Différences entre les versions de « Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie III : L'Etat maritime »

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« Guerre, commerce et piraterie forment une trinité inséparable » comme il est écrit dans Faust.
« Guerre, commerce et piraterie forment une trinité inséparable » comme il est écrit dans Faust.
==La formation de l'Etat Maritime==
On peut, je crois, ramener au trafic des prises la formation de ces villes autour desquelles se développèrent, véritables cités-mères politiques, les Etats Urbains de l’histoire ancienne, de la civilisation méditerranéenne. Ce même trafic contribua également, dans beaucoup de cas, à les amener au même but du développement politique.
On peut en général ramener à deux types la formation de ces ports marchands : ils se développèrent soit comme repaire de pirates par l'occupation hostile sur une cote étrangère, soit comme colonies de marchands, admis par un contrat pacifique dans les ports étrangers appartenant à des Etats Féodaux Primitifs ou Développés.
Nous trouvons dans l’histoire ancienne quantité d'exemples importants du premier type, lequel correspond exactement à la quatrième période de notre schéma : l’occupation par une colonie de pirates d'un point du territoire étranger situé avantageusement pour le commerce, ou encore facile à défendre au point de vue stratégique. Le plus célèbre est Carthage.
Quantité de forteresses maritimes analogues furent établies par les pirates Hellènes, Ioniens, Doriens, Achéens, sur les côtes Adriatique et Tyrrhénienne du sud de l'Italie, sur les îles de ces mers et les golfes de la France méridionale. Les Phéniciens, les Etrusques{{ref|28}}, les Hellènes et aussi les Cariens comme semblent établir les plus récentes investigations, ont fondé leurs Etats de la Méditerranée selon le même type et avec une division sociale identique entre seigneurs et laboureurs indigènes serfs{{ref|29}}.
Quelques-uns de ces Etats du littoral devinrent des Etats Féodaux présentant exactement les mêmes caractères que les Etats Territoriaux : la classe des seigneurs se transforma en aristocratie de propriétaires fonciers. Les conditions géographiques telles que le défaut de ports sûrs, un vaste ''hinterland'' peuplé de paysans pacifiques, jouèrent dans ces cas un rôle important ; et probablement aussi l'organisation de classe importée du pays natal. C'étaient en général des nobles fugitifs, des vaincus de luttes intestines, des cadets de famille, parfois tout un « printemps sacré » qui s'embarquaient en quête d'aventures. Élevés chez eux en gentilshommes ils cherchaient aussi en pays étranger « de la terre et des hommes ». Nous trouvons parmi les expéditions de ce genre l'occupation de l'Angleterre par les Anglo-Saxons, celle de l'Italie méridionale par les Normands et aussi la colonisation Hispano-portugaise du Mexique et de l'Amérique du Sud. Les colonies achéennes de la Grèce nous fournissent d'autres exemples très importants de cette fondation d'Etats Territoriaux par les nomades de la mer : « Cette ligue de cités achéennes fut une véritable colonisation. Les villes n'avaient pas de port – seule Crotone possédait une rade passable – et pas de commerce propre. Les habitants de Sybaris se vantaient de pouvoir naître, vivre et mourir entre les ponts de leur ville de lagunes, les Milésiens et les Etrusques se chargeant pour eux des ventes et des achats. Les Grecs par contre, non seulement possédaient le littoral mais encore régnaient d'une mer à l'autre… ; la population indigène agricole réduite à la condition de clients et parfois même entièrement asservie devait travailler pour eux et leur payer l'impôt{{ref|30}}. » La plupart des colonies doriennes de la Crète furent sans doute organisées de façon analogue.
Que ces Etats Territoriaux aient été d'ailleurs plus ou moins nombreux ou plus ou moins rares, leur influence sur le cours de l'histoire universelle reste inférieure à celle de ces villes maritimes qui se livrèrent surtout au commerce et à la course : Mommsen compare de façon très heureuse aux hobereaux achéens les « marchands royaux » des autres colonies hellènes de l'Italie méridionale : « Ils ne dédaignaient en aucune façon l'agriculture et les profits du sol, ce n'était pas la coutume des Hellènes de se contenter d'établir un comptoir fortifié en pays barbare comme le faisaient les Phéniciens. Mais ces villes étaient fondées d'abord et avant tout en vue du commerce et, différant en cela des cités achéennes, elles étaient généralement établies sur les meilleurs ports et lieux d'atterrissement{{ref|31}}. » Tout nous porte à croire – le fait est même certain en ce qui concerne les colonies ioniennes – que les fondateurs de villes ont été ici, non pas des nobles, mais des marchands rompus à la navigation.
Un certain nombre de ces États et villes maritimes ne se sont pas développés seulement par la conquête mais aussi à la suite de relations paisibles au moyen d'une pénétration plus ou moins pacifique.
Là où les Vikings se heurtèrent non à des paysans inoffensifs mais à des Etats Féodaux primitifs de caractère belliqueux, ils offrirent et acceptèrent la paix et s'établirent en simples colonies de marchands.
De tels cas nous sont connus de l'histoire du monde entier dans les ports de mer comme dans les marchés territoriaux. Les formations qui nous sont le plus familières sont les établissements des marchands du nord de l'Allemagne, dans les territoires de la Mer du Nord et de la Baltique : le Steel Yard à Londres, la Hansa en Suède et en Norvège, à Schonen et Novgorod en Russie. Une colonie analogue existait à Vilna, la capitale des Grands Ducs de Lituanie et la Fondaco dei Tedeschi à Venise rentre également dans cette catégorie. Presque partout les étrangers sont installés à part formant des groupes distincts, ont leur droit et leur juridiction propres et acquièrent très souvent une influence politique considérable allant parfois jusqu'à la domination entière. On croit lire une description de l'invasion phénicienne ou hellène des terres méditerranéennes plusieurs siècles avant notre ère en parcourant les lignes suivantes de Ratzel parlant du littoral et des côtes de l'Océan Indien : « Des populations entières, en particulier les inévitables Malais originaires de Sumatra, proverbialement adroits et zélés, ont été dispersés par le commerce. Les Bougi des Iles Célèbes, aussi habiles que perfides, sont répandus partout depuis Singapour jusqu'à la Nouvelle-Guinée et ont récemment émigré en masse à Bornéo sur l'invitation des princes indigènes. Leur influence est si considérable qu'il leur est permis de se gouverner eux-mêmes d'après leurs propres lois, et ils se sentent si puissants qu'ils ont souvent tenté de se rendre tout à fait indépendants. Les Atchinois occupaient autrefois une position analogue. Après la déchéance de Malacca que les Malais de Sumatra avaient élevée au rang de centre commercial de premier ordre, Atjeh fut vers le commencement du XVIIe siècle la rade la plus fréquentée de l'Extrême-Orient4. » Quelques exemples pris entre mille nous montrent la propagation générale de cette forme de colonisation. « A Ourga où ils ont le pouvoir politique, les marchands vivent à part dans une ville chinoise5. » Dans les Etats israélites se trouvaient « de petites colonies de marchands et artisans étrangers auxquels on réservait certains quartiers des villes ; là, placés sous la protection du roi, ils pouvaient vivre en paix et suivre leurs coutumes religieuses ». Voir ''Rois'', l, 20, 346. « Omri roi d'Israël de la tribu d'Éphraïm, à la suite des succès de son adversaire le roi de Damas, se vit contraint d'abandonner aux marchands araméens certains quartiers de la ville de Samarie où ils purent trafiquer sous la protection royale. Lorsque plus tard la fortune de la guerre favorisa son successeur Achab, celui-ci exigea du roi Araméen les mêmes privilèges pour les marchands éphraïmites à Damas7. » « Les Italiques s'installaient partout en groupes distincts et fortement organisés, les soldats en légions, les marchands de chaque grande ville en sociétés parti culières, les citoyens romains domiciliés ou séjournant dans les divers districts provinciaux en « cercles » (conventus civium Romanorum) ayant leur liste de jurés, et même jusqu'à un certain point leur constitution municipale propre8. » Nous mentionnerons encore pour mémoire les ghettos des Juifs qui, avant les grandes persécutions du moyen âge, étaient simplement des colonies marchandes particulières. Nous noterons aussi à ce propos que de nos jours encore les négociants européens résidant dans les ports de puissants empires exotiques forment des « conventus » analogues, possédant leur propre administration et leur juridiction consulaire. Aujourd'hui encore, la Chine doit tolérer chez elle cet état de choses, de même que la Turquie, le Maroc, etc., et le Japon n'a secoué que depuis peu cette « ''diminutio capitis'' ».
Ce qui, dans toutes ces colonies, présente le plus d’intérêt pour notre étude est le fait qu'elles tendent partout à étendre leur influence politique jusqu'à la pleine domination. Cela ne présente en soi rien de surprenant. Les marchands possèdent une richesse en biens mobiliers qui les met à même de tenir un rôle décisif dans les troubles politiques auxquels les Etats Féodaux sont sans cesse en proie, soit dans les guerres entre deux Etats voisins, soit dans les guerres civiles, dans les querelles de succession. Ajoutons à cela que derrière les colons il y a généralement les forces de la Mère-Patrie sur laquelle ils comptent se sentant étroitement liés à elles par les attaches de famille et de puissants intérêts commerciaux. Ils ont en outre dans leurs équipages disciplinés et leurs nombreux esclaves une force indépendante dont l’importance n'est parfois pas à dédaigner. La description suivante du rôle joué par les marchands arabes dans l'Afrique orientale me parait ésenter un type historique dont on a trop peu tenu compte jusqu'à présent:
« Lorsqu'en 1857, Speke parcourut ce pays pour la première fois, les Arabes y résidaient à titre de marchands étrangers ; lorsqu'il revint en 1861 ils étaient devenus en apparence de grands seigneurs, possédaient de riches territoires et étaient en guerre avec le souverain héréditaire du pays. Ce processus, qui s'est répété sur maint autre point de l'Afrique Centrale, est le résultat inévitable des conditions existantes. Les marchands étrangers, Arabes et Souahélis, demandent et paient d'un tribut l'autorisation de passage, fondent des dépôts de marchandises fort goûtés des chefs dont ils semblent favoriser l'instinct d'extorsion et la vanité. Ces marchands s'enrichissent, nouent des relations nombreuses, deviennent suspects, sont opprimés et persécutés ; et se refusent enfin à payer l'impôt qui a augmenté avec leur fortune. Finalement dans l'une des inévitables querelles de succession, les Arabes prennent parti pour un prétendant promettant d'être docile, sont entraînés ainsi dans les divisions intérieures du pays et impliqués dans des guerres souvent interminables9. »
Cette action politique des métèques marchands se répète à l'infini. « A Bornéo des empires indépendants ont surgi des établissements de chercheurs d'or chinois10. » L'histoire entière de la colonisation européenne n'est qu'une suite ininterrompue de ces faits confirmant la loi qui – là où les puissances étrangères sont supérieures en force – transforme en domination effective les établissements commerciaux importants. Il n'en est autrement que lorsque ces établissements se rapprochent plutôt des entreprises de piraterie pure et simple comme par exemple la ''conquista'' hispano-portugaise et les conquêtes des Compagnies des Indes, tant anglaise que hollandaise. « Un Etat de brigands repose au bord de la mer, entre l'Escaut et le Rhin », dit Multatuli de sa patrie. Toutes les colonies des peuples européens, qu'elles soient situées en Extrême-Orient, en Amérique ou en Afrique, se sont formées d'après un de ces deux types.
La domination complète n'est pas toujours atteinte. Parfois l'Etat hospitalier est trop fort et les colons demeurent alors en qualité d'hôtes protégés, sans aucune influence , comme les Allemands en Angleterre. Parfois un conquérant plus puissant fond sur la colonie marchande et l'Etat hospitalier et les subjugue tous deux : les Russes détruisirent ainsi les républiques de Novgorod et de Pskof. Le plus souvent pourtant, les riches étrangers fusionnent avec les nobles indigènes pour former une classe dominatrice selon le type que nous ayons observé dans la fondation d'Etats Territoriaux, à la suite du heurt de deux groupes dominateurs de force à peu près égale. Ce dernier cas me semble fournir l'hypothèse la plus vraisemblable pour la genèse des plus importants Etats Urbains de l'Antiquité, pour les ports grecs et pour Rome.
Nous ne connaissons l'histoire grecque qu'à partir de son moyen âge – employer l'expression de Curt Breysig – et l'histoire romaine à partir de son « époque moderne » seulement. Pour tout ce qui s'est passé aux temps antérieurs ce n'est qu'avec la plus grande circonspection que nous pouvons nous risquer à tirer des conclusions par analogie. Il existe néanmoins assez de faits probants pour nous justifier dans notre conclusion que Athènes, Corinthe, Mycènes, Rome, etc., ont dû devenir Etats de la manière décrite plus haut, et les faits relatés dans toutes les histoires et confirmés par l'ethnologie sont assez universellement acceptés pour justifier cette déduction.
Nous savons par les noms de pays (Salamis – île de la paix, île de marché), les noms de héros, les monuments et aussi par la tradition qu'il existait dans un grand nombre de ports grecs des factoreriesaq phéniciennes dont l'''Hinterland'' était occupé par de petits Etats Féodaux possédant l'organisation hiérarchique caractéristique en nobles, hommes libres et esclaves. Qu'il soit vrai ou non que quelques phéniciens, peut-être quelques-uns de ces assez énigmatiques marchands cariens, aient été reçus dans le « ''connubium'' » des nobles du pays et soient devenus des citoyens ayant tous droits civils et politiques, et parfois même des souverains – la formation de ces Etats n'en a pas moins été favorisée puissamment par ces influences étrangères.
Il en est de même à Rome. Voyons ce que dit à ce sujet un auteur aussi circonspect que Mommsen :
« Rome doit, sinon sa fondation, du moins son importance à ces conditions commerciales et stratégiques comme le démontrent de nombreux indices autrement importants que les suppositions de fables soi-disant historiques. De là proviennent les antiques rapports avec Cures, qui était pour les Etruriens ce que fut Rome pour les Latins et qui devint la plus proche alliée commerciale de cette dernière cité. De là l'importance prodigieuse donnée aux ponts du Tibre et à la construction de ponts en général ; de là la galère dans les armes de la ville ; de là l’antique droit de port romain, véritable impôt sur le commerce, auquel n'étaient soumises à l'origine que les marchandises entrant dans le port d'Ostie pour être vendues (''promercale'') pendant que tout ce qui était destiné à l’usage du consignataire (''usuarium'') restait indemne. De là enfin, si nous anticipons un peu, l'introduction relativement hâtive à Rome de l'or monnayé et des conventions de commerce avec les Etats d'Outre-mer. Dans ce sens sans contredit Rome peut être considérée, comme le prétend la fable, comme une ville « créée », plutôt que « fondée » et serait ainsi la plus jeune et non la plus ancienne des villes latines11. »
Ce serait la matière des recherches historiques les plus intéressantes que de vérifier les lités ou mieux les probabilités suggérées ici et d'en tirer les conclusions si nécessaires touchant l'histoire constitutionnelle de ces importants Etats Urbains. Il me semble qu'il serait possible d'arriver de cette manière à l'élucidation de maint point de l'histoire demeuré obscur : par exemple la domination étrusque à Rome, l'existence des métèques athéniens, l'origine des riches familles plébéiennes et tant d'autres encore.
Nous ne pouvons ici que suivre le fil conducteur qui promet de nous guider, à travers le dédale de la tradition historique, vers l'issue désirée.


== Notes ==  
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# {{note|26}}Le territoire antique des Sabins avait pour chef-lieu Cures Sabini, et pour autre villes Réate, Crustumérie, Collatie, Spolète et Phalacrine.
# {{note|26}}Le territoire antique des Sabins avait pour chef-lieu Cures Sabini, et pour autre villes Réate, Crustumérie, Collatie, Spolète et Phalacrine.
# {{note|27}}Mommsen, 1, ch. I, p. 139.
# {{note|27}}Mommsen, 1, ch. I, p. 139.
# {{note|28}}
# {{note|28}}On ignore encore de nos jours si les Etrusques furent un peuple belliqueux installé en Italie et ayant embrassé la piraterie ou s'ils se sont établis à l'origine comme pirates dans leurs possessions situées sur la mer portant leur nom.
# {{note|29}}
# {{note|29}}Il en est de même dans l'Insulinde. Là les Malais sont les Vikings. « La colonisation joue comme conquête d'outremer et comme occupation… un rôle rappelant les expéditions des temps héroïques de la Grèce… Chaque territoire du littoral contient des éléments étrangers venus là sans y être invités et souvent hostiles aux indigènes. Le droit de conquête avait été concédé par le souverain de Ternate à des familles nobles qui devinrent ensuite gouverneurs quasi-souverains à Bourou, Ceram, etc.) (Ratzel, 1, ch. I, p. 409).
# {{note|30}}
# {{note|30}}Mommsen, 1, ch. I, p. 132.
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# {{note|31}}Id., l, ch. I, p. 134
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