862
modifications
Ligne 13 : | Ligne 13 : | ||
Ballerstedt et, s'étant, après des chances diverses, transportée à Kulm, ville située sur | Ballerstedt et, s'étant, après des chances diverses, transportée à Kulm, ville située sur | ||
la Vistule dans la Prusse occidentale, elle m'appela bientôt auprès d'elle en l'an 1810. | la Vistule dans la Prusse occidentale, elle m'appela bientôt auprès d'elle en l'an 1810. | ||
« C'est là que je fus instruit dans les premiers rudiments des lettres; j'en revins à l'âge | « C'est là que je fus instruit dans les premiers rudiments des lettres; j'en revins à l'âge | ||
de douze ans à Bayreuth pour y fréquenter le très florissant gymnase de cette ville. J'y | de douze ans à Bayreuth pour y fréquenter le très florissant gymnase de cette ville. J'y | ||
Ligne 19 : | Ligne 20 : | ||
Gabler, qui méritent toute ma gratitude par leur science des humanités et par la | Gabler, qui méritent toute ma gratitude par leur science des humanités et par la | ||
bienveillance qu'ils me témoignèrent. | bienveillance qu'ils me témoignèrent. | ||
« Préparé par leurs préceptes, j’étudiai pendant les années 1826-1828 la philologie | « Préparé par leurs préceptes, j’étudiai pendant les années 1826-1828 la philologie | ||
et la théologie à l’académie de Berlin, où je suivis les leçons de Boeckh, Hegel, | et la théologie à l’académie de Berlin, où je suivis les leçons de Boeckh, Hegel, | ||
Ligne 28 : | Ligne 30 : | ||
académie, je ne négligeai cependant pas l'étude des lettres et je m'adonnai d'un esprit | académie, je ne négligeai cependant pas l'étude des lettres et je m'adonnai d'un esprit | ||
studieux aux sciences philosophiques et philologiques. | studieux aux sciences philosophiques et philologiques. | ||
« L'an 1833, au mois d'octobre, j’étais retourné à Berlin pour y reprendre le cours | |||
de mes études, lorsque je fus atteint d'une maladie qui me tint pendant un semestre | |||
éloigné des leçons. Après ma guérison, je suivis les cours de Boeckh, de Lachmann et | |||
de Michelet. Mon triennium étant ainsi achevé, je me propose de subir, Dieu aidant, | |||
l'examen pro facultate docendi. » | |||
Quelques noms, quelques dates, une maladie, un voyage, nous ne connaissons rien de | |||
plus des premières années de celui qui devait un jour s'appeler Max Stirner. Ce curriculum | |||
vitæ, qu'il rédigea en 1834 lorsqu'il s'apprêtait à terminer ses longues et | |||
pénibles études universitaires, résume à peu près tout ce que nous savons de sa | |||
jeunesse, de ses études et de la formation de son esprit. Le reste de sa vie est plongé | |||
dans la même obscurité. Il publie en 1844 L'Unique et sa Propriété, puis il disparaît. | |||
Le court et violent scandale qu'avaient soulevé son intraitable franchise et l'audace de | |||
sa critique est étouffé par la rumeur grandissante des événements de 48 qui approchent; | |||
et lorsqu'il meurt, en 1856, les rares contemporains qui se rappellent encore le | |||
titre de son oeuvre apprennent avec quelque surprise que l'auteur vient seulement de | |||
s'éteindre dans la misère et dans l'oubli. | |||
Pendant cinquante ans, l'ombre s'amasse sur son nom et sur son oeuvre; seuls, | |||
quelques curieux que leurs études forcent à fouiller les coins poudreux des bibliothèques | |||
ont feuilleté d'un doigt soupçonneux ce livre réprouvé; s'ils en parlent parfois, en | |||
passant, c'est comme d'un paradoxe impudent ou d'une gageure douteuse. — Les | |||
idées marchent, et un jour vient où l'on s'avise que ce solitaire inconnu a été un des | |||
penseurs les plus vigoureux de son époque; on s'aperçoit qu'il a prononcé les paroles | |||
décisives dont nous cherchions hier encore la formule, et cet isolé retrouve chez nous | |||
une famille. Il sort de l'oubli, et des mains pieuses cherchent à retrouver sous la | |||
poussière d'un demi-siècle les traces de ce passant hautain en qui palpitaient déjà nos | |||
haines et nos amours d'aujourd'hui. | |||
Le poète J. H. Mackay, l’auteur du roman Anarchistes, a pendant dix ans recueilli | |||
avec un soin jaloux tous les documents, tous les renseignements, tous les indices | |||
capables de jeter quelque clarté sur la vie de Max Stirner; mais la consciencieuse | |||
enquête à laquelle il s'est livré, les fouilles laborieuses qu'il a pratiquées dans les | |||
registres des facultés, les publications de l'époque et les souvenirs de ceux qui avaient | |||
croisé son héros dans la vie — nous osons à peine dire de ceux qui l'avaient connu — | |||
n'ont malheureusement point réussi à faire sortir Stirner de « l'ombre de son esprit ». | |||
L'ouvrage, fruit de ses patientes recherches [[1]], nous donne une description exacte | |||
jusqu'à la minutie du milieu dans lequel dut évoluer l'auteur de L'Unique, ses tableaux | |||
abondants et sympathiques font revivre les hommes qu'il dut fréquenter, les êtres et | |||
les choses parmi lesquels il vécut; mais cette esquisse, encore pleine de lacunes, de la | |||
vie extérieure de J. Caspar Schmidt, Max Stirner ne la traverse que comme un | |||
étranger. C'est un cadre, mais le portrait manque et manquera vraisemblablement | |||
toujours. | |||
Ce cadre, c'est l'Allemagne des « années quarante », grosse de rêves et d'espoirs | |||
démesurés, pleine du juvénile sentiment qu'il suffisait de volonté et d'enthousiasme | |||
pour faire éclore le monde nouveau qu'elle sentait tressaillir dans ses flancs. La jeune | |||
Allemagne, nourrie des doctrines de Hegel mais que ne satisfaisait plus la scolastique | |||
pétrifiée du maître, s'était jetée dans la mêlée philosophique et sociale qui devait | |||
aboutir aux orages de 1848-1849 et se pressait sous les drapeaux du radicalisme et du | |||
socialisme, ou combattait autour de Bruno Bauer, de Feuerbach et des Nachhegelianer, | |||
avec, pour centres de ralliement, les Annales de Halle de Ruge et la Gazette du | |||
Rhin du jeune docteur Karl Marx. | |||
C'est sur ce fond tumultueux et lourd de menaces, où chaque livre est une arme, | |||
où toute parole est un acte, où l'un sort de prison quand l'autre part pour l'exil, que | |||
nous voyons passer la silhouette effacée, l'ombre fugitive du grand penseur oublié. | |||
Cet homme silencieux et discret, sans passions vives ni attaches profondes dans la | |||
vie, qui contemple d'un oeil serein les événements politiques se dérouler devant lui, | |||
avec parfois un mince sourire derrière ses lunettes d'acier, c'est J. C. Schmidt. | |||
Ceux qui le coudoient au milieu des promptes et chaudes camaraderies du champ | |||
de bataille le connaissent peu. Ils savent que la vie lui est dure, que dès sa jeunesse la | |||
chance lui fut hostile, que des « affaires de famille » pénibles troublèrent ses études, | |||
et qu'un mariage conclu en 1837 le laissa après six mois veuf et seul, sans autres | |||
relations que sa mère « dont l'esprit est dérangé ». Ils savent que, son examen pro | |||
facultate docendi passé, il a fait un an de stage pédagogique à Berlin, puis que, renonçant | |||
à acquérir le grade de docteur et à entrer dans l'enseignement officiel, il a accepté, | |||
en 1839, une place de professeur dans un établissement privé d'instruction pour | |||
jeunes filles. Mais nul n'a pénétré dans l'intimité de sa vie et de sa pensée, et il n'est | |||
pas de ceux à qui l'on peut dire : pourquoi ? | |||
De 1840 à 1844, « les meilleures années de sa vie », on le voit fréquenter assidûment, | |||
plutôt en spectateur qu'en acteur, les cercles radicaux où trône Bruno Bauer ; il | |||
publie, en 1842 et 1843, quelques articles de philosophie sociale sous le pseudonyme | |||
de Max Stirner, mais n'occupe qu'une place effacée dans les réunions turbulentes de | |||
la jeunesse de Berlin. En 1843, il se remarie et la vie semble un instant vouloir sourire | |||
au pauvre « professeur privé ». | |||
En 1844 paraît chez l'éditeur Otto Wigand, de Leipzig, L'Unique et sa Propriété. | |||
Stupeur de ceux qui, voyant sans cesse l'auteur au milieu d'eux, le croyaient des leurs, | |||
et scandale violent dans le public lettré dont il renverse les idoles avec une verve | |||
d'iconoclaste. Le livre, répandu en cachette chez les libraires, est interdit par la censure | |||
qui, quelques jours après, revient sur sa condamnation, jugeant l'ouvrage « trop | |||
absurde pour pouvoir être dangereux ». Les anciens compagnons s'écartent, le livre | |||
est oublié et la solitude se fait. | |||
Dès ce moment commence la longue agonie du penseur. L'année même de la | |||
publication de son oeuvre, « cette oeuvre laborieuse des plus belles années de sa | |||
jeunesse », l'établissement où il professait lui ferme ses portes, et la gêne s'installe à | |||
son foyer; l'éditeur Wigand, qui resta un ami fidèle du proscrit moral, lui confie, pour | |||
l'aider, quelques traductions, et il publie en allemand, de 1846 à 1847, le Dictionnaire | |||
d'économie politique de J.-B. Say et les Recherches sur la richesse des nations de | |||
Smith. Mais les embarras d'argent vont croissant; une tentative commerciale malheureuse | |||
achève de fondre en peu de mois les quelques milliers de francs qui avaient | |||
formé la dot de sa femme, et celle-ci se sépare de lui en 1846. Dès lors, c'est la misère | |||
de plus en plus profonde. Ceux qui l'avaient connu le perdent complètement de vue, | |||
Wigand lui-même ignore où il cache son orgueilleuse détresse; les événements de 48 | |||
se déroulent sans qu'on voie Stirner y prendre aucune part. | |||
En 1852 paraît encore une Histoire de la réaction en deux volumes, entreprise de | |||
librairie sans intérêt ou la part de collaboration de Stirner est d'ailleurs mal définie. — | |||
Et puis, plus rien, à peine quelques lueurs : en 1852, il est commissionnaire, et son | |||
biographe a retrouvé les traces de deux séjours de J. C. Schmidt dans la prison pour | |||
dettes en 1852 et 1853. Il achève de mourir le 25 juin 1856, âgé de quarante-neuf ans et huit mois. | |||
On peut voir aujourd'hui sur sa tombe, grâce aux soins pieux de J. H. Mackay, une | |||
dalle de granit portant ces seuls mots : MAX STIRNER. Et sur la façade de la maison | |||
où il mourut, Philippstrasse, 19, à Berlin, on lit cette inscription : | |||
C'EST DANS CETTE MAISON | |||
QUE VÉCUT SES DERNIERS JOURS | |||
MAX STIRNER | |||
(Dr Caspar Schmidt, 1806-1856) | |||
L'AUTEUR DU LIVRE IMMORTEL | |||
L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ | |||
1845 | |||
[[1]] J. H. MACKAY, Max Stirner, sein Leben und sein Werk (Berlin, Schuster et Loeffler, 1898). |
modifications