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Ludwig von Mises:Politique économique - Deuxième leçon — Socialisme


Anonyme


Deuxième leçon — Socialisme

Je suis ici, à Buenos Aires, l'invité de l'Instituto por la Economia Libre. Qu'est-ce que : economia libre ? Que signifie ce système de liberté économique ? La réponse est simple : c'est l'économie de marché. C'est le système dans lequel la coopération des individus dans la division du travail est assurée par le marché. Ce marché n'est pas un endroit, c'est un processus ; c'est la manière dont, en achetant et vendant, en produisant et consommant, les individus contribuent au fonctionnement total de la société.

En traitant de ce système d'organisation économique — l'économie de marché — nous employons l'expression « liberté économique ». Très souvent, les gens se trompent sur son sens, croyant que la liberté économique est quelque chose de tout à fait à part des autres libertés, et que ces autres libertés — qu'ils estiment plus importantes — peuvent être maintenues même en l'absence de liberté économique. La signification de la liberté économique, la voici : c'est que l'individu est en mesure de choisir la route par laquelle il doit s'intégrer dans l'ensemble de la société. L'individu est à même de choisir sa carrière, il est libre de faire ce qu'il entend faire.

Ceci n'est pas à comprendre à la manière dont tant de gens aujourd'hui entendent le mot de liberté ; le sens de ces phrases est que, grâce à la liberté économique, l'homme est libéré de la situation qui est la sienne dans l'état de nature.

Dans la nature, il n'existe rien que l'on puisse appeler liberté ; il y a seulement la régularité des lois de la nature, à laquelle l'homme doit se plier s'il veut atteindre quelque but. Lorsque nous employons le mot de liberté relativement aux êtres humains, nous pensons seulement à la liberté au sein de la société. Et pourtant aujourd'hui, les libertés sociales sont considérées par beaucoup de gens comme indépendantes les unes des autres. Ceux qui se dénomment eux-mêmes « libéraux » préconisent une politique qui est exactement à l'opposé de ce que recommandaient dans leurs programmes libéraux ceux qui s'appelaient ainsi au dix-neuvième siècle. Les soi-disant libéraux d'aujourd'hui partagent l'idée très populaire selon laquelle la liberté de parole, de la pensée, de la presse, la liberté de religion, le droit de n'être pas emprisonné sans jugement — toutes ces libertés peuvent être préservées en l'absence de ce qu'on appelle liberté économique. Ils ne voient pas que, dans un système où il n'y a pas de marché, où le gouvernement régit toute chose, toutes ces autres libertés sont illusoires, même lorsqu'on en fait des lois inscrites dans la Constitution.

Prenons l'une de ces libertés : celle de la Presse. Si le gouvernement possède toutes les imprimeries, c'est lui qui décidera ce qui doit être imprimé et ce qui ne doit pas être imprimé. Or, si le gouvernement est propriétaire de toutes les imprimeries et décide que quelque chose doit ou non être imprimé, alors la possibilité d'imprimer quelques arguments contraires aux idées des gouvernants devient inexistante en pratique. La liberté de la Presse disparaît. Et il en va de même pour toutes les autres libertés.

Dans une économie de marché, l'individu a la liberté de choisir la carrière dans laquelle il veut s'engager, quelle qu'elle soit, il est libre de choisir sa propre voie pour s'intégrer dans la société. Mais dans un système socialiste, ce n'est pas ainsi : sa carrière est décidée par un acte d'autorité du pouvoir. Le gouvernement peut ordonner à des gens qui lui déplaisent, qu'il ne veut pas voir habiter dans certains endroits, d'aller s'installer ailleurs, dans d'autres régions. Et les gouvernants ont toujours le moyen de justifier et expliquer ce procédé en déclarant que le plan gouvernemental requiert la présence de cet éminent citoyen à des milliers de kilomètres du lieu où il gêne les gens au pouvoir.

Il est vrai que la liberté qu'un homme peut avoir dans une économie de marché n'est pas une liberté parfaite d'un point de vue métaphysique. Mais la liberté parfaite n'existe pas. La liberté n'a de sens que dans le cadre de la société. Les écrivains du dix-huitième siècle qui parlaient de la « loi naturelle » — principalement Jean-Jacques Rousseau — croyaient que jadis, dans un passé reculé, les hommes jouissaient de quelque chose appelé liberté « naturelle ». Mais à ces époques éloignées, les individus n'étaient pas libres, ils étaient à la merci de n'importe qui de plus fort qu'eux. La célèbre phrase de Rousseau : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers » peut sonner bien, mais en réalité l'homme ne naît pas libre. L'homme naît à l'état de nourrisson complètement désarmé. Sans la protection de ses parents, et sans la protection fournie à ses parents la société, il ne serait pas capable de conserver la vie.

La liberté dans la société, cela signifie qu'un homme dépend autant des autres que les autres dépendent de lui. La société en économie de marché, où les conditions sont celles de l' « économie libre », signifie un état de choses où tout un chacun est au service de ses semblables et est servi par eux en retour. Les gens croient qu'il y a en économie de marché des patrons qui sont indépendants du bon vouloir et de l'aide des autres gens. L'on croit que les grands industriels, les hommes d'affaires, les entrepreneurs, sont les véritables maîtres du système économique. Mais c'est là une illusion. Les vrais maîtres du système économique ce sont les consommateurs. Et si les consommateurs cessent de donner leur clientèle à une branche de production, les fabricants sont contraints d'abandonner leur poste de commandement au sein du système économique ou d'adapter ce qu'ils font aux désirs ou commandes des consommateurs.

L'un des propagateurs les plus connus du communisme fut une dame, Lady Passfield, de son nom de jeune fille Beatrice Potter, et largement connue sou le nom de son mari Sidney Webb. Cette dame était la fille d'un riche homme d'affaires et, lorsqu'elle était jeune femme fut employée au secrétariat de son père. Dans ses mémoires, elle écrit : « Dans l'entreprise de mon père, tout le monde devait obéir aux ordres que donnait mon père, le patron. Lui seul donnait des ordres, mais à lui personne n'en donnait. » C'est là une façon de voir extrêmement myope. Son père recevait très effectivement des ordres, que lui donnaient les consommateurs, les acheteurs. Malheureusement, elle ne pouvait voir ces ordres-là ; elle ne pouvait voir ce qui se passe dans une économie de marché, parce que toute son attention se portait sur les ordres que son père donnait au sein de son bureau ou des ateliers.

Dans tous les problèmes économiques, nous devons avoir à l'esprit les mots du grand économiste français Frédéric Bastiat, qui intitula l'un de ses brillants essais : « Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas ». Afin de comprendre le fonctionnement d'un système économique, nous devons prendre en considération non seulement les choses qui sont visible, mais aussi prêter attention à celles qui ne peuvent être perçues immédiatement. Par exemple, lorsqu'un patron commande quelque chose au garçon de bureau, cet ordre peut être entendu de toute personne présente dans la pièce. Ce qui ne peut être entendu, ce sont les ordres donnés au patron par ses clients.

Le fait est que, dans le système capitaliste, ceux qui commandent en dernier ressort sont les consommateurs. Le souverain, ce n'est pas l'État, ce sont les gens. Et la preuve qu'ils sont souverains, c'est qu'ils ont le droit de se comporter sottement. C'est là le privilège du souverain. Il a le droit de commettre des erreurs, personne ne peut l'en empêcher, mais bien entendu c'est à lui d'en payer les conséquences. Si nous disons que le consommateur décide en dernier ressort, qu'il est souverain, cela ne veut pas dire qu'il soit exempt d'erreur, que le consommateur est quelqu'un qui sait toujours ce qu'il y a de meilleur pour lui. Le consommateur, très fréquemment, achète ou consomme des choses qu'il ne devrait pas acheter ou consommer. Mais l'idée qu'une forme capitaliste de gouvernement puisse empêcher les gens de se nuire à eux-mêmes en contrôlant leur consommation, cela est une idée fausse.

Regarder le Pouvoir politique comme une autorité paternelle, comme un tuteur universel, c'est penser à la manière des partisans du socialisme. Aux États-Unis, il y a quelques années, le gouvernement tenta ce qu'on appela alors « une noble expérience ». C'était une loi rendant illégal le fait que bien des gens boivent trop d'eau-de-vie, trop de whisky, et qu'en faisant cela ils risquent de se nuire. Il est certain que de nombreuses personnes fument trop, et fument en dépit du fait qu'elles n'en seraient que mieux si elles ne fumaient pas. Cela soulève un problème qui va beaucoup plus loin que la discussion économique : cela montre ce que signifie réellement la liberté.

Admettons qu'il est bon d'empêcher les gens de se nuire en buvant ou en fumant exagérément. Mais une fois que vous avez admis cela, quelqu'un d'autre dira : « le corps est-il tout ? L'esprit de l'homme n'est-il pas encore bien plus important ? N'est-ce pas l'esprit qui est l'héritage humain, ce qui fait réellement la qualité de l'homme ? » Si vous donnez au pouvoir politique le droit de régenter la consommation du corps humain, de décider si les gens peuvent ou ne doivent pas fumer, s'ils doivent ou non boire de l'alcool, il n'est pas de bonne réponse que vous puissiez donner à quelqu'un qui vous dit : « Plus importants que le corps sont l'esprit et l'âme, et l'homme se nuit bien davantage en lisant de mauvais livres, en écoutant de mauvaise musique et en regardant de mauvais films. Donc c'est le devoir du gouvernement d'empêcher que les gens ne commettent de telles fautes. »

Et, comme vous le savez, pendant de nombreux siècles, les autorités politiques et autres crurent que c'était là effectivement leur devoir. Et ce n'est pas seulement à des époques reculées que cela s'est produit ; il y a peu, un gouvernement allemand considérait qu'il incombait au pouvoir de distinguer la bonne peinture et la mauvaise — et naturellement cela voulait dire bonne ou mauvaise du point de vue d'un homme qui, dans sa jeunesse, avait été refusé à l'examen d'entrée de l'Académie des Beaux-Arts de Vienne ; bonne et mauvaise de l'avis d'un peintre en cartes postales. Et il devint contraire aux lois, d'émettre des opinions, à propos d'art et de peinture, autres que celles du Führer Suprême.

Dès lors que vous commencez à admettre que c'est le devoir du gouvernement de contrôler votre consommation d'alcool, que pouvez-vous répliquer à ceux qui vous disent que contrôler les livres et les idées est bien plus important.

La liberté signifie toujours la liberté de se tromper. Il nous faut bien comprendre cela. Nous pouvons critiquer très vivement la façon dont nos concitoyens dépensent leur argent et mènent leur vie. Nous pouvons estimer que ce qu'ils font est absolument stupide et nocif, mais dans une société libre, il existe un grand nombre de manières par lesquelles l'on peut exprimer ses opinions sur le sens dans lequel ses contemporains devraient changer leur façon de vivre. L'on peut écrire des livres, écrire des articles, faire des discours ; l'on peut même prêcher au coin des rues si l'on veut — et c'est ainsi que l'on fait dans plusieurs pays. Mais l'on ne doit pas tenter d'imposer aux gens une surveillance policière pour les empêcher de faire certaines choses simplement parce que l'on ne veut pas qu'ils en aient la liberté.

Telle est la différence entre la servitude et la liberté. L'esclave doit faire ce que son maître commande de faire, mais le citoyen libre — et c'est là ce que signifie la liberté — est à même de choisir son genre de vie. Assurément, le système capitaliste peut être mal employé, et il est mal employé par certaines gens. Il y est certainement possible de faire des choses qui ne devraient pas être faites. Mais si de telles choses sont approuvées par la majorité, une personne qui les désapprouve dispose encore d'un moyen de modifier l'opinion de ses concitoyens. Elle peut essayer de les persuader, de les convaincre ; elle ne doit pas tenter de les contraindre en recourant au pouvoir de police du gouvernement.

Dans une économie de marché, tout le monde sert ses contemporains en pourvoyant à ses propres besoins. C'est là ce que les écrivains du dix-huitième siècle avaient à l'esprit lorsqu'ils parlaient de l'harmonie des intérêts bien compris de toutes les parties et de tous les individus de la population. C'est précisément cette doctrine de l'harmonie des intérêts que les socialistes ont combattue. Ils parlèrent d'un « irréductible conflit des intérêts » entre les différents groupes.

Qu'est-ce que cela signifie ? Lorsque Karl Marx — dans le premier chapitre du Manifeste Communiste, cette petite brochure qui marqua le début du mouvement socialiste — affirma qu'il existe un conflit insoluble entre les classes, il ne put illustrer sa thèse que par des exemples pris dans la situation des sociétés pré-capitalistes. Dans les époques antérieures au capitalisme, la société était divisée en groupes à statut héréditaire, ce qu'aux Indes on appelle les « castes ». Dans une société à statuts sociaux, un homme ne naissait pas Français, par exemple ; il naissait membre de l'aristocratie française, ou de la bourgeoisie française, ou de la paysannerie française. Pendant la plus grande partie du Moyen Âge, il était simplement un serf. Et le servage, en France, ne disparut complètement qu'après la Révolution américaine. Dans d'autres régions de l'Europe, il ne disparut que plus tardivement encore.

Mais la pire forme de servitude — forme qui subsista même après l'abolition de l'esclavage — existait dans les colonies britanniques d'outre-mer. L'individu héritait du statut de ses parents, et y restait attaché toute sa vie. Il le transmettait à ses enfants. Chaque groupe avait ses privilèges et ses désavantages. Les groupes les plus élevés n'avaient que des privilèges, les groupes les plus bas placés n'avaient que des désavantages. Et il n'y avait aucun moyen pour un individu de se débarrasser des désavantages légaux que lui imposait son statut, autre que de combattre politiquement les autres classes. Dans une telle situation, vous pouviez dire qu'il existait un « conflit irréconciliable d'intérêts entre les propriétaires d'esclaves et les esclaves », parce que le désir des esclaves était de se débarrasser de leur esclavage, de leur qualité congénitale d'esclaves. Cela représentait une perte, évidemment, pour leurs maîtres. Par conséquent, il n'y a aucun doute qu'il devait y avoir un conflit insoluble d'intérêts entre les membres des diverses classes.

Il ne faut pas oublier qu'à ces époques — où les sociétés de statut prédominaient en Europe aussi bien qu'aux colonies fondées plus tard par les Européens en Amérique — les gens ne se considéraient pas comme liés de façon particulière avec les autres classes de leur propre nation ; ils se sentaient bien plus en union avec les membres de leur propre classe dans les autres pays. Un aristocrate français ne considérait pas les Français de classe inférieure à la sienne comme ses concitoyens ; c'étaient les gens du « commun », qui ne lui plaisaient pas. Il regardait seulement comme ses égaux les aristocrates des autres pays — ceux d'Italie, d'Angleterre, d'Allemagne, par exemple.

L'effet le plus visible de cet état de choses était que les aristocrates de toute l'Europe utilisaient le même langage. Et ce langage était le français, langue qui n'était pas comprise, hors de France, par les autres groupes de la population. La classe moyenne — la bourgeoisie — avait sa langue propre, tandis que la classe inférieure — la paysannerie — parlait des dialectes locaux que souvent ne comprenaient pas les autres groupes de la population. C'était la même chose pour le vêtement. Lorsque l'on voyageait en 1750 d'un pays dans un autre, l'on constatait que les classes supérieures, les aristocrates, étaient couramment habillés de la même façon dans toute l'Europe, et l'on voyait que les autres catégories étaient vêtues différemment. Lorsque l'on rencontrait quelqu'un dans la rue, l'on pouvait voir immédiatement, à sa façon de se vêtir, à quelle classe, à quel statut il appartenait.

Il est difficile d'imaginer à quel point ces conditions de vie différaient des conditions actuelles. Lorsque je viens des États-Unis en Argentine et que je vois quelqu'un dans la rue, je ne peux pas savoir quel est son statut. Je pense seulement que c'est un citoyen argentin et qu'il n'appartient pas à un quelconque groupe légalement restreint. C'est là quelque chose qui a été introduit par le capitalisme. Bien entendu, il y a aussi des différences à l'intérieur d'une société capitaliste. Il y a des différences de fortune, différences que les Marxistes prennent à tort pour l'équivalent des différences de jadis qui existaient entre les hommes dans la société de statut.

Les différences au sein d'une société capitaliste ne sont pas les mêmes que celles dans une société socialiste. Au Moyen Âge — et même bien plus tard dans beaucoup de pays — une famille pouvait être noble et posséder de grands biens, ce pouvait être une famille de ducs pendant des siècles et des siècles, quels que soient leurs qualités, leurs talents, leur caractère ou leur moralité. Mais dans les conditions du capitalisme moderne, il existe ce que les sociologues ont appelé d'un terme technique la « mobilité sociale ». Le principe agissant de cette mobilité sociale, d'après le sociologue et économiste Vilfredo Pareto, est « la circulation des élites ». Cela veut dire qu'il y a toujours des gens au sommet de l'échelle sociale, qui sont riches, qui sont politiquement influents ; mais ces gens — les élites — changent continuellement.

Cela est parfaitement vrai dans une société capitaliste. Ce n'était pas vrai dans la société de statut pré-capitaliste. Les familles qui étaient considérées comme les grandes familles aristocratiques d'Europe sont encore les mêmes familles aujourd'hui, ou disons qu'elles descendent des familles les plus importantes d'il y a 800 ou 1 000 ans et davantage. Les Capétiens et les Bourbons — qui pendant longtemps ont régné ici, en Argentine — furent une maison royale dès le dixième siècle. Ces monarques régnaient sur un territoire aujourd'hui appelé l'Île-de-France, et ils étendirent leur domaine de génération en génération. Mais dans une société capitaliste, il y a une mobilité continuelle — des pauvres devenant riches et les descendants de ces gens riches perdant leur fortune et devenant des pauvres.

Aujourd'hui, j'ai vu dans une librairie du centre de Buenos Aires la biographie d'un homme d'affaires qui fut si éminent, si influent, si caractéristique des grandes affaires du dix-neuvième siècle en Europe, que même dans ce pays-ci, bien loin de l'Europe, la librairie avait des exemplaires de cette biographie. Il se trouve que je connais le petit-fils de ce personnage. Il porte le même nom que son grand-père, et il a encore le droit de porter le titre de noblesse que son grand-père — qui avait débuté comme forgeron — avait reçu il y a quatre-vingts ans. Aujourd'hui, ce petit-fils est un modeste photographe dans la cité de New York.

D'autres gens, qui étaient pauvres à l'époque où le grand-père de ce photographe devint l'un des plus grands industriels d'Europe, sont maintenant des capitaines d'industrie. Tout le monde est libre de changer de statut. C'est la différence entre le système de statut et le système capitaliste de liberté économique où chacun n'a qu'à s'en prendre à lui-même s'il ne parvient pas à la situation qu'il désirait atteindre.

Le plus fameux des industriels du vingtième siècle est, jusqu'à présent, Henry Ford. Il débuta avec quelques centaines de dollars empruntés à ses amis, et en peu de temps il développa l'une des plus grandes firmes industrielles du monde entier. Et l'on peut découvrir des cas de ce genre par centaines chaque jour.

Chaque jour, le « New York Times » publie de longues notices sur les gens qui viennent de mourir. Si vous lisez ces biographies, vous pouvez tomber sur le nom d'un homme d'affaires éminent, qui a commencé en vendant des journaux au coin des rues de New York. Ou bien il a débuté comme garçon de bureau, et à sa mort il est le président de la même entreprise de banque dans laquelle il a commencé au plus bas de l'échelon. Bien entendu, tout le monde n'atteint pas de telles situations ; ce n'est pas tout le monde qui souhaite les atteindre. Il y a des personnes qui sont intéressées par d'autres problèmes et, pour ces personnes-là, d'autres voies sont ouvertes, qui n'existaient pas aux temps féodaux, aux époques de la société de statut.

Le système socialiste, par contre, exclut cette liberté fondamentale de choisir sa propre carrière. Dans le cadre du socialisme, il y a une seule autorité économique, et elle a le droit de décider de toute chose lorsqu'il s'agit de production.

L'une des caractéristiques de notre époque est que les gens usent de plusieurs noms pour la même chose. Un synonyme pour socialisme ou communisme est « planification ». Lorsque l'on parle de « planification », c'est naturellement de planification centrale qu'il s'agit dans l'esprit des gens, ce qui veut dire un plan unique dressé par le gouvernement, un seul plan qui empêche de faire un plan quiconque n'est pas le Gouvernement.

Une dame britannique qui est aussi membre de la Chambre Haute, a écrit un livre intitulé « Plan or no Plan » — Le Plan ou pas de plan — qui a eu beaucoup de succès à travers le monde. Que signifie le titre de son livre ? Lorsqu'elle dit « plan », elle pense au seul type de plan envisagé par Lénine, Staline et leurs successeurs, le type qui régit toutes les activités de tous les membres de la nation. Donc, cette dame parle d'un plan central qui exclut tous les plans personnels qu'ont les individus. Son titre, « le Plan ou pas de plan », est donc un trompe-l'oeil, une image fausse ; l'alternative n'est pas entre un plan central et aucun plan, elle est entre le plan total d'une autorité gouvernementale centrale, ou la liberté pour les individus de dresser leurs propres plans, de planifier pour leur propre compte. L'individu fait le plan de sa vie, chaque jour, modifiant ses plans quotidiens selon son idée.

L'homme libre dresse des plans quotidiennement pour ses besoins ; il dit, par exemple : « Hier je projetais de travailler à Cordoba toue ma vie. » Puis il entend parler de conditions meilleures à Buenos Aires et change ses plans, disant : « Au lieu de travailler à Cordoba, je veux aller à Buenos Aires. » Et c'est là ce que signifie la liberté. Il peut se faire qu'il se trompe, que d'aller à Buenos Aires s'avère avoir été une erreur. Les choses auraient pu mieux tourner pour lui à Cordoba, mais c'est lui-même qui a fait ses plans.

S'il y a une planification centrale unique, il est comme un soldat dans une armée. Le soldat dans l'armée n'a pas le droit de choisir sa garnison, de choisir l'endroit où il servira. Il doit obéir aux ordres. Et le système socialiste — ainsi que Karl Marx, Lénine, et tous les chefs socialistes le savaient et l'admettaient — est la transposition de la règle militaire à l'ensemble de l'appareil de production. Marx parlait des « armées industrielles » et Lénine appelait à « l'organisation de toutes choses — la poste, l'usine, et les autres activités — suivant le modèle de l'armée ».

Par conséquent, dans le système socialiste, tout repose sur la sagesse, les talents, les dons des seuls individus qui composent l'autorité suprême. Ce que le dictateur suprême, ou son conseil, ne sait pas n'est pas pris en compte. Mais la sagesse que l'humanité a amassée dans sa longue histoire n'est pas possédée par chaque individu ; nous avons accumulé une masse tellement énorme de savoir scientifique et technique au cours des siècles, qu'il est humainement impossible pour un seul individu de savoir tout cela, fût-il extrêmement doué.

Puis les gens sont différents les uns des autres, ils sont inégaux. Ils le seront toujours. Certaines gens sont plus doués sur un sujet, et moins sur un autre. Et il y a des hommes qui ont le don de trouver de nouvelles voies, de changer le cours des connaissances. Dans les sociétés capitalistes, le progrès technique et le progrès économique sont le fait de personnes de ce genre. Si quelqu'un a une idée, il se mettra à chercher quelques autres personnes qui aient assez de flair pour se rendre compte de la valeur de cette idée. Quelques capitalises assez audacieux pour imaginer l'avenir, et qui comprennent les conséquences possibles d'un tel projet, s'embarqueront dans sa réalisation. D'autres, d'abord, pourront dire : « ils sont fous » ; mais ils cesseront de parler ainsi quand ils s'apercevront que l'entreprise, qu'ils appelaient insensée, prospère et que les gens sont heureux d'acheter ses produits.

Dans le système marxiste, d'autre part, l'organe gouvernemental du niveau le plus élevé doit d'abord être persuadé de la valeur de l'idée avant qu'elle soit essayée et développée. Cela peut constituer quelque chose de fort difficile à faire, car seuls les membres du comité suprême — ou le dictateur unique lui-même — ont le pouvoir de prendre des décisions. Et si ces personnages — en raison d'une répugnance à l'effort ou de leur âge avancé, ou parce qu'ils ne sont pas très intelligents et instruits — ne sont pas capables de saisir l'importance de l'idée nouvelle, alors le nouveau projet ne sera pas essayé.

Nous pouvons penser à des exemples de l'Histoire militaire. Napoléon fut certainement un génie dans les questions militaires ; il avait cependant un seul problème suprêmement important, et parce qu'il ne sut pas le résoudre, il fut finalement vaincu et exilé dans la solitude de Sainte-Hélène. Le problème de Napoléon était : « Comment envahir l'Angleterre ? ». Pour cela il lui fallait une marine capable de traverser la Manche ; or il y eut des gens qui lui dirent qu'ils connaissaient un moyen de faire cette traversée, des gens qui — en ces temps de marine à voile — avaient imaginé la nouveauté des bateaux à vapeur. Mais Napoléon ne comprit pas ce qui lui était proposé.

Puis il y eut le célèbre État-Major général allemand. Avant la Première Guerre mondiale, l'état-major allemand était universellement considéré comme insurpassable en compétence militaire. Une réputation comparable entourait l'état-major du général Foch en France. Mais ni les Allemands ni les Français — qui par la suite, sous la conduite du général Foch, furent vainqueurs des Allemands — ne comprenaient l'importance de l'aviation comme arme de guerre. L'état-major allemand disait : « L'aviation, c'est un amusement, c'est bon pour les gens oisifs. D'un point de vue militaire, seuls les Zeppelins sont importants. » Et l'état-major français pensait de même.

Plus tard, entre la Première et la Seconde Guerres mondiales, il y eut aux États-Unis un général convaincu que l'aviation jouerait un rôle extrêmement important dans un conflit futur. Mais tous les autres experts américains étaient d'avis contraire. Il ne put les convaincre. S4il vous faut persuader un groupe de gens dont le sort ne dépend pas directement de la solution du problème, vous n'y parviendrez jamais. C'est la même chose pour les problèmes économiques.

De nombreux peintres, écrivains, compositeurs, ont déploré que le public n'ait pas apprécié leur oeuvre, les condamnant à la pauvreté. Il est bien possible que le public ait fait preuve d'un médiocre jugement ; mais lorsque ces artistes on dit : « Le gouvernement devrait soutenir les grands artistes, peintres et écrivains », ils se trompèrent lourdement. A qui le gouvernement devrait-il déléguer la tâche de décider si oui ou non un nouveau-venu est réellement un grand peintre ? Il lui faudra s'en remettre au jugement des critiques, et des professeurs d'histoire de l'art qui regardent toujours le passé mais qui ont rarement montré le talent de découvrir les nouveaux génies. C'est là la grande différence entre un système de « planification » et un système où chacun peut faire lui-même son plan et agir pour son propre compte.

Il est vrai, bien sûr, que de grands peintres et de grands écrivains ont souvent dû supporter de grandes difficultés. Même ceux qui ont été remarquables par leur art n'ont pas toujours réussi à gagner de l'argent. Van Gogh fut certainement un grand peintre. Il connut la pire détresse et finit par se suicider à l'âge de trente-sept ans. De toute sa vie il n'avait vendu qu'un seul tableau, et l'acheteur était son cousin. A part cette unique recette, il vécut de l'argent que lui donnait son frère, qui n'était ni un artiste ni un peintre. Mais le frère de van Gogh comprenait les besoins d'un peintre. Aujourd'hui l'on ne peut acheter un van Gogh pour moins de cent mille ou deux cent mille dollars.

Dans un régime socialiste, le sort de van Gogh aurait pu être autre. Quelque personnage officiel aurait consulté des peintres en renom (que van Gogh n'aurait certainement pas considérés comme dignes du nom d'artistes), leur demandant si ce jeune homme, à demi ou complètement fou, était réellement un peintre méritant d'être soutenu. Et eux, sans aucun doute, auraient répondu : « Non, ce n'est pas un peintre ; ce n'est pas un artiste ; c'est seulement un homme qui gaspille la peinture » ; et on l'aurait envoyé travailler dans une fromagerie, ou à l'hôpital psychiatrique. C'est pourquoi tout cet enthousiasme en faveur du socialisme parmi la nouvelle génération de peintres, de poètes, de musiciens, de journalistes, d'acteurs, est basé sur une illusion. Je parle d'eux parce que ces catégories sont parmi les partisans les plus fanatiques de l'idée socialiste.

Lorsque se pose le problème de choisir entre socialisme et capitalisme en tant que systèmes économiques, c'est un peu différent. Les auteurs socialistes ne se sont jamais doutés que l'industrie moderne, et toutes les opérations professionnelles modernes, sont basées sur le calcul. Les ingénieurs ne sont absolument pas les seuls à faire des plans sur la base de calculs ; les chefs d'entreprise doivent aussi faire de même. Et les calcul des chefs d'entreprise sont toujours fondés sur le fait qu'en économie de marché, le prix en monnaie des biens n'informe pas seulement le consommateur, mais fournit aussi des informations vitales aux entrepreneurs quant aux facteurs de production, la fonction essentielle du marché n'étant pas seulement de déterminer le coût de la dernière partie du processus de production et de transfert des produits aux mains du consommateurs, mais aussi le coût de toutes les étapes qui ont conduit à celle-là. Tout l'ensemble du système de marché est lié au fait qu'il y a une division du travail opérée tacitement entre les divers entrepreneurs, qui rivalisent pour se procurer les facteurs de production — matières premières, machines, outillage — et le facteur de production humain, le travail salarié. Ce genre de calcul opéré par l'entrepreneur ne peut pas être effectué en l'absence de prix fournis par le marché.

A l'instant même où l'on abolit le marché — c'est ce que les socialistes voudraient faire — l'on vide de toute utilité tous les calculs et supputations des ingénieurs et techniciens ; les techniciens peuvent vous fournir un grand nombre de projets qui, du point de vue des sciences naturelles, sont également réalisables, mais il faut les études de prix de l'entrepreneur en fonction du marché, pour déterminer lequel de ces projets est le plus avantageux, du point de vue de l'économie.

Le problème dont le parle ici est le point fondamental d'un débat opposant le calcul économique capitaliste ai socialisme. Le fait est que le calcul économique, et par conséquent toute planification technique, ne sont possibles que s'il y a des prix en monnaie, non seulement pour les biens de consommation, mais aussi pour les facteurs de production. Cela veut dire qu'il faut qu'il y ait un marché pour toutes les matières premières, pour chacun des produits semi-finis, des outillages et des machines, et pour toutes les diverses formes de travail humain et de services humains.

Lorsque ce fait fut découvert, les socialistes ne surent quoi répondre. Pendant cent cinquante ans ils avaient dit : « Tous les maux de ce monde viennent du fait qu'il y a des marchés et des prix de marché. Nous entendons abolir le marché et avec lui, naturellement, l'économie de marché, pour leur substituer un système sans prix et sans marché. » Ce qu'ils voulaient, c'était supprimer ce que Marx appelait le « caractère mercantile » des marchandises et du travail.

Confrontés à ce nouveau problème, les auteurs socialistes, n'ayant rien à répondre, dirent finalement : « Nous ne supprimerons pas le marché complètement ; nous ferons comme si un marché existait ; nous jouerons au marché comme les enfants jouent au maître d'école. » Mais tout le monde sait que lorsque les enfants jouent à l'école, ils n'apprennent rien. C'est simplement se donner de l'exercice, jouer à quelque chose, et l'on peut jouer à bien des choses diverses.

C'est là un problème très difficile et compliqué, et afin de le traiter complètement il faut un peu plus de temps que je n'en ai ici. J'ai expliqué en détail ces choses dans mes écrits. En six conférences je ne puis entrer dans l'analyse de tous ses aspects. C'est pourquoi je voudrais vous conseiller, si vous vous intéressez au problème fondamental de l'impossibilité du calcul et de la planification en régime socialiste, de lire mon livre, Human Action.

Mais lisez également d'autres livres, comme celui de l'économiste norvégien Trygve Hoff, à propos du calcul économique. Et si vous voulez vous informer du pour et du contre, je vous recommande le livre très hautement considéré du côté socialiste, écrit sur ce sujet par l'éminent économiste polonais Oscar Lange, qui fut un moment professeur dans une université américaine, puis devint ambassadeur de son pays, et retourna plus tard en Pologne.

Vous me demanderez probablement : « Et la Russie ? Comment les Russes envisagent-ils la question ? » Cela change de problème. Les Russes font marcher leur système socialiste dans un monde où existent des prix pour tous les facteurs de production, pour toutes les matières premières, pour toutes choses. Ils peuvent donc employer pour leur planification les prix étrangers du marché mondial. Et parce qu'il y a certaines différences entre la situation en Russie et celle aux États-Unis, les Russes considèrent souvent comme justifié et opportun — de leur point de vue économique — de faire des choses que des Américains ne considéreraient absolument pas comme justifiables du point de vue économique.

Ce qu'on a appelé « l'expérience soviétique » ne prouve rien. Elle ne nous dit rien sur le problème fondamental du socialisme, celui du calcul économique. Mais y a-t-il vraiment lieu, pour nous, de parler d'une expérience ? Je ne crois pas qu'il existe quoi que ce soit qu'on puisse appeler expérience scientifique, dans le domaine de l'agir humain et de l'économie.

L'on ne peut pas faire d'expérience de laboratoire dans le champ des activités humaines parce qu'une expérience scientifique exige que l'on répète la même opération dans des conditions différentes, ou que l'on maintienne les mêmes conditions en ne changeant peut-être qu'un seul facteur. Par exemple, si l'on injecte à un animal cancéreux quelque remède expérimental, le résultat peut être que le cancer disparaisse. L'on peut alors faire cet essai avec divers animaux de la même espèce atteints du même mal. Si l'on en traite une partie avec la nouvelle méthode, à l'exception du reste, l'on peut comparer le résultat. Il n'est pas possible de procéder de cette façon dans la sphère des activités humaines.

La prétendue « expérience soviétique » montre seulement que le niveau de vie est incomparablement plus bas en Russie soviétique que dans la nation qui est considérée comme l'exemple type du capitalisme, dans le monde entier : les États-Unis.

Bien entendu, si vous dites cela à un socialiste, il vous répondra : « les choses vont à merveille en Russie ». Vous dites alors : « Peut-être, mais le niveau de vie moyen est bien plus bas ». Sur quoi il vous réplique : « Oui, mais rappelez-vous combien c'était terrible pour les Russes sous les tsars, et quelle terrible guerre nous avons eu à supporter ».

Je n'ai pas l'intention d'entrer dans une discussion pour savoir si cela est ou non une explication exacte ; mais si l'on nie que les conditions aient été les mêmes, l'on nie du même coup qu'il y ait une expérience. Vous devez donc dire ceci (qui serait bien plus correct) : « le socialisme en Russie n'a pas entraîné une amélioration des conditions de vie des individus en moyenne, qui puisse être comparée à l'amélioration des situations, pendant la même période, aux États-Unis. »

Aux États-Unis, l'on entend parler d'une nouveauté, d'une amélioration, presque chaque année. Ce sont des progrès qu'a engendrés la vie des affaires, parce que des milliers et des milliers d'entrepreneurs sont occupés jour et nuit à essayer de trouver quelque nouveau produit qui satisfasse le consommateur ou qui soit moins coûteux à fabriquer, ou qui soit à la fois meilleur et moins cher que les produits existants. Ils ne s'y efforcent pas par altruisme, ils le font pour gagner de l'argent. Et le résultat est que l'on a aux États-Unis une amélioration du niveau de vie presque miraculeuse, en comparaison de la situation qui existait cinquante ou cent ans auparavant. Mais en Russie soviétique, où n'existe pas ce système, l'amélioration n'est pas comparable. Les gens qui croient que nous devrions adopter le système soviétique se trompent donc gravement.

Il faut enfin mentionner une autre chose. Le consommateur américain, l'individu, est en même temps acheteur et patron. En sortant d'un magasin en Amérique, vous trouvez souvent une pancarte disant : « Merci de nous avoir donné votre clientèle ; faites-nous le plaisir de revenir ». Mais lorsque vous allez dans un magasin d'un pays totalitaire — que ce soit dans la Russie d'aujourd'hui, ou dans l'Allemagne au temps du régime hitlérien — le responsable du magasin vous dit : « Soyez reconnaissant au guide suprême de vous procurer ceci ».

Dans les pays socialistes, ce n'est pas le vendeur qui doit être reconnaissant, c'est l'acheteur. Le citoyen n'est pas le patron ; celui qui commande, c'est le Comité central, l'Administration centrale. Le souverain, ce sont les bureaux de l'État socialiste, ses dirigeants, ses dictateurs ; et les gens n'ont qu'à obéir, un point c'est tout.