Un Français sur deux est pratiquement propriétaire de son logement. Les sondages le montrent clairement : les Français ont une solide mentalité de petits propriétaires. Et cela même lorsqu'ils votent à gauche. Tout pouvoir politique qui oserait attaquer le principe du lopin de terre commettrait un acte suicidaire.
Lorsqu'il s'agit d'industrie et de propriété industrielle, les choses sont, en revanche, fort différentes. Les élections de 1981 ont montré qu'à tout le moins, il n'y avait pas de majorité dans le corps électoral pour s'opposer aux nationalisations de la gauche. Même les aictionnaires des groupes nationalisés n'ont, en vérité, pas offert une grande résistance. A quelques exceptions près, leur mobilisation et leur combativité ont été plutôt faibles.
Trois ans plus tard, le jugement des Français a complètement changé. Une majorité se dégage pour dénationaliser. Une telle situation suggère néanmoins que l'attachement des Français à la propriété est devenu extrêmement sélectif et variable. Si donc l'on veut être en mesure de s'opposer durablement aux menaces collectivistes, il est urgent de leur faire redécouvrir le sens véritable des institutions fondées sur la notion de propriété privée. L'ambition de ce livre est d'y contribuer.
L'objectif n'est pas de prendre la défense des propriétaires, gros ou petits, ni de présenter une apologie de la propriété individuelle en tant que structure sociologique. Mais de défendre un principe juridique : le régime de la propriété privée ; c'est-à-dire un système d'organisation sociale fondé sur l'idée que les droits de propriété [p. 10] reconnus par la collectivité ne peuvent être, par définition, que des droits individuels, exclusifs et librement transférables. Ce principe, c'est celui de l'ordre du « marché ».
Mon intention est d'étudier les caractéristiques des institutions liées à la propriété privée, non seulement pour mettre en lumière les raisons de leur plus grande efficacité économique, mais aussi pour rappeler que leur légitimité se fonde également sur des arguments d'ordre éthique.
Pourquoi la propriété se présente bien évidemment comme une suite des deux volumes publiés dans la même collection, à l'initiative de Georges Liébert : Demain le capitalisme et Demain le libéralisme. À ce titre, alors que se multiplient les essais littéraires sur le libéralisme, ce livre s'efforce de rester fidèle au style et à la présentation adoptés dans les précédents : une sorte de reportage d'idées visant à informer les lecteurs français des développements les plus récents de la pensée et de la recherche néo-libérale américaine. Rien d'étonnant donc si, sauf exceptions, l'essentiel des références citées est quasi exclusivement d'origine anglo-saxonne. C'est là le résultat d'un choix délibéré, même si la propriété, depuis longtemps (mais cela est moins vrai des temps récents), a déjà inspiré un grand nombre d'auteurs français, au nom et au savoir souvent prestigieux.
Les lecteurs qui ont lu les précédents ouvrages retrouveront dans celui-ci une préoccupation constante : dénoncer toutes les idées fausses que notre culture a accumulées sur les défauts et les limites de la liberté économique. Plus que jamais, me semble-t-il, nous devons nous efforcer de débusquer et de combattre les « idéo-virus » qui ont envahi la pensée contemporaine et contaminent tout aussi bien ceux qui se disent libéraux que leurs adversaires. Qu'on ne voie aucun dogmatisme dans ce propos. Seule une pensée pleinement cohérente, j'en suis persuadé, et parfaitement consciente tant de ses véritables structures que de ses vrais fondements, peut être susceptible de séduire ceux qui seront la majorité de demain, et sans lesquels l'espoir libéral ne pourra jamais prendre forme : les jeunes.
Les chapitres consacrés à la propriété de l'entreprise [p. 11] sont un peu plus longs et un peu plus fouillés que les autres. Cela tient à mes attaches à l'Institut de l'Entreprise. Pendant que je menais cette recherche, l'Institut ouvrait un vaste chantier de réflexion consacré notamment à l'avenir de la société de capitaux. Il me sembla utile de contribuer à ces travaux en insistant sur la manière dont les nouvelles approches de la théorie économique des droits de propriété renouvellent la compréhension des phénomènes d'organisation industrielle. Je précise cependant que les idées présentées ici n'engagent en aucune manière l'Institut de l'Entreprise, ni aucun de ses membres — auxquels la publication de ce livre m'offre une nouvelle occasion d'exprimer toute ma gratitude pour l'indépendance dans laquelle j'ai pu mener mes travaux au cours de ces dernières années.
La partie philosophique, en revanche, est moins développée. Ce n'est pas mon domaine. Cette recherche cependant m'a conforté dans la conviction qu'il est nécessaire de dégager le libéralisme de l'économisme dans lequel on le cantonne généralement un peu trop. Le libéralisme n'est pas seulement une idéologie économique. Si les Français avertis sont maintenant à peu près au courant des mouvements intellectuels et scientifiques qui, depuis vingt ans, aux États-Unis, ont contribué à renouveler l'approche libérale des faits économiques et politiques, on ignore en revanche qu'une révolution identique affecte actuellement des disciplines aussi importantes que la philosophie du droit ou la recherche éthique et morale.
Le néo-libéralisme américain ne se résume pas en un simple new-look économique. Au-delà du reaganisme, du friedmanisme, etc., se manifeste un bouillonnement intellectuel qui, à travers des questions aussi essentielles que celle de savoir si les hommes ont des « droits » — et lesquels, renoue avec la plus pure tradition de l'ère des Lumières. Tout se passe comme si, après plus d'un siècle et demi d'erreur et de déviation utilitariste, on revenait enfin à l'essentiel, aux vraies questions, aux véritables sources de l'éthique libérale. Mais cela ne se sait pas encore dans notre pays. Dommage, car il me semble que le libéralisme serait une cause encore plus solide et peut-être plus séduisante, si ses défenseurs, ou supposés [p. 12] tels étaient enfin intimement convaincus qu'ils n'ont pas seulement pour eux l'efficacité, mais également la morale.
Ce livre, bien entendu, n'est pas complet. S'attaquer à la propriété, suppose qu'on aborde presque tous les aspects de la vie économique, sociale et politique. J'aurais dû non seulement parler de l'industrie et de l'entreprise, mais aussi de l'agriculture, des régimes fonciers, de la fiscalité, des inégalités, des frontières entre l'État et le marché, etc. Ce ne serait pas un livre que j'aurais alors entrepris, mais une encyclopédie. Aussi me suis-je limité aux problèmes de fond, de philosophie économique ou politique de la propriété, délaissant volontairement toutes les questions concrètes et particulières que certains s'attendraient à voir traitées dans un tel ouvrage. Comme dans les livres précédents, ce qui m'importe est de dresser un cadre conceptuel et non de participer à la rédaction d'un programme politique. On trouvera cependant dans le chapitre X consacré aux rapports entre la propriété et l'environnement, ainsi que dans les textes figurant en annexes, quelques exemples illustrant concrètement comment la propriété privée pourrait être étendue à des domaines où l'on croit généralement que seule l'action publique est envisageable, possible ou souhaitable.
Je sais bien qu'en me comportant ainsi je m'expose une nouvelle fois à l'accusation d'utopisme. Mais elle ne m'incommode nullement, ni ne me décourage, tant je reste persuadé que ce sont en définitive les idées qui mènent le monde, et non l'inverse.
Thoury-Ferrottes, janvier 1985