste, il n'a que ses chaînes à perdre. Très bien. Mais cela n'a réellement aucune importance pour le travailleur allemand d'échanger ses chaînes allemandes contre des chaînes russes ? Le travailleur français doit-il laisser la république être la proie du militarisme prussien ? Cette troisième république, disaient les sociaux-démocrates allemands, n'est qu'une ploutocratie et une république de contrefaçon ; l'intérêt du prolétaire français n'est pas de combattre pour elle ; mais un tel raisonnement ne pouvait persuader les Français, qui tenaient à leurs préjugés contre les Hohenzollern. Les Allemands se vexèrent de ce qu'ils appelaient l'entêtement et les sentiments petits-bourgeois de la France, quoiqu'il fût évident que les sociaux-démocrates défendraient sans restriction l'Allemagne contre la Russie. Même Bebel s'était vanté que dans une guerre contre la Russie lui-même, vieux comme il était, prendrait un fusil [3]. Engels dans une contribution à l'almanach du parti socialiste français pour 1892 déclarait : Si la République Française aide Sa Majesté le tsar et autocrate de toutes les Russies, les sociaux-démocrates allemands seront désolés de la combattre, mais ils la combattront cependant [4]. La demande formulée par Engels dans ces mots aux Français était en plein accord avec les exigences naïves des nationalistes allemands. Eux aussi considéraient que c'était le devoir de la France de s'isoler diplomatiquement et ou de rester neutre dans une guerre entre la Triple Alliance et la Russie, ou de se trouver sans allié dans une guerre contre l'Allemagne.

La somme de tromperie et d'insincérité contenue dans l'activité de la seconde Internationale fut réellement étonnante. Il est encore plus surprenant que des personnes aient suivi ces discussions oiseuses avec une attention extrême et la conviction que ces discours et résolutions étaient de la plus haute importance. Seule la tendance pro-socialiste et pro-marxiste de l'opinion publique peut expliquer ce phénomène. Quiconque en était exempt pouvait aisément comprendre que ce n'était que paroles inutiles. L'éloquence de ces congrès n'avait pas davantage de signification que les toasts portés par les monarques lors de leurs rencontres. Le kaiser et le tsar aussi avaient l'habitude en de telles occasions de parler de la camaraderie et de l'amitié traditionnelles qui les réunissaient et de s'assurer mutuellement que leur seul souci était le maintien de la paix.

Au sein de la seconde Internationale, le parti de la social-démocratie allemande était supérieur à tous, c'était le mieux organisé et le plus grand de tous les partis. Aussi les congrès étaient-ils une exacte réplique des conditions régnant à l'intérieur du parti allemand. Les délégués étaient marxistes et émaillaient leurs discours de citations de Marx ; mais les partis qu'ils représentaient étaient des partis syndicaux pour lesquels l'internationalisme était un concept creux. Ils profitaient du nationalisme économique. Les travailleurs allemands étaient prévenus non seulement contre la Russie, mais aussi contre la France et la Grande-Bretagne, pays du capitalisme occidental. Comme tous les autres Allemands ils étaient convaincus que l'Allemagne avait un juste titre à revendiquer les colonies anglaises et françaises. Ils ne trouvaient rien à redire à la politique allemande au Maroc, si ce n'est son manque de succès [5]. Ils critiquaient l'administration des affaires militaires et navales ; mais leur souci était que l'armée soit prête à la guerre. Comme tous les autres Allemands, ils pensaient que l'épée était le principal instrument de politique étrangère et ils étaient sûrs aussi que Grande-Bretagne et France enviaient la prospérité de l'Allemagne et préparaient une agression.

Ce fut une erreur sérieuse de ne pas reconnaître cette mentalité militariste des masses allemandes. On accordait d'autre part trop d'attention aux écrits de quelques socialistes qui, comme Schippel, Hildebrand et autres, proposaient que les sociaux-démocrates soutiennent ouvertement la politique agressive du Kaiser. Après tout, les sociaux-démocrates étaient un parti d'opposition, ce n'étaient pas leur rôle de voter pour le gouvernement. Cependant leur attitude accommodante fut assez efficace pour encourager la tendance nationaliste de la politique étrangère.

Le gouvernement savait très bien que les travailleurs sociaux-démocrates le soutiendraient en cas de guerre. Les chefs de l'administration étaient moins sûrs des quelques marxistes orthodoxes ; mais ils savaient que ces doctrinaires étaient complètement séparés des masses et ils étaient convaincus que la grande majorité du parti prendrait des mesures de précaution contre les marxistes extrémistes. C'est pourquoi ils osèrent emprisonner quelques chefs du parti à la déclaration de guerre ; plus tard, ils se rendirent compte que ce n'était pas nécessaire. mais le comité exécutif du parti, mal informé comme il l'avait toujours été, n'apprit même pas que les autorités avaient changé d'opinion et qu'il n'y avait plus rien à craindre d'elles. Aussi le 3 août 1914, le président du parti Ebert et le trésorier, Braun, passèrent en Suisse avec les fonds du parti [6].

Il est absurde de dire que les chefs socialistes, en votant les crédits pour la guerre, ont trahi les masses. Les masses approuvaient unanimement la guerre du Kaiser. Même les quelques membres du parlement et journalistes qui étaient d'une opinion contraire, furent obligés de respecter la volonté des électeurs. Les soldats sociaux-démocrates furent les combattants les plus enthousiastes dans cette guerre de conquête et d'hégémonie.

Plus tard les choses changèrent évidemment. Les espérances de victoire ne se réalisaient pas. Des millions d'Allemands étaient sacrifiés dans des attaques infructueuses contre les tranchées ennemies. Femmes et enfants avaient faim. Même les membres des syndicats découvrirent alors qu'ils s'étaient trompés en considérant la guerre comme une occasion favorable d'améliorer leur niveau de vie. La nation était mûre pour la propagande radicale ; mais ces radicaux n'étaient pas partisans de la paix ; ils voulaient substituer la guerre de classe — guerre civile — à la guerre contre l'ennemi extérieur.

Notes

[1] Hervé, L'internationalisme (Paris, 1910), p. 129 sq.

[2] Kautsky, Sozialisten und Krieg (Prague, 1937), p. 300.

[3] Kautsky, op. cit., p. 307.

[4] Idem, p. 352.

[5] Andler, op. cit., p. 107.

[6] Andler, op. cit., p. 107.