Différences entre les versions de « Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri - Deuxième partie »

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== Chapitre 7. D'une inconséquence de Filangieri ==
== Chapitre 7. D'une inconséquence de Filangieri ==


''« Au lieu d'engager ses sujets à abandonner leur patrie, elle (l'Angleterre) devrait par des règlements sages mettre obstacle à leur fréquente émigration. »
''« Au lieu d'engager ses sujets à abandonner leur patrie, elle (l'Angleterre) devrait par des règlements sages mettre obstacle à leur fréquente émigration. »


                                                                     Liv. II, chap. III, p. 57.''
                                                                     Liv. II, chap. III, p. 57.''
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Dira-t-on que nous exigeons des gouvernements une indifférence et une apathie qui blessent leurs intérêts ? Qu'ils ne sauraient se résigner à voir leur pays se dépeupler, leurs terres rester en friche, leur industrie dépérir faute de biens, toutes les fois que ce qu'ils appellent la manie de l'émigration s'empare de l'esprit d'une classe ignorante et crédule, que séduisent des écrits mensongers et de trompeuses promesses ? Nous répondrons que la manie de l'émigration ne s'emparera d'aucun peuple ni d'aucune classe, si le gouvernement, par ses vexations, par les entraves qu'il oppose au développement des facultés humaines ; en un mot, parce qu'on pourrait nommer, à plus juste titre, la manie réglementaire et législative, ne contraint pas cette classe ou ce peuple à émigrer.
Dira-t-on que nous exigeons des gouvernements une indifférence et une apathie qui blessent leurs intérêts ? Qu'ils ne sauraient se résigner à voir leur pays se dépeupler, leurs terres rester en friche, leur industrie dépérir faute de biens, toutes les fois que ce qu'ils appellent la manie de l'émigration s'empare de l'esprit d'une classe ignorante et crédule, que séduisent des écrits mensongers et de trompeuses promesses ? Nous répondrons que la manie de l'émigration ne s'emparera d'aucun peuple ni d'aucune classe, si le gouvernement, par ses vexations, par les entraves qu'il oppose au développement des facultés humaines ; en un mot, parce qu'on pourrait nommer, à plus juste titre, la manie réglementaire et législative, ne contraint pas cette classe ou ce peuple à émigrer.
Et, remarquez-le bien, la tendance à l'émigration n'est le résultat d'aucun des inconvénients physiques que la nature a réparti entre les diverses contrées de la terre. Le Lapon ne quitte point son climat glacé, et les nations exposées aux ardeurs du soleil supportent les chaleurs qui les accablent. L'habitude, les liens de la famille, les souvenirs de l'enfance, enchaînent l'homme aux lieux où il est né ; et même lorsque le besoin le chasse, ou que la jeunesse aventureuse l'entraîne au-dehors, l'esprit de retour, pour me servir d'une expression que la loi n'a consacrée que parce qu'elle l'a trouvère au fond de nos coeurs ; l'esprit de retour accompagne le voyageur dans ses pèlerinages lointains, et le ramène tôt ou tard sous le tait de ses pères, qu'il aime à léguer à ses enfants. Il n'y a d'insupportable pour l'homme que le tort qui lui vient de ses semblables ; les rigueurs de la nature sont des nécessités ; les rigueurs des gouvernements sont des injustices. On se soumet aux unes ; les autres révoltent.
En conséquence, tandis qu'on voit des peuples se résigner aux intempéries des saisons, à l'âpreté du climat, à la stérilité du sol, des montagnards porter sur leur dos la terre végétale pour fertiliser le sommet des rochers, le ciel le plus doux, les plaines les plus fertiles ne sauraient retenir les hommes qui gémissent sous une autorité oppressive. Ce ne sont ni les brouillards des Hébrides, ni la bruyère dont leurs coteaux sont couverts, qui engagent le paysan d'Ecosse à quitter son pays natal ; ses pères avaient durant des siècles respiré les brouillards et tiré parti de l'aride bruyère. Aujourd'hui l'avidité des seigneurs, avidité d'autant plus intolérable que l'excès de  la civilisation, en précipitant ces seigneurs dans les villes, ne laisse pas à la classe qui dépend d'eux dans leurs terres les dédommagements résultant jadis de la vie patriarcale de ces paysans du nord.
On a beaucoup parlé de l'orgueil national anglais ; et cet orgueil en effet a longtemps élevé, entre l'Angleterre et toutes les nations continentales des barrières qui semblaient insurmontables. Maintenant, malgré cet orgueil, la France est inondée d'Anglais devenus propriétaires ou fabricant sur le sol étranger. Des artisans, des agriculteurs, nous portent leur expériences et leurs précieuses découvertes, et la Grande-Bretagne trouve dans ses propres enfants les plus dangereux fléaux de son industrie. D'où vient ce changement ? de ce que pour les pauvres les lois prohibitives, et pour les riches les taxes énormes, sont devenues en Angleterre des fléaux dont à tout prix il veut s'affranchir ; et contre la pression continuelle de ces deux fléaux, il n'y a ni orgueil national, ni patriotisme, ni habitudes, ni souvenir d'enfance qui puissent l'emporter.
Il ne faut pas s'exagérer l'influence de l'amour de la patrie dans nos temps modernes ; j'ai reconnu plus haut le poids que ce sentiment met dans la balance, et il peut compenser jusqu'à un certain point l'ineptie ou l'injustice des gouvernements ; mais ceux-ci ne doivent pourtant se reposer sur cette force morale qu'avec défiance et discrétion. L'amour de la patrie ne saurait exister chez nous comme il existait chez les anciens. Le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs à peu près pareilles. L'expatriation, qui était une difficulté et presqu'un supplice pour les peuples de l'Antiquité, nous est devenue facile et souvent agréable. Quand Cicéron disait : « Pro quâ patriâ mori, et cui nos totos dedere in quâ nostra omnia ponere, et quasi consecrare, debebus, », la patrie contenait tout ce qu'un homme avait de plus cher : perdre sa patrie, c'était perdre ses enfants, ses amis, tous les objets de ses affections ; c'était affronter l'ignorance et la grossièreté de peuplades inconnues et semi-barbares ; c'était renoncer à toute communication intellectuelle, à toute jouissance sociale. Maintenant, environnés de nations policées et hospitalières, nous emmenons ce qui nous est cher, et nous retrouvons, à quelques nuances près, tout ce que nous n'emmenons pas. Ce que nous aimons dans la patrie, c'est la propriété de nos biens, la sûreté de nos personnes et de nos proches, la carrière de nos enfants, le développement de notre industrie, la possibilité, suivant notre position individuelle, du travail ou du repos, de la spéculation ou de la gloire ; en un mot, de mille genres de bonheur adaptés à nos intérêts ou à nos goûts,. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l'idée géographique de tel ou de tel pays en particulier ; lorsqu'on nous les a enlevés chez nous, nous allons les chercher au-dehors, et les gouvernements n'ont ni le droit ni le pouvoir de nous contester cette faculté.


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