Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 2


Ludwig von Mises:Le Socialisme - chapitre 2
Le Socialisme
Étude économique et sociologique


Anonyme


Chapitre II — Le socialisme

Première partie : libéralisme et socialisme

Chapitre II — Le socialisme

1. L'État et l'Économie

Le socialisme est le passage des moyens de production de la propriété privée à la propriété de la société organisée, de l'État [1]. L'État socialiste est propriétaire de tous les moyens de production matériels et partant, le dirigeant de la production générale. On oublie trop souvent qu'il n'est pas nécessaire que le passage de la propriété mise sous la puissance de l'État et à sa disposition s'accomplisse selon les formes établies par le droit pour les transmissions de propriété à une époque historique qui repose sur la propriété privée des moyens de production ; il importe encore moins qu'on use pour cette opération du vocabulaire traditionnel du droit privé. La propriété est la possibilité de disposer d'un bien. Si cette possibilité est comme détachée de son nom traditionnel, si elle est affectée à une institution juridique portant un nom nouveau, tout cela est pour l'essentiel sans importance. Il ne faut pas s'en tenir au mot, mais au fait lui-même. L'évolution vers le socialisme ne s'est point accomplie par un transfert purement formel à l'État. La restriction des droits du propriétaire est aussi un moyen de socialisation. La faculté de disposer de son bien lui est retirée bribe par bribe. Si l'État s'assure une influence toujours plus importante sur l'objet et les méthodes de la production, s'il exige une part toujours plus grande du bénéfice de la production, la part du propriétaire est restreinte de jour en jour ; finalement il ne lui reste plus que le mot vide de propriété, la propriété même étant entièrement passée aux mains de l'État.

On méconnaît ordinairement la différence fondamentale qu'il y a entre l'idée libérale et l'idée anarchiste. L'anarchisme rejette toute organisation de contrainte sociale, il rejette la contrainte en tant que moyen de technique sociale. Il veut vraiment supprimer l'État et l'ordre juridique, parce qu'il est d'avis que la société pourrait s'en passer sans dommage. De l'anarchie il ne redoute pas le désordre, car il croit que les hommes, même sans contrainte, s'uniraient pour une action sociale commune, en tenant compte de toutes les exigences de la vie en société. En soi l'anarchisme n'est ni libéral ni socialiste ; il se meut sur un autre plan. Celui qui tient l'idée essentielle de l'anarchisme pour une erreur, considère comme une utopie la possibilité que jamais les hommes puissent s'unir pour une action commune et paisible sans la contrainte d'un ordre juridique et de ses obligations ; celui-là, qu'il soit socialiste ou libéral, repoussera les idées anarchistes. Toutes les théories libérales ou socialistes, qui ne font pas fi de l'enchaînement logique des idées ont édifié leur système en écartant consciemment, énergiquement, l'anarchisme. Le contenu et l'ampleur de l'ordre juridique diffèrent dans le libéralisme et dans le socialisme, mais tous deux en reconnaissent la nécessité. Si le libéralisme restreint le domaine de l'activité de l'État, il ne songe pas à contester la nécessité d'un ordre juridique. Il n'est pas anti-étatiste, il ne considère pas l'État comme un mal même nécessaire. Sa position vis-à-vis du problème de l'État ne lui est pas dictée par son antipathie contre la "personne" de l'État, mais par sa position en ce qui touche le problème de la propriété. Voulant la propriété privée des moyens de production, il doit logiquement repousser tout ce qui s'y oppose. A son tour le socialisme, se détournant par principe de l'anarchisme, cherche à élargir le domaine régi par l'organisation de contrainte de l'État. Son but le plus marqué n'est-il pas de mettre fin à "l'anarchie de la production" ? Le socialisme ne supprime pas l'ordre juridique de l'État et sa contrainte ; il l'étend au contraire sur un domaine que le libéralisme veut laisser libre de toute contrainte de l'État.

Les écrivains socialistes, en particulier ceux qui recommandent le socialisme pour des raisons morales, aiment assez représenter le socialisme comme étant la forme de société qui recherche le bien et le mieux-être général, tandis que le libéralisme n'a en vue que les intérêts d'une classe particulière. On ne peut juger de la valeur ou de la non-valeur d'une forme de société organisée, avant de s'être fait une image nette de ses résultats. Or ce n'est que grâce à des enquêtes minutieuses qu'on pourra vraiment dresser le bilan des réalisations libérales ou socialistes. La prétention du socialisme d'être le seul à vouloir le mieux peut être de prime abord rejetée, comme erronée. Car si le libéralisme combat pour la propriété privée des moyens de production, ce n'est point par égard pour les intérêts particuliers des propriétaires, mais parce qu'il attend d'une constitution économique reposant sur la propriété privée des ressources plus abondantes et meilleures pour tous. Dans l'organisation économique libérale la production est plus abondante que dans l'organisation socialiste. Au surplus ce ne sont pas seulement les possédants qui en profitent et la lutte contre les idées fallacieuses du socialisme n'est pas une défense des intérêts particuliers des riches. Avec le socialisme l'homme le plus pauvre serait lésé. Qu'on pense ce qu'on veut de cette prétention du libéralisme ; en tout cas il n'est pas permis de l'accuser d'être une politique ne visant que les intérêts particuliers d'une classe retreinte. Socialisme et libéralisme ne se distinguent point par le but qu'ils poursuivent, mais par les moyens qu'ils emploient pour y atteindre.

2. Les droits fondamentaux dans la théorie socialiste

Le libéralisme avait résumé son programme en un certain nombre de points qu'il recommandait comme revendications du droit naturel. Ce sont là les droits de l'homme et du citoyen, objet des luttes pour la libération des esprits, au XVIIIe et au XIXe siècles. Ils sont inscrits en lettres d'or dans les lois constitutionnelles qui ont vu le jour sous la poussée révolutionnaires de cette époque. Était-ce là leur place ? Question à laquelle même des partisans du libéralisme pourraient répondre négativement. Car leur forme et leur texte en font moins des paragraphes du droit, propres à entrer dans une loi d'application pratique, qu'un programme politique pour la législation et l'administration publique. En tout cas une chose est claire : il ne suffit pas de leur réserver un accueil solennel dans les lois fondamentales de l'État et dans les chartes constitutionnelles. Il faut que leur esprit pénètre tout l'État. Cela n'a pas servi à grand'chose au citoyen autrichien que la loi organique de l'État lui reconnût le droit "dans la limite des lois, d'exprimer librement sa pensée par la parole, l'écrit, le livre ou l'image classique". Ces limites des lois n'en entravèrent pas moins la libre expression de la pensée, comme si la loi organique n'avait jamais été promulguée. L'Angleterre ignore le droit de libre expression de la pensée, et pourtant dans ce pays la parole et la presse sont vraiment libres, parce que l'esprit de liberté anime toute la législation anglaise.

Sur le modèle de ces droits politiques fondamentaux quelques écrivains antilibéraux ont essayé d'établir des droits économiques fondamentaux. Ils poursuivent un double but. D'une part ils veulent montrer l'insuffisance d'un ordre social qui ne garantit même pas ces droits naturels de l'homme. D'autre part ils veulent y trouver matière à quelques formules voyantes, qui seront utiles à la propagande de leurs idées. En général ces écrivains ne pensaient pas qu'il suffirait de fixer par une loi ces droits fondamentaux pour bâtir un ordre social conforme à leur idéal. La plupart des auteurs, du moins les plus anciens, savaient bien que le but de leurs aspirations ne serait atteint qu'en passant par la socialisation des moyens de production. Les droits économiques fondamentaux devaient seulement servir à montrer les exigences auxquelles devait répondre un ordre social. Ils étaient plus une critique qu'un programme. Si nous les considérons de ce point de vue ils nous ouvriront des aperçus sur la tâche que le socialisme doit accomplir suivant la pensée de ses chefs.

Avec Anton Menger on a pris l'habitude d'admettre trois droits économiques fondamentaux : le droit au produit intégral du travail, le droit à l'existence et le droit au travail [2].

Toute production demande une action concertée des facteurs de production matériels et personnels ; elle est une combinaison dirigée du sol, du capital et du travail. Dans quelle mesure les forces des chacun de ces facteurs ont-elles contribué au succès de la production ? C'est ce qu'il est difficile de découvrir. Quelle part de la valeur du produit doit-on attribuer à chacun des facteurs ? C'est une question à laquelle l'homme qui dirige une exploitation répond tous les jours, à toute heure. L'explication scientifique n'en a été donnée que dans ces derniers temps, d'une manière provisoirement suffisante, en attendant une solution définitive. Des prix étant établis par le marché pour tous les facteurs de production, à chacun est attribuée l'importance qui lui revient pour sa collaboration au résultat de la production. Chaque facteur de production reçoit dans le prix le produit de sa collaboration. Avec son salaire l'ouvrier reçoit le produit intégral de son travail. Ainsi à la lumière de la doctrine subjective des valeurs la revendication socialiste d'un droit au produit intégral du travail apparaît comme un non-sens, ce qu'elle n'est pas. C'est seulement les mots dans lesquels elle s'enveloppe qui sont incompréhensibles pour notre pensée scientifique moderne ; ils témoignent d'une conception qui voit seulement dans le travail la source de la valeur d'un produit. Celui qui, pour la théorie des valeurs, adopte ce point de vue, doit forcément considérer la revendication pour l'abolition de la propriété privée des moyens de production comme revendication connexe à celle du produit intégral du travail pour l'ouvrier. En premier lieu c'est une revendication négative : exclusion de tout revenu, qui ne provient pas du travail. Mais dès qu'on commence à vouloir construire un système tenant exactement compte de ce principe, on voit surgir des difficultés insurmontables. Car l'enchaînement d'idées qui a amené à poser le droit au produit intégral du travail a pour base des théories insoutenables sur la formation des valeurs. C'est là-dessus que tous ces systèmes ont échoué. Finalement leurs auteurs ont dû reconnaître qu'ils ne veulent rien d'autre que la suppression du revenu des individus qui ne provient pas du travail et qu'une fois encore ce résultat ne pouvait être obtenu que par la socialisation des moyens de production. Du droit au produit intégral du travail qui avait occupé les esprits pendant des années il ne resta plus qu'un mot, que le mot frappant, excellent pour la propagande : suppression du revenu non mérité par le travail.

Le droit à l'existence peut être conçu de plusieurs manières. Si par là on entend pour un sans-travail pauvre, qui n'a aucun parent pour l'aider à subsister, le droit à des moyens d'existence tout juste indispensables, il s'agit alors d'une organisation très simple réalisée en fait depuis des siècles, dans la plupart des communes. Sans doute cette organisation est souvent loin d'être parfaite, et du fait peut-être qu'elle est issue des oeuvres de charité religieuse et de l'assistance publique, elle n'a pas non plus en général le caractère d'un droit public subjectif. Toutefois ce n'est pas ainsi que les socialistes entendent le droit à l'existence. Ils le déterminent comme suit : "Tout membre de la société a droit aux choses et aux services nécessaires à la conservation de son existence, étant donné qu'ils doivent lui être assurés dans la mesure des disponibilités présentes, et avant qu'il soit pourvu aux besoins moins urgents des autres membres de la société." [3] Étant donné l'imprécision du concept : concervation de l'existence et l'impossibilité de reconnaître et de comparer grâce à un critère certain, le degré d'urgence dans les besoins des différents hommes, le droit à l'existence aboutit à revendiquer une répartition aussi égale que possible des biens de consommation. Cette revendication est exprimée plus nettement encore dans une autre formule concernant le droit à l'existence : personne ne doit manquer du nécessaire tant que d'autres vivent dans le superflu. Il est bien évident que cette revendication ne peut, du côté négatif, être satisfaite que si tous les moyens de production sont socialisés et si le rendement de la production est réparti par l'État. Que, du point de vue positif, l'on puisse tenir compte de cette revendication, c'est une autre question qui a peu préoccupé, semble-t-il, les champions du droit à l'existence. Le point de vue qui les a guidés est que la nature elle-même assure à l'homme des ressources suffisantes et que, si une grande partie de l'humanité est insuffisamment pourvue, la faute en est à l'absurdité des institutions sociales. Si l'on arrivait à enlever aux riches ce qu'ils consomment au delà du "nécessaire", tous alors pourraient vivre convenablement. Après que Malthus [4], dans ses lois touchant à la population, eut fait la critique de ces illusions, les socialistes se sont vus dans la nécessité de leur donner une autre forme. On accorde qu'avec la production non socialisé il n'est pas produit assez pour que tous soient pourvus largement. Mais le socialisme accroîtra si merveilleusement la productivité du travail, qu'il sera possible de créer pour une masse d'hommes innombrable un véritable paradis. Même Marx [5], toujours si prudent, pense que la société socialiste sera en mesure de faire une répartition correspondant exactement aux besoins de chaque individu.

Une chose est bien certaine, la reconnaissance du droit à l'existence, tel que l'entendent les théoriciens du socialisme, ne saurait avoir lieu sans la socialisation des moyens de production. Anton Menger a, il est vrai, admis comme possible la coexistence de l'ordre fondé sur le droit privé qui subsisterait à côté du droit à l'existence. Les droits qu'ont tous les citoyens d'exiger que soient satisfaits tous les besoins indispensables à leur existence seraient considérés comme des hypothèques grevant le revenu national, hypothèques qui doivent être purgées avant que ne soit accordé à certaines personnes privilégiées un revenu non issu du travail. Menger doit du reste reconnaître lui aussi qu'une réalisation intégrale du droit à l'existence prendrait une part si importante du revenu non issu du travail, dépouillerait à tel point la propriété privée de sa valeur économique, que cette propriété privée finirait bientôt par se transformer en propriété collective. [6] Si Menger n'avait pas oublié que le droit à l'existence pourrait difficilement être appliqué autrement que comme droit à une répartition égale des biens de consommation, il n'aurait pu maintenir sa position conciliatrice vis-à-vis de la propriété privée des moyens de production.

Le droit au travail est en relation étroite avec le droit à l'existence [7]. La pensée sur laquelle il est fondé n'est pas tant d'abord celle d'un droit au travail que celle du devoir qu'on a de travailler. Les lois, qui reconnaissent à celui qui est incapable de travailler une sorte de droit à être pourvu des choses nécessaires, excluent de cette faveur celui qui est capable de travailler. On ne lui accorde que le droit d'obtenir du travail. Les écrivains socialistes, et à leur suite les anciens politiciens socialistes, se font de ce droit une autre idée. Ils le transforment — d'une manière plus ou moins précise — en un droit à un travail qui répond, aux préférences et aux capacités de l'ouvrier et qui lui procure un salaire suffisant à ses besoins d'existence. dans ce droit au travail, au sens ainsi étendu, l'on trouve la même idée qui a donné naissance au droit à l'existence : dans l'État naturel, qui exista avant l'ordre social et en dehors de l'ordre social reposant sur la propriété privée, dans l'État naturel qui pourrait être rétabli dès qu'une constitution socialiste aurait aboli l'ancien ordre social, chacun aurait la faculté de se procurer un très suffisant revenu. La société bourgeoise est coupable d'avoir fait disparaître cet État si satisfaisant, aussi doit-elle dédommager par un équivalent ceux qui ont perdu à cette disparition et cet équivalent, c'est précisément le droit au travail. Comme on le voit, toujours la même idée fixe d'une nature pourvoyant suffisamment à l'entretien de l'homme en dehors de toute société fondée au cours de l'histoire. Cependant la nature ne connaît ni n'accorde aucun droit, elle ne fournit que chichement les moyens de subsistance pour des besoins s'accroissant de jour en jour à l'infini et c'est précisément pour cela que l'homme a été forcé d'organiser une économie sociale. C'est seulement de cette économie que naît la coopération de tous les membres de la société, parce qu'ils ont reconnu qu'elles accroissent la productivité et améliorait les conditions d'existence. Les déductions des champions du droit au travail et du droit à l'existence, partent de l'idée suivante, empruntée aux théories les plus naïves du droit naturel : à l'origine, dans la libre nature, l'individu était heureux ; la société étant cause que sa situation a empiré, a dû pour se faire tolérer lui reconnaître un certain nombre de droits.

Dans l'équilibre de l'économie nationale il n'y a pas de forces de travail inoccupées. Le chômage est la suite d'une transformation économique. Dans un système économique que n'entravent pas les empiètements de l'administration ou des syndicats, le chômage n'est qu'un phénomène passager, que les changements dans l'échelle des salaires tendent à faire disparaître. Par des moyens appropriés (par exemple, en développant les offices de placement) et avec un marché du travail entièrement libre, c'est-à-dire : libre circulation des personnes, suppression de toutes les contraintes apportées au libre choix d'une profession et au changement de profession, par tous ces moyens issus du mécanisme même de l'économie, l'on arriverait à réduire à tel point les cas isolés de chômage, qu'il cesserait d'être un mal vraiment sérieux [8]. Cependant le désir de reconnaître à chaque citoyen un droit à travailler dans sa profession pour un salaire qui ne soit pas inférieur à celui d'autres travaux qui sont davantage demandés, est une absurdité. L'économie d'un pays ne peut se passer d'un moyen qui force à changer de profession. Sous cette forme le droit au travail est irréalisable et non pas seulement dans un ordre social reposant sur la propriété privée des moyens de production. L'État socialiste non plus ne pourrait reconnaître au travailleur le droit d'exercer son activité juste dans sa profession habituelle. Il lui faudrait la faculté d'employer les travailleurs là où l'on en a précisément besoin.

Les trois droits fondamentaux de l'économie — dont le nombre pourrait du reste être facilement augmenté — appartiennent à une époque périmée des revendications sociales. Ils n'ont aujourd'hui d'autre importance que celle d'offrir à la propagande des slogans populaires. Le programme de réforme social qui les a refoulés est le socialisme exigeant la socialisation des moyens de production.

3. Collectivisme et Socialisme

L'antinomie du réalisme et du nominalisme qui depuis Platon et Aristote n'a cessé de pénétrer l'histoire de la pensée humaine, se manifeste aussi dans la philosophie sociale [9]. Par la position qu'ils occupent vis-à-vis du problème des groupements sociaux le collectivisme et l'individualisme se séparent comme le font l'universalisme et le nominalisme par leur position en face des concepts d'espèces. Dans la philosophie cette antinomie, par sa position vis-à-vis de l'idée de Dieu, revêt une signification qui dépasse de beaucoup la recherche scientifique. dans la science sociale cette antinomie revêt la plus haute importance politique. Les puissances qui existent et veulent continuer à exister puisent dans le système idéologique du collectivisme les armes qui leur serviront à défendre leurs droits. Mais ici aussi le nominalisme est une force qui n'est jamais en repos et qui veut toujours marcher de l'avant. De même que dans la philosophie il dissout les vieux concepts de la spéculation métaphysique, il met aussi en pièces la métaphysique du collectivisme sociologique.

L'abus pour des fins politiques d'une antinomie qui à l'origine n'a qu'une valeur théorique de recherche de la connaissance apparaît nettement sous cette forme de finalité qu'elle revêt, sans qu'on pût s'y attendre, dans l'éthique et la politique. Ici le problème est posé autrement que dans la philosophie pure. Le but est-il l'individu, ou la collectivité, voilà la question [10]. C'est ainsi qu'on présuppose une antinomie entre les buts des individus, et ceux des groupements collectifs. La dispute sur le réalisme ou le nominalisme des concepts devient une dispute sur la préséance des buts. Par là une difficulté nouvelle surgit pour le collectivisme. Comme il y a différents groupements sociaux (dont les buts semblent se contrarier comme ceux des individus et des collectivités), il faut vider la querelle de leurs intérêts divergents. Sans doute le collectivisme pratique s'en soucie peu. Il a conscience d'être l'apologiste des forces maîtresses et en tant que science policière il ne demande qu'à servir à la protection de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, tout comme la police politique.

L'opposition entre l'individualisme et le collectivisme a été surmonté par la philosophie sociale individualiste du siècle des lumières. On la dénomme individualiste parce que sa première tâche fut de frayer la voie à la future philosophie sociale en faisant disparaître les concepts du collectivisme alors en vigueur. Mais à la place des idoles du collectivisme renversées elle n'a pas le moins du monde instauré le culte de l'individu. En prenant pour point de départ de la pensée sociologique la doctrine de l'harmonie des intérêts elle fonde la science sociale moderne et montre l'inexistence de cette fameuse opposition des buts, objet du litige. Car la société n'est possible que si l'individu trouve en elle un renforcement de son propre moi et de sa propre volonté.

Le collectivisme d'aujourd'hui ne puise pas sa force dans un besoin interne de la pensée scientifique moderne, mais bien dans la volonté politique d'une époque favorable au mysticisme et au romantisme. Les mouvements intellectuels sont la révolte de la pensée contre l'inertie, de l'élite contre la masse, révolte de ceux qui sont forts, parce que leur esprit est fort, contre ceux qui ne sentent que dans la masse et dans la horde et ne comptent que parce qu'ils sont nombreux. Le collectivisme est le contraire de tout cela ; il est l'arme de ceux qui veulent tuer l'esprit et la pensée. Il enfante la "nouvelle idole" "le plus glacé des monstres glacés", l'État [11]. En faisant de cet être mystérieux un dieu qu'une imagination déréglée pare de toutes les qualités et purifie de toutes les scories [12], un dieu auquel on se déclare prêt à tout sacrifier, le collectivisme entend rompre tous les liens qui relient la pensée sociologique à la pensée scientifique. Cela est surtout évident chez ces penseurs qui cherchaient, avec la critique la plus âpre, à libérer la pensée scientifique de toute promiscuité avec les éléments téléologiques. Ce qui ne les empêchait pas, pour la recherche de la connaissance dans le domaine social, de s'attarder aux idées traditionnelles, aux modes de pensée de la téléologie et même, en voulant justifier cette manière de procéder, de barrer la route où la sociologie aurait pu de haute lutte conquérir cette liberté de pensée que les sciences naturelles venaient d'atteindre pour elles-mêmes. Dans sa théorie de la connaissance de la nature, Kant n'admet l'existence d'aucun Dieu, d'aucun dirigeant de la nature, cependant il regarde l'histoire "comme l'exécution d'un plan caché de la nature pour réaliser une constitution d'état intérieurement parfaite (et pour ce but extérieurement aussi), seule forme dans laquelle il sera possible de développer toutes les aptitudes de l'humanité". [13] Chez Kant l'on peut se rendre compte nettement que le collectivisme moderne n'a plus rien à voir avec le vieux réalisme de l'entendement. Bien plus, issu de besoins politiques et non philosophiques, le collectivisme occupe en dehors de la science une position particulière que des attaques de critique scientifique ne sauraient ébranler. Dans la seconde partie de ses "Idées pour une philosophie de l'histoire de l'humanité", Herder avait attaqué avec violence la philosophie critique de Kant qui, entachée d'averroïsme, lui semblait une personnification, une hypostasie du général. Si quelqu'un, disait Herder, voulait prouver que ce n'est pas l'individu humain, mais la race, qui est le sujet de l'éducation et de la culture, il exprimerait quelque chose d'inintelligible "attendu que race et espèce ne sont que des idées générales, qui n'ont d'existence qu'en tant qu'existant dans des êtres individuels". Quand bien même on accorderait à cette idée générale toutes les perfections de l'humanité, de la culture, et de la plus haute liberté d'esprit, "on aurait autant contribué à la véritable histoire de notre espèce, que si je parlais de l'animalité, de la pierreté, de la métallité en général et parais ces abstractions des attributs du reste contradictoires que l'on trouve chez quelques individus pris à part." [14] Dans sa réponse à Herder, Kant fait le départ entre le collectivisme politico-éthique et le réalisme philosophique de l'entendement. "Celui qui dirait : aucun cheval n'a de cornes, mais l'espèce chevaline est tout de même cornue, ne ferait que dire une stupidité. Car "espèce" ne signifie rien de plus que la caractéristique par où concordent tous les individus d'une espèce. Mais si l'espèce humaine n'est autre chose, selon le sens habituel, que l'ensemble d'une série de procréations s'étendant à l'infini (dans l'indéterminé) ; si l'on admet que cette série se rapproche incessamment de la ligne de sa destinée, il n'y aura aucune contradiction à dire que dans toutes ses parties l'espèce humaine est asymptotique par rapport à cette ligne de destinée, et que pourtant dans l'ensemble elle se rencontre avec elle, en d'autres termes, qu'aucun des membres issus des procréations de l'espèce humaine, mais seulement l'espèce humaine dans son ensemble n'atteint complètement la ligne de sa destinée. Le mathématicien peut là-dessus donner des explications. Le philosophe dirait : La destinée de l'espèce humaine dans son ensemble est un progrès continu et l'achèvement vers la perfection de cette destinée n'est sans doute qu'une idée, mais une idée très utile pour le but vers lequel, conformément aux intentions de la providence, doivent se porter nos aspirations." [15] Le caractère finaliste du collectivisme est ici nettement reconnu, et ainsi se creuse entre lui et la recherche désintéressée de la connaissance un fossé qui ne saurait être comblé. la connaissance des intentions secrètes de la nature dépasse le domaine de l'expérience, et nous ne trouvons dans notre pensée aucun élément qui nous permette de rien conclure touchant l'existence et les modes de ces intentions secrètes. Le comportement des individus et des groupes sociaux que nous pouvons observer ne nous permet aucune hypothèse à ce sujet. Entre l'expérience et des hypothèses que nous devrions ou voudrions adopter, il est impossible d'établir une liaison logique. Aucune hypothèse ici ne saurait combler une lacune béante. On nous dit de croire, — parce que cela ne peut être prouvé — que le monde fait, sans qu'il le veuille, ce que veut la nature qui sait mieux que nous ce qui est utile à l'espèce, et non à l'individu [16]. Ce n'est point là le procédé habituellement en honneur dans la science.

C'est que le collectivisme n'est point issu d'une nécessité scientifique, mais uniquement des besoins politiques. Aussi ne se contente-t-il pas comme le réalisme idéologique d'attester l'existence réelle des groupements sociaux et de les désigner comme étant des organismes et des êtres vivants, il les idéalise et les promeut au rang des dieux dans le ciel. Gierke déclare en toute tranquillité que l'on doit rester fermement attaché à "l'idée de l'unité réelle de la communauté," parce que seule elle permet d'exiger de l'individu qu'il mette toutes ses forces et sa vie au service de la nation et de l'État [17]. Lessing avait déjà dit que le collectivisme n'était que "le déguisement de la tyrannie." [18]

S'il y avait cette opposition, comme la doctrine collectiviste le prétend, entre les intérêts généraux de la collectivité et les intérêts particuliers des individus, toute collaboration sociale des hommes serait impossible. L'état naturel des relations entre les hommes serait la guerre de tous contre tous. Il ne saurait y avoir de paix ni d'entente mutuelle, seulement des trêves momentanées, dues à l'épuisement d'une des troupes adverses et ne durant pas plus longtemps que lui. L'individu serait, en puissance tout au moins, toujours en rébellion contre la communauté et contre tous, comme il est en lutte constante avec les bêtes sauvages et les bacilles. Aussi la conception collectiviste de l'histoire, qui est complètement asociale, ne peut-elle se représenter la formation des groupes sociaux que comme le résultat dû à l'initiative d'un modeleur du monde dans le genre du démiurge platonicien. Ses instruments sont dans l'histoire les héros, qui amènent les hommes récalcitrants là où il entend les mener. La volonté de l'individu ainsi est brisée. L'individu qui voudrait vivre pour lui seul est contraint par les lieutenants de Dieu sur terre à obéir à la loi morale, qui dans l'intérêt et pour le développement futur de la communauté exige de lui le sacrifice de son bien-être.

La science sociale, elle, commence d'abord par surmonter ce dualisme. Elle montre qu'à l'intérieur de la société, les intérêts des individus se concilient, elle ne voit aucune opposition entre le tout et l'individu, elle peut comprendre l'existence de la société sans avoir recours aux dieux et aux héros. On peut se passer du démiurge coinçant l'individu, à son corps défendant dans la collectivité, quand on a reconnu que la liaison sociale apporte à l'individu plus qu'elle ne lui prend. L'évolution vers des formes plus resserrées du lien social devient intelligible, même sans l'hypothèse d'un "plan secret de la nature", lorsque l'on a compris que chaque pas sur cette voie est utile dès maintenant à celui qui s'avance et non pas seulement à ses descendants éloignés.

Le collectivisme n'avait rien à opposer à la nouvelle théorie sociale. S'il lui fait toujours le reproche de méconnaître l'importance des collectivités, et surtout de l'État et de la nation, le collectivisme prouve simplement qu'il n'a rien remarqué de la transformation qui sous l'influence de la sociologie libérale a changé la face des problèmes. Le collectivisme n'est plus arrivé à édifier un système cohérent de la vie sociale. Tout ce qu'il a trouvé à dire, en mettant les choses au mieux, c'est quelques aphorismes spirituels, et rien de plus. Il s'est révélé absolument stérile ; dans la sociologie générale aussi bien que dans l'économie nationale, il n'a rien à son actif. Ce n'est point un hasard si l'esprit allemand, longtemps dominé par les théories sociales de la philosophie classique de Kant à Hegel, n'a pendant longtemps rien produit de remarquable dans l'économie politique, et si ceux qui ont rompu avec ces errements, d'abord Thünen et Gossen, puis les Autrichiens Carl Menger, Böhm-Bawerk et Wieser n'avaient subi absolument aucune influence de la philosophie étatique collectiviste.

Pour développer et édifier sa doctrine le collectivisme rencontre de grande difficultés. Rien ne le montre mieux que la manière dont il traite le problème de la volonté sociale. Ce n'est pas en parlant à chaque instant de volonté de l'État, volonté du peuple, convictions du peuple, qu'on a résolu le problème. La question de savoir comment se forme la volonté collective des groupements sociaux reste entière. Cette volonté collective non seulement diffère de celle des individus mais lui est, sur des points importants, absolument opposée, donc elle ne peut être considérée comme une somme ou une résultante des volontés particulières. Chaque collectiviste selon ses opinions politiques, religieuses ou nationales, admet une source différente d'où émane la volonté collective. Au fond il importe peu qu'on pense, à ce propos, aux forces surnaturelles d'un roi ou d'un prêtre, ou qu'on considère une caste, ou un peuple tout entier comme "lu". Frédéric-Guillaume IV et Guillaume II étaient persuadés que Dieu les avait revêtus d'une autorité particulière ; cette croyance était certainement pour eux l'aiguillon qui les poussait à mettre en jeu toutes leurs forces, toute leur conscience. Beaucoup de leurs contemporains pensaient comme eux et étaient prêts à servir jusqu'à la dernière goutte de leur sang le roi que Dieu leur avait donné. La science cependant n'est pas en état de prouver la vérité d'une telle croyance, pas plus que la vérité d'une doctrine religieuse. C'est que collectivisme n'est pas une science, mais une politique. Ce qu'il enseigne, ce sont des jugements de valeur.

En général, le collectivisme est pour la socialisation des moyens de production, parce que cette idée se rapproche davantage de sa conception du monde. Mais il y a aussi des collectivistes partisans de la propriété privée des moyens de production, parce qu'elle leur semble assurer au mieux le bien-être de la communauté sociale, telle qu'ils se la représentent [19]. D'un autre côté, on peut très bien, en dehors de toute influence des idées collectivistes, être d'avis que la propriété privée des moyens de production est moins apte à remplir les buts de l'humanité, que la propriété collective.

Notes

[1] L'expression "communiste" ne signifie rien de plus que "socialisme". Si dans la dernière génération ces mots ont plusieurs fois échangé leur signification, cela tenait aux questions de techniques qui séparaient socialistes et communistes. Les uns et les autres poursuivent la socialisation des moyens de production.

[2] Cf. Anton Menger, Das Recht auf den vollen Arbeitsertrag in geschichtlicher Darstellung, 4e éd., Stuttgart et Berlin, 1910, p. 6.

[3] Cf. Anton Menger, ibid., p. 9.

[4] Cf. Malthus, An Essay on the Principle of Population, 5e éd., Londres, 1887, t. III, pp. 154...

[5] Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Parteiprogramm von Gotha, édit. Kreibich, Reichenberg, 1920, p. 17.

[6] Cf. Anton Menger, ibid., p. 10.

[7] Cf. Menger, ibid., pp. 110... Cf. Singer-Sieghart, Das Recht auf Arbeit in geschichtlicher Darstellung, Iéna, 1895, pp. 1... — Cf. Mutasoff, Zur Geschichte des Rechts auf Arbeit mit besonderer Rücksicht auf Charles Fourier, Berne, 1897, pp. 4...

[8] — Cf. mes ouvrages : Kritik des Interventionismus, Iéna, 1929, pp. 12... — Die Ursachen der Weltschaftskrise, Tubingue, 1931, pp. 15...

[9] Cf. Prisbam, Die Entstehung der individualistischen Sozialphilosophie, Leipzig, 1912, pp. 3...

[10] C'est ainsi que Dietzel formule l'antinomie du principe individuel et du principe social dans l'article : "Individualismus" du Handwörterbuch der Staatswissenschaften, 3e éd., t.V, p. 590. — De même Spengler, Preussentum und Sozialismus, Munich, 1920, p. 14.

[11] Cf. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, oeuvres, éd. Krönersche Klassikerausgabe, t. VI,p. 69.

[12] "L'État étant conçu comme un être idéal, on le pare de toutes les qualités que l'on rêve et on le dépouille de toutes les faiblesses que l'on hait." (P. Leroy-Beaulieu, L'État moderne et ses fonctions, 3e éd., Paris, 1900, p. 11). — Cf. aussi Bamberger, Deutschland und der Sozialismus, Leipzig, 1878, pp. 86...

[13] Cf. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (Sämtliche Werke, Inselausgabe, t. I, Leipzig, 1912, p. 235).

[14] Cf. Herder, Ideen zu einer Philosophie der Geschichte der Menschheit (Sämtl. Werke, her. v. Suphan, t. XIII, Berlin, 1887, pp. 345...).

[15] Cf. Kant, Rezension zum II. Teil von Herders, Ideen zur Philosophie... OEuvres t. Ier, p. 267 — Cf. Cassirer, Freiheit und Form, Berlin, 1916, pp. 504...

[16] Cf. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, p. 228.

[17] Cf. Gierke, Das Wesen der menschlischen Verbände , Leipzig, 1902, p. 34...

[18] Dans Ernst und falk, Gespräche für Freimaurer. Werke, Stuttgart, 1873, t. V, p. 80.

[19] Cf. Huth, Soziale und individualistische Auffassung im XVIII. Jahrhundert, vornemlich bei Adam Smith und Adam Ferguson, Leipzig, 1907, p. 6.