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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - De la circulation des blés


Anonyme


22. DE LA CIRCULATION DES BLÉS

Lorsque, n’ayant pas de quoi attendre une seconde récolte, on n’a du blé, par exemple, que pour neuf mois, on est menacé d’en manquer, s’il n’en arrive pas ; et il renchérit d’autant plus qu’on espère moins d’en voir arriver. Ce renchérissement, qui le fait hausser au-dessus du vrai prix, devient cherté. On crie donc à la disette, non qu’on manque totalement de blé, mais parce qu’on est menacé d’en manquer, et que ceux qui ne peuvent pas le payer au prix où il est en manquent déjà.

Cette disette réelle, si en effet il n’y a pas assez de blé, n’est qu’une disette d’opinion, lorsque le blé, qui ne manque pas dans les greniers, manque seulement dans les marchés. C’est ce qui arrive quand il y a monopole. Les monopoleurs retardent de le mettre en vente, afin de trouver, dans un plus grand renchérissement, un plus grand bénéfice. Leur cupidité alarme le peuple : la disette d’opinion croît, et le blé monte à un prix excessif.

Quand la disette est réelle, nous n’avons de secours à attendre que des étrangers : il faut qu’ils nous en apportent autant qu’il nous en manque. Si elle n’est que dans l’opinion, il suffira qu’ils nous en montrent. Au bruit seul qu’il en arrive, les marchands, qui voudront profiter du moment où il est encore à un prix haut, se hâteront de le mettre en vente, et, par conséquent, ils en feront bientôt baisser le prix.

Dans la surabondance même, il y aurait cherté et apparence de disette, si ceux qui ont les blés s’obstinaient à les garder dans leurs greniers, ou à n’en mettre en vente qu’une quantité qui ne suffirait pas à la consommation journalière ; et, dans la plus grande rareté, il y aurait bon marché et apparence de surabondance, si on les forçait à mettre en vente tous leurs blés à-la-fois, ou seulement une quantité plus que suffisante à la consommation journalière.

Dans le premier cas, le peuple souffrirait comme dans une disette réelle ; et, dans le second, les cultivateurs et les marchands seraient lésés. Il serait donc également nuisible de mettre en vente tout-à-la-fois une quantité de blé qui doit servir à la subsistance de plusieurs mois, ou de n’en mettre en vente à chaque fois qu’une quantité qui ne suffirait pas à la subsistance d’un marché à l’autre.

C’est donc peu-à-peu que le blé doit sortir des greniers. Il suffit qu’on en livre autant qu’on en demande, et que la vente se fasse dans la proportion du besoin.

Mais les cultivateurs, pour le vendre cher, voudraient qu’il fût rare dans les marchés ; et le peuple, pour l’acheter à bon marché, voudrait qu’il y fût surabondant. Cependant, dans l’un et l’autre cas, il y aurait lésion de part ou d’autre, et même des deux côtés à-la-fois.

Il est vrai que, lorsque le cultivateur vend cher, il fait un plus grand bénéfice sur ce qu’il vend : mais il vend en moindre quantité, parce qu’il force le peuple à vivre de châtaignes, de pommes de terre, de racines, etc. Il l’accoutume donc à consommer moins de blé ; et, en faisant diminuer la consommation, il fait diminuer ses ventes pour les années suivantes, et par conséquent ses revenus. Que sera-ce si le peuple s’ameute et pille les greniers ? Le cultivateur, qui veut vendre cher, est donc la victime de sa cupidité.

Le peuple ne se trompe pas moins lorsqu’il veut acheter bon marché. Il est vrai qu’il y trouve d’abord un avantage momentané. Mais nous avons vu que le bon marché est toujours suivi d’une cherté où le peuple manque de pain, et ne peut pas même travailler pour en gagner.

La lésion que le cultivateur et le peuple se font tour-à-tour, par la cherté et par le bon marché, retombe donc, par contrecoup, sur tous les deux.

Par conséquent, il importe que le blé ne se mette en vente, ni en trop grande quantité, ni en trop petite, puisqu’il importe qu’il ne soit ni cher, ni bon marché.

Mais, parce qu’on en consomme toujours, il importe qu’il y en ait toujours en vente autant qu’on a besoin d’en consommer ; et c’est alors qu’il sera à son vrai prix.

Le blé ne croît pas également partout. Il ne s’en produit pas un épi dans les villes, où il s’en fait la plus grande consommation. On n’y sait pas même comment il se produit ailleurs ; et voilà pourquoi on y raisonne communément si mal sur le commerce des blés.

Quoi qu’il en soit, pour que les blés soient en vente toujours et partout en quantité suffisante, il faut que des lieux où ils surabondent ils ne cessent de se verser dans les lieux où ils manquent ; ce qui ne peut se faire que par un mouvement prompt et jamais interrompu : prompt, dis-je, et jamais interrompu, parce que tous les jours les consommateurs en ont le même besoin. Ce mouvement est ce que j’appelle circulation des blés. Le versement se fait de proche en proche ou à distance.

De proche en proche, lorsqu’on porte le blé dans les marchés, et qu’il passe successivement de l’un dans l’autre.

Ces marchés, qui sont autant de débouchés, ne sauraient trop se multiplier. Il faut qu’il y en ait de tous côtés, et qu’ils soient dans les lieux les plus commodes pour les vendeurs, comme pour les acheteurs. Ils devraient être à leur choix, sans droits, sans gênes.

Le versement se fait à distance lorsque dans une province, on fait des envois de blé pour une autre, ou lorsqu’on en porte chez l’étranger.

Pour avoir ces débouchés, il faut des chemins, des canaux, des rivières navigables et une marine marchande, point de péages, point de douanes, aucune espèce de droits.

Voilà la route tracée à la circulation : observons comment elle doit se faire.

Les soins de la culture ne permettent pas toujours à un fermier de vendre ses grains aux marchés même les plus voisins. En effet, dans un jour favorable aux labours, aux ensemencements, à la récolte, quittera-t-il ses champs au hasard de ne plus retrouver un jour aussi favorable ? Or, s’il ne peut pas toujours porter lui-même ses blés dans le marché voisin, il peut encore moins entreprendre de les porter dans les marchés éloignés.

Il faut donc qu’il s’établisse des marchands qui achètent du fermier pour revendre au consommateur.

Ces marchands sont des hommes que l’expérience a formés. Ils ne réussiront dans leur commerce qu’autant qu’ils s’en seront occupés uniquement, et qu’ils auront acquis un nombre de connaissances qui ne s’acquièrent qu’avec le temps.

Il faut qu’ils connaissent la qualité des blés pour n’être pas trompés sur le choix ; qu’ils aient appris à les voiturer au meilleur compte possible ; qu’ils sachent apprécier le déchet, les frais de transport, et tous les risques à courir ; qu’ils jugent d’où il peut arriver des blés dans les lieux où ils se proposent d’en porter, et qu’ils prévoient quand ils y arriveront. Car les marchands, qui se montreront les premiers, sont seuls assurés de vendre avec bénéfice.

Il faut donc encore, dans le cas où l’on aurait fait de fausses spéculations, s’être préparé d’autres débouchés, et savoir où l’on portera ses grains, pour n’être pas forcé de les vendre à perte.

Parce qu’on ne peut pas tout voir par soi-même, et qu’on le peut d’autant moins qu’en entreprendra un commerce plus étendu et plus au loin, il faudra avoir des correspondants intelligents, attentifs, dont la capacité soit reconnue : autrement un faux avis engagerait dans des entreprises ruineuses. Il n’est pas moins nécessaire de s’assurer de l’exactitude et de la fidélité de tous ceux à qui on confie la garde ou la vente de ses blés ; et il faut avoir des hommes habitués à les voiturer, et sur qui on puisse également compter. C’est par le concours d’une multitude d’agents, toujours en mouvement, que se fait la circulation des blés. Le peuple des villes est bien loin de l’imaginer.

Il est à propos de distinguer deux sortes de marchands de blé. Les uns sont des négociants qui, faisant ce commerce en grand, entreprennent d’approvisionner des provinces éloignées, soit au-dedans, soit au-dehors du royaume. Les autres sont de petits marchands qui, le faisant en détail dans un lieu circonscrit, paraissent se borner à l’approvisionnement d’un canton. C’est par ceux-ci surtout que le commerce se fait de proche en proche. On les nomme Blatiers.

Aux négociants il faut de grands magasins dans plus d`un lieu, beaucoup de valets pour garder leurs blés, des correspondants ou associés partout, et des voituriers en quelque sorte sur tous les chemins. Il est évident que, s’ils peuvent faire de grands profits, ils courent aussi de grands risques. Plus leur commerce est étendu, plus ils ont de spéculations à faire, et plus aussi le succès de leur entreprise est incertain.

Ayant fait de grandes avances, ils veulent faire de gros bénéfices. Aussi ne se pressent-ils pas de vendre. Ils épient le moment. Mais, parce que le blé est une denrée qu’on ne peut garder long-temps sans beaucoup de frais, qu’il y a un déchet toujours plus grand à le garder, et toujours plus de risques à courir, si l’occasion d’un gros bénéfice se fait trop attendre, ils sont obligés de se contenter d’un moindre. Alors ils se forcent la main, et ils servent le public malgré eux. Ils n’auront pas besoin d’une longue expérience pour apprendre qu’il est de leur intérêt de vendre toutes les fois qu’ils trouvent, dans la vente, tous leurs frais et un bénéfice.

Les blatiers achètent des fermiers pour revendre. À peine ont-ils besoin d’un magasin. S’ils en ont un, la garde n’en est pas dispendieuse ; et ils ont peu de déchet à craindre, parce qu’ils le vident presque aussitôt qu’ils l’ont rempli. Un valet leur suffit. Il ne leur faut qu’un âne ou un mulet pour voiturer leurs grains ; et ils n’ont pas besoin de correspondants, parce qu’ils font leur commerce dans un petit canton où ils sont habitués.

Il y a pour eux moins d’avances que pour les grands négociants, moins de frais, moins de risques, et ils se contentent d’un moindre bénéfice ; toujours pressés de se le procurer, parce qu’ils ne sont pas assez riches pour hasarder d’en attendre un plus grand. Leur intérêt est de vendre promptement, afin de racheter pour revendre. Ils ont besoin, pour subsister, que des achats et des ventes répétées fassent continuellement repasser par leurs mains leurs premières avances avec le bénéfice.

La circulation des blés se fait donc par un grand nombre de négociants, et par un plus grand nombre de blatiers.

Si nous avons besoin de blé, tous ces marchands n’ont pas moins besoin d’en vendre. Nous n’en manquerons donc pas si la plus grande liberté donne lieu à la plus grande concurrence.

Supposons qu’un riche négociant achète ou arrhe tous les blés d’une province dans le dessein d’y mettre la cherté, il causera sans doute un renchérissement, mais un renchérissement momentané. Car aussitôt, de toutes les provinces voisines, les blés reflueront, et le négociant, trompé dans son attente, se verra forcé, par un grand nombre de concurrents, à baisser le prix de ses blés. Il ne sera donc pas tenté de répéter cette opération. Il n’y aurait, dans ce monopole, que des risques et des pertes. Un négociant habile n’en fera pas l’essai.

Au lieu de songer à mettre la cherté dans un pays abondant en grains, et où, par conséquent, elle ne pourra passe maintenir, un négociant a un moyen plus simple et plus sûr pour faire le commerce de ses blés avec avantage : c’est de les envoyer partout où la cherté est une suite naturelle de la disette. Qu’il ait les yeux ouverts sur toute l’Europe, qu’il soit toujours prêt à faire des envois : s’il est bien informé de l’état des récoltes, ou seulement de l’opinion qu’on en a chez chaque nation, il pourra d’avance prévoir dans quels lieux les prix hausseront, et prendre ses mesures pour y faire ses envois à propos.

C’est ainsi, lorsque le commerce est parfaitement libre, qu’une multitude de marchands veillent sur les besoins de tous les peuples. Reposons-nous-en donc sur l’intérêt qu’ils ont à ne pas nous laisser manquer de blé : laissons-les faire, et nous n’en manquerons pas. Puisqu’il y a toujours quelque part des chertés naturelles qui leur offrent un bénéfice sûr, pourquoi s’occuperaient-ils des moyens d’en causer d’artificielles qui ne leur assureraient pas le même bénéfice ? Plus nous les jugeons intéressés, plus nous devons croire qu’ils sont éclairés sur leurs intérêts.

Mus donc par cet intérêt, les marchands, grands et petits, multipliés en raison de nos besoins, feront circuler les blés, les mettront partout au niveau, partout au vrai prix, et chacun sera entraîné par le mouvement général, qu’il ne pourra ni ralentir, ni précipiter.

Le monopole, dira-t-on, serait donc impossible. Sans doute il le serait dans le cas où le commerce des blés jouirait d’une liberté pleine, entière et permanente. Or c’est dans cette supposition que je viens d’observer la circulation des blés. Nous verrons ailleurs comment le monopole ne deviendra que trop facile.




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