Le pessimisme romantique est un genre très vaste. On peut y ranger tous les poètes et tous les penseurs qui, dans le cours du siècle dernier, ont chanté ou théorétisé le Weltschmerz, la Douleur universelle. Les noms d'Obermann, de René, ceux de Byron, de Léopardi, de Heine, de Vigny, dans l'ordre littéraire et poétique, celui de Schopenhauer, dans l'ordre philosophique, désignent et caractérisent ce genre de pessimisme.
Certes, il est difficile de définir une forme de sensibilité et de pensée si générale, si complexe, si multiforme que le fut le romantisme. On en donnera du moins un signalement approximatif en disant que le romantisme se caractérise par une exaltation de la sensibilité et de l'imagination, par une prépondérance extrême accordée à ces deux facultés sur les autres. Le romantisme a été une époque d'aspirations démesurées vers un idéal vague et magnifique de grandeur, de force, de passion, de joie, de liberté, de bonheur, de beauté et de noblesse morale ; aspirations qui devaient fatalement engendrer ce désespoir, ce bouillonnement sentimental du désir et de la tristesse, cette insatiabilité douloureuse du désir humain chantée par les poètes et théorétisée par Schopenhauer. D'autre part le romantisme se caractérise par un perpétuel retour sur soi-même où se complaît une sensibilité exaspérée et avide d'intensifier ses propres tourments, de les savourer et de la magnifier comme la. marque et la rançon du génie. C'est une idée commune à tous les romantiques que le génie est frère de la Douleur et que l'envie, la haine et le mépris sont le lot de l'individualité géniale. - Enfin le romantisme érige en règle le caprice individuel.
Par le premier des trois traits que nous venons d'indiquer : le débordement de la sensibilité, le romantisme est surtout pessimiste. Par les deux autres : le retour sur soi et le droit supérieur du caprice individuel, il est sur-tout individualiste. - L'action de ces états d'âme les uns sur les autres est complexe et si la sensibilité hyperesthésiée et douloureuse des romantiques engendre chez eux l'orgueil du moi, le retour sur eux-mêmes et l'amour de l'isolement, cet isolement moral à son tour ne peut manquer de réagir sur leur sensibilité douloureuse et sur leur pessimisme, pour les renforcer et les exaspérer encore. Quoi qu'il en soit, pessimisme et individualisme se rencontrent, intimement unis, chez les principaux roman-tiques. Obermann représente la sensibilité maladive monstrueusement isolée en l'absence d'une volonté avide d'action. C'est la rêverie de l'impuissance, la perpétuité du désir ébauché. Ses lettres sont un chant triste et monotone sur lui-même, sur sa grandeur invisible, irrévélable, sur son irrémédiable faiblesse. " J'ai connu l'enthousiasme des vertus difficiles, dit-il ; je me tenais assuré d'être le plus heureux des hommes si j'en étais le plus vertueux... l'illusion a duré près d'un mois dans sa force. " Désabusé de l'enthousiasme, vieilli de bonne heure par le contact insupportable de la société, Obermann se retire sur les Alpes pour gémir seul au sein de la nature. - Cette âme tôt flétrie ne reprend un peu de vie qu'au sein de la solitude, en face des grands spectacles alpestres. L'idée rousseauiste : l'antithèse de la société et de la nature, l'une menteuse et cruelle, l'autre maternelle et consolatrice, est traitée ici dans une note grisaille et terne qui convient bien à cette sensibilité épuisée et à cette vie déclinante. - L'individualisme d'Obermann procède de son pessimisme intime. C'est un reploiement douloureux sur soi, une fuite apeurée du monde, une abstention sociale faite de :lassitude, de dégoût, de défiance des autres et de soi--même. C'est un individualisme passif, oisif, contemplatif, qui jouit de lui-même, trouvant que l'éloignement de la société est déjà un assez grand bien.
Le pessimisme de René procède aussi d'une sensibilité hyperesthésiée et douloureuse. Mais on ne retrouve pas dans le pessimisme de René ce sentiment de sa propre faiblesse, cette intime défiance de soi qui est un des éléments du pessimisme d'Obermann. René ne doute jamais de lui-même. Son orgueil est sans défaillances comme sans limites. Sa volonté de puissance ne se sent inégale à aucune tâche ; mais elle dédaigne d'en entreprendre aucune dans un monde sans grandeur. - De ce pessimisme aristocratique découle le fastueux égotisme de René, le splendide isolement d'une énergie qui se consume elle--même, ne voulant pas s'attacher à des buts, ni se mêler à une société qu'elle dédaigne.
Le pessimisme de Leopardi est un pessimisme intégral, à la fois métaphysique, moral, social. Léopardi nie tout et désespère de tout. " Notre vie, à quoi est-elle bonne ? Seulement à la mépriser. " Mais surtout Léopardi a en horreur une société qui réserve ses faveurs à la médiocrité brutale ou rusée et qui vilipende les hommes supérieurs en raison de leur mérite. Son mépris de l'humanité va jusqu'au dédain des jugements de la postérité. Léopardi exprime cette idée que l'appel à la postérité ne doit pas consoler l'homme supérieur malheureux. " Une ombre irritée fut-elle jamais apaisée par des sanglots, flattée par des discours ou par les offrandes d'une vile multitude ? Les temps se précipitent vers le pire : et l'on aurait tort de confier à nos descendants corrompus ['honneur des âmes illustres et la suprême vengeance des malheureux (1) . " Léopardi se moque des utopies sociologiques de bonheur collectif. " La société humaine contient naturellement mille principes et mille éléments contraires et incompatibles: et quant à faire cesser ces discordes, l'intelligence et la puissance de l'homme n'y sont jamais par-venues depuis le jour où naquit notre race illustre; et de nos temps, aucune loi ne le pourra, ni aucun journal, si sages et si influents qu'ils puissent être (2). " Le pessimisme social de Léopardi engendre sinon l'individualisme proprement dit, du moins une disposition à fuir la société et à se réfugier dans un stoïque et farouche isolement.
Le pessimisme de Vigny est, comme celui de Léopardi. un pessimisme intégral, à la fois métaphysique, moral et social. Les cieux sont vides ; la nature indifférente et insensible, la société menteuse et traîtresse. On peut se demander quel est, chez Vigny, celui des deux pessimismes qui engendre l'autre. Est-ce le pessimisme métaphysique qui engendre l'autre. Est-ce le pessimisme métaphysique qui engendre le pessimisme social ? Est-ce le pessimisme social qui engendre le pessimisme métaphysique ? Question malaisée à décider. Ces deux pessimismes s'accompagnent et se renforcent l'un l'autre. Mais le pessimisme social paraît relativement indépendant de l'autre. Il pro-cède d'une expérience directe, d'une personnelle sensation de vie. La racine de ce pessimisme social est " une sensibilité extrême, refoulée dès l'enfance par les maîtres, et, à l'armée, par les officiers supérieurs, demeurée enfermée dans le coin le plus secret du coeur (3) ". Tous les besoins intimes de cette sensibilité, besoin de sincérité, de tendresse, de discrétion, d'indépendance, de sérénité intellectuelle et morale, se révoltent contre les vulgarités et les faussetés inséparables de toute vie sociale et inspirent au poète l'antithèse où il se complaît entre la société génératrice de mensonge, d'hypocrisie et de sottise ; - et la conscience individuelle, principe intime et intangible de sincérité et de vérité. " Cinq-mars, Stello, Servitude et grandeur militaires sont les chants d'une sorte de poème épique sur la désillusion ; mais ce ne sera que des choses sociales et fausses que je ferai perdre et que je foulerai aux pieds des illusions ; j'élèverai sur ces débris, sur cette poussière, la sainte beauté de l'enthousiasme, de l'amour, de l'honneur, de la bonté, de la miséricordieuse et universelle indulgence qui remet toutes les fautes et d'autant plus étendue que l'intelligence plus grande (4) ." - Est-ce à dire que la vision consolante du pur idéal moral que le poète vient d'exprimer va le faire sortir de son pessimisme ? Non ; car Vigny sait bien que cet idéal ne restera digne d'amour qu'à la condition de rester inclus dans la solitude sacrée du for intérieur ; que du jour où il en sortira pour des-cendre dans les faits, dans les tâches et les œuvres sociales, il s'altérera et s'avilira du même coup. L'idéal moral n'est qu'un noble rêve de quelques esprits isolés. Dès que le rêve se fait action il se modèle au rythme de la société, de son mensonge et de sa lâcheté. " La solitude est sainte; il faut, seul et libre, accomplir sa mission, dégagé de l'influence des associations, même des plus belles... toutes les associations ont les défauts des couvents (5) "... - Ailleurs Vigny donne ce précepte : " Séparer la vie poétique de la vie politique " ; c'est-à-dire séparer la vie intérieure, intime et profonde, de la vie sociale, superficielle et fausse. La trilogie de Stello : Histoire d'une puce enragée, Histoire de Kitty Bell, une Histoire de la Terreur, est destinée à démontrer cette vérité que tous les régimes politiques possibles, royauté absolue, monarchie bourgeoise, régime démocratique et jacobin sont également les ennemis nés du poète, c'est-à-dire de l'individualité géniale et indépendante. Et Vigny résume son pessimisme social dans cet aphorisme décisif: " L'ordre social est toujours mauvais ; de temps en temps il est seulement supportable. Du mauvais au supportable, la dispute ne vaut pas une goutte de sang (6). "
Le pessimisme métaphysique de Vigny le conduit à une attitude irréligieuse qui oscille entre l'athéisme et la croyance à je ne sais quel Dieu méchant, sourd et silencieux. Debout dans une révolte digne, dans un désespoir calme, il rend à ce Dieu muet et indifférent silence pour silence et dédain pour dédain. De même son pessimisme social le conduit à une sorte d'athéisme social qui consiste à vider l'idée de société de toute signification religieuse ou morale, pour n'y voir que la tyrannie des groupes qui prétendent s'assimiler l'individu, que Je règne aveugle de la brutalité, de l'intrigue, de la sottise et du mal. En face de cette puissance méchante et menteuse, le poète dresse sa fière indépendance, sa sincérité indignée, sa révolte indomptée. A cette société mauvaise comme à son Dieu méchant, sourd et silencieux, il rend indifférence pour indifférence et dédain pour dédain.
Schopenhauer est, par excellence, le philosophe théoricien du Weltschmerz, du pessimisme romantique. - Romantique (7), Schopenhauer l'est par sa conception de l'insatiabilité du désir humain, source éternelle et immanente de la Douleur; il l'est encore par son irrationalisme qui érige en principe premier des choses le vouloir-vivre irrationnel, hasardeux, mystérieux et formidable, fond d'ombre et d'orage à la surface duquel se déroule le drame éphémère et incompréhensible de notre vie. Il l'est enfin par l'individualisme intégral, à la fois métaphysique, moral et social dont nous allons retrouver chez lui les divers traits.
Mais une question se pose ici. Des deux termes que nous mettons en présence : pessimisme, individualisme, quel est, chez Schopenhauer, celui qui engendre l'autre ? Est-ce le pessimisme qui engendre l'individualisme ? Est-ce l'individualisme qui engendre le pessimisme? - La réponse n'est pas douteuse. Chez Schopenhauer, c'est le pessimisme qui engendre l'individualisme. En face de cet univers mauvais en soi, l'individualisme schopenauerien est un acte de révolte chez le seul être en qui s'allume la lumière de l'intelligence, l'individu humain. C'est un divorce d'avec l'Etre; c'est un refus de collaborer à ses fins. C'est un non prononcé à l'adresse du vouIoir-vivre universel qui va s'incarner particulière-ment dans l'ordre social. En conséquence rigoureuse de ses prémisses pessimistes, Schopenhauer va dresser en face de la nature et de la société le moi intangible et irréductible, principe transcendant et ineffable de rédemption et de délivrance. Le pessimisme intégral de Schopenhauer, pessimisme à la fois métaphysique, moral et social, commande un individualisme également intégral, à la fois métaphysique, social et moral. Dans toutes les parties de la philosophie de Schopenhauer, s'affirme cette volonté de dissidence et de sécession qui réside dans l'individuum ; cette volonté de retrait sur soi-même, en présence du Mal universel. - Individualiste, Schopenhauer l'est partout. Il l'est dans sa théorie de la connaissance par la primauté qu'il accorde à l'intuition sur l'intellect abstrait. On sait avec quelle vigueur Schopenhauer a mis en lumière, dans son admirable chapitre sur les Rapports de l'Intuitif et de l'Abstrait, le caractère individuel, unique, incommunicable, de l'intuition, type véritable de la connaissance digne de ce nom. Par ce caractère d'irréductible unicité, l'intuition est en nous le principe d'une sorte d'égotisme et de solipsisme intellectuel. " En définitive, dit Schopenhauer, nous ne pouvons sortir de notre peau ; il faut que nous restions enfermés chacun dans notre crâne. " Individualiste, Schopenhauer l'est dans son esthétique par son apothéose de l'individualité géniale; - il l'est dans sa métaphysique de l'Amour où Il nous montre l'individu dupe du génie de l'Espèce. - On dira peut-être que cette dernière théorie est anti-individuaIiste, en ce sens qu'elle proclame le néant de l'individu, de ses passions, de ses joies et de ses souffrances, toujours subordonnées au vœu de l'espèce.
Il en serait ainsi si Schopenhauer apportait dans son récit des ruses du génie de l'Espèce la sérénité optimiste d'un Spinoza ou d'un Renan, s'il concluait à l'effacement résigné de l'individu et à l'acceptation joyeuse des intentions de la nature. Mais il n'en est pas ainsi. Le ton de Schopenhauer est celui du sarcasme, de l'ironie et de la révolte. On sent que Schopenhauer s'applaudit d'avoir si bien deviné le jeu ; qu'il se fait un plaisir méphistophélique de dénoncer les ruses du génie de l'Espèce et de prémunir contre elles l'individu. Renan a très bien indiqué cette attitude de Schopenhauer qu'il qualifie d'immoralité transcendante (8). - Individualiste, Schopenhauer l'est tout au long de ses Aphorismes sur la Sagesse dans la vie, cette bible d'égotisme souverainement lucide et intelligent : ce manuel de sagesse, très avisée, très avertie des traquenards de toute sorte que la société tend à l'individu. - De même que Schopenhauer personnifie les lois physiologiques et psychologiques qui président à la génération humaine sous les traits du génie de l'Espèce éternellement dupeur de l'individu, de même il symboliserait volontiers les lois qui régissent la psychologie des groupes sous les traits d'un génie ou Esprit social ayant ses fins propres opposées à celles de l'individu. - Les mots cruels abondent chez lui contre la sociabilité (les gens les plus vulgaires sont les plus sociables), contre les sentiments collectifs tels que l'honneur qui ne sont, de la part de l'individu, qu'une faiblesse d'esprit et une concession imbécile au groupe. - Individualiste, Schopenhauer l'est par sa conception fondamentale de la morale, conception essentiellement immoraliste en ce qu'elle représente la morale comme une pure spéculation théorique sans efficacité sur la conduite et surtout sur l'intime volonté des individus. Velle non discitur. Le fond de la volonté individuelle reste inaccessible à l'éducation et à la morale. Chacun a sa physiologie qui lui dicte ses actes comme ses pensées. - Individualiste, Schopenhauer l'est jusque dans sa morale de la sympathie. Car la sympathie véritable et vraiment sentie ne s'adresse qu'à des individus, non à des groupes, ni à des entités sociales comme l'Etat, la patrie, l'humanité. " La profonde douleur que nous fait éprouver la mort d'un ami provient du sentiment qu'en chaque individu il y a quelque chose d'indéfinissable, de propre à lui seul et, par conséquent, d'absolument irréparable. Omne individuum ineffabile. Ceci s'applique même à l'animal. C'est ce qu'ont pu constater ceux qui ont blessé mortellement, par hasard, un animal aimé et reçu son regard d'adieu, qui vous cause une douleur infinie (9). - Individualiste, Schopenhauer l'est dans sa Spéculation transcendante sur l'apparente préméditation qui règne dans la destinée de chacun (10). Il y défend l'idée d'une sorte de providence individuelle, de génie tutélaire et mystérieux, de moi supra-phénoménal qui, des étoiles supérieures, réglerait le cours des destinées de chacun, qui verrait plus loin que notre conscience individuelle empirique, qui apprêterait et déterminerait comme du dehors ce dont il ne pourrait lui remettre la charge. Et sans doute, d'après Schopenhauer, ce " moi supérieur " se perd dans le grand Moi universel. Mais s'y perd-il tout entier et absolument ? Et en tous cas, la mission que lui confie Schopenhauer, mission strictement personnelle et relative à un chacun montre à quel point Schopenhauer était préoccupé du problème de la destinée individuelle et quelle importance il attachait à l'individu en tant qu'individu. - C'est cette préoccupation qui apparaît encore dans la théorie schopenhauerienne de l'Erlosung, de la délivrance et du salut. Il y préconise une méthode tout individuelle de salut, fort différent en cela de Hartmann qui préconisera une délivrance collective de l'humanité. - Individualiste, Schopenhauer l'est enfin dans sa théorie du suicide. Il y revendique en effet pour l'individu la libre disposition de son existence et se moque de la prétention affichée par la société de le retenir malgré lui pour l'accomplissement d'on ne sait quel devoir social.
Faut-il rappeler tant de pensées schopenhaueriennes sur l'éternel recommencement de l'histoire, sur la négation du progrès, sur le néant des destinées collectives de l'humanité ? Toute forme de vie collective est en horreur et en mépris à Schopenhauer. Son apologie du despotisme n'est nullement en contradiction au fond, avec son individualisme. C'est en simple égoïste qu'il parle, quand il appelle de ses Vœux l'Etat despote qui lui assurera la sécurité et le calme chers au penseur. - L'Etat n'a d'ailleurs à ses yeux rien de respectable ni de moralement supérieur. L'Etat est un " chef-d'œuvre d'égoïsme " et cet égoïsme collectif n'a pas plus de valeur morale que l'égoïsme individuel. L'Etat, dit encore Schopenhauer, est un " pis aller ". Il ne tarit pas d'invectives à 'l'adresse des philosophastres hégéliens qui divinisent l'Etat. " L'Etat et le Royaume de Dieu ou la loi morale sont choses tellement différentes, que le premier est une parodie du second, une amère moquerie de l'absence de celui-ci; une béquille au lieu d'une jambe, un automate au lieu d'un homme (11). "
Le pessimisme de Schopenhauer arrive à son suprême épanouissement dans sa philosophie sociale. Il aboutit, suivant l'expression de M. Volkelt, à une absolue désidéalisation (Entidealisirung) de la société, de l'Etat, de toutes les formes d'existence collective. La vie sociale représente le vouloir-vivre humain à son maximum de méchanceté, d'absurdité, de stupidité, d'exaspération et de douleur. En face du mécanisme social artificiel, brutal et insensible qui broie inexorablement les individus, se dresse la conscience individuelle, l'individuum ineffabile, mystère vivant et douloureux, foyer où s'allume la petite flamme de l'Intelligence libératrice qui éclaire le fond tragique de l'Etre et qui nie la vie. - L'individualisme de Schopenhauer n'est pas un individualisme combatif, une révolte furieuse de l'individu, comme sera l'individualisme de Stirner, c'est un individualisme passif, négatif, défensif; une volonté réfléchie de s'isoler parmi les hommes, de se réfugier en soi-même et de chercher dans cet isolement supérieur et métaphysique la consolation et le salut.
Max Stirner qui doit beaucoup à Schopenhauer, notamment sa théorie de " l'unicité " du moi individuel, peut être rattaché, lui aussi, au pessimisme romantique (12).- Romantique, Stirner l'est par la révolte antisociale, par le sentiment de la lutte titanesque engagée entre " l'Unique " et la société : par l'affirmation du caprice individuel comme règle de la vérité et du bien.
Le pessimisme de Max Stirner se distingue de celui de Schopenhauer en ce qu'il est plus étroit et plus précis. Le pessimisme de Schopenhauer est un pessimisme universel ; il enveloppe toutes les formes possibles du mal : mal métaphysique, mal physique, mal moral, mal social. II étale à nos yeux un Pandémonium complet de toutes les puissances malfaisantes, de toutes les fatalités extérieures ou intérieures qui pèsent sur la destinée humaine. -. Le pessimisme de Stirner est proprement un pessimisme social. Stirner prend le contre-pied de l'optimisme social enseigné par les philosophes du dix-huitième siècle, optimisme d'après lequel il existe des lois naturelles et bienfaisantes, des harmonies sociales assurant l'accord entre l'individu et la société, entre l'intérêt individuel et l'intérêt collectif. Stirner dénonce avec une verve diabolique l'illusion de cet optimisme; il oppose en une vigoureuse antithèse l'unicité ineffable et irréductible de l'individu, d'une part, et de l'autre la tendance nécessaire, inévitable, de toute société au nivellement et au conformisme. Pour Stirner, pessimisme social et individualisme se confondent. Le pessimisme se tourne chez lui en individualisme combatif, en révolte forcenée, en volonté irréductible d'indépendance.
Cette brève revue de quelques penseurs types suffit à mettre en lumière le fond de sensibilité antisociale que recouvre le pessimisme romantique. Cette sensibilité antisociale s'exprime nettement dans le Rolla, de Musset :
... Il vécut au soleil sans se douter des lois
Et jamais fils d'Adam, sous la sainte lumière,
N'a de l'Est au couchant promené sur la terre
Un plus large mépris des peuples et des rois.
Il ne s'agit pas, chez les penseurs que nous venons d'étudier, d'un individualisme relatif, d'un individualisme dont l'hostilité à l'endroit de l'organisation sociale pourrait bien n'être que provisoire et accidentelle. Il s'agit d'un individualisme irréductiblement antisocial, radical et définitif. L'attitude antisociale de ces penseurs ne vaut pas seulement contre la société actuelle ; elle a un caractère non historique ; elle vaut pour toute société, quelle qu'elle soit. - L'individualisme ne formule d'ailleurs aucune revendication sociale. - Il se tient en dehors et au-dessus de la société. Cette attitude est toute psychologique, toute intérieure. Elle consiste en un parti-pris d'éloignement, de défiance, de mépris, de haine ou de révolte pour les " choses sociales ", comme dit Vigny ; pour tout ce qui porte une estampille collective, la livrée d'un groupe, l'étendard d'un parti, d'une association ou d'une coterie quelconque, pour tout ce qui n'émane pas de la libre spontanéité de " l'Unique ".
Notes
(1) Léopardi, Brutus le jeune.
(2) Léopardi, Palinodie.
(3) Vigny, Journal d'un poète.
(4) Vigny, Journal d'un poète
(5) Vigny, ibid.
(6) Vigny, ibid.
(7) Sur le romantisme de Schopenhauer, cf. les historiens de la philosophie : R. Meyer et J. Volkelt. - Voici, d'après R. Meyer, les points de ressemblance entre Schopenhauer et les romantiques : " la conviction que le monde n'est qu'un jeu d'ombres ; l'enthousiasme pour le génie, l'art et surtout la musique ; le rejet de toute morale traditionnelle ; la réaction violente contre le temps présent, sa science et sa littérature ". - J. Volkelt porte le même jugement. Cf. Volkelt : Schopenhauer, seine Personlichkeit, seine Lehre, p.350.
(8) " Schopenhauer, dit Renan, n'est pas un révolté comme Byron ou Henri Heine qui ne voient pas la loi morale ; c'est un révolutionnaire bien plus hardi ; un homme non résigné à la nature, qui prétend aller contre ce qu'elle veut. En premier lieu cela est coupable ; en second lieu cela est inutile ; car la nature triomphera toujours ; elle a trop bien arrangé les choses ; elle a trop bien pipé les dés ; elle atteindra, quoi que nous fassions, son but qui est de nous tromper à son profit. " (Renan, Dialogues philosophiques p.42.)
(9) Schopenhauer, Parerga, Ethique, Droit et Politique, trad. Dietrich, p. 150. (F. Alcan.)
(10) Parerga, Métaphysique et esthétique, trad. Dietrich, pp. 35 et 155. (F. Alcan.)
(11) Parerga, Philosophie du droit, trad. Dietrich, p. 116. (F. Alcan.)
(12) M. E. Seillière rattache Stimer à la lignée romantique. Voir Apollon ou Dionysos, p. 215.