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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Atteintes portées au commerce : emprunts de toute espèce de la part du gouvernement


Anonyme


11. ATTEINTES PORTÉES AU COMMERCE : EMPRUNTS DE TOUTE ESPÈCE DE LA PART DU GOUVERNEMENT

Au temps de nos cités, la justice s’administrait de la manière la plus simple, c’est-à-dire, avec peu de lois et peu de magistrats. Sous la monarchie, les lois se multiplièrent avec les tribunaux, les magistrats et les suppôts de toutes espèces.

De toutes les causes qui concoururent à cet abus, il n’en est qu’une qui entre dans mon plan : c’est la création d’une multitude d’offices ; création dont les souverains se firent une ressource. Il faut, dans une monarchie, que les charges de magistrature soient vénales ; parce que si elles ne l’étaient pas, l’intrigue les vendrait, et l’administration de la justice serait un brigandage.

Mais, pour les vendre lui-même, le souverain ne doit pas multiplier au-delà du besoin celles qui sont utiles, encore moins en créer d’inutiles. Si c’est une ressource pour lui, elle n’est que momentanée, et il reste chargé à perpétuité d’une dette. Car un office qu’il vend, est proprement un emprunt dont il paie l’intérêt sous le nom de gages.

Cependant, lorsque nos quatre monarques eurent découvert cette ressource, ils en abusèrent au point que les magistrats furent souvent obligés de financer, pour empêcher que les tribunaux ne fussent surchargés d’une trop grande quantité de membres inutiles. Mais cet expédient, au lieu de produire l’effet qu’ils en avaient attendu, fut pour le souverain un moyen de plus de faire de l’argent. Ils financèrent donc, et, quelque temps après, on créa de nouveaux offices.

La noblesse était exempte d’une grande partie des taxes. Cette exemption absurde, qui ne peut s’expliquer chez des peuples originairement agricoles, tels que ceux que je suppose, s’explique naturellement chez des peuples barbares d’origine.

Comme les anciens nobles s’étaient exemptés de contribuer, on voulut le devenir pour partager avec eux cette prérogative ; et on créa des offices, uniquement pour vendre la noblesse.

Alors le peuple se trouva de plus en plus surchargé. Non-seulement il porta, en surcroît de charge, tout le faix que le roturier ennobli ne portait plus ; on mit encore sur lui de nouveaux impôts, pour payer les gages des nouveaux offices.

On se serait lassé de voir les quatre monarques employer toujours les mêmes moyens pour faire de l’argent. Aussi en avaient-ils plusieurs qu’ils abandonnaient tour-à-tour, et auxquels ils revenaient de loin à loin.

Ils trouvèrent surtout de grandes ressources dans les compagnies privilégiées. Elles avaient du crédit. Ils empruntèrent d’elles, quelquefois à dix, quinze, vingt pour cent, des sommes qu’elles empruntaient d’ordinaire à cinq.

Le public ne jugea pas d’abord que ces emprunts seraient une nouvelle charge pour lui. Il ne voyait pas que c’était lui qui contractait une dette, lorsque le souverain empruntait. Cependant on aliénait une partie des impôts, pour payer les intérêts aux compagnies ; et, bientôt après, on mettait de nouveaux impôts pour égaler la recette à la dépense.

Ces emprunts étaient pour l’état une charge perpétuelle ; charge d’autant plus grande, qu’une partie des intérêts passait, chaque année, chez l’étranger qui avait aussi prêté. Le gouvernement ne renonça pas à cette ressource : mais il s’en fit une autre dans des emprunts à rentes viagères ; et pour tenter la cupidité, il imagina des tontines. Il s’applaudissait de contracter des dettes qui s’éteignaient d’elles-mêmes, et d’avoir trouvé le secret de prendre l’argent des citoyens sans faire violence à personne.

Cette ressource mettait, comme toutes les autres, dans la nécessité de multiplier les impôts, afin d’égaler la recette à la dépense ; et il fallait mettre de gros impôts, parce que les dettes étaient grandes. Il est vrai que les dettes s’éteignaient : mais les impôts subsistaient ; et on les accumulait, parce qu’on créait continuellement des rentes viagères ou des tontines. Cette opération qui n’avait point de terme, remplissait les villes de gens oisifs et inutiles, qui subsistaient néanmoins aux dépens de l’état.

Les compagnies, en empruntant pour prêter au roi, avaient répandu dans le public une quantité étonnante de billets payables au porteur, et portant intérêt à cinq pour cent. Il y en avait de cinquante onces d’argent, de cent, de mille, afin de faciliter à tout le monde le moyen de prêter.

Cette monnaie de papier parut mettre un grand mouvement dans la circulation, et on se crut plus riche. Avec des terres, disait-on, on a toujours des réparations à faire : une mauvaise récolte vous enlève une partie de vos revenus, et on a souvent bien de la peine à être payé de ses fermiers. D’ailleurs si le cas arrive d’une dépense extraordinaire, on ne la peut pas prendre sur ses fonds, et on trouve difficilement à emprunter. Mais, avec un portefeuille, on a des rentes bien payées à l’échéance ; et comme au besoin on vend quelques billets, on peut toujours faire face aux accidents.

On conçoit combien cette nouvelle façon de penser portait coup à l’agriculture. Les terres baissèrent de prix. On ne réparait pas les pertes faites en bestiaux : on laissait tomber les fermes en ruines : on vexait les fermiers pour être payé ; et on achetait des billets. Il fallait avoir une grande surabondance d’argent, pour imaginer de faire l’acquisition d’une terre ; et quand on l’avait faite, on songeait aux moyens d’en tirer beaucoup sans y rien mettre. Cependant les dettes de l’état croissaient, et les compagnies, que le gouvernement payait mal, ne pouvaient plus tenir leurs engagements. Alors le gouvernement se mit en leur place, et déclara qu’il payerait pour elles ; c’est-à-dire, qu’il réduisit l’intérêt des papiers publics de cinq à quatre pour cent, à trois, à deux, enfin à rien. Alors la ruine d’une multitude de particuliers, auparavant riches, entraîna celle d’une multitude de commerçants. On ne vit plus que banqueroute sur banqueroute ; et on apprit qu’il n’en est pas des papiers, qui n’ont qu’une valeur factice, comme de l’or et de l’argent qui ont une valeur réelle.

On aurait au moins dû l’apprendre. Mais la richesse en papier était si commode, qu’on ne cherchait qu’à se faire illusion ; et, après quelque-temps, on les recevait encore avec confiance. Il semblait qu’on ne sût que faire de son argent.

Nous avons vu comment un banquier fait valoir, pour son compte, des fonds que plusieurs négociants lui ont confiés. Or supposons que des banquiers, riches en argent et surtout en crédit, s’associent et forment ensemble un fonds pour le faire valoir à leur profit commun. Cette association est une compagnie qui donnera à chacun de ses membres une reconnaissance par écrit de la somme que chacun d’eux a fournie. Cet écrit ou billet se nommera action, parce qu’il donne, sur les fonds de la banque, un titre qu’on nomme action en termes de jurisprudence.

Je suppose que le fonds de cette banque monte à cent mille onces d’argent, et que pour en faciliter la circulation, on a divisé ce fonds en mille actions de cent onces chacune.

Ces actions rapporteront cinq, six pour cent, tantôt plus, tantôt moins, suivant le bénéfice que fera la banque. Plus elles rapporteront, plus elles s’accréditeront ; et il y en aura bientôt plusieurs milliers dans le public.

Tout propriétaire d’action a une créance sur la banque, et il y trouve plusieurs avantages. Le premier est une sûreté pour son argent qu’il craindrait de garder chez lui. Le second est l’intérêt qu’il en retirera, intérêt qui peut croître d’un jour à l’autre. Le troisième est de pouvoir placer en petites parties, et pour le temps qu’il veut, tout l’argent dont, pour le moment, il ne ferait aucun usage. Le quatrième est la commodité de pouvoir payer de grosses sommes par le simple transport de ses créances. Le dernier enfin est de cacher son bien dans un porte-feuille, et de n’en laisser paraître que ce qu’il veut qu’on en voie. Ces avantages, que chacun évaluait suivant son caprice, pouvaient faire monter les actions de cent onces qu’elles valaient dans le principe, à cent dix, cent vingt, cent trente, etc.

La banque, qui a voulu répondre à l’empressement du public, a vendu des actions, je suppose, pour un million d’onces d’argent. Or elle n’a pas besoin d’avoir ce million en caisse, parce que, tant qu’elle sera accréditée, elle est bien assurée que les actionnaires ne viendront pas tous à la fois demander leurs fonds. Il lui suffira d’en garder assez pour payer ceux qui seront dans le cas d’avoir besoin d’argent comptant ; et ce sera, par exemple, cent mille onces, plus ou moins suivant les circonstances.

Ces actions, comme tout autre effet commerçable, gagneront ou perdront suivant l’empressement avec lequel on les recherchera. Si beaucoup de personnes en veulent acheter, et que peu en veuillent vendre, elles hausseront de prix : elles baisseront au contraire, si beaucoup en veulent vendre, et que peu en veuillent acheter. Quelquefois un bruit, vrai ou faux, qui fera faire une perte à la banque, répandra l’alarme, et tout le monde voudra vendre : d’autres fois un bruit, également vrai ou faux, ramènera la confiance, et tout le monde voudra acheter. Dans ces alternatives, l’agiotage deviendra la profession de bien des personnes qui ne seront occupées qu’à répandre tour-à-tour la confiance et l’alarme. La banque elle-même, lorsqu’elle sera sûre de pouvoir rétablir son crédit, le fera tomber par intervalles, afin de faire elle-même l’agiotage de ses actions. Elle les achètera, lorsqu’elle les aura fait tomber : elle les revendra, lorsqu’elle les aura fait remonter.

Le gouvernement pouvait emprunter de cette banque, et il emprunta à gros intérêts. Mais il en tira un autre parti. Il avait des papiers qui perdaient beaucoup : les billets des traitants étaient surtout prodigieusement tombés dans toutes les places de commerce. Il engagea les directeurs de la banque à fabriquer des actions, dont ils n’avaient pas reçu la valeur ; et avec ces actions, il fit acheter des billets des traitants. Aussitôt ces billets haussent de prix. On y court : ils haussent davantage. Les bruits qu’on sème, entretiennent l’ivresse du public ; et on se hâte d’autant plus d’en acheter, qu’on croit qu’ils doivent toujours hausser. Lorsque, par ce manège, on les eut fait remonter au-dessus du pair, les directeurs de la banque en revendirent pour retirer les actions extraordinaires qu’ils avaient fabriquées, et ils les retirèrent avec profit. C’est ainsi qu’on faisait valoir alternativement les papiers de la banque et les papiers des traitants ; tantôt ceux-ci étaient bons, tantôt ceux-là ; et le public ne voyait pas que tous étaient mauvais.

Il ne manquait plus au gouvernement que de faire la banque lui-même, et il la fit. Lorsqu’il eut emprunté d’elle au point qu’il ne pouvait plus payer, il prit la place des banquiers. Alors il fabriqua des actions, et il en fabriqua d’autant plus, qu’il crut que le papier devait désormais lui tenir lieu d’argent.

Les actions, trop multipliées, baissent de prix d’un jour à l’autre. Bientôt on n’en achète plus, et les actionnaires redemandent leurs fonds. Il fallut donc user d’adresse. On fit un grand étalage d’or et d’argent. Cependant on payait lentement, sous prétexte qu’on ne pouvait pas payer tout le monde à la fois ; et des gens affidés venaient recevoir publiquement de grosses sommes, qu’ils reportaient en secret dans la banque. Mais si de pareils artifices pouvaient se répéter, ils ne pouvaient pas toujours réussir. La chute de la banque produisit enfin un bouleversement général.






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