Différences entre les versions de « Gustave de Molinari:Questions économiques à l’ordre du jour - Deuxième partie : La production et le commerce du travail »

De Librairal
Aller à la navigation Aller à la recherche
 
(Aucune différence)

Version actuelle datée du 17 février 2008 à 12:37

Première partie << Gustave de Molinari  —  Questions économiques à l’ordre du jour >> Troisième partie


Gustave de Molinari:Questions économiques à l’ordre du jour - Deuxième partie : La production et le commerce du travail


Anonyme


Deuxième partie - La production et le commerce du travail


Chapitre 1

I. La séparation de l'industrie et du commerce.

Que ce progrès de la division du travail est subordonné à l'extension du marché. Qu'il a pour conséquence la diminution du prix des choses

Lorsque l'homme ne consomme pas lui-même les choses qu'il produit, - et tel est le cas de plus en plus général du moins chez les peuples appartenant à notre civilisation, - il est obligé de remplir deux fonctions différentes, celles de producteur et de marchand.

Rappelons brièvement en quoi l'une et l'autre consistent et en quoi elles diffèrent.

La production, quelle qu'en soit la nature, agricole, industrielle, artistique, consiste dans la recherche, la combinaison ou la transformation de matériaux ou de forces, qui les adaptent aux besoins de la consommation. Elle exige la coopération d'agents et l'emploi de matériaux de diverses sortes et elle s'opère au moyen d'entreprises. Quel but se propose l'entrepreneur, qu'il soit individuel ou collectif ? C'est de réaliser un profit. C'est dans ce but qu'il produit ou contribue à produire l'un ou l'autre des articles demandés par les multiples besoins, matériels ou spirituels, de l'espèce humaine. Et c'est afin d'augmenter son profit qu'il s'efforce de diminuer ses frais de production, en employant des outils, des machines ou des procédés de plus en plus économiques. L'augmentation du profit qui résulte de cet emploi n'est toutefois que temporaire. À mesure que l'outil, la machine ou le procédé se vulgarise, la concurrence des producteurs qui le mettent en oeuvre agit pour abaisser le prix du montant de l'économie réalisée, et c'est ainsi que le bénéfice de tous les progrès qui réduisent les frais de la production finit, au bout d'un temps plus ou moins long, selon que la concurrence a été plus ou moins active, par être recueilli par les consommateurs. Parmi les procédés qui permettent d'obtenir une quantité donnée de produits en échange d'une moindre dépense, figure en première ligne la division du travail. Ce procédé ne réside pas seulement dans l'application du travail d'un ouvrier à une seule des opérations qu'exige la confection d'un produit, comme dans l'exemple célèbre de la fabrication des épingles cité par Adam Smith, il réside encore dans la spécialisation de plus en plus grande de la production entre les entreprises, chacune, comme dans l'industrie cotonnière, ne produisant qu'un petit nombre de numéros de filés ou même un seul ; il réside enfin dans la séparation des fonctions de la production et de l'échange, de l'industrie et du commerce. Ces deux fonctions sont naturellement fort différentes, et elles sont l'objet de deux sortes d'entreprises. Comment les choses se passent-elles lorsqu'un article quelconque est assez demandé pour que la production en présente des chances suffisantes de profit ? Un homme réunit le capital nécessaire pour l'entreprendre, il investit ce capital en terres, bâtiments, outils, machines, matières premières, monnaie, et il enrôle le personnel non moins nécessaire pour mettre ce matériel en oeuvre. L'entreprise peut être individuelle ou collective, le capital peut être fourni par l'entrepreneur lui-même, par des commanditaires ou des actionnaires, mais l'entreprise ne peut subsister qu'à la condition de reconstituer le capital avec un surplus, autrement dit un profit. Et cette reconstitution et ce profit ne peuvent être réalisés que par l'échange des produits. Il s'agit donc d'échanger les produits aussitôt qu'ils sont achevés et prêts pour la consommation. Car tout retard nécessite l'immobilisation d'un supplément de capital. Mais les produits ne sont qu'exceptionnellement demandés dans le moment et dans l'endroit où ils sont confectionnés. Il faut s'enquérir des consommateurs, leur faire connaître les produits et les mettre à leur disposition dans les lieux, les moments et les quantités où ils les demandent. C'est là une série d'opérations complètement distinctes de celles de la production proprement dite, et qui exigent une organisation et des aptitudes particulières. Aussi le progrès a-t-il consisté à séparer ces deux sortes d'opérations, et ce progrès a eu le même mobile que celui de toutes les autres applications du principe de la division du travail, savoir l'augmentation du profit, résultant d'une économie de frais, ou, ce qui revient au même, d'un accroissement de la production en échange de la même dépense. Cependant, comme tous les autres progrès de la division du travail, la séparation de l'entreprise industrielle et de l'entreprise commerciale est subordonnée à une condition : l'extension du marché de la consommation. « L'important travail de faire une épingle, remarquait Adam Smith, est divisé en dix-huit opérations distinctes », mais la division du travail ne peut être poussée à ce point qu'à la condition que la consommation des épinglés soit suffisante pour absorber la quantité produite par dixhuit ouvriers. Si elle n'y suffit pas, si elle n'absorbe que la moitié de cette quantité, il faudra bien que le même ouvrier se charge de deux opérations, quoique le prix de revient d'une épingle soit, dans ce cas, plus élevé de tout le montant de l'économie qu'une division du travail complète aurait permis de réaliser. De même, une filature de coton ne peut se borner à produire un seul numéro de filé qu'à la condition que son débouché puisse en absorber régulièrement toute la quantité. Enfin, pour que l'opération commerciale puisse se séparer de l'opération industrielle, il faut que la consommation du produit soit assez abondante pour rétribuer deux entreprises. Si elle ne l'est point, il faudra que le producteur emploie une partie de son capital et de son travail à confectionner le produit, une autre partie à en chercher le placement et à pourvoir, en attendant, à sa conservation. Si l'on considère à ce point de vue les différentes branches de l'industrie humaine, on remarquera que la séparation entre la production et le commerce s'y trouve très inégalement développée. Dans les petites localités, la plupart des denrées alimentaires, légumes, beurre, oeufs, etc., produites sur place ou aux environs, sont portées directement au marché ou chez les consommateurs par les producteurs. Dans les villes de quelque importance, les légumes sont apportés généralement de même, au marché par les producteurs, mais ils y sont, généralement aussi, achetés par des intermédiaires, boutiquiers ou colporteurs, qui les mettent à la portée immédiate des consommateurs, en procurant ainsi aux deux parties une économie de frais et de temps supérieure au montant de la rétribution de l'intermédiaire. L'industrie de la fabrication du pain présente encore, à peu près seule, la réunion dans la même entreprise de la production et du commerce. Le boulanger fabrique le pain et le vend directement au consommateur, mais la concentration de la fabrication du pain dans de grandes usines, munies d'un outillage perfectionné, ne manquera pas de faire apparaître un intermédiaire, marchand de pain, qui épargnera au producteur les frais de la vente au détail, et procurera au consommateur, avec une réduction de prix, déterminée par l'abaissement des frais de la Production, une plus grande variété et une meilleure confection de cette sorte de produit. Dans les autres branches d'industrie, la production est non seulement séparée du commerce, mais le commerce lui-même se sépare en sous-branches, de gros, de demi-gros et de détail, quoiqu'avec des différences dans le degré de séparation, qui tiennent toujours, en dernière analyse, au plus ou moins d'étendue du débouché. C'est l'extension des marchés de consommation qui a été la cause déterminante de celle de la division du travail. Et bien que des obstacles naturels et artificiels continuent à limiter les marchés, les applications du principe de la division du travail se sont multipliées dans toutes les branches de l'activité humaine. Elles ont créé un immense organisme de production et de distribution des produits qui va se développant et se perfectionnant tous les jours et dont chaque progrès aboutit à une diminution du prix des choses, c'est-à-dire de la somme d'efforts et de peine que leur acquisition coûte aux consommateurs.


II. Comment se fixe le prix

1° sur un marché limité, 2° sur un marché illimité. Le marchandage. Comment disparaît l'influence perturbatrice de l'inégalité individuelle d'intensité des besoins. L'extension des marchés dans le cours du XIXe siècle. L'organisme de transmission des produits et des capitaux dans l'espace et le temps. L'éclairage des marchés. Organes qui y pourvoient. Que la concurrence munie de ses organes agit pour établir l'équilibre de la production et de la Consommation au niveau du prix nécessaire

Mais si, dans l'état actuel de la sécurité et des moyens de communication, les marchés de la généralité des produits ont une étendue suffisante pour rendre possible la séparation de la production et du commerce, ces marchés n'en ont pas moins une étendue fort inégale. Les uns ne s'étendent pas au delà des limites d'une commune, d'un canton ou d'une province, tandis que les autres, tels que ceux des céréales, du coton, des laines, s'étendent sur toute la surface du globe. De là des différences dans la pratique du commerce aussi bien que dans le développement de sa machinerie.

Quelle est la fonction du commerce et quel est le but d'une entreprise commerciale ? Sa fonction consiste à transporter le produit à travers l'espace et le temps et à le mettre à la disposition du consommateur dans la quantité et la quantité qu'il demande. Son but est d'obtenir le profit le plus élevé possible et par conséquent d'acheter le produit au prix le plus bas et de le revendre au prix le plus haut. Qu'est-ce qui détermine le prix ? C'est le rapport des quantités offertes et demandées. Plus les quantités offertes par le marchand, relativement à la demande du consommateur, s'élèvent, plus le prix s'abaisse et vice versa. Mais qu'est-ce qui détermine l'offre de l'un et la demande de l'autre ? C'est, d'une part, le besoin de vendre et, d'autre part, le besoin d'acheter. Or ces deux besoins n'ont pas toujours et ont même rarement un égal degré d'intensité. Si le besoin de vendre est plus intense que celui d'acheter, l'offre s'accroît d'un mouvement plus rapide que la demande et le prix baisse... Il monte, au contraire, si le besoin d'acheter est plus intense que le besoin de vendre.

Dans un marché étendu où une multitude de vendeurs se trouvent en présence d'une multitude d'acheteurs, cette inégalité d'intensité des deux besoins s'efface et cesse d'agir comme un facteur du prix. Sur ce marché, il y a, en effet, une masse de produits offerts par des vendeurs inégalement pressés de vendre, et une ample demande d'acheteurs inégalement pressés d'acheter ; mais nul ne peut connaître le degré d'intensité du besoin de chacun des vendeurs ou des acheteurs et mesurer son offre ou sa demande en conséquence. Le prix se fixe d'une manière impersonnelle, d'après le rapport des quantités offertes d'un côté, demandées de l'autre.

Il en est autrement dans un marché étroit, soit que le peu d'étendue de ce marché provienne de la rareté de l'offre et de la demande du produit ou du petit nombre des vendeurs et des acheteurs. Dans ce cas, le plus ou moins d'abondance de l'approvisionnement du marché agit sans doute, d'une manière générale, pour déterminer le prix, mais il n’en est pas le seul facteur. L'inégalité individuelle du besoin de vendre et d acheter y contribue pour sa part.

De là la pratique du marchandage, habituelle dans les bazars des pays orientaux et dans nos marchés de denrées alimentaires, sans parler autres articles. Entre le vendeur et l'acheteur s'engage une véritable lutte, les deux parties faisant assaut de finesse et de ruse, et s'efforçant de chercher sur la physionomie de la partie adverse, dans ses allures et dans sa mise, des indices de l'intensité de son besoin aussi bien que de ses moyens d'y pourvoir. Le vendeur surfait plus ou moins le prix de sa marchandise, selon la condition et l'apparence de l'acheteur auquel il a affaire. Si ce prix paraît excessif à l'acheteur, il peut sans doute s'adresser à un autre marchand, mais il n'ignore pas que celui-ci lui fera de même un prix surfait. Autant vaut s'en tenir au premier et marchander. Mais cette pratique fondée sur l'appréciation individuelle du besoin de vendre ou d'acheter, occasionne une perte de temps. Dans les pays où l'industrie est active, où le temps croît en valeur, cette perte finit par dépasser le bénéfice qu'un prix surfait peut rapporter au vendeur. Il en est de même lorsque les entreprises commerciales, en s'agrandissant, ont à desservir une clientèle plus nombreuse. La pratique du marchandage exigerait alors une augmentation du personnel qui en absorberait et au delà le bénéfice. C'est pourquoi l'agrandissement des entreprises commerciales a partout pour conséquence de remplacer par un « prix fixe », le prix individuellement débattu. Le prix fixe est impersonnel et ne subit aucunement l'influence du besoin individuel d'acheter ou de vendre.

Cependant l'inégalité d'intensité du besoin agit collectivement dans certaines circonstances, tantôt au détriment du vendeur, tantôt au détriment de l'acheteur. Dans un pays où les exploitations agricoles sont divisées à l'excès, les paysans propriétaires et les fermiers sont généralement pressés de vendre leurs blés. S'il n'existait point d'intermédiaires auxquels ils pussent recourir, s'ils étaient obligés d'attendre la demande des meuniers ou des boulangers, au fur et à mesure de la consommation de la farine ou du pain, ils se trouveraient fréquemment dans l'impossibilité de payer leurs impôts et de pourvoir à d'autres nécessités urgentes. Le marchand de grains les tire d'embarras en leur achetant leurs blés immédiatement après la moisson et même avant. Mais les marchands de grains, même lorsqu'ils se font une concurrence active, sont moins pressés d'acheter que le paysan pauvre ou obéré n'est pressé de vendre. Ils n'offriront, en conséquence, qu'un prix inférieur à celui qui ressortirait du rapport réel des quantités produites et des quantités nécessaires a la consommation. Et ce prix pourra même descendre jusqu'au point où il cesserait de compenser les gênes et les frais du retard de la réalisation de la récolte. Mais est-ce nécessaire d'ajouter que cette exploitation du producteur agricole par le marchand de grains n'est possible que dans un marché limité par des obstacles naturels ou artificiels ? Si le marché est suffisamment étendu et pleinement accessible dans toutes ses parties, l'inégalité locale d'intensité des besoins de vendre ou d’acheter demeurera sans influence, le prix se fixera d'après l'appréciation plus ou moins correcte du rapport des quantités disponibles pour l'offre et des prévisions de la demande jusqu'à la récolte suivante, et ce prix du marché général deviendra le régulateur de tous les marchés particuliers.

La limitation des marchés peut être causée par des obstacles naturels ou artificiels. Mais, dans les deux cas, elle a pour effet de constituer un monopole au profit du vendeur ou de l'acheteur.

Ce monopole peut être partiel ou complet. Il est complet lorsque le gouvernement s'empare, dans un but fiscal, de la production et de la vente d'un article de consommation, en interdisant toute concurrence. Dans ce cas, le marché est aussi limité qu'il peut l'être pour l'acheteur, qui n'a affaire qu'à un seul vendeur. Lorsque la limitation du marché est opérée par des droits de douane, le monopole n'est que partiel quoiqu'il tende généralement à devenir complet. En effet, les différentes entreprises, entre lesquelles se partage une industrie protégée, se font concurrence, et il peut arriver même que cette concurrence soit assez active pour abaisser le prix de ses produits au-dessous de celui des industries étrangères contre lesquelles le tarif la protége. Elle perd alors le bénéfice de la protection. Mais elle peut recouvrer ce bénéfice en constituant un trust ou syndicat qui associe les entreprises concurrentes, et place ainsi les acheteurs en présence d'un seul vendeur. En ce cas, le syndicat peut élever le prix du produit dans le marché dont il est le maître, de tout le montant du droit de douane et jouir entièrement du bénéfice de la protection. Ce cas, toutefois, se présente rarement : même aux Etats-Unis, les trusts, malgré leurs proportions colossales, ne sont point parvenus à supprimer complètement la concurrence intérieure.

Mais qu'il soit partiel ou complet, le monopole subit l'influence de l'intensité des besoins.

L'objectif de tout détenteur d'un monopole, c'est d'élever le prix de l'article monopolisé au-dessus du taux de la concurrence, Or cet exhaussement artificiel du prix ne peut être opéré que dans la mesure de l'intensité des besoins auquel l’article répond, et de la difficulté de s'en passer ou de le remplacer par un article qui procure la même satisfaction. Le prix du tabac peut être porté fort au-dessus du taux de la concurrence, parce que le tabac répond à un besoin intense et qu'aucun autre produit ne peut en tenir lieu ; il en serait de même, à plus forte raison, du monopole de la production et de la vente des denrées alimentaires de première nécessité, quoique l'abus de ce monopole, en réduisant plus encore que celui du tabac, le nombre des consommateurs, dût réduire promptement les bénéfices du monopoleur. Mais quand il s'agit d'un article dont la privation ne cause qu'une faible souffrance ou dont la consommation peut être remplacée avec une faible diminution de jouissance, tel que serait le monopole de la plupart des fruits ou des légumes, le prix du monopole ne peut s'écarter sensiblement de celui de la concurrence. On en a eu récemment la preuve aux Etats-Unis : tandis que le trust du fer et de l'acier a pu surélever le prix de ces articles indispensables à l'industrie, le trust des producteurs de prunes de la Californie n'a pu se défaire de son approvisionnement qu'à un prix inférieur même au prix ordinaire de la concurrence.

Quoique les obstacles naturels et artificiels à l'extension de la sphère des échanges soient loin encore d'avoir disparu, les marchés des produits et des capitaux se sont prodigieusement agrandis depuis l'époque où Adam Smith écrivait son célèbre chapitre sur la division du travail. Grâce à cet agrandissement que la transformation des moyens de transport a accéléré dans la seconde moitié du XIXe siècle, les entreprises de production ont pu se constituer sur un plan de plus en plus vaste, mettre en oeuvre une machinerie de plus en plus puissante et diviser jusqu'à la dernière limite les travaux de la fabrication. La division des opérations de la production et de l'échange des produits et leur attribution à des entreprises spéciales n'ont pas fait de moindres progrès. Les entreprises commerciales, soit qu'il s'agisse du commerce des produits ou des capitaux, se sont multipliées et développées à l'égal des entreprises industrielles. Elles constituent aujourd'hui un immense organisme de transmission entre le producteur et le consommateur, en portant de l'un à l'autre, à travers l'espace et le temps, les produits et les capitaux, et en leur rendant ce service avec une économie croissante.

Considérons, par exemple, une manufacture de cotonnades ou de lainages. Il lui faut, pour se constituer et fonctionner avec des chances suffisantes de succès, un capital de plusieurs millions. Comment se le procurera-t-elle ? La production des capitaux s'opère par parcelles d'épargne dans d'innombrables foyers, parfois séparés par des milliers de kilomètres. Comment le manufacturier, consommateur de capitaux, pourrait-il se mettre à la recherche de ces parcelles et en réunir la quantité dont il a besoin et au moment où il en a besoin ? Le commerce de banque lui rend ce service qu'il serait le plus souvent incapable de se rendre lui-même, ou qui lui reviendrait à un prix bien supérieur à celui qu'il paie à l'intermédiaire. Ce capital, il le transforme en instruments et en matériaux, dont la recherche et l'acquisition, aux lieux où ils peuvent être obtenus au meilleur marché, ne lui présentent pas moins de difficultés que celles des capitaux. Des intermédiaires, commerçants ou commissionnaires dont c'est l'affaire spéciale, les lui fournissent de même dans la quantité qui lui est nécessaire et au moment où il en a besoin. Enfin, il transforme ses matières premières en produits, qu'il s'agit de réaliser par l'échange. Se mettra-t-il luimême à la recherche des consommateurs ? Mais les consommateurs sont nombreux et plus disséminés encore que les producteurs de capitaux et de matières premières. Il faut, pour les atteindre et les desservir, à travers l'espace et le temps, une série d'opérations qui ne peuvent être accomplies avec efficacité et économie que par des entreprises spécialement vouées à ces opérations1 naturellement distinctes de celles de la production.

Nous n'avons pas besoin d'insister davantage sur la nécessité de cet organisme de transmission, que le socialisme se propose de supprimer. Mais il y a une condition indispensable à son fonctionnement, dont l'importance capitale n'a peut-être pas été suffisamment mise en lumière et sur laquelle nous devons nous arrêter, c'est la connaissance du marché.

Comme les entreprises de production, celles de transmission des produits se constituent en vue du profit. Et cet objectif, elles ne peuvent l'atteindre qu'en vendant les produits plus cher qu'elles ne les achètent. C'est avec la différence des deux prix qu'elles couvrent leurs frais et réalisent un profit, et ce profit elles s'appliquent naturellement à le porter au taux le plus élevé possible. Ce résultat, elles peuvent l'obtenir par deux procédés bien distincts : par l'augmentation de la différence entre le prix d'achat et le prix de vente, ou par celle de la quantité des produits qu'elles transmettent. A mesure que la sphère des échanges va s'agrandissant, ce dernier procédé apparaît comme le plus avantageux, et la concurrence les oblige même à y recourir de préférence. Mais soit qu'elles choisissent l'un ou l'autre, il leur est indispensable de savoir où et quand elles peuvent acheter au prix le plus bas et vendre au prix le plus haut, en un mot, de connaître le marché.

Lorsque le plus grand nombre des articles qui sont l'objet du commerce étaient produits dans la même localité, la connaissance du marché était facile à acquérir. Il n'en a plus été ainsi depuis que le marché des capitaux et de la presque totalité des produits a franchi les limites étroites où il était enfermé, pour s'étendre jusqu'aux régions les plus distantes de notre globe. Il s'est créé et développé, dans la mesure de l'extension du besoin auquel il avait à pourvoir, un organisme d'informations et de publicité, qui rend au commerce de transport des capitaux et des produits à travers l'espace et le temps un service analogue à celui que l’éclairage des rues rend aux passants. Quoiqu'il soit loin encore d'avoir acquis toute la perfection désirable, cet éclairage de l'arène des échanges épargne aux capitaux et aux produits les erreurs de direction, les heurts et les faux pas auxquels ils étaient exposés en cheminant dans les ténèbres, comme il leur arrivait à ses débuts. Les Bourses, la publication quotidienne des cours des valeurs et des marchandises, les annonces, les informations sur l'état et les prévisions des récoltes, etc., etc., concourent à ce résultat, en mettant jour par jour et même d'heure en heure à la disposition des intéressés, les renseignements sur les approvisionnements et les prix dans toute l'étendue de la sphère continuellement agrandie des échanges. C'est l'éclairage des marchés des capitaux, rapprochés et .pour ainsi dire unifiés par l'électricité qui est arrivé au plus haut degré de développement et de perfection, mais il est suivi de près par celui des matières premières et des principales denrées alimentaires.

La création et le développement successif de cet immense organisme tendent à un résultat dont on commence seulement à apercevoir toute la portée bienfaisante, savoir l'établissement de l'équilibre de la production et de la consommation au niveau du prix nécessaire pour couvrir les frais de production et de transmission des capitaux et des produits, en procurant à la généralité des producteurs et des transmetteurs la compensation de leurs dépenses et la juste rétribution de leurs privations, de leurs risques et de leur travail.

Sur un marché suffisamment étendu, où l'inégalité d'intensité des besoins individuels de vendre et d'acheter cesse d exercer son influence perturbatrice, où le prix se fixe d'une manière impersonnelle, c est uniquement le rapport mobile des quantités offertes et demandées qui en détermine le degré d'élévation, partant le taux du profit. Or, n'oublions pas que le profit est l'objectif de toutes les entreprises de production et de transmission des produits. N'oublions pas non plus que, dans l'état actuel d'avancement de la division du travail, les entreprises de transmission sont généralement séparées des entreprises de production, et qu'elles achètent aux producteurs pour revendre aux consommateurs. Quand aucun obstacle naturel ou artificiel n'intervient pour limiter leur nombre et entraver leurs opérations, elles se font concurrence pour acheter et pour revendre. A la lumière des informations qui éclairent désormais le marché dans toutes ses parties, elles se portent dans les lieux et dans les moments où les produits sont le plus abondants et au meilleur marché, pour y opérer leurs achats, et vers ceux où les produits sont le moins abondants et le plus cher pour y opérer leurs ventes. Or, il suffit du retrait ou de l'apport d'une faible quantité pour faire hausser et baisser, dans une proportion beaucoup plus forte, les prix de toutes choses, et faire par conséquent hausser ou baisser, dans la même proportion, le taux du profit. En achetant sur les lieux et aux moments où les produits offerts par les producteurs abondent, les intermédiaires font hausser les prix ; en vendant dans ceux où les produits demandés sont rares, ils les font baisser. Leur profit diminue en conséquence de cette hausse du prix d'achat et de cette baisse du prix de vente. Si la différence des deux prix se réduit au point de ne plus suffire à couvrir leurs frais et à leur donner un profit équivalent à celui des autres sortes d'entreprises, les moins capables, ceux dont les frais sont le plus élevés, cessent de les couvrir et disparaissent du marché. Alors, la diminution de la demande aux producteurs et de l'offre aux consommateurs augmente la différence du prix d'achat et du prix de vente, et fait hausser le profit. C'est une gravitation économique qui ramène incessamment les prix du marché au niveau des frais de la production et de la transmission des produits, augmentés du profit nécessaire pour rétribuer les producteurs et les intermédiaires, ni plus ni moins.

Ainsi éclairée dans ses opérations et guidée dans ses mouvements par un organisme d'information et de publicité qui va se développant à mesure que l'extension des marchés en fait ressentir davantage le besoin, la concurrence, - cette concurrence que les socialistes qualifient d'anarchique, - agit pour établir dans le monde économique un ordre naturel conforme à l'utilité générale, partant à la justice. Comment la limitation des marchés du travail, en retardant la création de l'organisme de transmission nécessaire aux producteurs aussi bien qu'aux consommateurs de cette marchandise, et celle de l'organisme non moins nécessaire pour éclairer ses opérations, a empêché cet ordre naturel de s'établir dans les rapports du capital et du travail, voilà ce qu'il s'agit d'examiner.


III. La limitation des marchés du travail.

Que la proclamation de la liberté du travail n'a pas eu pour effet immédiat de la rendre effective. Obstacles naturels et artificiels qui s'y opposaient. Les lois sur les coalitions. Que la liberté du travail et de l'industrie a suscité des progrès dont a profité la classe ouvrière. Que le travail est devenu plus mobilisable, quoique les marchés soient demeurés plus ou moins localisés et isolés, en y perpétuant la pratique du marchandage

Malgré les leçons de l'expérience, on n'a pas cessé d'attribuer aux faiseurs de lois le pouvoir magique de changer du tout au tout les conditions d'existence des sociétés. Sans doute, les lois exercent une influence tantôt utile, tantôt nuisible, selon qu'elles favorisent ou entravent le développement de l'activité humaine ; mais cette influence est limitée et ne se fait guère sentir qu'à la longue. Le régime qui a précédé l'établissement légal de la liberté du travail et celui qui l'a suivi n'ont pas été séparés par un abîme. Ce progrès de la législation n'a pas changé d'une manière instantanée les rapports des ouvriers avec leurs employeurs. Les ouvriers ont été déclarés propriétaires de leur travail, et, à ce titre, libres d'en disposer à leur guise, de l'employer pour leur propre compte ou de l'échanger contre un salaire, et de faire cet échange dans le lieu et le moment qui leur paraîtraient le plus avantageux, d'en débattre le taux et les conditions avec tel employeur qu'il leur conviendrait de choisir, au lieu de subir ceux qu'il plaisait à un maître, à un seigneur ou à une corporation de leur imposer. Mais dans quelle mesure étaient-ils en situation d'user de ces droits nouveaux que leur reconnaissait la loi ? Un petit nombre d'entre eux seulement pouvaient employer leur travail pour leur propre compte, et ce nombre allait même en diminuant à mesure que les progrès de l'industrie nécessitaient l'agrandissement des entreprises.

L'immense majorité était obligée d'échanger son travail, et les conditions dans lesquelles se faisait cet échange ne différaient point d'abord, d'une manière sensible, de celles qui existaient auparavant. Les ouvriers étaient libres désormais de porter leur travail où ils pouvaient le placer avec le plus d'avantage ; ils étaient libres encore d'en débattre le prix et les conditions. Mais, en fait, ils étaient confinés par le défaut de moyens de communication, de ressources et d'informations, dans la localité où ils étaient nés et où ils se trouvaient en présence d'un petit nombre d'employeurs, parfois même d'un seul. Dans ces conditions quel était le facteur déterminant de l'échange du travail contre un salaire ? La concurrence ? Si elle s'exerçait pleinement entre les ouvriers, elle était singulièrement moins active entre les employeurs. Comme le remarquait Adam Smith, qui a admirablement observé et analysé l'état de choses qu'il avait sous les yeux, « les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite mais constante et uniforme pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frères. » En fait donc, les employeurs avaient le monopole de l'achat du travail, et, comme le constatait encore Adam Smith, ils usaient de ce monopole pour fixer le prix de cette marchandise « à un certain taux au-dessous duquel il est impossible de réduire, pour un temps un peu considérable, les salaires ordinaires, même de la plus basse espèce de travail. » Ce taux, les ouvriers étaient libres, à la vérité, de le débattre et de le refuser. Ils avaient le droit de chercher ailleurs le placement de leur travail ou de le retirer du marché. Mais ils se heurtaient ici à des obstacles, les uns naturels, les autres artificiels. Les obstacles naturels au déplacement étaient tels qu'Adam Smith pouvait dire que « l'homme est de toutes les espèces de bagages la plus difficile à transporter », et ils étaient encore aggravés par une série de lois qui avaient pour objet de retenir l'ouvrier attaché à la glèbe agricole ou industrielle. Ce n'est que récemment qu'a été aboli l'article du Code qui punissait d'un emprisonnement de six mois à deux ans l'action de faire passer en pays étranger des directeurs, commis ou ouvriers d'un établissement quelconque. L'ouvrier rencontrait ainsi des difficultés, le plus souvent insurmontables, à user de son droit de porter son travail sur un autre marché. Il lui restait le droit de demeurer inactif, autrement dit de faire grève. Mais l'exercice de ce droit ne pouvait avoir quelque efficacité qu'à la condition d'être collectif et prolongé de manière à causer à l'employeur un dommage supérieur à celui d'une augmentation de salaire. Qu'un ouvrier se refusât d'accepter « le taux au-dessous duquel il était impossible de réduire le salaire », cette grève isolée ne pouvait causer à l'employeur aucune perte appréciable. Aussi se bornait-on à le mettre à la porte, sans débat. Si la grève était collective, elle exposait ceux qui y prenaient part aux lois prohibitives des coalitions. Et ces lois que le nouveau régime avait héritées de l'ancien, qu'il avait même renforcées, étaient sanctionnées par des pénalités particulièrement rigoureuses. Nous avons eu l'occasion d'assister en 1845 au procès des charpentiers parisiens qui s'étaient coalisés pour obtenir une augmentation de salaire. Malgré l'éloquente plaidoirie de leur défenseur, Me Berryer, les meneurs de la coalition furent condamnés à cinq ans de prison. En fait donc, sinon en droit, l'employeur, protégé par les obstacles naturels et artificiels qui limitaient le marché de l'ouvrier, de l'autre, par les lois prohibitives des grèves, continuait à fixer d'autorité le .taux du salaire, comme il le faisait auparavant. De là une réaction contre le nouveau régime que l'on accusa même d'avoir aggravé la situation de la classe ouvrière, en lui enlevant les garanties qu'elle trouvait sous l'ancien. Les socialistes attribuèrent à la liberté les maux qui provenaient précisément des obstacles que rencontrait l'exercice de la liberté et ils s'évertuèrent à inventer des systèmes de réorganisation sociale qui n'étaient autre chose, à les examiner de près, que des rétrogressions au vieux régime de la servitude.

Mais si les lois qui avaient établi, quoique d'une manière bien incomplète, la liberté du travail et de l'industrie n'avaient pas eu pour effet d'améliorer directement et immédiatement la condition de la classe ouvrière, elles contribuèrent, au moins pour une bonne part, à susciter des progrès dont elle allait ressentir graduellement l'influence bienfaisante. Débarrassée des entraves du monopole corporatif et des barrières qui morcelaient le marché intérieur de la plupart des Etats, l'industrie prit un essor extraordinaire ; elle transforma son outillage, et dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'application de la vapeur et de l'électricité à la locomotion aplanit le principal obstacle naturel à l'extension des débouchés des produits et des agents productifs, capital et travail. Malgré les barrières artificielles que la fiscalité et l'esprit de monopole ont continué d'élever aux frontières des Etats, le commerce extérieur des nations les plus progressives a décuplé, et, quoique les statistiques ne nous donnent que des renseignements insuffisants sur le commerce intérieur, les seuls relevés des transports des chemins de fer attestent qu'il s'est accru dans des proportions encore plus considérables. La circulation des capitaux ne s'est pas moins développée que celle des produits, tant à l'intérieur qu'au dehors. Enfin le travail a eu sa part dans les bienfaits de cette transformation de l'outillage de la production et de la locomotion. A mesure que l'accroissement de la productivité de l'industrie, armée d'agents mécaniques de plus en plus puissants, réduisait les frais de la production, et que la concurrence des producteurs, en abaissant les prix au niveau des frais réduits, mettait les produits à la portée d'un plus grand nombre de consommateurs, les entreprises se multipliaient et la demande du travail s'augmentait avec celle du capital. Le travail local n'y suffisant plus, il fallut en attirer du dehors par l'appât de salaires supérieurs aux salaires locaux. L'attraction que les foyers d'industrie exerçaient d'abord sur les régions avoisinantes n'a pas manqué de s'étendre à mesure que les communications sont devenues plus faciles, elle a dépassé les frontières, et c'est ainsi qu'un nombre croissant d'ouvriers belges, allemands, suisses, italiens, sont venus suppléer à l'insuffisance numérique des ouvriers français. Le progrès des moyens de communication maritimes a développé de même l'émigration dans les pays neufs, où l'abondance des agents naturels appelle le concours du capital et du travail des vieux pays : le nombre des émigrants d'Europe en Amérique s'est élevé annuellement de 10000 en 1820 à près d'un million à la fin du siècle. Bref, après avoir eu le droit de disposer librement de son travail et de le porter sur le marché le plus avantageux, l'ouvrier a vu s'aplanir le principal obstacle que rencontrât l'exercice de ce droit. Le travail est devenu de plus en plus mobilisable dans l'espace. Il l'est devenu aussi dans le temps. Au début du régime de la liberté du travail, l'ouvrier avait beau être le maître de réserver son offre et demeurer inactif, il en avait rarement la possibilité. « A la longue, observait Adam Smith, - et cette observation s'appliquait à la généralité de la classe ouvrière, - il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin du premier n'est pas si pressant. » Et déjà un des précurseurs notables du socialisme, Necker, tirait de cette intensité inégale des besoins de vendre le travail et de l'acheter, inégalité qu'aggravait la prohibition de la grève collective, la condamnation du nouveau régime. « Que nous importent vos lois de liberté ? faisait-il dire aux ouvriers, si nous ne travaillons pas demain nous mourrons 1. » Mais, d'une part, les progrès de l'industrie, en développant la concurrence des employeurs sur des marchés plus étendus, d'une autre part, l'abrogation des lois sur les coalitions ont agi pour faire disparaître cette inégalité de situation. Sous l'influence de la concurrence chaque jour plus active qu'ils se font entre eux, les maîtres sont plus pressés de se procurer le travail dont ils ont besoin pour exécuter des commandes toujours près de leur échapper qu'ils ne l'étaient à l'époque d'Adam Smith, tandis que les ouvriers, sans être devenus cependant beaucoup plus prévoyants et économes, ont pu s’associer et se cotiser pour se constituer un capital qui leur permet d'ajourner leur offre, autrement dit de mobiliser leur travail dans le temps.

La situation des ouvriers producteurs de travail et des entrepreneurs d'industrie, consommateurs de cette marchandise, diffère donc essentiellement de celle qu'observait Adam Smith et qui inspirait à Necker sa prosopopée déclamatoire contre la liberté. S'il y a encore des marchés où un petit nombre de maîtres dictent, sans souffrir aucun débat, le taux et les conditions du salaire à des ouvriers qui ne possèdent ni les moyens de se déplacer, ni les moyens d'attendre, ces marchés n'existent plus qu'à l'état d'exception. De plus en plus, les employeurs se font une concurrence effective et souvent très serrée pour demander le travail comme les ouvriers pour l'offrir, le taux du salaire est débattu librement entre les deux parties et non fixé d'autorité par une seule.

Cette situation des marchés du travail n'est pas sans analogie avec celle des marchés de détail des denrées alimentaires, sans parler d'autres articles, où le prix se fixe à la suite d'un débat individuel entre le producteur ou le marchand et le consommateur. Des deux côtés, on marchande, l'un s'efforçant d'obtenir pour sa marchandise, le prix le plus élevé possible, l'autre le prix le plus bas. Sans doute le prix est principalement déterminé parle degré d'abondance de l'approvisionnement, mais l'issue du débat individuel n'en est pas moins influencé par l'intensité inégale des besoins de vendre et d'acheter. Tandis que cette pratique du marchandage qui a continué de subsister dans le commerce au détail a presque disparu du commerce en gros, elle a succédé sur les marchés du travail à celle du salaire imposé sans débat, et si elle constitue un progrès, elle ne fournit cependant qu'une solution encore imparfaite du problème de la fixation utile et équitable des prix du travail.

C'est qu'en dépit des progrès qui ont élargi les marchés du travail, ces marchés sont demeurés plus ou moins localisés et indépendants les uns des autres. Il n'existe point, pour le travail comme pour les capitaux et les produits de grande consommation, un marché général, dont le prix déterminé uniquement par le rapport des quantités offertes et demandées, s'impose à toutes les transactions particulières et remplit ainsi l'office de régulateur. Ce marché général, nous avons vu comment il s'est constitué. A mesure que les progrès, de la sécurité et des moyens matériels de communication ont agrandi la sphère des échanges, les entreprises de transmission des capitaux et des produits ont pu se séparer davantage des entreprises de production et elles se sont développées en raison de l'extension du marché. De là un besoin croissant d'informations sur l'état des approvisionnements, de la demande et des prix dans les différentes parties de ce marché agrandi. Tout un appareil d'éclairage, composé de bourses, d'agences de publicité, etc., s'est créé pour répondre à ce besoin. Ces progrès ont eu pour premier résultat d'annuler l'influence perturbatrice de l'inégalité individuelle des besoins de vendre et d'acheter, et par conséquent de supprimer le marchandage. Sur les marchés agrandis et éclairés des capitaux et des produits, les prix ont été fixés uniquement et, en quelque sorte, d'une manière automatique, par le rapport général de l'offre et de la demande en rendant inutile tout débat entre l'acheteur et le vendeur. En même temps, - et ce second résultat a été plus important encore que le premier, - les prix ont tendu à s'uniformiser sur ces marchés unifiés et à se fixer au niveau des frais nécessaires de la production et de la transmission des produits.

Comment se fait-il que ces deux appareils de transmission et d'éclairage qui ont impersonnalisé et régularisé les prix des capitaux et des produits de grande consommation, au double avantage des producteurs et des consommateurs, n'aient pas été mis encore au service du travail ? Nous allons voir que ce retard d'un progrès dont la nécessité devient chaque jour plus manifeste est causé bien moins par la nature particulière de la marchandise-travail que par l'esprit monopoleur et protectionniste des ouvriers qui la produisent, aussi bien que des entrepreneurs d'industrie qui la consomment.


IV. Causes de ce retard

L'esprit de monopole des ouvriers. Qu'ils prétendent à leur tour commander les prix et conditions du travail. L'objet et la pratique des coalitions et des grèves

L'esprit de monopole est un legs de l'ancien régime. Les corporations industrielles se considéraient comme propriétaires de leur marché et elles le défendaient contre la concurrence intérieure et extérieure. Elles exerçaient de même un monopole de fait sur la classe ouvrière immobilisée par la difficulté des déplacements à laquelle s'ajoutait la défense d'émigrer et l'interdiction des coalitions. Les lois qui ont établi la liberté du travail et de l'échange, encore celle-ci dans une mesure moindre, ont pu modifier les faits, elles sont demeurées sans action sur les esprits. Les industriels sont restés animés de la même horreur de la concurrence : à défaut du monopole du marché local, ils ont voulu conserver autant que possible la possession exclusive du marché national, et ils ont usé de leur influence politique pour faire dresser aux frontières les barrières du système prohibitif. Ils se sont efforcés de même de conserver le monopole de la demande du travail quand les ouvriers eurent acquis la liberté de l'offre. Ce monopole a fini par leur échapper, et le marché du travail est devenu pour l'employeur comme pour l'ouvrier un marché de concurrence. Mais dans ce nouvel état de choses l'esprit du monopole a subsisté et il s'est rapidement propagé dans la classe ouvrière. A leur tour, les ouvriers se sont proposés pour objectif de devenir les maîtres du marché du travail et de dicter les conditions du salaire ; c'est vers cet objectif que convergent tous leurs efforts, et en particulier, ce qu'on pourrait appeler la politique des grèves.

L’expérience ayant démontré aux ouvriers que le refus individuel du travail ne suffit pas à provoquer la hausse ou à empêcher la baisse du salaire, ils s'associent pour le refuser collectivement. Ils désertent en masse les ateliers de leur employeur. Cette tactique se fonde sur le phénomène de l'inégalité d'intensité des besoins de vendre et d'acheter. Les grévistes coalisés se plaisent à supposer que l'employeur est plus pressé d'acheter leur travail qu'ils ne le sont de le vendre, que la suspension collective de leur offre peut lui causer une perte plus sensible que celle qu'elle leur fait subir à eux-mêmes et par conséquent que la considération de son intérêt l'obligera à céder à leurs exigences. Dans certains cas, ces prévisions se réalisent. Il en est ainsi notamment lorsque les commandes affluent et que l'employeur craint de les voir passer à ses concurrents. Il en est ainsi encore lorsque la prolongation d'une grève peut compromettre l'existence de l'entreprise ou, simplement, lorsque le chômage forcé, en se prolongeant, cause à l'employeur une perte supérieure au dommage d'une augmentation de salaire. Mais le succès de la grève est, en tous cas, subordonné à deux conditions, Il faut :

1° Que les grévistes puissent prolonger la suspension de l'offre plus longtemps que l'employeur ne peut prolonger celle de la demande ; 2° Que l'employeur ne puisse remplacer le travail qui lui était fourni par les grévistes.

Les ouvriers anglais et américains se sont appliqués à remplir la première de ces deux conditions en constituant des trade unions, qui ne sont autre chose que des coalitions permanentes et en accumulant, au moyen de cotisations régulières, un « trésor de guerre » destiné à soutenir les grèves. Quelques-unes de ces trade unions, sont parvenues ainsi à réunir des sommes considérables et à prolonger pendant .plusieurs mois des grèves que les simples coalitions étaient impuissantes à soutenir au-delà de quelques jours. Leur exemple a fini par être suivi dans les autres pays et nous voyons aujourd'hui en France s'organiser des associations analogues sous le nom de syndicats. Seulement nos syndicats sont loin encore de posséder des trésors de guerre comparables à ceux des trade unions anglaises ou américaines.

Mais si grandes que soient leurs ressources, les unions ou les syndicats n'ont quelque chance de l'emporter dans la lutte qu'en remplissant la seconde condition, c'est-à-dire en empêchant les employeurs de remplacer le travail des grévistes. Ceuxci ont eu d'abord recours exclusivement à l'intimidation et à la violence pour atteindre ce but ; ils ont continué même à les employer de préférence, quand ils peuvent compter sur l'abstention ou la complicité des autorités chargées de garantir la liberté du travail. Mais les ouvriers les plus intelligents ont compris que ces procédés brutaux et d'ailleurs aléatoires ne pouvaient suffire à écarter la concurrence, et ils se sont appliqués à multiplier les unions et les syndicats ; à quoi ils ont ajouté aux Etats-Unis le boycott et le label pour obliger les industriels à n'employer que des ouvriers syndiqués [1]. Bref, leur objectif consiste aujourd'hui à conférer aux unions ou aux syndicats le monopole de l'offre du travail afin d'imposer à leur tour aux employeurs le taux et les conditions du salaire. La limitation du nombre des apprentis, la suppression des bureaux de placement, l'imposition en attendant la prohibition du travail étranger, concourent au même but et sont inspirées par le même esprit.

Cependant, à la différence des consommateurs des produits industriels et des denrées agricoles qui supportent avec une patience inaltérable l'enchérissement artificiel de ces nécessités de la vie, causé par la limitation de la concurrence étrangère, les industriels, consommateurs de travail, se défendent énergiquement contre les tentatives de monopolisation de cette marchandise ; aux grèves, ils opposent les lockout, au retrait partiel de l'offre, le retrait général de la demande. Le résultat le plus clair de cette guerre intestine des deux facteurs indispensables de la production, c'est une perte annuelle qui se chiffre par centaines de millions, sans parler d'une aggravation croissante des sentiments d'hostilité entre les producteurs et les consommateurs de travail.


V. Que cet état de guerre prendra fin

par la mise au service du travail d'organes de transmission analogues à ceux qui desservent les produits et les capitaux, mais que ces organes se créeront seulement lorsqu'ils seront demandés

Evidemment, cet état d'anarchie et de guerre, dont l'industrie et finalement les consommateurs de ses produits paient les frais n’est point un état normal. Mais comment peut-on y mettre fin ? Est-ce en revenant au vieux régime de la servitude en replaçant le travail sous la domination du capital, ou, comme le rêvent les socialistes, en expropriant avec ou sans indemnité les capitalistes, et en attribuant au travail avec la direction de l'industrie, la totalité de ses produits ? Est-il nécessaire de dire que ces deux solutions du problème de la pacification des rapports du capital et du travail sont également chimériques ? Car l'une et l'autre sont en opposition avec la nature des hommes et des choses. En revanche, on peut, dès à présent, prévoir que ce problème se résoudra de lui-même, naturellement, à mesure que l'extension des marchés du travail déterminera, en dépit de tous les obstacles dressés par l'esprit de monopole, la création des agents de transmission et d'information que cette extension nécessite. Il en a été ainsi, comme nous l'avons vu, pour les capitaux et les produits. Les agents de transmission et d'information à leur service, banques, maisons et sociétés de commerce, bourses, etc., se sont multipliés et développés à mesure que le besoin s'en est fait sentir davantage et qu'ils ont été plus demandés. Si nous voulons nous rendre compte de l'importance de leur rôle, essayons de nous faire une idée de ce que serait la situation des producteurs et des consommateurs en l'absence de cette machinerie indispensable. Comment les uns pourraient-ils trouver le placement le plus avantageux de leurs capitaux ou de leurs produits, et, les autres, se les procurer dans le lieu et le moment où ils en ont besoin ? A quels marchandages et à quels conflits donnerait lieu chaque échange, en l'absence d'un prix régulateur, déterminé d'une manière impersonnelle par le rapport général des quantités offertes et demandées ? Ce serait la même anarchie, ce seraient les mêmes luttes stériles et coûteuses dont les marchés du travail nous donnent aujourd’hui le spectacle.

Cependant, ce serait une illusion de croire qu'on puisse mettre fin à cet état d'anarchie et de guerre aussi longtemps que subsisteront les obstacles, que 1’esprit de monopole des industriels d'abord, des ouvriers ensuite, a élevés contre les mouvements libres de l'offre et de la demande. Lorsque nous avons essayé de fonder des bourses de travail en vue de renseigner les salariants et les salariés sur l'état du marché, nous nous sommes heurté à l'opposition des uns et des autres, les industriels redoutant un progrès qui aurait pour effet de dérober les ouvriers à leur domination dans les marchés locaux où ils faisaient la loi, les ouvriers des grands foyers d'industrie craignant au contraire que ce progrès n'y fit baisser les salaires en augmentant l'apport du travail [1]. Plus tard, les Bourses du travail ont pu s'établir grâce aux subventions municipales. Mais cette création artificielle est demeurée stérile. Entre les mains des syndicats socialistes, les Bourses du travail sont devenues des foyers d’agitation au lieu d'être des foyers d'information. C'est que les syndicats, imbus de l'esprit de monopole, loin de vouloir étendre le marché du travail, s'efforcent de le restreindre pour l'accaparer. Aussi longtemps donc que subsistera cet état des esprits, aussi longtemps que les industriels et les ouvriers se proposeront pour objectif la domination du marché, en vue de fixer à leur gré le taux et les conditions du salaire, le travail demeurera privé des agents de transmission et d'information qui régularisent les mouvements de l'offre et de la demande des capitaux et des produits, et impersonnalisent les prix, au double avantage des producteurs et des consommateurs. C'est qu'il ne suffit pas qu'un progrès soit offert pour s'établir, il faut encore qu'il soit demandé. Et, au moment où nous sommes, ce n'est pas la régularisation de la concurrence, c'est la suppression de cette bête noire du protectionnisme et du socialisme qui est l'objet de la demande.


Chapitre 2

S'il n'existait ni maisons ni sociétés de commerce ou de banque, ni bourses, ni organes de publicité financière ou commerciale, l'approvisionnement régulier des marchés agrandis par les progrès de la sécurité et le développement des moyens de communication, rencontrerait évidemment des difficultés extraordinaires. On pourrait, justement cette fois, qualifier d'anarchique le régime de la concurrence. Telle est cependant la situation des marchés du travail. Les producteurs et les consommateurs de cette marchandise n'ont à leur service aucun des rouages de transmission et d'information qui déterminent et règlent, en les éclairant, les mouvements de l'offre et de la demande des capitaux et des produits.

Cette lacune de l'organisation naturelle de l'industrie tient-elle à la nature particulière du travail ? A la différence des autres marchandises, celle-ci ne serait-elle pas commerçable ? L'expérience démontre le contraire. Pendant toute l'antiquité, le commerce du travail a été, malgré l'insuffisance des moyens de communication, plus important qu'aucun autre, et, plus tard, qu'était la traite des nègres, sinon un commerce de travail ? A la vérité, c'était du travail esclave. Le producteur de travail, blanc ou noir, ne se possédait pas lui-même. Il était la propriété d'un maître. Mais, parce que l'ouvrier est devenu son propre maître, son travail n’a pas changé de nature. Il a seulement changé de propriétaire.

Qu'est-ce que le travail ? C'est la mise en oeuvre du capital de forces productives de l'homme. Comme les capitaux immobiliers et mobiliers qui constituent le matériel des entreprises de production, les agents naturels appropriés, les bâtiments, les outils, les machines, les matières premières, ce capital investi dans l’homme et que nous avons désigné sous le nom de « capital personnel », est un produit du travail et de l'épargne. Les peines, les soins, les avances de nourriture, d'entretien, d'éducation, qu'exige sa formation ; constituent ses frais de production. Il peut être possédé par l'individu dans lequel il est investi ou approprié à un autre. Mais, dans les deux cas, il doit être reconstitué et donner un profit équivalent à celui des autres capitaux, pour subsister intact et être mis d'une manière continue au service de la production.


I. Pourquoi les organes de transmission font défaut aux producteurs et aux consommateurs de travail.

Que cela ne tient pas à la nature du travail. Que ces organes existaient sous le régime de l'esclavage. La production et le commerce des esclaves aux Etats-Unis sous ce régime. La condition des esclaves. L'esclavage mode primitif de l'assurance.

Il en était ainsi sous le régime de l’esclavage. L'organisation de la production, du commerce et de la consommation du travail esclave dans les Etats du Sud de l'Union américaine, avant la guerre de Sécession, nous fournit à cet égard une illustration saisissante. Les esclaves employés dans les plantations de coton et de sucre provenaient de deux sources différentes : l'importation africaine et 1’elevage, à l’intérieur. L'importation ayant fini par être interdite sous la double pression de la philanthropie abolitionniste et des intérêts protectionnistes des éleveurs, l’élevage devint la source principale de 1'approvisionnement du travail des plantations. Il se concentra dans les états dont le sol et le climat étaient le moins favorables à la culture des denrées tropicales, et prit une place importante dans la production agricole. De vastes fermes se fondèrent pour l’élevage des nègres. Les produits des états éleveurs (Breeding States) étaient vendus à des intermédiaires transportés et revendus aux planteurs de coton et de sucre des états consommateurs [1].

Cette production et ce commerce étaient régis par les mêmes lois qui gouvernent la généralité des branches d'industrie et de commerce. Pour que l'industrie des éleveurs d'esclaves pût subsister, il fallait que la vente de ce produit couvrît ses frais de production avec adjonction d'un profit équivalent à celui des autres industries. C'était un premier profit afférent à là production du travail, et ce profit était réglé comme celui de toute autre marchandise par la concurrence des vendeurs et des acheteurs. S'il tombait au-dessous du niveau général des profits industriels, l'esprit et les capitaux d'entreprise cessaient de se porter dans l'industrie de l'élevage des esclaves ou s'en retiraient, les prix se relevaient et les profits avec eux. S'il dépassait, au contraire, le niveau commun, l'esprit et les capitaux d'entreprise étaient attirés dans cette industrie, la production s'accroissait, les prix et les profits baissaient. Et, comme nous l'avons démontré ailleurs [2], ces mouvements s'opéraient avec une rapidité et une efficacité telles, - l'écart des quantités engendrant toujours un écart progressif des prix, - que le prix du marché tendait continuellement à se confondre avec les frais de production augmentés du profit nécessaire (le prix naturel d’Adam Smith). C'est à des intermédiaires marchands d'esclaves que les éleveurs vendaient communément leurs produits. Pour que ces intermédiaires qui pourvoyaient au transport et au placement de cette sorte de marchandise pussent subsister, il fallait encore que la différence entre le prix auquel ils l'achetaient et celui auquel ils la vendaient couvrît leurs frais de production (transport, emmagasinage, risques) avec adjonction d'un profit, lequel était réglé, comme le précédent, par la concurrence. C'était un second profit, afférent, celui-ci, au commerce du travail. Enfin, le planteur de coton ou de sucre n'achetait l'esclave qu'à condition de tirer de l'emploi de ses forces productives un produit supérieur à leurs frais d'achat et de reconstitution. La différence constituait un troisième profit. Mais à la différence des deux premiers, ce profit de l'employeur n'était point afférent au travail, le marchand d'esclaves réalisant par le prix de vente ou bien encore par le prix de location, tout le montant du profit de son industrie et n'ayant, par conséquent, rien à prétendre sur le profit que le planteur pouvait tirer de l'emploi des esclaves aussi bien que des outils, des machines, du bétail et des autres instruments et matériaux qu'il se procurait de même, par voie d'achat ou de location.

Tout cet ensemble de frais de production et de profits - frais de production et profits de l'éleveur, du marchand et du planteur, - était ou devait être remboursé par le consommateur de coton ou de sucre. Il l'était ou devait l'être, disons-nous. Cela dépendait du prix auquel le planteur pouvait vendre sa marchandise, c'est-à-dire du prix du marché. Or, le prix du marché dépendant du rapport des quantités offertes par les producteurs de coton ou de sucre et demandées par les consommateurs, était essentiellement mobile et variable. S'il donnait le plus souvent un profit, il laissait parfois une perte. Et ces variations en hausse ou en baisse se répercutaient sur les prix et les profits des fournisseurs des instruments et matériaux employés à la production du coton ou du sucre, y compris ceux des éleveurs et des marchands d’esclaves. Si les quantités demandées dépassaient les quantités offertes, les prix s'élevaient et avec eux les profits des planteurs. L'esprit et les capitaux d'entreprise étaient alors attirés dans cette branche de la production agricole, la demande des esclaves s'augmentait, en déterminant la hausse des prix, partant celle des profits des éleveurs et des marchands, jusqu'à ce que l'apport d'un supplément d'esprit et de capitaux d'entreprise dans cette industrie et ce commerce y eussent fait baisser les prix. Si, au contraire, les quantités offertes de coton ou de sucre dépassaient les qua11tités demandées, les prix baissaient et une série de mouvements de répercussion en sens inverse des précédents se succédaient au détriment des éleveurs et des marchands d'esclaves, jusqu'à ce que l'équilibre se fût de nouveau rétabli au niveau des frais de production et du profit nécessaire.

Mais quelle était, au milieu de ces mouvements incessants de hausse et de baisse des prix et des profits, la condition des travailleurs esclaves ? Cette condition ne variait point. Ils ne subissaient l'influence ni de la hausse, ni de la baisse. Ils ne participaient ni aux profits, ni aux pertes des planteurs, des marchands et des éleveurs. En quoi consistait leur rétribution ? Uniquement dans leurs frais de nourriture et d'entretien, réduits au minimum indispensable pour maintenir en bon état leurs forces productives. En revanche, ce minimum de subsistance était garanti à l'esclave par l'intérêt de son propriétaire, soit qu'il appartenait à un éleveur, à un marchand ou à un planteur, et telle était sa condition dans les phases successives de son existence ; il faisait partie du capital d'exploitation, et ce capital, les propriétaires étaient intéressés à le conserver intact. Assimilé aux bêtes de somme, l'esclave jouissait de cette assimilation s'il en supportait l'avilissement et les charges. Un propriétaire bon économe comme avait été le vieux Caton, tout en soumettant ses esclaves à une discipline rigoureuse, s'abstenait de les assujettir à un travail prématuré ou excessif, et veillait à ce qu'ils reçussent une nourriture et des soins suffisants pour empêcher la détérioration de leurs forces productives, et par conséquent la valeur de cette portion importante de son capital d'exploitation. Les esclaves subissaient toutefois, jusqu'à un certain point, l'influence de la rareté ou de l'abondance des denrées alimentaires. Leur pitance était plus étroitement mesurée en cas de rareté, plus copieuse en cas d'abondance ; mais l'intérêt du propriétaire n'en demeurait pas moins, en tous cas, pour eux comme pour les autres bêtes de somme, la plus sûre garantie de conservation. Ce même intérêt agissait chez les propriétaires les plus intelligents pour procurer aux esclaves quelque chose de plus que le minimum de subsistance indispensable. En vue de stimuler leur activité, on leur accordait une sorte de prime avec laquelle ils pouvaient se constituer un pécule, que les plus capables, ceux qui aspiraient à s'élever au-dessus de leur condition, employaient à se racheter.

Cependant, si l'esclavage constituait une assurance de la vie, il la faisait payer cher, car il ne donnait à l'esclave aucune part dans les profits de l'exploitation de son travail. Ces profits se partageaient entre l'éleveur et le marchand d'esclaves. Ils étaient plus ou moins considérables, selon l'état de l'offre et de la demande du travail. En conséquence, l'éleveur et le marchand étaient intéressés à porter toujours cette sorte de marchandise sur le marché où elle était le moins offerte et le plus demandée. De là tout un organisme commercial analogue à celui qui met les autres produits et services à la disposition des consommateurs à travers l'espace et le temps, organisme qui s'était créé sous l'impulsion du besoin auquel il répondait, en attirant par l'appât d'un profit l'esprit et les capitaux d'entreprise.


II. Que l'ouvrier en devenant propriétaire de son travail a été rendu responsable de son existence.

Qu'il peut y pourvoir en exploitant lui-même son travail ou en le louant. Eléments constitutifs du salaire. Pourquoi l'organisme de placement que possédait l'éleveur d'esclaves manque à l'ouvrier libre. Inégalité de situation qui en est résultée entre l'entrepreneur et l'ouvrier. Progrès qui ont amoindri cette inégalité sans la faire disparaître partout.

L'appropriation de l'homme par l'homme a cessé d'exister dans le monde civilisé, l'esclavage a été aboli en Europe, après la période de transition du servage, et, plus tard, sans transition, en Amérique ; l'esclave ou le serf a passé à l'état d'homme libre, ce qui signifie qu'il est devenu propriétaire de sa personne et maître de disposer de son travail, de l'employer pour son propre compte ou de l'échanger contre une rétribution en nature ou en argent, soit sous la forme d'un salaire fixe ou d'une part éventuelle dans les produits de l'industrie à laquelle il coopère. Quelle a été la portée de ce changement dans la condition de l'ouvrier producteur de travail, et quels en ont été les résultats ? Voilà ce qu'il s'agit de chercher.

En acquérant les avantages de la liberté, l’ouvrier a dû en supporter les charges. Il a dû pourvoir lui-même aux frais de sa subsistance, de son entretien et de sa reproduction, jusqu'à ce que les êtres qu'il appelait à la vie fussent en état d'y pourvoir eux-mêmes, supporter les frais de ses maladies et de ses chômages, subvenir à l' entretien de sa vieillesse. Cet ensemble de frais qui étaient auparavant à la charge de ses propriétaires sont tombés à la sienne. Les propriétaires d’esclaves les couvraient avec adjonction d'un profit. Ce profit, l'esclave devenu libre pouvait le réaliser à son tour. Mais c'était à là condition d'obtenir de la mise en oeuvre de son capital de facultés productives, une rétribution comprenant les frais avec le profit.

Cette rétribution, il pouvait se la procurer de deux manières : 1° en employant son travail pour son propre compte, c'est-à-dire en entreprenant une industrie ou un commerce, 2° en louant à un entrepreneur l'usage de ses facultés productives.

Mais pour entreprendre une industrie ou un commerce quelconque, il fallait que le producteur de travail devenu libre possédât avec le capital de ses forces productives, un autre capital consistant en matériaux de production et en avances de subsistances. Ce capital faisait défaut à l'immense majorité des émancipés, et, de plus il leur manquait la capacité et les connaissances nécessaires à la gestion d'une entreprise. D'un autre côté, le nombre des entreprises est naturellement limité, et, à mesure que l'industrie se perfectionne, ce nombre va diminuant. Au moment où nous sommes, c'est tout au plus si, dans les pays les plus avancés en industrie, on compte une entreprise sur cent ouvriers. Et même dans les pays les plus arriérés, la grande majorité des travailleurs n'a d'autre débouché que la location de son capital de forces productives à une entreprise de production agricole, industrielle ou autre, en échange d'un salaire.

Que représente le salaire, de quels éléments se compose-t-il ? En premier lieu, il se compose des frais de conservation et de reconstitution des forces productives du travailleur, - nourriture, entretien, reproduction, assurance contre la maladie, le chômage, la vieillesse. Le montant de ces frais est plus ou moins élevé selon la nature des forces productives et de leur emploi. Et nous avons constaté qu'à mesure que l'industrie se perfectionne, qu'elle substitue à la force physique de l'homme des forces mécaniques ou chimiques, en mettant ainsi davantage en oeuvre les facultés intellectuelles et morales de l'ouvrier, les frais de conservation et de reconstitution de son capital de forces productives s'augmentent. Ces frais qui étaient à la charge du propriétaire d'esclaves sont maintenant à celle de l'ouvrier libre, et ils constituent le premier élément du salaire. En second lieu, sous le régime de l'esclavage, l'éleveur tirait de son industrie un profit équivalent à celui de la généralité des branches de la production. Ce profit afférent au travail revient maintenant à l'ouvrier libre et il constitue le second élément constitutif du salaire.

C'était par la vente des esclaves que l'éleveur couvrait ses frais et réalisait un profit. Il les vendait à des intermédiaires qui les revendaient aux planteurs, consommateurs de travail. Les intermédiaires se chargeaient du placement de cette marchandise, et créaient un marché où le prix était fixé par la concurrence des vendeurs et des acheteurs. Et ce prix du marché tendait continuellement, comme nous l'ayons vu plus haut, à se mettre au niveau des frais de production du travail esclave, augmentés des profits de l'éleveur et de l'intermédiaire.

Lorsque l'esclavage a disparu, l'organisme commercial qui le desservait a, du même coup, cessé d'exister. En l'absence de cet organisme nécessaire de l'échange, quelle était la situation des ouvriers, obligés de se charger eux-mêmes du placement de leur travail ? Ne possédant ni les ressources, ni les informations indispensables pour remplir cette fonction commerciale, n'ayant même, pour le plus grand nombre, d'autre capital que celui de leurs forces productives, ils se trouvaient dans la nécessité d'offrir leur travail sur place et de précipiter leur offre. Ils étaient libres d'en débattre le prix, soit ! Mais, ce débat s'engageait dans des conditions inégales. Car le besoin qu'ils avaient du salaire était plus intense et plus pressant que celui que les employeurs avaient de leur travail. Dans ces conditions le débat était le plus souvent illusoire. L'employeur commandait le prix. Et de même qu'il s'efforçait d'obtenir au plus bas prix possible les outils, les machines et les matières premières nécessaires à son industrie, il s'appliquait aussi à extraire de l'ouvrier la plus grande quantité possible de travail en échange du moindre salaire. Jusqu'à quelle limite celui-ci pouvait-il descendre ? A la rigueur, jusqu'au minimum indispensable à l'ouvrier pour mettre en oeuvre ses forces productives, en laissant ainsi sans couverture les risques de maladies, d'accidents, de chômage, les frais de reproduction, etc., à plus forte raison, sans l'adjonction du profit que l'exploitation du travail procurait auparavant au propriétaire d'esclaves. Dans cet état de choses, la classe ouvrière eût été vouée à une destruction inévitable si, d'une part, le travail des femmes et des enfants ne s'était point ajouté à celui du père de famille, si, d'autre part, les secours fournis par la charité publique et privée, la fondation des hospices et des hôpitaux gratuits, l'instruction gratuite, etc., n'avaient pas suppléé à l'insuffisance des salaires pour la couverture des risques de maladies, des frais d'éducation et autres. Les frais de production du travail étaient donc couverts en partie seulement par le salaire, le déficit était comblé par la charité volontaire ou obligatoire, ce qui excluait tout profit.

Cependant des progrès de différentes sortes ont contribué à modifier successivement, quoique inégalement, cette situation. D'abord, les ouvriers ont eu recours à l'association pour corriger l'intensité inégale de l'offre et de la demande du travail, dans les marchés étroits et isolés où ils étaient confinés, faute de moyens de se déplacer. L'expérience leur ayant démontré que le refus du travail d'un seul ouvrier ne causait à l'employeur qu'un dommage insignifiant, ils se coalisèrent pour le refuser collectivement. En vain les employeurs usèrent-ils de leur influence pour faire interdire les coalitions, elles continuèrent de se produire, et elles ne manquèrent point de se multiplier dans les pays où elles cessèrent d'être interdites. Seulement, l'expérience enseigna encore aux ouvriers, que le refus collectif du travail ne pouvait être efficace qu'autant qu'il se prolongeait assez longtemps pour causer aux employeurs un dommage supérieur au sacrifice que leur imposait l'acceptation des prix et conditions des grévistes. En conséquence, les ouvriers transformèrent les coalitions temporaires en unions ou syndicats permanents dont les ressources étaient alimentées par des cotisations régulières. En Angleterre et aux Etats-Unis, ces unions ont pris les proportions de véritables armées, et elles ont accumulé des « trésors de guerre » qui leur permettent de prolonger pendant plusieurs mois le refus collectif du travail. Les employeurs se sont associés de leur côté, ils ont opposé les lockouts aux grèves, et la lutte se poursuit avec un égal acharnement des deux parts, en donnant comme d'habitude la victoire aux plus forts, mais non sans causer des pertes et des dommages qui sont directement ou indirectement supportés par tous les producteurs et se répercutent sur les consommateurs.

D'autres progrès, ceux de la machinerie de l'industrie et en particulier des moyens de transport, en abaissant les prix et en augmentant la consommation, partant la production générale et avec elle la demande du travail, en facilitant en même temps la mobilisation des travailleurs, ont contribué plus sûrement au relèvement des salaires, qui s'est opéré dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce relèvement, déterminé encore par le changement dans la nature du travail et l'augmentation des frais de réparation et d'entretien des forces productives de l'ouvrier qui en a été la conséquence, ce relèvement, disons-nous, a été général, en présentant néanmoins encore de nombreuses et profondes inégalités.

En effet, si l'on considère la multitude des marchés du travail, on demeurera frappé des différences extraordinaires du niveau des prix d'une même quantité et qualité de travail. Ces différences proviennent sans doute, pour une part, de celles des prix des matériaux de la vie, mais elles proviennent aussi, et, pour une part non moins forte, soit de l'inégalité du pouvoir d'échange des ouvriers soit des employeurs, soit de l'insuffisance ou de la surabondance du travail, en l'absence d'un agent de mobilisation qui ajuste l'offre avec la demande. De là, l'état d'anarchie et de guerre qui règne entre les deux agents indispensables de la production : le capital et le travail, et la nécessité de plus en plus urgente d'y apporter un remède.


III. Les remèdes socialistes.

Qu'à l'asservissement primitif du travail au capital ils ont voulu faite succéder celui du capital au travail. La participation aux bénéfices. Pourquoi le salaire est mieux approprié à la situation des travailleurs.

Ce remède, les socialistes n'ont pas été lents à le découvrir. Ils l'ont simplement emprunté au régime de l'esclavage. Seulement, à l'asservissement du travail par le capital, ils ont substitué celui du capital par le travail. Telle est la conception fondamentale de tous leurs systèmes de réorganisation sociale, du communisme et du collectivisme aussi bien que de l'anarchisme.

C'est par la conquête que s'était établi dans la plupart des Etats de l'antiquité le régime de l'esclavage. Une société guerrière s'emparait d'un pays, confisquait les richesses immobilières et mobilières, sol, bâtiments, outils, approvisionnements de matières premières et de subsistances appartenant à la population vaincue et s'appropriait cette population elle-même qu'elle réduisait en esclavage. Les hommes et les choses étaient partagés entre les conquérants, en proportion de leur participation à l'entreprise de la conquête : chaque lot constituait un domaine plus ou moins étendu, une seigneurie. Le propriétaire de ce domaine appliquait à la production des subsistances et des autres articles dont il avait besoin, la population qui lui était échue en partage avec le sol, et il se procurait par l'échange les articles d'ailleurs peu nombreux qui ne pouvaient être produits dans le domaine. Sous ce régime, la rétribution du travail consistait uniquement dans la somme strictement nécessaire pour couvrir les frais d'entretien et de reproduction des travailleurs. A ces frais d'entretien et de renouvellement du personnel des fermes et ateliers des domaines s'ajoutaient ceux du matériel. Restait un produit net ou profit, qui allait tout entier au propriétaire, et qui lui fournissait, d'une part, ses moyens de subsistance, et de l'autre, la contribution en services, en nature ou en argent, en échange de laquelle le gouvernement de la société conquérante assurait sa sécurité contre les risques des invasions des autres sociétés guerrières et des révoltes de la population assujettie. Le trait caractéristique de ce régime, c'était donc l'attribution de la totalité du produit net ou du profit au propriétaire du capital.

Les socialistes se sont bornés à mettre au dessus, ce que les sociétés esclavagistes avaient mis au-dessous, tout en empruntant de même leurs procédés de conquête et d'exploitation. A l'exemple des conquérants des premiers âges de l'humanité, ils veulent employer la force pour s'emparer du domaine de la société capitaliste ; ils confisqueront le sol, les bâtiments, les outils, les matières premières des entreprises, en d'autres termes, les capitaux mobiliers et immobiliers. Selon les communistes étatistes, les fruits de la conquête doivent demeurer indivis, le gouvernement institué par le peuple et géré par ses délégués doit se charger d'organiser la production dans la multitude de ses branches et d'en distribuer les fruits. Il dirige les exploitations agricoles ; industrielles et autres, construit les bâtiments, fabrique les outils et les machines, se procure les matières premières et, après à voir déduit du produit brut les frais d'entretien et de renouvellement de ce matériel de là production, sans oublier apparemment ses frais de gouvernement, il distribue en parts égales le produit net ou le profit du travail, sans accorder aucune part au capital. Et cela se conçoit : il n'y a plus de capitalistes ! Selon une autre école, celle des collectivistes, le sol et les capitaux conquis sur la société capitaliste seraient appropriés à des sociétés ouvrières se gouvernant elles-mêmes et distribuant entre leurs membres, en raison de la quantité de leur travail, et toujours à l'exclusion du capital, la totalité du produit net ou profit. Il en est de même dans le concept anarchiste de la réorganisation sociale, avec cette différence que les compagnons, après s'être librement réunis sans aucun chef et aucune hiérarchie pour conquérir le domaine de la société capitaliste, se réunissent non moins librement pour produire et consommer, sans se soumettre à aucune autorité, fût-elle instituée par le peuple lui-même. Mais quelles que soient les différences qui les séparent, tous, socialistes, communistes, collectivistes, anarchistes et autres poursuivent le même but : la conquête et l'asservissement du capital par le travail, et sa mise à la portion congrue de ses frais de reconstitution, sans adjonction d'aucun profit.

Seulement, ces systèmes de réorganisation sociale ont laissé sans solution la plupart des questions d'application qu'ils soulèvent. Désormais le travail sera le maître et le capital, l’esclave, soit ! Mais qui remplira le rôle des propriétaires du capital, responsables de l'entreprise, et investis en raison de cette responsabilité de l'autorité nécessaire pour la diriger ? Comment se recrutera le personnel de chaque industrie et se fixera sa rétribution ? Cette rétribution sera-t-elle égalitaire ou non ? Comment s'établira le prix des produits destinés à l'échange, etc. ? La solution pourtant urgente de toutes ces questions, les socialistes sont d'accord pour la renvoyer au lendemain de la révolution. Mais en attendant qu'elles soient résolues, de quoi vivra le peuple vainqueur ?

Il se partagera les fruits de la victoire et consommera ceux qui sont immédiatement consommables. Ce sera un mardi gras révolutionnaire, suivant l'expression pittoresque de

Proudhon. Mais après ? Après, ce sera le carême et le jeûne, jusqu'à ce que l'instinct de la conservation provoque une réaction qui rétablisse l'ordre naturel des choses non sans un recul de la richesse et de la civilisation.

Une école moins radicale, celle des participationnistes et des coopérateurs, vise simplement la suppression du salariat qu'elle remplace par la participation aux bénéfices des entreprises de production. Mais pour être moins désastreuse et chimérique que la solution socialiste, celle-ci n'en aggraverait pas moins la condition des travailleurs au lieu de l'améliorer.

L'application du système participationniste n'est possible, en effet, dans quelque étendue qu'à deux conditions : 1° que les travailleurs possèdent les ressources nécessaires pour subvenir à leur entretien, en attendant la réalisation des produits de l'entreprise à laquelle ils coopèrent ; 2° qu'ils puissent et veulent en supporter les risques. S'ils sont dépourvus d'avances, ils seront obligés de recourir au crédit, et, à cause précisément de cette absence d'avances, ils ne pourront obtenir le crédit qu à un taux qui atteindra, s'il ne le dépasse point, le bénéfice de la substitution de la participation au salariat. A plus forte raison ne pourront-ils supporter et couvrir les risques inhérents à toutes les entreprises de production.

Remarquons à ce propos que si le système de la participation aux bénéfices était plus avantageux que le salariat, il serait préféré non seulement par les ouvriers fournisseurs de travail, mais encore par les fournisseurs de la machinerie et des matières premières : au lieu d'échanger le coton nécessaire au filateur contre une somme fixe, dont le montant est déterminé par l'état du marché, le producteur ou le marchand de cette matière première l'échangerait de préférence contre une part aléatoire des produits de la filature. Il en serait de même pour le capital avec lequel s'achètent la machinerie et les matières premières. Ce capital est divisé dans les entreprises constituées sous la forme de sociétés anonymes : 1° en actions qui, supportant les risques afférents à l'entreprise, reçoivent, leur rétribution sous la forme d'un dividende, c'est-à-dire d'une part aléatoire dont le montant est proportionné aux risques ; 2° en obligations qui reçoivent leur rétribution sous la forme d'un intérêt fixe, indépendant de l'entreprise et correspondant au salaire. Le capital-obligations est assuré par le capital-actions, et les différences dans les taux d'intérêt qu'il perçoit selon les entreprises dans lesquelles il est engagé proviennent du degré plus ou moins élevé de sécurité que lui procure cette assurance. A part les différences du taux de la prime d'assurance, l'intérêt des obligations est déterminé par le taux général de l'intérêt des capitaux, lequel dépend immédiatement du rapport des quantités offertes et demandées sur le marché. Et le prix du marché fixé par ce rapport gravite par l'opération combinée des lois de la concurrence et de la valeur vers le montant des frais (dommages et risques) qui doivent être couverts avec adjonction d'un profit pour déterminer l'apport du capital à la production.

Or, les capitalistes eux-mêmes, au moins pour le plus grand nombre, préfèrent un intérêt fixe dont le taux dépend de l'état général du marché des capitaux à une part aléatoire des profits de l'entreprise particulière à laquelle ils coopèrent. A plus forte raison, les ouvriers beaucoup moins capables que les capitalistes de supporter les risques de la production doivent-ils le préférer. Est-il nécessaire d'ajouter qu'il y a équivalence entre le taux général de l'intérêt du capital-obligation et le taux général des dividendes du capital-action. En effet, dès que cette équivalence vient à se rompre dans un sens ou dans un autre, elle ne manque pas de se rétablir aussitôt par l'affluence des capitaux dans le mode dé placement le plus avantageux. Il en serait de même pour le salaire et la part de bénéfice. En admettant qu'un certain nombre d'ouvriers, suffisamment pourvus d'avances, préférassent ce dernier mode de rétribution, ils n'obtiendraient qu'une part aléatoire de bénéfice supérieure au salaire du montant de la prime d'assurance. Que conclure de là, sinon que la rétribution du travail dépend non de la forme sous laquelle elle est perçue, mais comme toutes les marchandises, de l'état du marché où le travail est échangé.


IV. L'organisation du commerce du travail sous le régime de l'esclavage.

Causes et conséquences de sa disparition. Que les marchés du travail se sont néanmoins agrandis. Les ouvriers devenus monopoleurs à leur tour. Vanité de leurs tentatives de faire hausser artificiellement le salaire.

Sous le régime de l'esclavage, le commerce du travail possédait un marché plus vaste que celui d'aucune autre marchandise. Les marchands d'esclaves étendaient leurs opérations jusque dans les parties les plus reculées de l'Empire romain. Ils achetaient du travail-esclave en Afrique, en Syrie, en Pannonie où il était à bon marché pour le revendre en Grèce, et en Italie où il était cher, et malgré la difficulté et la cherté des transports, la différence des deux prix couvrait leurs frais et leur permettait de réaliser un profit au moins équivalent à celui des autres branches de commerce. Il en a été de même lorsque le commerce des esclaves s'est de nouveau organisé et développé pour subvenir au besoin de travail des planteurs de sucre, de coton et des autres denrées tropicales du nouveau monde. Les négriers allaient chercher des esclaves à la côte d'Afrique où ils se les procuraient à vil prix, et dans les Etats éleveurs où cette branche de la production agricole ne tarda pas à croître et à fleurir sous l'influence de la prohibition de la traite. Ils les portaient sur les marchés des Etats consommateurs, principalement à la Nouvelle-Orléans, où on les vendait à la criée. Les prix de ce grand marché, publiés après chaque vente, étaient connus sinon des roitelets nègres, au moins des éleveurs et des planteurs, et ils servaient de régulateurs dans toutes les transactions particulières comme la cote de la Bourse des valeurs ou des marchandises.

Cet organisme commercial a disparu avec l'esclavage, et sa disparition a entraîné le morcellement et, pour ainsi dire, l'émiettement des marchés du travail. De là, la constitution en faveur des employeurs d'un monopole de fait, dont la classe ouvrière a subi les conséquences désastreuses. Mais pourquoi l'organisme commercial qui était au service des producteurs et des consommateurs du travail esclave ne s'est-il pas adapté au nouveau régime ? Ce n'était pas qu'il fût devenu inutile, car l'ouvrier devenu propriétaire de son travail était non moins intéressé que l'éleveur d'esclaves à le porter sur le marché où il pouvait en obtenir le prix le plus élevé, et moins encore que l'éleveur, il avait les moyens de l'y porter lui-même ; mais quelle garantie un ouvrier libre pouvait-il donner à un intermédiaire pour l'avance des frais de transport dans l'espace et le temps qu'impliquait le commerce du travail comme tout autre ? Cette garantie, l'intermédiaire la trouvait auparavant dans la propriété du capital de forces productives investi dans l'esclave ; il ne la trouvait point dans l'ouvrier libre. Il aurait fallu qu'à défaut du capital investi dans sa personne, que le nouveau régime lui interdisait de vendre et même d'engager autrement qu'à court terme, l'ouvrier possédât un capital investi dans les choses, un capital mobilier ou immobilier, qui servît à garantir les avances de l'intermédiaire. Or l'immense majorité des travailleurs émancipés de l’esclavage et du servage, ne possédaient que leur capital de forces productives. Cette garantie indispensable à l'intermédiaire, ils auraient pu, à la vérité, la lui fournir en s'associant, mais il leur était interdit de s'associer, et cette interdiction n'a été levée que longtemps après l'époque de leur émancipation. Dans cet état d'isolement, l'ouvrier libre, incapable de garantir la rétribution du service de l'intermédiaire, était obligé de chercher lui-même le placement de son travail, et 1'insuffisance de ses ressources le réduisait à l'offrir dans les limites les plus étroites de l'espace et du temps.

Comment les choses se passaient-elles ? Dans le plus grand nombre des industries, les ouvriers en quête de salaire allaient d'atelier en atelier offrir leur travail ; dans d'autres, ils se rassemblaient à certaines heures sur une place où les employeurs venaient embaucher ceux dont ils avaient besoin ; enfin, dans les grands foyers de population où l'offre et la demande directe du travail occasionnaient des pertes de temps et présentaient des difficultés particulières, on vit reparaître les intermédiaires sous forme de bureaux de placement. Mais ces entreprises, d'abord en petit nombre, ne se faisaient qu’une concurrence insuffisante pour améliorer leurs services et en abaisser le prix. On jugea en conséquence nécessaire de les assujettir à une surveillance étroite et arbitraire, qui eut pour résultat naturel d'aggraver les abus auxquels elle avait pour objet de porter remède.

Cependant, malgré l'absence ou l'insuffisance d'un rouage commercial aussi nécessaire au travail libre qu'il l'avait été au travail esclave, les marchés du travail se sont agrandis à la fois dans l'espace et dans le temps. L'augmentation extraordinaire de la puissance productive, dans la seconde moitié du siècle dernier, en abaissant les frais de la production et en mettant ainsi les produits à la portée d'un nombre croissant de consommateurs a déterminé la multiplication et l'agrandissement des entreprises industrielles. Ces entreprises rapprochées et concentrées économiquement dans d'énormes foyers de production, ont attiré des localités de plus en plus éloignées les ouvriers, dont les progrès des moyens de communication facilitaient, en même temps, le déplacement.

Ces mêmes progrès, en abrégeant la distance entre l'Europe et les régions du Nouveau-Monde, abondantes en ressources naturelles, ont provoqué un mouvement d'émigration du travail libre qui a dépassé en importance celui de la période la plus active de la traite du travail esclave. Tandis que les marchés du travail s'agrandissaient ainsi dans l'espace, malgré l'insuffisance des ressources et l'incertitude des informations des travailleurs abandonnés à eux-mêmes, d'autres progrès les étendaient aussi dans le temps. L'expérience des maux de l'imprévoyance commençait à faire comprendre aux ouvriers devenus responsables de leur destinée la nécessité de l'épargne : ceux qui étaient en possession d'une avance cessaient d'être obligés d'accepter quand même, sous l'aiguillon de la nécessité, le salaire et les conditions que leur offraient les employeurs. Ils pouvaient « attendre. » L'abrogation des lois sur les coalitions, en leur permettant de s'associer et de constituer des caisses de chômage, a contribué encore à étendre leur marché dans le temps. Entre les unions ouvrières, anglaises et américaines, amplement pourvues de capitaux et les employeurs l'inégalité du pouvoir de disposer du temps s’est effacée. Et a mesure que cette inégalité a disparu et que, d'une autre part, la circulation du travail a pu s'étendre davantage dans l'espace, les employeurs ont perdu le monopole de fait qui leur permettait trop souvent d'imposer aux ouvriers le taux et les conditions du salaire dans les marchés étroitement limités de la petite industrie.

Mais qu'est-il arrivé alors ? C'est que les ouvriers devenus plus capables d’attendre ont entrepris à leur tour d'imposer leurs conditions aux employeurs. Seulement, il ne leur suffisait pas de pouvoir se priver du salaire plus longtemps que les employeurs ne pouvaient se priver du travail pour remporter la victoire, il fallait encore qu'ils empêchassent les employeurs de se procurer au dehors un agent productif indispensable, autrement dit qu'ils s'en assurassent le monopole. A défaut des barrières douanières que les gouvernements mettaient au service des industriels pour les préserver de la concurrence étrangère et leur permettre d'élever artificiellement leurs prix, les ouvriers recoururent à l'intimidation et à la violence pour écarter la concurrence des dissidents ou des étrangers. Mais quand même cette pratique protectionniste aurait toute l'efficacité d'une douane, quand même les unions ou les syndicats ouvriers réussiraient à s'assurer le monopole du travail, quel serait le résultat ? S'il y a un taux au-dessous duquel le salaire ne peut descendre sans entraîner la destruction des forces productives de l'ouvrier, il y a aussi un taux au-dessus duquel il ne peut s'élever, sans entraîner la destruction du capital de l’employeur. Dans ce cas, la demande du travail diminue et le salaire baisse en dépit du monopole. Quoi que fassent les monopoleurs, il est hors de leur pourvoir de maintenir le taux du salaire au point où il entame la rétribution nécessaire des autres agents productifs, où les frais de la production cessent d'être couverts. Car il ne dépend pas de l'employeur d'élever le prix de vente de ses produits, de manière à compenser l'excès d'élévation du salaire. La hausse du prix : provoque la diminution de la demande des produits et, par une répercussion inévitable, celle du travail et la baisse du salaire.


V. Comment leurs syndicats peuvent rendre le travail commerçable.

Pourquoi ils ne peuvent faire eux-mêmes ce commerce. Nécessité d'un intermédiaire.

Mais si les unions et les syndicats ouvriers ne peuvent, en accaparant le travail, élever d'une manière quelque peu durable le taux du salaire au-dessus du taux naturel de la concurrence, - et ils ont fait à cet égard, ils font tous les jours des expériences désastreuses pour les ouvriers aussi bien que pour l'industrie, - ils peuvent leur fournir la garantie nécessaire pour rendre le travail « commerçable », et susciter ainsi la création d'un rouage intermédiaire aussi utile, sinon davantage, aux ouvriers libres qu'il l'était aux propriétaires d'esclaves.

Sous le régime de l'esclavage, le travail était un produit commerçable, en ce que le commerçant, l'intermédiaire pouvait couvrir ses frais d'information, de transport, etc., par la vente et la location. Ces frais avec adjonction du profit lui étaient remboursés par l'acheteur de l'esclave. La situation changea du tout au tout sous le régime du travail libre. Dans ce nouvel état des choses, l'intermédiaire ne pouvait plus, comme auparavant, se rembourser de ses frais et obtenir sa rétribution par la vente du travailleur. Le travailleur ne pouvait plus être vendu. Ce n'était plus au consommateur du travail, à l'employeur, que l'intermédiaire devait demander la rétribution de son service, c'était au producteur, à l'ouvrier même. Or, celui-ci ne lui offrait aucune garantie de solvabilité. Cette garantie aurait-elle consisté dans une retenue sur le salaire ? Mais une retenue supposait un engagement, un contrat entre l'ouvrier et l'employeur, et cet engagement, ce contrat n’offrait aucune garantie de durée ou autre. A la différence du propriétaire d'esclaves, l'employeur ne disposait d'aucun moyen coercitif pour retenir l'ouvrier libre à l'atelier et le contraindre à remplir exactement les clauses de son engagement. Dans ces conditions, l'industrie de l'intermédiaire devenait impossible, le travail cessait d'être commerçable, ou, du moins, l'ouvrier était obligé de remplir lui-même la fonction commerciale. Or, ne possédant ni les ressources, ni les informations nécessaires pour mobiliser son travail, il se trouvait réduit à l'offrir sur un marché étroit où il était, le plus souvent, à la merci de l'employeur. Ajoutons que, quand même la situation des deux parties eût été égale dans l'échange, le salaire aurait dû être abaissé du montant de la prime des risques que l'absence de garantie dans l'exécution du contrat du travail, la désertion de l'atelier, les malfaçons, etc., faisaient courir à l'employeur et contre lesquels il n'avait qu'un recours illusoire.

Cette garantie que l'ouvrier isolé ne pouvait offrir ni à l'employeur, ni à l'intermédiaire, les associations ouvrières, en possession d'un capital, sont maintenant en mesure de la fournir à leurs membres. Elles peuvent remplir l'office de sociétés d'assurance, soit pour le placement, soit pour l'exécution du travail. Un arrêt de la Chambre des Lords tend même à les engager dans cette voie, en les rendant responsables des sévices individuels commis dans les grèves organisées avec leur concours.

Est-ce à dire cependant que l'union ou le syndicat ouvrier puisse utilement se substituer à ses membres, et remplacer le contrat individuel du travail par un contrat collectif ? Nous ne le croyons pas.

Il faut remarquer d'abord qu'un contrat collectif conclu par une association ouvrière impliquerait une diminution de la liberté individuelle de ses membres. Votés par la majorité, les prix et conditions du contrat feraient loi pour la minorité, laquelle serait obligée de les accepter, à moins de se retirer de l'association. L'ouvrier associé perdrait ainsi la liberté d'échanger son travail aux prix et conditions qui lui conviennent, et il se trouverait, à cet égard, dans une situation inférieure à celle de l'ouvrier isolé. Au lieu d'un progrès, ce serait un recul.

Il faut remarquer ensuite qu'une association d'ouvriers, producteurs de travail, est encore moins que ne l'était un éleveur d'esclaves, capable de remplir la fonction commerciale du placement de cette marchandise. Toute entreprise de production ou de commerce est exposée à des risques, lesquels doivent être couverts par un capital responsable et par conséquent investi de la direction de l'entreprise. Il en était ainsi dans une entreprise d'élevage des esclaves. Dans une association ouvrière, au contraire, la direction appartient au travail, ce qui rend impossible sinon l'accumulation d'un capital, du moins son application à une entreprise industrielle ou commerciale.

Enfin, en admettant même qu'une association ouvrière se conformât sur ce point aux lois naturelles qui régissent les entreprises, la séparation des fonctions s'imposerait à cette collectivité de travailleurs libres comme elle s'imposait aux éleveurs d'esclaves. La fonction commerciale exige avec un capital plus ou moins considérable des aptitudes et des connaissances spéciales que les éleveurs d'esclaves ne possédaient point, que les collectivités de travailleurs libres possèdent encore moins.

Mais, du moment où les associations ouvrières, après avoir entrepris vainement de monopoliser le travail, se borneront à garantir l'exécution des engagements de leurs associés et à assurer ainsi la rétribution du service des intermédiaires, le travail libre deviendra commerçable, comme l'était le travail esclave, et des maisons ou des sociétés pourront se fonder pour remplir ce service [1]. Et, de même que toutes les autres entreprises, elles s'efforceront d'étendre leurs débouchés afin d'augmenter leurs profits. Comme il est arrivé pour tous les articles de grande consommation, le développement naturel du commerce de travail suscitera la création d'un marché général dont le prix s'imposera à toutes les transactions particulières. Ce prix régulateur, soit qu'il s'agisse des capitaux, des produits ou des services, tend incessamment, sous l'impulsion des lois naturelles de la concurrence et de la valeur, à se mettre à niveau des frais et du profit nécessaire pour en déterminer la production et l'apport à la consommation dans l'espace et le temps. Il en était ainsi pour le travail esclave. Il en serait ainsi pour le travail libre, avec cette différence essentielle que l'esclave ne recevait du produit de son travail que la part strictement nécessaire à la conservation de ses forces productives sans aucune part de profit, tandis que l'ouvrier libre, propriétaire de son travail, peut recevoir ce profit tout entier.

Seulement l'éleveur à qui allait le profit du travail, sous le régime de l'esclavage, ne l'obtenait qu'à la condition de régler la reproduction de ses esclaves conformément aux besoins de la consommation et de conserver intactes leurs forces productives. C'était une double tâche qu'il devait remplir, mais dont l'accomplissement était relativement facile, car elle ne lui imposait aucune privation : il lui suffisait de comprendre son intérêt et de s'y conformer dans le gouvernement de ses esclaves. C'est une tâche autrement difficile pour l'ouvrier libre, car elle l'oblige à de constants efforts pour maîtriser ses instincts et régler ses appétits. Mais c'est une tâche nécessaire, dont il doit s'acquitter sous peine de s'exposer à la sanction inévitable de la dégradation et de la misère. Il faut, en un mot, qu'il sache se gouverner lui-même.


Chapitre 3

I. Que l'esclave et l'homme libre, malgré la différence de leur condition, sont soumis aux mêmes lois économiques.

La condition et le rôle des esclaves dans l'antiquité et aux Etats-Unis, des serfs en Russie. L'intérêtdes propriétaires assurait la conservation de la population esclave et sa multiplication dans la proportion nécessaire.

Les forces productives de l'homme constituent un capital sui generis, un capital personnel. C'est par la mise en oeuvre de ce capital investi dans les personnes, auquel se joignent les capitaux investis dans les choses, capitaux fixes ou circulants, immobiliers ou mobiliers, que se produit la richesse [1]. Sous le régime de l'esclavage, les capitaux personnels existant dans une nation se partagent en deux catégories : ceux qui appartiennent à la personne même dans laquelle ils sont investis, ceux qui sont appropriés à un maître, individuel ou collectif. Dans la première sont compris les chefs et la plus grande partie sinon la totalité de la hiérarchie dirigeante des entreprises de production, dans la seconde, de beaucoup la plus nombreuse, les ouvriers employés aux travaux d'exécution. Ceux-ci sont considérés comme des choses et particulièrement assimilés aux bêtes de somme dont ils constituent une variété supérieure. Dans les sociétés de l'antiquité et plus tard dans celles du Nouveau-Monde, le capital incorporé dans les troupeaux d'esclaves dépassait en importance celui de la généralité des autres capitaux fixes ou circulants, terres, bâtiments, outils, machines, etc.

Depuis que l'esclavage a cessé d'exister, au moins sous ses formes primitives, dans les sociétés en voie de civilisation, les capitaux personnels de la seconde catégorie ont passé dans la première. Les travailleurs libérés de l'esclavage et du servage sont devenus propriétaires de leur capital de forces productives. Ils sont libres de l'employer suivant les convenances, et ils peuvent jouir eux-mêmes des profits que l'emploi de ce capital procurait aux propriétaires d'esclaves. Quelles ont été les conséquences de ce progrès, envisagé au point de vue économique ? En quoi la situation du travailleur libre diffère-t-elle, à ce point de vue, de celle de l'esclave ? Telles sont les questions que nous avons examinées, mais sur lesquelles nous devons insister encore pour donner une idée claire du régime adapté à cette situation et à ses exigences.

Le propriétaire d'esclaves s'attribuait le profit de l'emploi de leur capital de forces productives, mais pour recueillir ce profit il était obligé de pourvoir à la conservation de ce capital. Sous peine de le voir s'amoindrir et se détruire, il devait prendre le soin et supporter les frais de la nourriture, de l'entretien, de la reproduction et du gouvernement de son troupeau d'esclaves, Sans doute, il réduisait autant que possible cette dépense. Mais, qu'il s'agît de ses esclaves ou de ses autres bêtes de somme, il était intéressé à les maintenir en bon état. Si un propriétaire avide et imprévoyant mesurait trop étroitement leur pitance et les assujettissait à un travail excessif, s'il ne veillait point à leur santé, s'il les accablait de mauvais traitements, il en était puni par l'affaiblissement de leurs forces productives et la dépréciation du capital qu'elles représentaient. Aussi la généralité des propriétaires, tout en soumettant les esclaves à une discipline rigoureuse, s'appliquaient-ils à rendre leur existence supportable. Ils se piquaient même d'émulation à cet égard, et se montraient fiers de la belle apparence de leurs esclaves comme de celle de leur bétail. Bien traités, les esclaves s'attachaient à leurs maîtres. Ils en donnèrent la preuve pendant la guerre de sécession américaine. Quoique les plantations ne fussent plus habitées que par des femmes, des enfants et des vieillards, nulle part les nègres ne saisirent cette occasion opportune pour se révolter et aller se placer sous la protection de leurs libérateurs. En fait, l’esclavage était une assurance, mais la plus chère des formes de l'assurance, car elle enlevait à l'esclave la totalité du profit de l'emploi de son capital de forces productives. Ce profit était la rétribution du propriétaire-assureur.

De même que les autres branches d'industrie, l’exploitation des esclaves s'était organisée conformément au principe de la division du travail : le commerce s'était séparé de la production proprement dite. Dans tous les Etats de l'antiquité et plus tard dans les Etats à esclaves du Nouveau-Monde, l'approvisionnement des esclaves était l'objet de deux sortes d'industrie : le vol pratiqué par des conquêtes ou des razzias et l'élevage. Et l'une et l'autre n'étaient entreprises qu'autant qu'elles couvraient leurs frais et promettaient un profit. En quoi consistaient leurs frais ? D'abord dans ceux des expéditions de chasse aux esclaves ou de l'établissement et de la mise en oeuvre des entreprises d'élevage, ensuite dans le coût de l'entretien et de la conservation de ces bêtes de somme à face humaine jusqu'à ce qu'elles pussent être vendues. Ces frais avec adjonction du profit étaient couverts par le prix de vente.

Les marchands d'esclaves y ajoutaient les leurs et s'en remboursaient par la revente à l'employeur : en Amérique, au planteur de coton ou de sucre. Au prix d'achat se joignaient pour celui-ci les frais d'entretien et de gouvernement des esclaves. A son tour, il s'en remboursait par la réalisation des produits dont le travail esclave était l'un des facteurs. C'était donc, en dernière analyse, le consommateur de coton ou de sucre qui remboursait les frais et profits du voleur ou de l'éleveur, du marchand et de l'employeur. Or cette opération finale, - la vente du produit, - était naturellement aléatoire. Comme toute autre production, celle du coton et du sucre est sujette à des aléas, provenant des fluctuations de l'offre et de la demande, qui font varier les prix et avec eux les profits. Et ces variations se répercutaient en hausse ou en baisse sur l'industrie des négriers ou des éleveurs et sur le commerce des marchands d'esclaves. Mais, comme nous l'avons remarqué, elles n'atteignaient point ou n'atteignaient que faiblement les esclaves eux-mêmes. Leur existence était assurée par l'intérêt de leurs propriétaires, comme l'est celle des bêtes de somme, quels que soient les résultats de l'industrie dans laquelle leur travail est employé.

Il en a été autrement lorsque le travailleur a passé de la condition de bête de somme à celle d'homme libre ; lorsque son capital de forces productives, après avoir été là propriété d'un voleur ou d'un éleveur, d'un marchand ou d'un employeur, est devenue la sienne. Au lieu d'être réduit au minimum de subsistante indispensable à la conservation de ses forces, il a pu recevoir pour l'emploi de son « capital personnel » une part équivalente à celle des autres capitaux dans les profits de l'industrie, soit qu'il employât ce capital pour son propre compte, soit qu'il en louât l'usage en échange d'un salaire fixé, correspondant à l'intérêt des obligations des sociétés par actions, ou d'une part de bénéfice correspondant au dividende. Seulement, si la liberté lui permettait de participer aux profits de la production, elle ne les lui assurait point, - pas plus qu'elle ne les assurait aux propriétaires des capitaux investis dans les choses : le capital investi dans sa personne allait être soumis désormais aux mêmes aléas que les capitaux mobiliers et immobiliers. Il fallait en conséquence qu'il cherchât lui-même 1'emploi le plus profitable de ce capital et qu'il pourvût, lui-même aussi, à sa conservation et à sa reproduction. Or cette double tâche qui incombait auparavant aux propriétaires d'esclaves était autrement difficile à remplir pour l'ouvrier libre.

Le propriétaire n'était pas seulement intéressé à employer ses esclaves de la manière la plus profitable, il l'était encore à veiller à la conservation et au développement de leurs forces productives. L'observation et l'expérience lui ayant fait reconnaître les actes qui les affaiblissaient, il avait établi dans son domaine un code de lois destinées d'une part à empêcher la production de ces actes nuisibles, à réprimer et autant que possible à extirper les propensions vicieuses qui en étaient la source : penchants au vol et au meurtre, à l'ivrognerie, à la débauche ; d'une autre part, à encourager les actes utiles et à développer les inclinations qui les produisaient, l'obéissance, la sobriété, la continence. Ce code était sanctionné par des pénalités graduées suivant le degré de nocivité des actes et des penchants, et par des récompenses proportionnées à leur utilité. Le propriétaire qui l'édictait et le faisait observer devait mettre en oeuvre des qualités particulières de caractère et d'intelligence ; mais il lui était, à tout prendre, plus facile d'imposer l'observation de la discipline nécessaire à la conservation des forces productives de ses esclaves que de se l'imposer à lui-même.

Lorsque le travailleur est devenu libre et propriétaire de ses farces productives, il a dû veiller lui-même à leur conservation, réprimer ses penchants à l'ivrognerie, à la débauche, à la paresse, au vol, et, de plus, déployer une vertu dont il ne sentait pas auparavant la nécessité : la prévoyance. A la vérité, les lois et la police du maître ou du seigneur avaient été remplacées par celles de l'Etat, mais celles-ci ne réprimaient plus que le plus petit nombre des manifestations nuisibles de l'activité individuelle, encore était-ce bien imparfaitement, car l'intérêt que l'Etat avait à les réprimer était moins immédiat et moins apparent que celui du maître ou du seigneur. Il fallait donc que le travailleur puisât en lui-même la force nécessaire pour maîtriser ses penchants nuisibles et développer une vertu qui lui était maintenant indispensable après lui avoir été à peu près inutile. Et n'oublions pas qu'il avait à remplir une série d'obligations dont le gouvernement du maître exonérait l'esclave, obligation de pourvoir aux frais de sa reproduction, obligation de subvenir aux frais de ses maladies et à l'entretien de sa vieillesse. Il lui fallait, pour s'en acquitter, à la fois plus de forces morales et plus de ressources matérielles que n'en possédait l'esclave. Or, lorsqu'il avait été libéré de la servitude, son état mental était celui de l'esclave et cet état mental ne pouvait se modifier que lentement par l'exercice des facultés morales qu'exigeait l'accomplissement de ces obligations nouvelles. Quant à ses ressources matérielles, elles pouvaient sans doute s'élever au-dessus du minimum de subsistance de l'esclave, mais ce minimum même cessait de lui être assuré.

S'il pouvait acquérir sa part dans les profits de l'industrie à laquelle il apportait la coopération du capital investi dans sa personne, il devait chercher lui-même l'emploi de ce capital et l'exploiter à ses risques et périls. Il avait le choix entre deux modes d'exploitation. Il pouvait entreprendre une industrie, individuellement ou par association, ou louer l’usage de son capital à un entrepreneur. Mais, d'une part, le nombre des entreprises était naturellement limité, et à mesure que l'industrie s'est perfectionnée et que sa machinerie est devenue plus puissante, ce nombre a diminué relativement à celui des ouvriers, d'une autre part, il faut pour entreprendre une industrie, non seulement un capital investi dans les personnes, un capital personnel, mais encore un capital investi dans les choses, et celui-ci faisait défaut à l'immense majorité des travailleurs émancipés de la servitude. Un petit nombre d'entre eux seulement purent employer leurs forces productives pour leur propre compte. Le plus grand nombre dut en louer l'usage en échange d'un salaire. Mais si le marché des capitaux personnels était aussi vaste que celui des autres capitaux, il se trouvait infiniment plus morcelé par l'obstacle des distances et surtout par l'absence du rouage de transport et de placement qui avait été au service des propriétaires d'esclaves. Au début de leur affranchissement, les travailleurs libres se trouvaient immobilisés dans des marchés étroits où ils étaient à la merci d'employeurs, en possession d'un monopole de fait : le monopole de la demande du travail. Ce monopole, renforcé par les lois inégales que dénonçait Adam Smith, est aujourd'hui en voie de disparaître ; mais il n'en a pas moins pesé longtemps sur la situation matérielle des ouvriers. A quoi il faut ajouter le poids inégal des impôts et du régime qualifié de « protecteur du travail national », qui abaisse les revenus des travailleurs pour augmenter ceux des propriétaires fonciers, des chefs d'industrie et de leurs commanditaires, enfin les incessantes perturbations causées par les guerres, les changements des lois fiscales et protectionnistes, les vices du gouvernement des Etats, et ceux du gouvernement des entreprises particulières, sans oublier les accidents naturels de diverses sortes, le tout constituant autant de risques qui atteignent la généralité des coopérateurs de la production. En considérant le nombre et l'importance de ces risques on pourra se rendre compte des énormes difficultés que la multitude affranchie de la servitude mais privée de l'assurance qui y était contenue a dû surmonter pour résoudre le problème du gouvernement de soi-même.


II. Que la multitude émancipée de la servitude n'a qu'imparfaitement résolu le problème du gouvernement de soi-même.

De l'accroissement des besoins d'assistance.

Faut-il s'étonner si ce problème, la multitude émancipée de la servitude ne l'a qu'imparfaitement résolu ? Cependant, malgré les maux qui l'ont accompagnée et suivie, son émancipation n'a pas moins été un bienfait pour la société dont elle a accéléré les progrès et pour elle-même. C'est de ses rangs que sont sortis le plus grand nombre des inventeurs qui ont renouvelé le matériel de l'industrie et des hommes d'action qui, en appliquant les inventions, ont augmenté en un siècle la puissance productive des peuples civilisés plus qu'elle ne l'avait été auparavant en des milliers d'années. Ces artisans du progrès ont pu recruter, pour exécuter les travaux de la production, une armée de volontaires bien autrement actifs et énergiques que ne l'étaient les esclaves, auxquels manquait le stimulant des responsabilités attachées à la liberté, sans oublier la perspective de s'élever dans une hiérarchie dont tous les rangs leur étaient maintenant devenus accessibles. Ces obscurs soldats de l'industrie ont largement contribué à l'oeuvre du progrès et l'hommage que l'on doit à leur vaillante coopération est d'autant plus mérité qu'ils n'ont pas eu toujours leur juste part dans les fruits de leur travail.

Mais si les travailleurs libres ont apporté à la production un concours plus actif et efficace que ne l'était celui des esclaves, ils se sont généralement montrés moins capables de gouverner leur vie. Cette inégalité de leur capacité gouvernante trouve son explication dans la situation qui leur était faite sous le régime de l'esclavage. Que demandait-on à l'esclave ? Du travail. Sous peine de s'exposer à des châtiments rigoureux, il était obligé d'accomplir la tâche régulière qui lui était imposée. Cette tâche, il avait pris l'habitude de la remplir, et elle avait développé les forces qu'il mettait en oeuvre en la remplissant. C'étaient, au moins pour la plus grande part, des forces physiques, l'industrie encore dans l'enfance n'exigeant que dans une faible mesure l'intervention des forces intellectuelles et morales. Mais les obligations imposées à l'esclave s'arrêtaient là. Remplir exactement sa tâche et obéir passivement aux ordres de ses chefs, voilà tout ce qu'on exigeait de lui. Il n'avait pas à s'occuper du gouvernement de sa vie ; elle était gouvernée et assurée par son maître. N'ayant à pourvoir ni à l'entretien d'une famille ni aux frais de ses maladies, de ses chômages et de son invalidité sénile, il n'avait pu développer, par l'exercice, des facultés qui allaient être indispensables à l'homme libre. L'esclavage avait formé des ouvriers ; il n'avait pas formé des hommes capables de se gouverner eux-mêmes. En Europe, toutefois, le servage a été, à cet égard, une transition utile entre l'esclavage et la liberté. Sans cesser d'être gouverné par le propriétaire du domaine auquel il était attaché, le serf avait à pourvoir à son entretien et à celui de sa famille. L'occupation d'un lot de terre, proportionné au nombre de bras disponibles pour la corvée, lui était assurée, et le seigneur, intéressé à la conservation de ses corvéables, leur prêtait au besoin son assistance. Cette assurance et cette assistance disparurent avec le servage.

Le serf, passé à l'état d'homme libre, dut assurer sa subsistance et s'assister luimême. Il avait pris l'habitude du travail, mais il n'avait pas acquis au même degré celle de se gouverner. Si l'immense majorité des travailleurs émancipés de la servitude a fourni à l'industrie une armée de volontaires qui ont attesté la supériorité productive du travail libre sur le travail forcé, l'expérience a montré l'insuffisance de la capacité gouvernante du travailleur libre dans le règlement de sa consommation et de sa reproduction. Le besoin d'assistance s'est accru et il a nécessité un développement correspondant de la charité publique et privée. Remarquons, à ce propos, que la charité a subi l'influence des changements du régime économique plutôt que celle du régime religieux. Si elle s'est développée surtout après que le christianisme eut remplacé le paganisme, c'est parce que, dans l'antiquité païenne, l'esclavage assurait l'existence de la grande majorité de la classe inférieure, et que cette, assurance rétrécissait naturellement le débouché de la charité. Ce débouché s'est étendu à mesure que les travailleurs ont cessé d'être appropriés à un maître ou à un seigneur intéressé à la conservation de cette sorte de cheptel, en raison de sa valeur en usage ou en échange.


III. Utilité de la charité.

Qu'elle n'est point toutefois une dette de la société. Ses défectuosités et son insuffisance. Qu'elle est un palliatif et non un remède.

Au point de vue de l'intérêt général et permanent de l'espèce, - intérêt qui est le critérium de la morale aussi bien que de l'économie politique - convient-il cependant d'assister les individus incapables de résoudre eux-mêmes le problème de l'existence ou faut-il les laisser périr ? Il suffit pour résoudre ce problème d'observer la nature humaine. Il y a un sentiment inné dans l'homme qui le fait souffrir de la souffrance de ses semblables et qui l'excite à leur venir en aide. Comme toutes ses autres facultés, elle répond à un besoin de son espèce, elle a sa raison d'être, elle est utile. On peut s'en assurer, en se reportant à la notion que nous avons donnée du capital. Tout homme possède un capital de forces productives, un capital personnel. Ce capital est inégalement distribué, mais si peu favorisé qu'il soit par la nature, aucun individu n'en est complètement dénué. L'ensemble des forces productives individuelles constitue la masse des « capitaux personnels » d'une nation, et ces capitaux investis dans les hommes sont, avec les capitaux investis dans les choses, les facteurs de la production de la richesse. Au simple point de vue économique, la société est donc intéressée à la conservation des uns aussi bien que des autres, et il en est ainsi pour les plus petites parcelles comme pour les plus grandes. Si un individu ne parvient pas à couvrir ses frais d'existence, s'il ne réussit point à conserver et à renouveler son « capital personnel », c'est une perte pour la société. Cette perte, elle peut l'éviter en assistant l'individu en déficit, en lui donnant les moyens de combler ce déficit et de se tirer d'affaire lui-même. A la vérité, il y a des cas où l'assistance est impuissante à mettre l'individu en état de s'en passer, où il reste à la charge de la société. Mais en ce cas même, la charité n'est pas inutile. Si elle ne relève pas celui qui la reçoit, si elle constitue pour la société une dépense sans compensation matérielle, elle développe chez ceux qui la font une faculté morale qui contribue autant et même plus qu'aucune force physique ou intellectuelle à la production de la richesse.

La charité est donc utile, mais il reste à savoir si elle doit être abandonnée à l'initiative libre des individus ou si la société a le droit de la rendre obligatoire, en établissant sur ceux de ses membres qui couvrent eux-mêmes leurs frais d'existence avec un surplus, les impôts nécessaires pour pourvoir au déficit de ceux qui ne parviennent pas à les couvrir. Le droit de la société à remédier aux nuisances de toute sorte qui l'affaiblissent nous paraît incontestable mais l'exercice de ce droit n'est utile qu'autant que l'initiative privée se montre insuffisante à y porter remède. Si l'assistance des faibles et des incapables est conforme à l'intérêt général et permanent de la société, celle-ci est fondée, en ce cas, mais en ce cas seulement, à en imposer l'obligation et à contraindre ceux de ses membres qui ont un surplus à lui en remettre une part proportionnelle pour l'affecter à cette destination. Mais il ne s'ensuit pas que les individus qui ont besoin d'être assistés aient le droit d'exiger l'assistance de la société. La société ne leur doit rien. Toute dette a pour cause une créance. Qu'est-ce que la société a reçu de ceux qu'elle assiste, qu'elle doive leur rembourser ? S'ils ont travaillé, s'ils ont créé des produits, c'est pour satisfaire leurs besoins, et non ceux de la société. Ce travail, ces produits, ils en ont reçu la contre-valeur en échange. Ils ont été payés. Ce que la société leur fournit en sus du paiement qu'elle a fait de leurs produits ou de leurs services est un simple don. Elle peut juger utile à elle-même de leur faire ce don, mais ils ne peuvent invoquer cette utilité comme un titre de créance. Car une créance ne peut avoir d'autre cause qu'une valeur fournie. L'assistance est une obligation de la société envers elle-même, en ce qu'elle peut empêcher une déperdition des forces nécessaires à sa conservation, mais cette obligation, elle n'est tenue à la remplir qu'autant qu'elle lui est utile, et c'est à elle, et non à ceux qu'elle assiste, qu'il appartient de juger de son utilité, d'apprécier si elle doit accorder l'assistance et dans quelle mesure ou si elle doit la refuser, - ceci toujours au point de vue de son intérêt général et permanent. Si la charité libre subvient suffisamment au besoin d'assistance, la société n'a aucune raison d'imposer la sienne. La charité cesse même, en ce cas, d’être utile pour devenir nuisible. En effet, ou elle dépasse le besoin d'assistance, ou elle se substitue à la charité privée qu'elle décourage, et remplace ainsi une forme d'assistance supérieure par une forme inférieure.

Dans tous les pays civilisés, la charité volontaire et la charité imposée subsistent côte à côte. La charité imposée dite publique, exercée au nom de la Société par le gouvernement de la commune ou de l'Etat, est alimentée, soit par une taxe des pauvres comme en Angleterre, c'est-à-dire par un impôt direct perçu sur une catégorie d'individus qui couvrent eux-mêmes ou sont supposés couvrir leurs frais d'existence avec un surplus, soit, comme dans la plupart des autres pays, par un prélèvement sur la masse des impôts directs et indirects qui frappent aussi la classe assistée. Cette charité étatiste ou communaliste, subventionnée d'ailleurs, en partie, par des dons et legs volontaires, est distribuée par des bureaux ou par une administration spéciale, dite de l'assistance publique. Or la tâche qui incombe à ces bureaux ou à cette administration, et en général à tous les corps aussi bien qu'à tous les individus qui distribuent la charité, cette tâche est particulièrement difficile. Car la charité, selon qu'elle est bien ou mal faite, peut être utile ou nuisible. Mais si bien qu'elle soit faite, si intéressantes que soient les misères qu'elle soulage, quand elle secourt les malades, les enfants et les vieillards, elle a un défaut qui tient à sa nature même, c'est de décourager la prévoyance en la remplaçant, et par là même en dispensant de l'effort que la prévoyance exige. Sans doute, il y a des maux qu'aucun déploiement de la prévoyance ne peut prévenir, mais dans les cas les plus nombreux, la misère est causée bien moins par l'insuffisance des moyens de subsistance que par leur répartition imprévoyante entre les besoins actuels et les besoins futurs, et l'absence des efforts nécessaires au bon gouvernement des appétits de la bête humaine. La charité a pour effet presque inévitable de provoquer un relâchement du gouvernement de soi-même. On assiste moins quand on compte sur l'assistance d'autrui.

Ce vice inhérent à la charité ne peut être atténué que par la distribution soigneuse et intelligente des secours. A cet égard la charité publique, administrée par une bureaucratie, est visiblement inférieure à la charité privée, et on a pu l'accuser de créer plus de misère qu'elle n'en soulage. Mais la charité privée elle-même, quand elle n'est pas inspirée par un sentiment actif d'amour et de pitié, quand elle n'est qu'une affaire de vanité, d'ostentation, de respect humain ou de mode, ne vaut guère mieux que la charité publique. Sans affirmer que l'une et l'autre se soldent en perte, on peut douter qu'elles aient efficacement contribué à remédier à l'insuffisance du gouvernement de soi-même. Elles ont été un palliatif plutôt qu'un remède.

Si l'on songe que la vie humaine se partage en trois périodes, l'enfance, la maturité et la vieillesse, dont une seule est pleinement productive, tandis que dans les deux autres l'individu est incapable de subvenir entièrement à sa subsistance, si l'on songe que dans sa période de productivité même, il est exposé à des maladies, à des accidents et à des chômages qui interrompent son activité, on apercevra dans toute leur étendue les difficultés d'un problème qu'il doit résoudre cependant sous peine de périr ou de tomber à la charge d'autrui. Si l'on songe encore que les progrès de l'industrie, en mettant à sa portée un nombre croissant de produits dont il est maintenant libre d'user et même d'abuser, ont multiplié ses tentations de dépense, alors que sa situation inégale vis-à-vis de l'employeur, les risques et les charges qui grevaient les revenus de son travail diminuaient ses moyens d'y pourvoir, on s'expliquera que sa situation ne se soit pas améliorée en raison du développement général de la production, et qu'une portion plus ou moins nombreuse de la classe ouvrière ait été incapable de remplir les obligations que lui imposait la liberté. On s'expliquera enfin que la charité ait été impuissante à combler le déficit creusé par l'inégalité de ces obligations, en comparaison de la capacité morale et des moyens matériels d'y subvenir. En présence de l'insuffisance de ce palliatif, on a cherché d'autres remèdes et on a cru les trouver dans les lois dites ouvrières.


IV. Les lois ouvrières.

La réglementation du travail des enfants et des femmes. La loi sur les accidents du travail. L'assistance obligatoire de la vieillesse. Effets nuisibles de ces lois.

Les premières lois ouvrières ont eu pour objet la protection des enfants et la limitation de l'exploitation prématurée de leur travail. Sous le régime de l'esclavage, la reproduction des esclaves était réglée par l’éleveur, comme celle des autres bêtes de somme, conformément aux besoins du marché. Il supportait les frais de l'élève et s'appliquait à en améliorer les produits. Il se gardait, de même, de soumettre les enfants à des travaux dont le produit n'eût point compensé la dépréciation que ces travaux prématurés, en enrayant le développement de leurs forces productives, eussent fait subir aux adultes. Cet état des choses a changé lorsque le travailleur devenu libre a dû supporter lui-même les frais de sa reproduction. Incapable de la régler sur le montant des ressources qu'il pouvait lui appliquer, obligé de restreindre sa consommation personnelle pour subvenir à celle de sa progéniture, il s'est hâté de demander à l'exploitation du travail de l'enfant un supplément de revenu. D'ailleurs, il n'était point intéressé, comme l'avait été l'éleveur, à ménager les forces de l'enfant pour accroître celles de l'adulte. Dès que celui-ci avait atteint sa majorité, il cessait d'être obligé de livrer au père de famille le produit de son travail. Il se l'attribuait à lui-même. A la différence de l'éleveur, le père de famille devait, à moins de renoncer à ses frais d’élève, s'en rembourser avant que l'enfant fût devenu un homme. Le sentiment de la paternité parlant chez lui moins haut que l'intérêt (ce sentiment avaitil pu se développer sous le régime de l'élevage ?) il se hâtait de livrer l'enfant à l'industrie aussitôt que son travail avait acquis une valeur si faible qu'elle fût, et ce travail à bon marché trouvait un ample débouché dans les emplois nombreux où il pouvait remplacer celui des hommes faits. On sait à quels abus monstrueux cette exploitation du travail des enfants a donné naissance, particulièrement dans les pays où la charité publique et privée pourvoyait, pour une large part, parfois même en totalité, aux frais d'élève des familles nombreuses.

Il se créa ainsi un intérêt anormal à multiplier des enfants dont l'élève ne coûtait rien ou peu de chose, et dont le travail ne tardait pas à rapporter un profit. On vit alors des pères dépourvus de scrupules vivre, dans l'oisiveté, du produit du travail de leur misérable progéniture. Cependant, cette pratique ne manqua pas de provoquer un accroissement extraordinaire la mortalité infantile, en même temps que l'abâtardissement visible de la race. Des philanthropes s'émurent et réclamèrent l'intervention du gouvernement pour remédier à un mal qui prenait des proportions de plus en plus menaçantes. On interdit le travail des enfants avant un certain âge et on en limita la durée, mais cette réglementation n'était applicable qu'à la grande industrie. La petite industrie y échappait par les difficultés insurmontables de la surveillance. Quel a été le résultat ? Si la réglementation a empêché l'abus du travail des enfants dans les manufactures, si elle y a élevé, dans quelque mesure, le taux des salaires par la diminution de l'offre, elle a fait refluer la population infantile dans les petits ateliers, et, en y augmentant l'offre, abaissé les salaires. Il est donc difficile de dire si le bien que la réglementation a pu produire d'un côté a compensé le mal qu'elle a causé d'un autre.

Mais l'intervention du gouvernement, pour remédier à l'insuffisance de la capacité gouvernante de la classe ouvrière, ne s'est pas arrêtée là ; elle a été appliquée au travail des adultes, et, en particulier, au travail des femmes. Cette réglementation a pu se justifier, peut-être, à l'époque où, dans les marchés étroits de la petite industrie, l'employeur possédait un monopole de fait qui lui permettait de commander le salaire mais, comme nous l'avons vu, cette situation s'est successivement modifiée, le pouvoir d'échange des deux parties a tendu de plus en plus à s'égaliser. Or, en limitant arbitrairement et en tous temps la durée du travail sans tenir compte de l'état variable de l'industrie, en empêchant le travailleur de répondre aux exigences des moments de presse sans lui offrir aucune compensation lorsque l'insuffisance des commandes le réduit à chômer, la réglementation ne nuit-elle pas précisément à ceux-là même qu'elle a pour objet de protéger ?

Enfin, on s'est efforcé de compléter l'édifice de la réglementation du travail par l'assurance obligatoire des accidents, des maladies et de la vieillesse, avec la participation des employeurs et de l'Etat.

Toutes les industries exposent le personnel qui y est employé à des risques divers et inégaux d'accidents et de maladies, desquels résultent encore des différences de longévité. Sous le régime de l'esclavage, ces risques étaient supportés par le propriétaire d'esclaves, aussi bien que ceux qui atteignaient les autres bêtes de somme. Lorsque le travailleur devint son propre maître, ils tombèrent naturellement à sa charge, et comme ils variaient d'une industrie à une autre, les salaires se fixèrent, naturellement aussi, à des taux correspondant à leurs différents degrés d'élévation. L'inégalité des risques déterminait celle de la prime nécessaire pour les couvrir, et celle-ci déterminait, à son tour, l'inégalité des salaires. Qu ont fait les réglementateurs, dans l'intérêt prétendu de la classe ouvrière ? Ils ont mis, dans un certain nombre d'industries, à la charge des employeurs la responsabilité des risques, et par conséquent la prime nécessaire pour les couvrir. Le salaire de l'ouvrier se trouve ainsi augmenté du montant de cette prime : mais quel est l'effet de cette hausse artificielle ? C'est d'attirer un surcroît de concurrence dans les industries où elle se produit et d'y faire baisser les salaires jusqu'à ce qu'ils aient cessé de comprendre la prime d'un risque qui n'est plus à la charge des ouvriers. Cette prime, la loi a beau la mettre à la charge des employeurs, ils en sont remboursés par l'abaissement du salaire, avec adjonction des frais d'intermédiaire. N'était-il pas plus avantageux pour les ouvriers de percevoir eux-mêmes une prime proportionnée naturellement aux risques ou aux inconvénients particuliers de chaque industrie, sauf à employer, euxmêmes aussi, cette prime a couvrir les risques ?

L'assurance obligatoire de la vieillesse soulève des objections encore plus graves. Cette assurance doit être augmentée à la fois par une retenue sur le salaire, par une subvention des employeurs et par l'impôt. Ces deux dernières parts constituent donc, ou plutôt sont censées constituer un don, une charité faite à la classe ouvrière par la classe des employeurs et par l'ensemble de la société. Mais la subvention des employeurs est une charge qu'ils peuvent rejeter sur les ouvriers, comme dans le cas de l'assurance contre les accidents, et la subvention de la société retombe au moins pour une part sur la classe ouvrière. La contribution effective de la charité de la classe des employeurs et de la société à la caisse des pensions ouvrières est donc minime. Et quand elle ne serait point, pour la plus grande part, plus apparente que réelle, elle ne compenserait pas les nuisances inhérentes à un système d'assurance obligatoire. Ce système, imposé en bloc à la multitude des salariés, ne peut tenir compte des différences qui existent entre les situations individuelles. Or, dans la classe des salariés, aussi bien que dans celle qui vit de profits et de rentes, se rencontrent des individus assez prévoyants pour s'assurer eux-mêmes contre les risques de la vieillesse, sans y être contraints. Il en est encore qui pourraient employer librement, d'une manière plus avantageuse, le montant de la retenue qui leur est imposée. D'un autre côté, les chances de longévité sont essentiellement inégales : elles varient selon que la constitution des individus est plus ou moins solide et saine, et selon la nature plus ou moins dangereuse des industries auxquelles ils demandent leurs moyens d'existence. Un système d'assurance imposé à une classe entière ne pouvant tenir compte de ces inégalités individuelles, les chances de longévité, le résultat de ce communisme de l'assurance, c'est de taxer les individualités les plus faibles au profit des plus fortes. Un autre vice de ce système, c'est de nationaliser l'assurance, en la limitant aux frontières de l'Etat assureur, et de faire ainsi obstacle à la mobilisation du travail, en infligeant aux émigrants la perte des retenues faites auparavant sur leurs salaires. Tel était l'effet des vieilles lois sur le domicile de secours qui retenaient les ouvriers dans le marché étroit de leur commune, où ils étaient à la merci d'un petit nombre d'employeurs. Pour être plus étendu, le marché national n'en continue pas moins à être limité, et le dommage que cette limitation de son marché infligerait à la classe productrice de travail dépasserait, à elle seule, le montant de la contribution charitable des employeurs et de la société à l'assurance ouvrière.

Chose curieuse ! Les mêmes hommes qui préconisent les lois ouvrières s'élèvent avec une louable énergie contre toute distinction1égale entre les membres de la société. Quel est, cependant, l'effet naturel de ces lois ? C'est de partager la société en deux classes distinctes, celle qui y est assujettie, et celle qui en est exemptée, celle dont la durée du travail est limitée, et celle qui peut prolonger cette durée à sa volonté, celle qui est obligée de s'assurer contre les accidents, les maladies et la vieillesse, suivant un système qui lui est imposé d'autorité, et celle, qui est libre de s'assurer à sa manière ou de ne pas s'assurer.

De ces deux classes entre lesquelles les lois ouvrières partagent la société, l'une est composée de propriétaires des capitaux mobiliers et immobiliers, et des membres de la hiérarchie dirigeante des entreprises de production, l'autre, de la multitude des soldats de l'industrie qui demandent leurs moyens d'existence à la location de leur capital personnel en échange d'un salaire. Les individus qui constituent la première sont considérés comme capables de remplir librement, sans y être contraints, toutes les obligations de la vie et d'en supporter tous les risques, capables de s'acquitter bona fide de leurs devoirs de famille, sans exploiter le travail de leurs enfants, capables de s'assurer contre les risques des accidents, des maladies et de la vieillesse, capables, en un mot, de se gouverner eux-mêmes. Les individus qui appartiennent à la seconde classe, au contraire, sont non seulement réputés incapables de se gouverner, mais encore de subsister sans l'assistance d'autrui. Car au revenu qu'ils tirent de leur travail, les lois ouvrières ajoutent une subvention imposée à la classe réputée capable de se gouverner elle-même, au profit de la multitude réputée incapable.

Telle est la solution que la philanthropie et le socialisme d'Etat combinés apportent au problème de l'élévation morale et matérielle de la classe ouvrière. Nous croyons qu'on peut trouver mieux.


Chapitre 4 Résumé et conclusion

I. Que l'esclave et l'homme libre, malgré la différence de leur condition, sont soumis aux mêmes lois économiques.

La condition et le rôle des esclaves dans l'antiquité et aux Etats-Unis, des serfs en Russie. L'intérêt des propriétaires assurait la conservation de la population esclave et sa multiplication dans la proportion nécessaire.

Au point de vue moral, il y a certainement une distance énorme entre l'esclave et l'homme libre. L'esclave ne s'appartient pas à lui-même. Il ne se gouverne pas, il est gouverné. Il est un animal domestique, nourri et entretenu par son maître. On ne lui reconnaît aucun droit tout en lui imposant le devoir d'obéir aux ordres qu'on lui donne, ces ordres fussent-ils immoraux ou même criminels. L'homme libre, au contraire, est propriétaire de sa personne. Il a des droits en même temps que des devoirs. Mais si, au point de vue moral, il se différencie essentiellement de l'esclave, au point de vue économique, il est soumis aux mêmes conditions d'existence et son activité est régie par les mêmes lois. Qu'il soit esclave ou libre, l'homme est un producteur et un consommateur, et c'est sous ce double aspect qu'il faut le considérer. Dans les anciennes sociétés et jusqu'à une époque récente, dans les sociétés esclavagistes du Nouveau-Monde, toutes les entreprises de production étaient entre les mains d'une classe à laquelle appartenaient le sol, les matériaux et les agents productifs, en comprenant parmi ceux-ci la multitude des travailleurs esclaves. C'était cette multitude qui exécutait sous la direction des propriétaires des entreprises ou de leurs intendants les travaux de l'agriculture et de la plupart des autres industries.

La société se trouvait ainsi partagée en deux classes complètement distinctes, dont l'une était la propriété de l'autre. Entre elles, il y avait toute la distance qui sépare l'homme de ses animaux domestiques. L'esclave était une bête de somme d'une espèce supérieure, et avant que sa force physique eût été remplacée par des forces mécaniques plus puissantes et moins coûteuses, il était le principal, sinon l'unique moteur de la production. Il constituait alors la portion de beaucoup la plus considérable de la richesse de ses propriétaires. Dans l'inventaire des plantations du Nouveau-Monde, la valeur des esclaves à elle seule dépassait celle du sol, des bâtiments et de l'outillage.

Comme les autres bêtes de somme auxquelles ils étaient assimilés, les esclaves étaient l'objet d'une industrie spéciale, celle de l'élevage, et d'une branche de commerce que l'on a désignée sous le nom de « traite ».

Dans les sociétés de l'antiquité, l'élevage demeurait généralement confondu avec les autres branches de l'agriculture, autant du moins que nous en pouvons juger par les renseignements sommaires des agronomes latins. En revanche, nous avons vu qu'il s'était concentré et spécialisé dans les Etats esclavagistes de l'Union américaine les moins propres à la culture des denrées tropicales. L'élevage des esclaves y était pratiqué dans de vastes fermes et il ne différait point de celui des autres sortes de bétail. Quoique les éleveurs eussent à supporter la concurrence de l'importation des nègres d'Afrique jusqu'à l'époque où, de concert avec les abolitionnistes des Etats du Nord, ils réussirent à faire prohiber la Traite, ils réalisaient des profits considérables. Le nègre était « un produit », et comme tous les produits, il était créé en vue d'un profit. Et de même encore que tous les profits, celui de l'élevage dépendait, d'une part, des frais de production, d'une autre part, du prix de vente. Les frais d'élève consistaient dans le coût de la nourriture et de l'entretien des négrillons jusqu'au moment où leurs forces productives ayant acquis un développement suffi saut, ils étaient mûrs pour la vente. Mais il fallait, pour les amener à bon terme, ne point lésiner sur la nourriture et veiller soigneusement à leur santé. Si la maladie les emportait avant qu'ils pussent être mis au marché, c'était pour l'éleveur' la perte sèche des frais qu'ils lui avaient coûtés. S'ils étaient affaiblis faute de l'alimentation et des soins nécessaires, s'ils étaient victimes d'accidents occasionnant la perte ou la déformation d'un membre, leur valeur marchande se trouvait diminuée d'autant. L'intérêt bien entendu de l'éleveur consistait donc à mettre au marché des produits irréprochables et même, autant que possible, d'en améliorer la qualité. S'il faut ajouter foi aux renseignements recueillis par la Société pour l'abolition de l'esclavage, le meilleur sang de la Virginie coulait dans les veines des esclaves, et ceux qui étaient vendus le plus cher étaient presque entièrement blancs [1]. Enfin, les éleveurs intelligents ne se bornaient pas à pourvoir au développement des forces physiques de leurs élèves, ils s'attachaient à mettre en valeur leurs facultés mentales et les dressaient à la pratique d'un métier, parfois même d'une profession libérale. Il y avait dans l'antiquité, des esclaves grammairiens dont l'instruction particulièrement soignée et complète avait coûté cher, mais qui se vendaient à un prix amplement rémunérateur. En Russie, à l'époque du servage, les propriétaires faisaient de même, aux sujets les plus intelligents, l'avance des frais d'un apprentissage professionnel adapté à leurs aptitudes ; après quoi ils les autorisaient à exercer librement leur métier ou leur art, moyennant une redevance annuelle dans laquelle étaient compris l'intérêt et l'amortissement de l'avance, et cette application du crédit hypothécaire était avantageuse au serf aussi bien qu'au seigneur [2].

Mais l'éleveur n'était pas seulement intéressé à donner à ses élèves tous les soins et à leur faire les avances nécessaires pour les mettre en pleine valeur et éviter les pertes d'une mortalité prématurée, il l'était encore, et même davantage, à en proportionner le nombre aux besoins de la consommation. Si, comme le constatait l'enquête de la Société pour l'abolition de l'esclavage, « aucune propriété n'était plus profitable que celle d'une négresse saine et féconde, il fallait cependant éviter d'encombrer le marché des produits de cette fécondité, en d'autres termes, il fallait, comme pour tous les autres produits proportionner la production à l'étendue du débouché.

Ainsi réglée par l'intérêt des éleveurs, la population esclave ne dépassait point les besoins du marché. Il n'y avait point surproduction. Il n'y avait pas non plus insuffisance ou dépopulation, car l'esprit d'entreprise et les capitaux se portaient naturellement dans l'industrie des éleveurs plutôt que dans les autres lorsqu'un ralentissement de la production, en faisant hausser le prix des produits de cette industrie, élevait le taux de ses profits au-dessus du niveau commun.

Des fermes d'élevage, les esclaves passaient entre les mains des intermédiaires. On sait l'importance extraordinaire qu'avait pris dans l'antiquité le commerce des esclaves. Malgré l'insuffisance et la cherté des moyens de communication, ils étaient amenés des régions les plus éloignées aux marchés de consommation. On vendait sur les marchés de l’Italie et de la Grèce des esclaves de la Syrie, de la Sarmatie et de la Libye. Dans les temps modernes, le commerce des nègres avait acquis de même une importance hors ligne. Il approvisionnait des produits de la traite africaine ou de l'élevage les différents marchés du Nouveau Monde. Les intéressés se renseignaient sur les cours de ces marchés, et portaient, comme dans tous les autres commerces encore, leur marchandise où elle était le plus demandée. Dans les entreprises d'élevage, l'esclave était un produit ; dans celles des intermédiaires, il était une marchandise. Dans les unes et les autres, il était aussi un capital, et figurait, comme tel, dans leurs inventaires.

L'élevage et le commerce d'importation alimentaient la consommation du travail esclave. Le prix auquel le planteur américain achetait les travailleurs nécessaires à son exploitation, devait couvrir les frais de l'éleveur et du commerçant, avec adjonction du profit de leur industrie. A son tour, le planteur les achetait en vue du profit qu'il pouvait tirer de leur travail, et ce profit, il s'efforçait, naturellement de le porter au taux le plus élevé possible.

Comment un propriétaire, bon économe, devait~il se comporter à l'égard de ses esclaves, pour atteindre ce but ? Ayant à couvrir l'intérêt et l'amortissement du capital employé à leur acquisition, il était intéressé au plus haut point à prolonger la période de leur activité productive, par conséquent à ne point leur imposer une tâche journalière d'une durée excessive, et à leur fournir toute la quantité nécessaire à la réparation et au bon entretien de leurs forces. Il était intéressé encore à veiller à la conservation de leur santé, à les préserver de tout excès et de toute consommation nuisible, notamment de l'abus sinon de l'usage des boissons alcooliques. Enfin, il était intéressé à modérer les châtiments nécessaires au maintien de la discipline de son atelier d'esclaves, de manière à ne point affaiblir leurs forces productives et diminuer leur valeur d'usage ou d'échange. Sans doute, tous les propriétaires n'observaient point ces règle, d'une bonne économie ; il y avait des maîtres avides et brutaux, mais si dépourvus qu’ils fussent de sentiments d’humanité, les moins intelligents euxmêmes écoutaient leur intérêt et s'appliquaient à conserver intact leur capital vivant et à en tirer tout le profit qu'il pouvait rendre. C'est en vue d'augmenter ce profit, en stimulant l'activité de leurs esclaves, que les propriétaires les plus intelligents et les meilleurs économes, leur permettaient de se constituer un pécule au moyen de primes en nature ou en argent. Le pécule était la propriété de l'esclave et l'instrument ordinaire de sa libération.

En résumé, si l'esclave ne participait point aux profits, d'ailleurs toujours aléatoires de la production, si sa rétribution ne dépassait guère un minimum de subsistances, au moins ce minimum lui était assuré. Car il conservait, même quand l'âge avait diminué ses forces, une valeur d'usage sinon une valeur marchande, si petite qu'elle fût. Il faisait partie du capital de l'éleveur, du marchand ou du planteur, et son propriétaire avait à sa conservation le même intérêt que s'il s'était agi de toute autre forme du capital.


II. Que sous le régime de liberté comme sous le régime de l'esclavage,

la production exige la coopération des mêmes facteurs : le capital investi dans l'homme et le capital investi dans les choses.Que l'un et l'autre naissent du travail et de l'épargne et se forment en vue d'un profit. Obstacles que rencontre la solution du problème de la conservation et de la reproduction utile de la population sous le régime de la liberté. Pourquoi ces obstacles étaient moindres sous le régime de l'esclavage.

Que la disparition de ce régime d'appropriation de l'homme par l'homme ait été un progrès économique aussi bien qu'un progrès moral, cela n'a pas besoin d'être démontré. On peut même ajouter que c'est une cause économique qui a agi, beaucoup plus efficacement qu'aucune autre, pour y mettre fin. Mais sous le régime de l'appropriation de l'homme par lui-même, comme sous le régime de l'esclavage, la production des matériaux de la vie est soumise aux mêmes lois et emploie les mêmes agents : elle exige la coopération de deux sortes de capitaux : ceux qui sont investis dans l'homme lui-même et que nous avons désignés après Mac Culloch sous le nom de capitaux personnels, et ceux qui sont investis dans les choses et que l'on partage selon leur nature en capitaux fixes [1] et en capitaux circulants. Capitaux personnels, capitaux fixes et capitaux circulants sont les produits des mêmes facteurs : le travail et l'épargne, et ils coopèrent à toutes les entreprises de production, dans des proportions déterminées par la nature de ces entreprises.

Que le capital investi dans les choses sous forme de terre, de bâtiments, de machines, d'outils, de matières premières, de monnaie, soit le produit du travail et de l'épargne, c'est une vérité passée maintenant à l'état de truisme. Tout homme vit d'un revenu provenant d'une ou de plusieurs industries. S'il est prévoyant et se préoccupe de la nécessité de pourvoir à ses besoins éventuels, ou simplement s'il veut augmenter son bien-être par l'accroissement de son revenu, il en épargne une partie, et la transforme ainsi en capital. S'il est riche, si son revenu est plus que suffisant pour subvenir à ses besoins actuels, il n'éprouve de ce chef aucune privation, l'épargne ne lui coûte aucune peine. Il en est autrement s'il est pauvre ; en ce cas l'épargne exige un effort plus ou moins pénible, mais cette inégalité des efforts pour arriver au même résultat n'apparaît pas seulement dans la production des capitaux, et il n'y a pas lieu d'en tenir compte si ce n'est peut-être au point de vue moral. Cette portion de revenu épargnée et transformée en capital, l'épargneur peut la conserver inactive, l'employer lui-même à la production, la louer ou la prêter, en l'investissant dans des agents ou des matériaux appropriés à la, destination à laquelle il veut l'appliquer. Mais il n'emploie son capital, ne le loue ou ne le prête qu’à la condition de le recouvrer entièrement reconstitué avec adjonction d'un profit, d'un loyer ou d'un intérêt.

Comme le capital investi dans les choses, le capital investi dans l'homme, le capital personnel est le produit du travail et de l'épargne ; il est constitué de même en vue d'un profit impliquant une reconstitution intégrale.

Ceci est de toute évidence lorsque l'homme est réduit à la condition d'esclave. La production des esclaves ne diffère pas de celle des autres agents productifs, et particulièrement de celle des bêtes de somme. Comme la bête de somme, l'esclave représente un capital dépensé sous forme de subsistances, d'entretien, de soins pendant l'espace de temps nécessaire pour l'élever et le mettre en pleine valeur. On peut le vendre ou le louer. Et, comme le prix de vente ou le loyer de la bête de somme, celui de l'esclave comprend les frais de reconstitution du capital qui s'y trouve investi avec adjonction d'un profit.

La production d'un homme libre ne diffère point, économiquement, de celle d'un esclave.

Elle exige de même une avance de capital. De même aussi, elle a pour mobile un profit. Seulement, ce profit n'est point, comme dans le cas de l'esclave, uniquement matériel ; à un certain degré de civilisation, il se résout même en une satisfaction morale. Dans les régions moyenne et supérieure des sociétés civilisées, cette satisfaction est généralement l'unique mobile qui détermine les parents à pourvoir aux frais d'élève et d'éducation des enfants. Ces frais qui constituent le capital dépensé pour former un homme sont essentiellement inégaux : ils varient selon la situation des parents, la profession à laquelle ils destinent leurs enfants, le rang qu'ils occupent eux-mêmes dans la société et auquel ils veulent les maintenir ou au dessus duquel ils veulent les faire monter. C'est une avance de capital que fait chaque génération à celle qui doit la remplacer, et qui constitue un lien à la fois économique et moral entre les générations successive. Chacune contracte ainsi une dette à l'égard de celle qui la précède et s'en acquitte auprès de celle qui lui succède.

A la différence des sociétés à esclaves, tous les membres de nos sociétés libres, y compris la multitude jadis asservie qui en forme la couche inférieure, peuvent fonder une famille, et de toutes les libertés que l'esclave a acquises, celle-là est certainement la plus précieuse, car d'un animal domestique qu'il était, elle a fait un homme. Seulement, la fondation d'une famille est une entreprise qui a pour objet la production à la fois la plus difficile et la plus nécessaire, celle d'une génération vigoureuse et saine, pourvue des aptitudes et des connaissances indispensables à la conservation et au progrès de l'espèce. Et comme toute autre entreprise, elle a ses conditions économiques.

Dans les classes supérieures et moyennes, l'une de ces conditions nécessaires est généralement remplie, nous voulons parler de la possession du capital, dont l'élève et l'éducation des enfants exigent l'avance. Trop souvent même, cette condition est l'objet d'une préoccupation exclusive. S'il y a des unions imprévoyantes dans lesquelles elle est oubliée, il y en a, en revanche, dans lesquelles elle prédomine au point d'en faire négliger une autre plus importante encore, celle des affinités et de la santé, physiques et mentales, quoique l'observation et l'expérience attestent que l'homme n'est pas moins que le végétal et l'animal soumis à la loi des transmissions héréditaires. Cependant, malgré cette défectuosité et les tares qu'elle engendre, la production de l'homme s'opère d'une manière relativement satisfaisante, dans les couches supérieures des sociétés. Chaque génération applique, sans marchander, à l'élève et à l'éducation de celle qui lui succède, le capital nécessaire au plein développement de ses forces productives. Les parents n'épargnent ni les soins ni les sacrifices qu'exige la formation de l'homme, dans le milieu social où ils sont placés. Ils prolongent la durée de leurs avances jusqu'au moment où l'enfant, passé à l'état d'homme fait, peut couvrir lui-même ses frais d'existence et ne songent point à se rembourser de l'argent qu'il leur a coûté. Ils lui rendent même trop souvent le mauvais service de lui fournir les moyens de vivre oisif en attendant leur héritage. C'est ainsi, grâce à la sollicitude dont, elle est l'objet, et malgré la disconvenance des unions, les défectuosités des méthodes d'élève et des systèmes d'éducation, que la nouvelle génération continue l'ancienne sans un amoindrissement de valeur, et sans un trop lourd déchet de mortalité et d'invalidité.

Il en est autrement dans les régions inférieures, occupées par la multitude autrefois asservie. Devenus les maîtres d'eux-mêmes et libres de fonder une famille, les émancipés ont usé de cette liberté sans se préoccuper des moyens de subvenir aux frais d'élève de leur progéniture. Le plus grand nombre d'entre eux ne possèdent guère que leur capital personnel de forces productives et ne peuvent compter que sur le revenu presque toujours aléatoire de ce capital. Le foyer conjugal, - au point de vue économique, l'atelier de reproduction, - est étroit et le plus souvent dans de mauvaises conditions hygiéniques ; les ressources du ménage ne croissent point avec le nombre des enfants, et, quand elles pourraient suffire à la rigueur, elles sont gaspillées par une mauvaise économie domestique. Obligés de gagner le pain de chaque jour, les parents ne peuvent consacrer à l'élève de leurs enfants le temps et les soins nécessaires. Tandis que les autres branches de la production sont alimentées au moins en partie par le crédit, celle-ci doit se suffire à elle-même, sauf à recourir à l'assistance toujours étroitement mesurée de la charité privée ou publique. Alors qu'arrive-t-il ? C'est que l'insuffisance de leurs ressources oblige les parents à assujettir les enfants à un travail prématuré qui, en empêchant le développement normal de leurs forces productives, diminue la valeur du capital personnel de la nouvelle génération. Cette exploitation du travail des enfants a même encouragé des parents dénaturés à les multiplier en vue du profit qu’ils en peuvent tirer. Et il faut remarquer que la condition de cette progéniture d'hommes libres est pire que celle des produits des éleveurs d'esclaves, car des parents qui exploitent les forces productives de leurs enfants n'ont aucun intérêt à les ménager, cette exploitation n'ayant qu'une durée limitée, tandis que l'éleveur était intéressé à ce que ses produits pussent acquérir par le plein développement de leurs forces, la plus grande valeur d'usage, ou d'échange.

Telles sont les causes qui affaiblissent la population et en vicient la qualité, particulièrement dans la multitude, maintenant livrée au gouvernement d'elle-même. Reste la question du nombre. Comme toute autre production, celle de 1'homme est déterminée par son débouché et tend toujours à s'y proportionner. Sous le régime de l'esclavage, les éleveurs et les marchands d'hommes étaient intéressés au plus haut point à mesurer leur offre à la demande, c'est-à-dire au nombre des emplois disponibles pour le travail esclave. Car, dans le cas où l'offre venait à dépasser la demande, les prix de cette sorte de produits baissaient et avec eux les profits. Eleveurs et marchands réduisaient alors la production et offre. Lorsque, au contraire, l'offre ne suffisait pas à la demande, la hausse des prix et des profits encourageait l'apport des capitaux dans l'industrie de l'élève jusqu'à ce que l'équilibre se fût rétabli.

Depuis que l'homme s'appartient à lui-même et est devenu libre de fonder une famille, c'est à lui qu'incombe l'obligation de proportionner sa population à son débouché. Dans les classes supérieure et moyenne, le règlement de la population s'opère généralement sous la double influencer des frais d'élève et d'éducation, autrement dit des frais de production, et de l'appréciation de l'étendue du débouché, celui-ci consistant seulement dans la catégorie des fonctions ouvertes à l'aristocratie et à la bourgeoisie, les emplois inférieurs ne comptant pas, comme impliquant une déchéance. Mais à mesure que ce débouché qui leur était autrefois réservé est devenu plus accessible à la multitude, qu'il est par conséquent moins assuré, on a vu se développer dans les régions supérieure et moyenne des sociétés civilisées la tendance à restreindre leur population. Dans les régions inférieures, au contraire, les classes émancipées de la servitude ont obéi aveuglément à l'instinct physique de la reproduction, désormais affranchi de toute contrainte, et pullulé sans se préoccuper ni des ressources qu'elles pouvaient appliquer à la fondation d'une famille ni de l'étendue du marché qui leur était ouvert. Tandis que dans les régions supérieures des sociétés se manifestait la tendance à restreindre la population au-dessous du débouché, dans la région inférieure, on voyait se produire la tendance signalée par Malthus, à dépasser ce débouché, et par conséquent, à déterminer l'abaissement du prix du travail par la surabondance de l'offre. Les « obstacles répressifs » de la misère et de la mortalité ramenaient inexorablement l'équilibre mais non sans que l'insuffisance des frais d'élève et l'abus du travail infantile, en abaissant et viciant la qualité de la population, eussent fait tomber dans les bas-fonds de la société un caput mortuum d'incapables réduits à vivre aux dépens d'autrui.

Que conclure de là, sinon que le problème de la population était plus utilement résolu sous le régime de l'esclavage qu'il ne l'a été depuis sous le régime de la liberté ? L'intérêt combiné de l'éleveur et du marchand agissait alors pour proportionner aussi exactement que possible aux besoins du marché la production de la multitude esclave qui en constituait la classe de beaucoup la plus nombreuse. Si la population maintenant libre tout entière, finit toujours par se proportionner à son débouché, ce n'est pas sans subir des écarts d'insuffisance dans les régions supérieures et de surabondance dans les régions inférieures, qui déterminent, comme dans toute autre production, des pertes de forces et de richesses.


III. Maux causés par la disparition de l'organisme de la mobilisation du travail sous le régime de la liberté.

Que cet organisme n'est pas moins nécessaire au travail qu'aux capitaux et aux produits Conditions auxquelles l'homme libre peut conserver ses forces productives et réaliser le profit afférent à leur emploi.

Le morcellement du marché du travail, conséquence de la disparition de l'intermédiaire entre le producteur et le consommateur de cette marchandise, a été, sous le nouveau régime, une autre cause de régression économique. A l'immense marché du travail esclave qui s'étendait dans l'antiquité jusqu'aux limites du monde connu a succédé, pour le travail libre, privé d'intermédiaires de transport dans l'espace et le temps, une multitude de marchés locaux, aux limites étroites et presque infranchissables. Que le commerce des intermédiaires n'ait pu subsister, cela s'explique par le changement que la liberté apportait dans la condition du travailleur et qui enlevait à son travail le caractère de commerçabilité. L'esclave était la propriété du marchand après avoir été celle de l'éleveur. Cette propriété qu'il avait acquise aux lieux où elle était plus offerte que demandée, il la revendait dans ceux où elle était plus demandée qu'offerte, et le prix auquel il la revendait couvrait ses frais de transport, d'informations et d'emmagasinage avec un profit. S'il pouvait en obtenir un prix rémunérateur, c'était parce qu'elle consistait en un capital de forces productives exploitables pendant la durée de la vie de l'esclave. Or ce capital appartenait maintenant à l'ouvrier lui-même ; il en conservait en tous temps la libre disposition, et la crainte, d'ailleurs légitime, d'être traité comme un esclave, lui interdisait de l'engager autrement qu'à court terme. Cela étant, à moins de payer d'avance le service de l'intermédiaire, - et il lui eût fallu pour cela des ressources qu'il ne possédait point, - quelle garantie pouvait-il lui offrir pour le remboursement de ses frais et la rétribution de sa peine ? En l'absence de cette garantie, l'industrie de l'intermédiaire cessa d'être praticable, et l'ouvrier libre dut chercher lui-même le paiement de son capital de forces productives, autrement dit joindre à sa fonction de producteur de travail celle de marchand. Mais ne possédant ni les aptitudes, ni les ressources et les moyens d'information nécessaires à la pratique de ce commerce, il se trouva réduit à offrir son travail dans les limites étroites du marché local, où il était en présence d'un petit nombre d'employeurs qui se faisaient une concurrence moins vive pour demander le travail que les ouvriers pour l'offrir, ou même qui s'entendaient pour monopoliser la demande et fixer ainsi à leur gré le taux du salaire. Sans doute, l'ouvrier était libre de refuser son travail. Mais il ne pouvait user de cette liberté qu'à la condition de porter sur un autre marché son capital de forces productives ou de le conserver inactif.

Les ressources et les informations lui faisant défaut pour employer le premier moyen, c'était seulement au second qu'il pouvait recourir. Or l'observation et l'expérience ne tardèrent pas à enseigner aux ouvriers qu'un refus de travail isolé ne pouvait causer qu'un dommage presque insensible à l'employeur, et que ce dommage diminuait encore à mesure que les progrès de l'industrie agrandissaient les entreprises. Alors, ils eurent recours au refus de travail collectif, et on vit apparaître, puis se multiplier, après l'abrogation des lois qui les interdisaient, les coalitions, les unions et les syndicats ouvriers. En obligeant l'employeur à laisser son capital inactif, surtout aux époques où les commandes affluaient, le refus du travail collectif, lui infligeait un dommage sérieux, et il avait à choisir entre deux pertes ou, si l'on veut, entre deux diminutions de profit : celle qu'il éprouverait en cédant aux exigences de ses ouvriers, et celle que lui ferait subir le chômage de son industrie. Selon que l'une emportait sur l'autre, son intérêt devait le porter à céder où à résister à la grève. Cela étant, les chances de succès des grévistes dépendaient, d'une part, de la durée de la suspension du travail, c’est-à-dire du montant des ressources qui leur permettaient de vivre sans travailler, de l'autre, du vide plus ou moins complet de l'atelier et de la difficulté, plus ou moins complète aussi, qu'éprouvait l'employeur à remplir ce vide par le travail des non grévistes ou des ouvriers du dehors, car le dommage que la grève pouvait causer à l'employeur, s'augmentait avec la durée de la suspension du travail et la difficulté de remplacer les grévistes. Or plus considérable était ce dommage, plus grandes étaient les chances de succès de la grève. Nous avons analysé ailleurs la tactique et les procédés adaptés à cette guerre intestine du capital et du travail [1]. Tantôt elle se termine par la victoire des ouvriers, tantôt par celle des employeurs, mais quelle qu'en soit l'issue, elle cause aux deux belligérants et à l'industrie une perte et des dommages qui vont croissant à mesure que la lutte s'étend sur une aire plus vaste et se prolonge davantage. Les choses en sont venues au point qu'on peut se demander même si la déperdition de richesses qu'elle occasionne ne dépasse pas en une année celle que causerait une guerre entre deux grandes puissances. Cependant, si les coalitions, les unions ou les syndicats peuvent opposer un frein à l'abus du monopole des employeurs, leur pouvoir n'est pas sans limite. De même que le prix du travail ne peut descendre au moins d'une manière durable, au point où il cesserait de suffire à la conservation du capital de forces productives de l'ouvrier, il ne peut monter à un point où il entamerait le capital de l'employeur. C'est entre ces deux points que, dans un marché où la concurrence est naturellement ou artificiellement restreinte, l'inégalité des besoins de vendre ou d'acheter le travail peut faire hausser ou baisser le salaire. C'est le plus fort des deux échangistes, celui dont le besoin est le moins pressant et le moins intense qui fait la loi au plus faible. Mais est-il nécessaire de dire que cette intervention, d'ailleurs toujours incertaine et éphémère de la force, ne résout point le problème de la répartition utile des produits entre les coopérateurs de la production ?

Ce problème, la concurrence le résout en faisant graviter incessamment, par une impulsion naturelle et irrésistible, le prix de toutes choses y compris le travail, vers le montant des frais de la production et du profit, nécessaire à la mise en oeuvre des agents productifs, capitaux investis dans les personnes et capitaux investis dans les choses. Seulement la concurrence a besoin, pour remplir cet office régulateur, d'un organe qui étende sa sphère d'action à travers l'espace et le temps, en éclairant et dirigeant ses mouvements. Cet organe, c'est le commerce. Il existait pour le travail esclave, il fait défaut au travail libre. Si l’on veut se faire une idée de l'importance de son rôle dans l'économie de nos sociétés, que l’on se demande dans quel état serait aujourd'hui l'industrie s'il n'existait ni maisons de commerce, ni banques, ni bourses des valeurs et des marchandises, si les agriculteurs et les industriels étaient obligés de chercher eux-mêmes, avec leurs seules ressources et leurs seuls moyens d'information, le placement de leurs produits et les capitalistes le placement de leurs capitaux. Les marchés demeureraient localisés et isolés faute du rouage de transmission nécessaire pour les agrandir et les mettre en communication. Dans ces marchés étroits et fermés, l'inégalité des récoltes produirait tantôt une surabondance ruineuse pour les agriculteurs, tantôt une disette mortelle pour les consommateurs. Les progrès de l'industrie seraient enrayés par l'impossibilité d'employer une machinerie puissante et d'étendre économiquement la division du travail. Quant aux capitaux, dans les pays où l'esprit d'économie les produit en abondance ils demeuraient inactifs faute d'un débouché suffisant ; dans ceux au contraire, où ils sont rares, les consommateurs ne pourraient les obtenir qu'à un taux excessif. Il n'y aurait, dans cette hypothèse, pour les produits comme pour capitaux, que des prix locaux. Et, en l'absence d'une concurrence assez développée pour remplir son office de régulateur, ces prix seraient tantôt fixés d'autorité par l'entente d'un petit nombre de producteurs, tantôt établis par un débat libre mais dont l'issue dépendrait de l'intensité plus ou moins inégale des besoins personnels du producteur et du consommateur, en donnant ainsi au plus fort la plus grosse part du bénéfice de l'échange.

Tel serait l'état de la production et de l'échange si le rouage de transmission des produits et des capitaux à travers l'espace et le temps n'existait point. C'est grâce au développement et au perfectionnement de ce rouage nécessaire que les marchés se sont successivement agrandis et tendent aujourd'hui à s'unifier malgré l'obstacle naturel des distances et l'obstacle artificiel des barrières douanières. Le marché des capitaux s'est universalisé, et il en est de même de celui des articles de grande consommation, denrées alimentaires, matières premières, telles que le coton, la laine, les métaux, etc. Sur ce marché « mondial », la concurrence seule détermine le prix, sans subir l'influence perturbatrice de l'intensité inégale des besoins de vendre ou d'acheter, et elle le fait graviter incessamment vers le montant des frais de la production augmenté de la juste et nécessaire rétribution des agents productifs. Tel avait été, dans toute l'antiquité, le marché de cet article de grande consommation qu’était le travail esclave, - de grande consommation, disons-nous, car il remplissait l'office de la machinerie de l'industrie moderne. Seulement, le prix de ce travail se divisait en deux parties : l'une, représentant le minimum de subsistance indispensable à la conservation du capital de forces productives qu'il mettait en oeuvre, allait à l'esclave ; l'autre, représentant le profit de l'emploi de ce capital, allait au propriétaire de l'esclave. On peut juger par là du dommage que cause l'absence du rouage commercial au travailleur devenu libre et propriétaire de son capital de forces productives.

Cependant il ne suffit .pas au travailleur de posséder un marché assez étendu pour que la concurrence y puisse remplir son office de régulateur, il faut encore qu'il sache y proportionner son offre à la demande, et gouverner sa consommation de manière à conserver intact son capital personnel et en espacer autant que possible le renouvellement. Ceci dans l'intérêt de la Société comme dans le sien. En effet, la valeur du capital investi dans l'homme dépend, en premier lieu, de sa puissance productive, en second lieu, de la durée de la productivité. Si les individus dans lesquels il est investi sont physiquement, intellectuellement et moralement vigoureux et sains, si leur période d'activité est longue, non seulement le capital de la société se conservera intact, mais il s'augmentera tant par son application de plus en plus féconde à la production des matériaux de la vie, que par la diminution des frais de sa reconstitution. C’est ainsi que tout accroissement de la durée de vie, ou, pour mieux dire, de la période productive de la vie contribue à augmenter la richesse d'une nation, partant celle de ses membres.

Sous le double rapport du règlement utile de sa reproduction et de sa consommation, le travailleur, devenu propriétaire de ses forces productives et libre de fonder une famille, rencontre, il faut le dire, des difficultés qui n'existaient point pour les propriétaires d'esclaves, éleveurs et employeurs. D'après l'enquête de la British and foreign anti-slavery society, les éleveurs américains possédaient généralement des capitaux et disposaient du crédit nécessaire à l'exercice de leur industrie : en conséquence, ils conservaient les produits de l'élevage jusqu'à l'entier développement de leurs forces et s'abstenaient de les assujettir à des travaux qui en auraient entravé la croissance ; ils s'efforçaient d'éviter les pertes causées par le manque de soins, l'insalubrité des habitations, etc. Ces conditions économiques de l'élève, le travailleur émancipé de la servitude ne s'est point trouvé en situation de les remplir, et il n'a pu, davantage, faute des ressources et des renseignements que possédaient l'éleveur et le marchand d'esclaves, proportionner son offre aux besoins du marché. D'un autre côté, il suffisait au propriétaire d'esclaves d'avoir les qualités d'un bon économe pour établir et faire observer la discipline nécessaire à la conservation du capital de forces productives investi dans son personnel assujetti. Ces qualités ne suffiront pas à l'ouvrier libre, obligé de s'imposer à lui-même l'observation des dures règles de cette discipline, car elle nécessite une lutte constante contre les appétits les plus forts de la nature humaine, ceci à une époque où des progrès de toute sorte ont multiplié les matériaux propres à les satisfaire. Et tandis que, chez l'esclave, la répression des appétits vicieux ; ou désordonnés était sanctionnée par des pénalités rigoureuses, elle ne l'est point chez l'homme libre ; il peut s'abandonner à la paresse, à l'ivrognerie, à la débauche ; quoique ses vices aient une sanction répressive inévitable, cette sanction est lointaine, et elle n'a point l'efficacité de l'infliction immédiate d'une souffrance supérieure à la satisfaction d'un appétit. Or, si l'on songe que l'homme libre n'est pas seulement responsable de son existence, mais encore de celle de sa famille, on pourra se rendre compte de l'étendue du mal que cause l'insuffisance de sa capacité gouvernante au seul point de vue de la conservation de son capital de forces productives.

En revanche, l'homme libre n'est pas réduit comme l'esclave à la portion congrue d'un minimum de subsistances. Il peut avoir sa part dans les profits de la production, alors que cette part allait toute entière au propriétaire d'esclaves. Seulement, ce minimum des subsistances que l'intérêt de son propriétaire assurait à l'esclave n'est point garanti à l'ouvrier libre. S'il peut participer aux profits de la production, il en subit aussi les aléas. A la vérité le salaire contient une assurance, et en cela il est mieux adapté à la situation de l'ouvrier que la participation aux bénéfices. Le salariat place, comme nous l'avons vu, le salarié dans une situation analogue à celle de l'obligataire d'une société par actions. Mais l'assurance qu'il contient n'est pas complète. Elle se borne à garantir le salarié contre les risques particuliers de l'entreprise à laquelle il coopère ; elle ne l'assure point contre les risques généraux qui pèsent sur l'industrie, risques naturels et artificiels. Elle ne l'exonère pas davantage des charges du gouvernement de la société, dont il est membre. Tandis que l'esclave n'avait à payer aucun impôt, l'homme libre est obligé de fournir sa part des frais de ce gouvernement, et ces frais lui enlèvent une portion plus ou moins considérable du revenu de l'emploi de son capital personnel. Si, dans les pays qualifiés de libres, la multitude autrefois asservie a acquis le droit de participer au gouvernement de la société, et même de le constituer et de le gérer, sa capacité gouvernante ne s'est pas montrée moins insuffisante dans la pratique de ce gouvernement collectif que dans celle du gouvernement individuel.


IV. L'insuffisance de la capacité gouvernante de la multitude et les remèdes socialistes.

Que ces remèdes se résolvent dans le rétablissement de la servitude. Qu'il ne faut pas supprimer la liberté, mais augmenter la capacité d'en user.

Cette insuffisance de la capacité gouvernante de la multitude affranchie de la servitude, s'ajoutant à celle de la classe supérieure à laquelle elle était auparavant assujettie, est la source principale, sinon unique, des maux dont souffrent nos sociétés et, en particulier, la classe qui vit presque exclusivement de l'exploitation de son capital de forces productives. Ces désordres et ces maux ont provoqué une réaction d'autant plus vive, que le nouveau régime avait éveillé plus d'espérances. Le socialisme est apparu alors et il a découvert sans peine que, le moyen le plus sûr de remédier aux maux de la liberté, c'est de la supprimer. Tous les systèmes socialistes ont un fondement commun, c'est la reconstitution, sous une forme modern style, du régime de la servitude. Au gouvernement du propriétaire d'esclaves, ils substituent simplement celui de l'Etat ou de la commune, en le chargeant des mêmes fonctions et en l'investissant de la même autorité souveraine. C'est l'Etat ou la commune qui possède le sol et les capitaux immobiliers et mobiliers qui appartenaient jadis aux propriétaires d'esclaves et ont passé ensuite entre les mains de leurs héritiers, aristocrates et bourgeois capitalistes. C'est lui qui organise la production et en distribue les fruits soit égalitairement, soit en proportion de la quantité de travail fournie par chacun, sans égard aux différences de qualité, et en cela les théoriciens du collectivisme sont en retard sur les anciens propriétaires de serfs à l'obroc. Mais toute production exigeant la coopération, dans une proportion déterminée par sa nature, d'un capital investi dans les choses et d'un capital investi dans les personnes, le nombre des emplois disponibles pour celui-ci dépend du montant de celui-là. Il faut donc « régler » en conséquence, Comme faisait le propriétaire d'esclaves, la population du domaine de l'Etat ou de la commune. Il faut encore répartir les travailleurs entre les différentes branches de l'industrie, assigner à chacun sa tâche et l'obliger à la remplir, sous peine d'arrêter, au détriment de tous, l'opération du mécanisme de la production. Il faut enfin « régler » la consommation individuelle, de manière à assurer la conservation et la plus grande durée du capital investi dans les personnes aussi bien que du capital investi dans les choses, en sanctionnant ces règles économiquement indispensables par des pénalités sinon analogues du moins aussi efficaces que celle du fouet ou du bâton esclavagiste. Car c'est à cette condition seulement que l'Etat ou la commune socialiste pourrait procurer à ses membres la même existence, exempte de responsabilité et de soucis, que le propriétaire d'esclaves assurait à son troupeau de bêtes de somme à face humaine.

En supposant même que cette existence ne laissât matériellement rien à désirer, on peut douter que l'ouvrier moderne, si peu capable qu'il soit de supporter la responsabilité attachée à la liberté, se résigne à l'accepter. Il serait plutôt de l'avis du loup de la fable.

...Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé :
Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien.- Quoi rien ? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché,
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
- Il importe si bien que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître loup s'enfuit et court encor.

Encore reste-il à savoir si une société de « cous pelés » collectivistes ou communistes pourrait subsister dans l'état actuel de l'industrie et du monde, si elle ne tarderait pas à succomber sous la concurrence des sociétés libres. Les socialistes ont eu beau proclamer la faillite de la liberté, ce sont les sociétés dans lesquelles l'homme peut employer, avec moins d'entraves, ses forces productives, produire et échanger ses produits, qui tiennent aujourd'hui le record du progrès et de la richesse.

Ce n'est donc pas de supprimer la liberté qu'il faut s'aviser, c'est d'augmenter la capacité d'en user. A cet égard le progrès industriel apporte à la liberté un concours dont on n'a pas apprécié toute la valeur, d'abord en abaissant 1es frais de la production et en mettant ainsi les produits à la portée d'un grand nombre de consommateurs, ensuite et surtout, en élevant et, pour ainsi dire, en spiritualisant le travail de l'ouvrier, par la substitution de la force mécanique à la force musculaire. Une force mécanique ne peut se gouverner elle-même. Elle doit être dirigée et surveillée. A un personnel qui ne déployait guère que la force de ses muscles, le progrès industriel en fait succéder un autre qui met principalement en oeuvre des facultés intellectuelles et morales [1]. Ces facultés se développent par l'exercice et c'est ainsi qu'en gouvernant une machine l'ouvrier devient plus capable de se gouverner lui-même.

Si on examine, en effet, l'état mental de la classe ouvrière, on constate à quel point il subit l'influence de la nature du travail industriel. Ce sont les ouvriers de la grande industrie, dans laquelle l'emploi des moteurs mécaniques s'est généralisé, qui constituent aujourd'hui incontestablement l'élite de leur classe. Si, au point de vue du gouvernement de la vie, ils ne sont pas encore au niveau de la classe moyenne, ils s'élèvent au-dessus de la multitude à laquelle une industrie arriérée demande le travail des bras plutôt que celui de la tête. Les habitudes d'intempérance, le défaut de prévoyance, sont particulièrement répandues dans les pays tels que la Russie et l'Irlande où l'agriculture qui occupe la masse de la population n'emploie qu'une machinerie primitive, et dans les pays plus avancés, ce sont les industries et les métiers dans lesquels le travail musculaire est demeuré prédominant, ceux des mineurs, des terrassiers, des portefaix, etc., qui fournissent le plus fort contingent à l'ivrognerie et le plus faible à l'épargne. En revanche, ce sont les ouvriers de la grande industrie qui ont organisé en Angleterre les Friendly Societies et qui constituent aux Etats-Unis la clientèle la plus nombreuse des Sociétés d'assurance sur la vie. Et pour revenir à la question qui est l'objet de cette étude, ce sont les mêmes ouvriers qui ont amélioré la pratique des grèves, en abandonnant aux unskilled laborers l'emploi de la violence et en concluant avec les employeurs des contrats collectifs de travail. Il leur suffira, comme nous l'avons vu, de transformer leurs unions en sociétés de garantie et de crédit pour rendre possible la mise au service du travail libre du rouage commercial qui desservait le travail esclave, mais cette fois au profit du travailleur devenu propriétaire de son capital personnel.

Cependant, il ne faut pas se le dissimuler, l'apprentissage de la liberté continuera d'être pénible et lent, - d'autant plus qu'en imposant à l'individu la responsabilité entière de son existence et de celle de sa famille, on ne lui a pas accordé la plénitude de la liberté. Les gouvernements n'ont pas cessé de soumettre le travail et l'échange à des entraves et à des charges fiscales et protectionnistes qui entament le revenu que l'ouvrier tire de son capital de forces productives et le rendent précaire. Ce capital, l'ouvrier ne peut le conserver inactif, tandis que le propriétaire d'un capital investi dans les choses peut ne l'engager dans la production qu'autant qu'elle le couvre de ses charges et lui donne un profit. Et il n'y a malheureusement aucune apparence que le gouvernement des Etats se perfectionne plus vite que le gouvernement des individus par eux-mêmes.

On voit par là tout le désavantage des économistes dans leur lutte contre le socialisme. Alors que les socialistes promettent à la multitude ouvrière un progrès « intégral » et un bonheur sans mélange, nous ne pouvons lui promettre que des améliorations partielles, échelonnées dans le long cours du temps, et pour la plus grande part dépendant d'elle-même. C'est pourquoi l'économie politique a peu de chance de devenir populaire. Mais ne lui suffit-il pas d'être utile ?


Notes

Chap.1 IV.[1] Voir les Problèmes du XIXe siècle. Le problème économique.

Chap.1 V.[1] Voir les Bourses du travail, ch. XV. La première idée des Bourses du travail.

Chap.2 I.[1] Il y a quelques années, disions-nous dans l'ancien Dictionnaire de l’économie politique (publié en 1855), la société anglaise et étrangère pour l'abolition de l'esclavage (British and foreign antislavery society), adressa à la Société américaine une série de questions relatives à la situation de l'esclavage dans l’Union. La Société américaine s'empressa de recueillir tous les documents nécessaires pour y répondre, et elle en composa un volume, auquel nous empruntons quelques renseignements caractéristiques sur l'organisation économique de l'esclavage et sur la condition des esclaves aux Etats-Unis (Slavery and the internal slave trade in the United States of the North America, being replies to question transmited by the commitee of the British and foreign anti slavery society. 1 vol. in-8°). Les Etats à esclaves se divisent en deux catégories : les pays de production et ceux de consommation. Dans les premiers, on élève les esclaves ; dans les seconds, on les applique à la culture du sol. On évalue à 80000 environ le nombre des esclaves qui sont annuellement transportés des Etats éleveurs (Breeding States) dans les Etats consommateurs. Les Etats éleveurs sont : le Delaware, le Maryland, la Virginie, 1a Caroline du Nord, le Kentucky, le Tennessee et le Missouri. Le sol de ces Etats n'étant point propre aux grandes cultures du sucre et du coton, et les denrées qu'on y cultive : le tabac, le chanvre et les céréales, n'exigeant en comparaison qu'un nombre peu considérable de travailleurs, les esclaves y sont nourris principalement en vue de l'exportation. L'élève de cette espèce particulière de bétail est devenue une branche importante de la productIon. Non seulement les éleveurs s'attachent â la développer de manière à proportionner leurs approvisionnement aux demandes croissantes des Etats du Sud, mais encore ils donnent une attention toute spéciale à l'amélioration de leur produits. L'élève des esclaves donne communément des profits élevés. Du témoignage des intéressés eux-mêmes, aucune propriété n'est d'un meilleur rapport que celle des jeunes négresses lorsqu'elles sont saines et fécondes... La valeur d'on esclave adulte est, en moyenne, de 600 dollars. Toutefois le prix des esclaves est sujet à des variations considérables : ces outils vivants de la production se vendent plus ou moins cher, selon l'état do marché du coton et du sucre ; lorsque ces articles sont très demandés, le prix des esclaves s'élève ; lorsqu'ils le sont peu, les esclaves se vendent à vil prix. Comme tous les autres .producteurs, les éleveurs d'esclaves s'efforcent d'augmenter leurs débouchés et de se préserver de la concurrence étrangère. Ce sont les éleveurs de la Virginie et de la Caroline qui ont été les plus ardents à demander l'annexion du Texas, et qui se sont montrés, en toute occasion, les plus chauds adversaires de l'importation des nègres d'Afrique. Le commerce des esclaves n'est pas moins profitable que l'élève. Deux classes d'individus se trouvent engagées dans ce trafic : des capitalistes qui possèdent des établissements considérables à WashIngton, à Alexandrie, à Baltimore, à Norfolk, à Richmond, etc., et des agents ou courtiers qui vont acheter des esclaves dans les plantations. Le commerce en gros des esclaves est considéré comme aussi honorable qu'on autre. Les agents secondaires et les courtiers ont, en revanche, une assez mauvaise réputation. Après l'achat dans les plantations, les esclaves sont dirigés par détachements vers leur destination ; les prisons des Etats servent d'entrepôts... Les principaux trafiquants possèdent aussi des entrepôts particuliers ; de ces entrepôts, les esclaves sont dirigés vers le Sud. A leur arrivée, ils sont conduits au marché et exposés en vente. On les vend en détail ou par lots. Ordinairement aussi la vente a lieu à la criée. Dictionnaire de l'Economie politique. Article Esclavage.

Chap.2 I.[2] Cours d'économie politique, T.1er, troisième leçon. La valeur et le prix.

Chap.2 V.[1] Nous avons publié dans notre livre sur les Bourses du travail, le projet et les statuts d'une société commerciale du travail. Appendice, p. 305.

Chap.3 I.[1] Quelque étendu que puisse paraître, au premier coup d’oeil, le sens que nous avons attaché au mot capital, nous sommes portés à croire qu'il pourrait encore s'interpréter d'une manière bien plus large. Au lieu d'entendre par le mot capital toute cette portion du produit de l'industrie qui peut s'appliquer à l'entretien de l'homme, ou aux moyens de faciliter la production, il semble qu'il n'y ait aucune raison pour ne pas admettre (et il y en a au contraire un bon nombre pour admettre) que l'homme doit être considéré comme formant une portion du capital national. L'homme est le produit des avances de richesses faites pour son existence, pour son éducation, etc., au même titre qu'un instrument quelconque créé par son action ; et il semble qu'en se livrant aux investigations qui concernent seulement ses opérations mécaniques et qui ne s'occupent pas de ses facultés plus élevées et plus nobles, on doit l'envisager exactement sous ce point de vue. Tout individu arrivé à l'âge de maturité, bien qu'il n'ait pas été formé pour un art ou pour une profession particulière, peut cependant être considéré avec une parfaite exactitude, sous le rapport de ses facultés naturelles, comme une machine qui a coûté, pour sa construction, vingt années de soins assidus et la dépense d'un capital considérable. Et si une somme plus considérable a été dépensée pour le rendre propre à l'exercice d'une industrie ou d'une profession qui exige une habileté extraordinaire, la valeur de cet homme s'en accroîtra proportionnellement, et il aura droit il une rémunération plus large pour ses talents ; de même qu'une machine acquiert une plus grande valeur lorsqu'elle acquiert une puissance nouvelle par la dépense d'un nouveau capital ou d'un nouveau travail appliqué à sa construction... On a constamment, et avec raison, attaché la plus grande importance il la puissance des machines que l'homme a construites pour l'aider dans ses opérations ; mais l'homme lui-même est la machine qui a le plus d'importance. Mac Culloch. Principes d'économie politique. Traduit par Augustin Planche, t. 1er, p. 130,Edition Guillaumin.

Chap.4 I.[1] Voir l'ancien dictionnaire de l'Economie politique, art. Esclavage.

Chap.4 I.[2] M. de Haxthausen cite, à, cet égard, deux exemples qui ne manquent pas d'originalité. C’est l’histoire du barbier de Pensa et celle de la troupe du théâtre de Nijni Novgorod. « Etant retourné, dit-il, à l'hôtel où j'étais descendu à Pensa, je dis au maître de la maison, un Allemand, de m'envoyer un barbier. Quelques minutes après, je vois entrer un jeune homme bien mis, d'une tournure convenable et qui me rase avec une aisance toute française. C'était Toutefois un paysan russe à qui le seigneur de son village avait fait apprendre le métier de Figaro, en payant, outre la nourriture, 350 roubles pour trois années d'apprentissage. Après ce temps, il l'avait mis à l'Obroc. Le jeune homme s’en trouve bien. Il gagne aisément et au-delà les 175 roubles qu'il doit payer en obroc, puis il s'amuse, va au théâtre et joue au dandy ni mieux ni plus mal qu'un de ses confrères du boulevard des Italiens. » L'histoire de la troupe d'acteurs serfs du théâtre de Novgorod est plus originale encore. « Je ne pus me défendre d'une extrême surprise en apprenant à Nijni Novgorod que tout le personnel, acteurs, chanteurs et chanteuses étaient des serfs appartenant à un seigneur... Voici l'histoire de ce théâtre. Il y a quelques années un seigneur célibataire fit construire dans sa terre une salle de spectacle et fit parmi ses serfs choix d'un certain nombre d'individus propres à devenir musiciens ou acteurs. Plus tard, lorsque leur éducation fut terminée, il fit monter plusieurs opéras et finit par venir s'établir à Nijni Novgorod, où il fit aussi bâtir un théâtre. Au commencement, il n'engageait, au moyen de cartes d'invitation, que ses amis et ses connaissances ; mais, plus tard, quand l'état déplorable de sa fortune, entamée par ses grandes dépenses, l'obligea à mettre plus d'ordre dans ses affaires, il se décida à se faite payer les billets d'entrée et a devenir simplement entrepreneur ou directeur d'une troupe de comédiens. Après sa mort, il fut remplacé par un autre directeur et actuellement, comme on me l'a assuré, c'est encore un seigneur qui se trouve à la tête de cette entreprise. Études sur la situation intérieure, la vie nationale et les institutions rurales de la Russie, par le baron Aug. de Haxthausen.

Chap.4 II.[1]Dans les capitaux fixes nous comprenons la terre et les autres agents naturels appropriés. Nous en avons donné la raison, notamment dans nos Notions fondamentales, Chap. IV, La production de la terre.

Chap.4 III.[1] Voir Le Mouvement socialiste et la pacification des rapports du capital et du travail. 2e partie, Les grèves et les sociétés de résistance. Les Bourses du travail, chap. I. Les coalitions et la grève.

Chap.4 IV.[1]Voir notre Cours d'économie politique, 8e leçon. La part du travail, et les Notions fondamentales, chap. IX. La part du capital personnel.


Première partie << Gustave de Molinari  —  Questions économiques à l’ordre du jour >> Troisième partie