Max Stirner:B. Mes relations

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Max Stirner:B. Mes relations
L’Unique et sa propriété


Anonyme


B — MES RELATIONS


Dans le monde et dans la société, il nous est tout au plus permis de satisfaire les exigences de l'homme ; celles de l'égoïste doivent toujours être sacrifiées.

Il n'est personne qui n'ait remarqué l'intérêt passionné que l'époque actuelle témoigne pour la « question sociale » de préférence à toute autre question, et qui n'ait en conséquence dirigé spécialement son attention sur la société. Pourtant, si cet intérêt était moins aveuglé par la passion, on ne perdrait pas de vue l'individu pour ne plus voir que la Société, et on reconnaîtrait qu'une société ne peut guère se renouveler tant que ses éléments vieillis ne sont pas remplacés par d'autres. À supposer, par exemple, qu'il se formât au sein du peuple juif une société destinée à répandre sur la terre un nouvel évangile, il ne faudrait pas que ces apôtres demeurassent des Pharisiens.

Tel tu es, et tel tu te montreras et te comporteras envers les hommes : hypocrite, en hypocrite ; chrétien, en chrétien. C'est pourquoi le caractère d'une société est déterminé par le caractère de ses membres : ils en sont les créateurs. C'est là un point dont il serait bon de tenir compte, si l'on ne veut pas analyser la notion même de société.

Les hommes, bien loin de chercher à atteindre leur complet développement et à se faire valoir, n'ont pas même su jusqu'à présent fonder leurs sociétés sur eux-mêmes ; bien plus, ils n'ont su jusqu'ici que fonder des « sociétés » et vivre en société. Ces sociétés furent de tout temps des personnes, personnes puissantes, personnes « morales », qui inspiraient à l'individu la folie congrue, la peur des fantômes.

Tout fantôme qui se respecte porte un nom ; ceux-ci s'appellent « Peuples ». II y eut un Peuple des aïeux, un Peuple des Hellènes, etc., et il y a aujourd'hui le Peuple des Humains, l'Humanité (Anacharsis Clootz rêvait une « Nation de l'humanité ») ;vinrent ensuite les subdivisions de ce Peuple, qui renfermait ses sociétés particulières: peuple espagnol, peuple français, etc.; ces dernières comprirent à leur tour les castes, les villes, les corporations, bref tous les groupements possibles, jusqu'au minuscule petit peuple qu'est la Famille.

Au lieu de dire que la personne qui a jusqu'à présent hanté toutes les sociétés fut le Peuple, on pourrait nommer à sa place l'un des deux extrêmes, la Famille ou l'Humanité, qui sont les deux unités les plus naturelles. Nous préférons cependant le mot « Peuple »; d'abord, parce que son étymologie le rattache au mot grec Polloi, le nombre, la foule, ensuite et surtout parce que les « revendications populaires » sont aujourd'hui à l'ordre du jour et que les révolutionnaires les plus contemporains n'ont pas encore dépouillé leur idolâtrie pour cette illusoire personne ; cette dernière considération serait cependant plutôt faite pour nous incliner à choisir le terme « Humanité », l' « Humanité » étant aujourd'hui ce que tout le monde rêve.

Ainsi donc, le Peuple, l'Humanité ou la Famille, ont jusqu'à présent, semble-t-il, occupé la scène de l'histoire : aucun intérêt égoïste n'était toléré dans ces sociétés ; seuls, les intérêts d'une collectivité, intérêts nationaux ou intérêts du peuple, intérêts de caste, intérêts de famille et « intérêts généraux de l'humanité » pouvaient y jouer un rôle. Mais qui donc a conduit à leur perte les peuples dont l'histoire nous conte la chute ? L'égoïste qui cherche sa propre satisfaction. Chaque fois qu'un intérêt égoïste s'y insinua, la société fut « corrompue » et marcha à sa désorganisation ; le peuple romain et le perfectionnement de son droit privé, ou le christianisme et son incessante invasion par le « libre examen », la « conscience de soi », l'« autonomie de l'esprit », etc., en sont d'illustres exemples.

Le Peuple chrétien a produit deux sociétés qui dureront ce que lui-même durera : l’État et l’Église. Peut-ou les appeler des associations d'égoïstes ? Poursuivons-nous en elles un intérêt égoïste, personnel, individuel, ou y poursuivons-nous un intérêt populaire (parce que du peuple chrétien) sous le nom d'intérêt de l'État ou d'intérêt de l'Église ? M'est-il en elles possible, m'est-il par elles permis d'être moi-même ? Puisje penser et agir comme je veux, puis-je me manifester, m'affirmer, vivre ma vie à moi ? Ne dois-je pas laisser intactes la majesté de l'État et la sainteté de l'Église ?

Ainsi donc, ce que je veux je ne le puis pas. Mais est-il une société, quelle qu'elle soit, où je puisse espérer trouver cette liberté d'action illimitée ? Non ! Et une société est-elle capable de nous satisfaire ? En aucune façon ! C'est tout autre chose de me heurter à un autre Moi, ou de me heurter à un peuple, à une généralité. Dans le premier cas, mon adversaire et moi combattons d'égal à égal ; dans le second, je suis un adversaire méprisé, enchaîné et tenu en tutelle. Contre un autre Moi, je suis un mâle en face d'un mâle ; en face du Peuple, je suis un écolier qui ne peut s'attaquer à son camarade sans que ce dernier appelle à son secours le papa et la maman : lorsqu'il s'est mis à l'abri derrière une jupe, moi, l'enfant malappris, on me gronde et on me « défend de raisonner ». Un Moi est un ennemi en chair et en os ; allez donc étreindre et terrasser l'Humanité, une abstraction, une « Majesté », un fantôme ! Mais il n'est pas de Majesté, pas de Sainteté qui puisse me dire. : tu n'iras pas plus loin ; rien ne peut m'empêcher de passer dont je puis me rendre maître. Ce que je ne puis vaincre, voilà la seule limite à mon pouvoir ; et tant que mon pouvoir est borné, je ne suis qu'un Moi borné ; — borné, non pas par la puissance extérieure, mais par ce qu'il me manque encore de puissance propre, par ma propre impuissance. Mais la « garde meurt et ne se rend pas! ». Donnez-moi seulement un adversaire vivant !

« Je me mesurerai avec tout adversaire que je puis voir et toiser du regard, qui, lui-même plein de courage, enflamme mon courage..., etc. »

Le temps a aboli maint privilège, mais toujours en vue du seul bien public, en vue de l'État, du bien de l'État, et en aucune façon en vue de mon bien à moi. Le servage, par exemple, ne fut aboli qu'afin de renforcer la puissance d'un maître unique, du maître du peuple, la puissance monarchique ; le servage ainsi monopolisé n'en devint que plus écrasant. Ce n'est jamais qu'en faveur d'un monarque, que ce monarque s'appelle Prince ou s'appelle Loi, que les privilèges sont tombés. En France, il est vrai, les citoyens ne sont pas serfs du roi, mais en revanche ils sont serfs de la loi (la charte). La subordination persiste ; seulement, l'État chrétien ayant reconnu que l'homme ne peut servir deux maîtres à la fois (son suzerain et le prince, par exemple), tous les privilèges ont été donnés à un seul : il peut de nouveau placer l'un au-dessus de l'autre, et créer des « haut placés ».

Mais que m'importe le bien public ? Par là même qu'il est le bien public, il n'est pas mon bien, mais le suprême degré de l'abnégation. Je puis avoir le ventre vide pendant que le bien public festoie, l'État illumine peut-être tandis que je crève de faim. La vraie folie des Libéraux politiques, c'est d'opposer le Peuple au gouvernement, et de parler de droits du Peuple. Ils veulent que le Peuple soit majeur, etc. Comme si un mot pouvait être majeur [1] ! Seul l'individu peut être majeur. De même toute la question de la liberté de la presse n'a plus ni queue ni tête, si on prétend faire de cette liberté un « droit du Peuple » : elle est simplement un droit ou pour mieux dire une conséquence de la force de 1'individu. Si c'est le Peuple qui a la liberté de la presse, moi, bien que je fasse partie de ce Peuple, je n'en jouis pas ; une liberté du Peuple n'est pas ma liberté, et si la liberté de la presse est une liberté du Peuple, elle sera nécessairement flanquée d'une loi sur la presse dirigée contre moi.

Ce qu'il faut surtout bien faire valoir en présence des tendances libérales actuelles, c'est que :

La liberté du Peuple n'est pas ma liberté.

Admettons ces catégories, liberté du Peuple et droit du Peuple, et soit par exemple le droit « du Peuple » que chacun a de porter des armes. N'est-ce pas là un droit dont on peut être privé ? Si c'était mon propre droit, je ne pourrais pas le perdre ; mais ce droit ne m'appartient pas, il appartient au Peuple, aussi peut-il m'être enlevé. Je puis être emprisonné en vertu de la liberté du Peuple, et je puis, à la suite d’une condamnation, être déchu du droit de porter des armes.

Le Libéralisme me paraît être une dernière tentative peur instaurer la liberté du Peuple, la liberté de la communauté, de la « Société », de la généralité, de l'Humanité. J'y vois le rêve d'une humanité majeure, d'un peuple majeur, d'une communauté, d'une « Société » majeures.

Un peuple ne peut être libre qu'aux dépens de l'individu, car sa liberté ne touche que lui et n'est pas l'affranchissement de l'individu ; plus le peuple est libre, plus l'individu est lié. C'est à l'époque de sa plus grande liberté que le peuple grec établit l'ostracisme, bannit les athées et fit boire la ciguë au plus probe de ses penseurs.

Combien n'a-t-on pas vanté chez Socrate le scrupule de probité qui lui fit repousser le conseil de s'enfuir de son cachot ! Ce fut de sa part une pure folie de donner aux Athéniens le droit de le condamner. Aussi n'a-t-il été traité que comme il le méritait ; pourquoi se laissait-il entraîner par les Athéniens à engager la lutte sur le terrain où ils s'étaient placés ? Pourquoi ne pas rompre avec eux ? S'il avait su, s'il avait pu savoir ce qu'il était, il n'eût reconnu à de tels juges aucune autorité, aucun droit. S'il fut faible, ce fut précisément en ne fuyant pas, en gardant cette illusion qu'il avait encore quelque chose de commun avec les Athéniens, et en s'imaginant n'être qu'un membre, un simple membre de ce peuple. Il était bien plutôt ce peuple même en personne, et seul il pouvait être son juge. Il n'y avait point de juge au-dessus de lui : n'avait-il pas d'ailleurs prononcé sa sentence ? Il s'était, lui, jugé digne du Prytanée. Il aurait dû s'en tenir là, et, n'ayant prononcé contre lui-même aucune sentence de mort, il aurait dû mépriser celle des Athéniens et s'enfuir. Mais il se subordonna, et il accepta le Peuple pour juge : il se sentait petit devant la majesté du Peuple. S'incliner comme devant un « droit » devant la force qu'il n'aurait dû reconnaître qu'en y succombant, c'était se trahir soi-même, et c'était de la vertu. La légende attribue les mêmes scrupules au Christ, qui, dit-on, ne voulut pas se servir de sa puissance sur les légions célestes. Luther fut plus sage ; il eut raison de se faire délivrer un sauf-conduit en bonne forme avant, de se hasarder à la diète de Worms, et Socrate aurait dû savoir que les Athéniens n'étaient que ses ennemis et. que lui seul était son juge. L'illusion d'une « justice », d'une « légalité », etc., devait se dissiper devant cette considération que toute relation est un rapport de force, une lutte de puissance à puissance.

La liberté grecque périt misérablement au milieu des chicanes et des intrigues. Pourquoi ? Parce que les conclusions que n'avait pas su tirer Socrate, leur maître dans l'art de penser, le commun des Grecs était bien moins capable encore de s'y élever. Qu'est-ce que la chicane, sinon l'art d'exploiter l'actuel sans le détruire ? (Je pourrais ajouter d'exploiter à « son profit », mais cela va de soi.) Parmi ces gens de chicane nous comptons les théologiens, qui « commentent et interprètent » la parole de Dieu ; à quoi accrocheraient-ils leurs gloses si la parole divine n'était pas un texte « présent » et censé immuable ? Tels sont encore les Libéraux, qui ne s'attaquent au « présent » que pour le critiquer et l'interpréter ; tous ne sont que des falsificateurs, juste comme ceux qui falsifient le droit. Socrate s'était incliné devant le droit et devant la loi, et les Grecs continuèrent à admettre l'autorité du droit et de la loi; mais ils n'entendaient pas prodiguer gratuitement leurs respects, il fallait qu'ils y trouvassent leur compte, et ils durent bien en venir à le chercher dans l'intrigue et à fausser le droit. Avec Alcibiade, cet intrigant de génie, commence la période de la « décadence » athénienne ; le Spartiate Lysandre et bien d'autres témoignent que l'intrigue s'était répandue comme une lèpre dans toute la Grèce. Le Droit grec, sur lequel reposaient les États grecs, fut, dans ces États mêmes, miné et ébranlé par les égoïstes, et les États croulèrent, mettant en liberté les Individus. Le Peuple grec tomba parce que les individus faisaient moins de cas de lui que d'eux-mêmes.

États, Constitutions, Églises, etc., se sont toujours évanouis dès que l'individu a levé la tête, car l'individu est l'ennemi irréconciliable de tout ce qui tend à submerger sa volonté sous une volonté générale, de tout lien, c'est-à-dire de toute chaîne. Cependant, on s'imagine aujourd'hui encore que l'homme ne peut se passer de « liens sacrés »! L'homme, cet ennemi mortel de tout « lien »! L'histoire des peuples nous montre qu'aucun lien n'a pu échapper à la dissolution ; elle nous démontre que l'homme lutte infatigablement contre toute chaîne, quelle qu'elle soit ; et cependant on ferme les yeux devant l'évidence, et l'on en rêve encore et toujours de nouvelles : on croit, par exemple, avoir trouvé quelque chose de neuf et de solide quand on impose à l'homme ce qu'on appelle une « constitution libérale », une belle chaîne constitutionnelle. Les rubans, les cordons et tous les liens de confiance et d'amour qui unissent les sujets à... finissent en vérité par montrer quelque peu la corde ; mais quelques progrès qu'on ait faits en matière de liens, on n'est arrivé, en partant des lisières, qu'à la bretelle ou à la cravate.

Tout ce qui est sacré est un lien, une chaîne.

Tout ce qui est sacré est falsifié par des faussaires, et il ne pourrait en être autrement; aussi trouve-t-on à notre époque une foule de ces faussaires dans toutes les sphères. Ils préparent la rupture avec le droit, la suppression du droit.

Pauvres Athéniens, qu'on accuse de chicane et de sophistique ! Pauvre Alcibiade, que l'on accuse d'intrigue ! C'est là justement ce que vous aviez de meilleur, c'était votre premier pas vers la liberté. Votre Eschyle, votre Hérodote et les autres ne rêvaient qu'un Peuple grec libre : vous eûtes, les premiers, un pressentiment de votre liberté. Tout Peuple opprime ceux qui s'élèvent au-dessus de sa majesté ; l'ostracisme menace le citoyen trop puissant, l'inquisition de l'Église guette l'hérétique, et — l'inquisition également guette le traître envers l'État.

Car le Peuple n'a cure que de se maintenir et de s'affermir ; il réclame de chacun un « patriotique dévouement ». L'individu en soi lui est donc indifférent, c'est un zéro, et le Peuple ne peut faire ni même permettre que l'individu accomplisse ce qu'il est seul capable d'accomplir, sa réalisation. Tout Peuple, tout État est « injuste » envers les égoïstes.

Tant qu'il reste debout une seule institution qu'il n'est pas permis à l'individu d'abolir, le Moi est encore bien loin d'être sa propriété et d'être autonome. Comment parler de liberté, tant que je dois par exemple me lier par serment à une constitution, à une charte, à une loi, tant que je dois jurer d'appartenir « corps et âme » à mon Peuple ? Gomment être moi-même s'il n'est permis à mes facultés de se développer que pour autant qu'elles « ne troublent pas l'harmonie de la Société »? (Weitling.)

La chute des peuples et de l'humanité sera le signal de son élévation.

Écoute ! Au moment, même où j'écris ces lignes, les cloches se sont mises à sonner ; elles portent au loin un joyeux message : demain on célèbre le millième anniversaire de notre chère Allemagne. Sonnez, sonnez, ô cloches, cloches des funérailles ! Votre voix est si solennelle et si grave qu'il semble que vos langues de bronze soient mues par un pressentiment et que vous escortiez un mort. Peuple allemand et peuples allemands ont derrière eux dix siècles d'histoire ; quelle longue vie ! Descendez donc au tombeau pour ne vous relever jamais, et qu'ils soient libres, ceux que vous avez tenus enchaînés si longtemps ! — Le Peuple est mort, Je me lève.

Ô toi qui as tant souffert, ô mon peuple allemand, quelle a été ta souffrance ? C'était le tourment d'une pensée qui ne peut se créer un corps, le tourment d'un Esprit errant qui s'évanouit lorsque le coq chante et qui aspire cependant à sa délivrance et à sa réalisation. En moi aussi, tu as longtemps vécu, chère — pensée, cher — fantôme ! Déjà je croyais avoir trouvé la parole magique qui doit te délivrer, déjà je croyais avoir découvert une chair et des membres pour vêtir l'Esprit errant, — et voilà que j'entends le glas des cloches qui te conduisent au repos éternel ; voilà que la dernière espérance s'envole, que le dernier amour s'éteint. Je dis adieu à la maison déserte des morts et je retourne parmi les vivants.

« Car seuls les vivants ont raison. »

Adieu donc, rêve de tant de millions d'hommes ; adieu, toi qui pendant mille ans as tyrannisé tes enfants !

Demain, on te portera en terre ; bientôt, tes soeurs les nations te suivront. Quand toutes seront parties à ta suite, l'humanité sera enterrée, et sur sa tombe, Moi, mon seul maître enfin, Moi, son héritier, je rirai.


Le mot Gesellschaft, société, a pour étymologie le mot Saal, salle. Lorsqu'une salle renferme plusieurs personnes, c'est elle qui fait que ces personnes sont en société. Elles sont en société, mais elles ne font pas la société ; elles en font tout au plus une société de salon si elles parlent le langage que l'on parle dans un salon, Quant aux véritables relations, elles sont indépendantes de la société, elles peuvent exister ou ne pas exister sans que la nature de ce qu'on appelle « société » en soit altérée. La société, ce sont les personnes qui se trouvent dans la salle, et peu importe qu'elles soient muettes ou ne prononcent que de banales phrases de politesse. Les relations, au contraire, impliquent réciprocité, c'est le commerce (commercium) des individus. La société n'est que l'occupation en commun d'une salle ; des statues, dans une salle de musée, sont en société, elles sont « groupées ». Telle étant la signification naturelle du mot société, il s'ensuit que la société n'est pas l'oeuvre de toi et de moi, mais d'un tiers ; c'est ce tiers qui fait de nous des compagnons et qui est le vrai fondateur, le créateur de la société.

Il en est de même pour une société ou compagnie de prisonniers (ceux qui jouissent d'une même prison). Le tiers que nous rencontrons ici est déjà plus complexe que ne l'était celui de tantôt, le simple local, la salle. Prison ne désigne plus simplement un lieu, mais un lieu en rapport avec ses habitants : la prison n'est prison que parce qu'elle est destinée à des prisonniers, sans lesquels elle serait un bâtiment quelconque. Qui imprime un caractère commun à ceux qui y sont assemblés ? Il est clair que c'est la prison, car c'est à cause d'elle qu'ils sont des prisonniers. Qui détermine la manière de vivre de la société de prisonniers ? Encore la prison.

Mais qui détermine leurs relations ? Est-ce aussi la prison ? Halte ! Ici, je vous arrête : Évidemment, s'ils entrent en relations, ce ne peut être que comme des prisonniers, c'est-à-dire que pour autant que le permettent les règlements de la prison ; mais ces relations, c'est eux-mêmes et eux seuls qui les créent, c'est le Je qui se met en l'apport avec le Tu ; non seulement ces relations ne peuvent pas être le fait de la prison, mais celle-ci doit veiller à s'opposer à toutes relations égoïstes, purement personnelles (les seules qui puissent s'établir réellement entre un Je et un Tu).

La prison consent à ce que nous fassions un travail en commun, elle nous voit avec plaisir manoeuvrer ensemble une machine ou partager n'importe quelle besogne. Mais si j'oublie que je suis un prisonnier et si je noue des relations avec toi, également oublieux de ton sort, voilà qui met la prison en péril : non seulement elle ne peut créer de pareilles relations, mais elle ne peut même pas les tolérer. Et voilà pourquoi la Chambre française, saintement et moralement pensante, a adopté le système de la « prison cellulaire »; les autres, non moins vertueusement intentionnées, feront de même pour mettre un obstacle aux « relations démoralisantes ». Dès que l'emprisonnement est une affaire faite, il est sacré, il n'est plus permis de s'y attaquer. La moindre tentative de ce genre est punissable, comme l'est toute révolte contre une des sacro-saintetés auxquelles l'homme doit se livrer pieds et poings liés.

La prison, comme la salle, produit une société, une compagnie, une communauté (communauté de travail, par exemple), mais non des relations, une réciprocité, une association. Au contraire, toute association entre individus née à l'ombre de la prison porte en elle le germe dangereux d'un « complot », et cette semence de rébellion peut, si les circonstances sont favorables, germer et porter des fruits.

Ce n'est guère l'usage d'aller volontairement en prison, et il est également peu commun que l'on y reste volontairement ; on y nourrit plutôt un égoïste désir de liberté. Il est donc à présumer que toutes les relations personnelles entre prisonniers seront hostiles à la société réalisée par la prison, et ne tendront à rien de moins qu'à dissoudre cette société qui résulte de la captivité commune.

Adressons-nous donc à d'autres sociétés, des sociétés où il semble que nous demeurions volontiers et de notre plein gré sans vouloir en compromettre l'existence par nos manoeuvres égoïstes.

Comme communauté remplissant ces conditions se présente en premier lieu la famille. Parents, époux, enfants, frères et soeurs forment un tout, ou constituent une famille dont des alliances viennent peu à peu grossir les rangs. La famille n'est réellement une communauté que si tous ses membres en observent la loi, la piété ou l'amour familial. Un fils à qui père, mère, frères et soeurs sont devenus indifférents a été fils, mais sa qualité de fils ne se manifestant plus activement a aussi peu d'importance que la liaison depuis longtemps détruite de la mère et de l'enfant par le cordon ombilical. Cette dernière liaison a existé autrefois, elle est un fait qu'il n'est plus possible de défaire et en vertu duquel on reste irrévocablement le fils de cette mère et le frère de ses autres enfants ; mais une dépendance permanente ne peut résulter que de la permanence de la piété, de l'esprit de famille. Les individus ne sont, dans toute l'acception du mot, membres d'une famille que s'ils se font un devoir de maintenir la famille et s'ils se gardent, comme ses conservateurs, d'en remettre le fondement en question. Il est pour tout membre de la famille une chose inébranlable et sacrée : c'est la famille elle-même, ou, plus exactement, la piété. La famille doit subsister : telle est, pour celui de ses membres qui ne s'est laissé envahir par aucun égoïsme antifamilial, la vérité fondamentale, celle qu'aucun doute ne peut effleurer. En un mot, si la famille est sacrée, aucun de ceux qui lui appartiennent ne peut s'en détacher, sous peine d'être « criminel » envers elle. Il ne pourra jamais poursuivre un intérêt contraire à celui de la famille ; se mésallier, par exemple, lui est interdit. Celui qui le fait « déshonore sa famille », en « fait la honte », etc.

L'individu chez qui l'instinct égoïste n'est pas assez fort se soumet : il conclut le mariage qui satisfait les prétentions de sa famille, il choisit une profession en rapport avec sa position, etc., bref, il « fait honneur à sa famille ».

Si, au contraire, le sang égoïste bout avec assez d'ardeur dans ses veines, il préfère devenir « criminel » envers la famille et se soustrait à ses lois.

Lequel m'est le plus cher, du bien de la famille ou de mon bien ? Il est des cas innombrables où les deux peuvent marcher amicalement côte à côte, où ce qui est utile à ma famille peut être pour moi une source de profits ou réciproquement. Il est alors malaisé de décider si je poursuis le bien commun ou mon bien à moi, et je me flatterai peut-être avec complaisance de mon désintéressement. Mais vient un jour où se dresse devant moi l'alternative redoutable : ou ceci, ou cela ! Il faut choisir, et par mon choix je vais peut-être déshonorer mon arbre généalogique, offenser père, mère, frères et soeurs, tous mes parents. Que faire ? C'est ici que va se montrer à nu le fond de mon coeur, et qu'on va savoir si j'ai jamais mis la piété au-dessus de l'égoïsme ; l’égoïsme ne peut plus se dissimuler sous le voile du désintéressement. Un désir s'allume dans mon âme, et, grandissant d'heure en heure, il devient passion. La plus fugitive pensée contraire à l'esprit de famille, à la piété, porte déjà en elle le germe d'un crime contre la famille ; mais qui s'avise de cela, et qui pourrait au premier moment en avoir une perception nette ? C'est l'histoire de la Juliette de Roméo et Juliette : la passion déchaînée finit par ne plus pouvoir être domptée et par renverser l'édifice de la piété.

Vous me direz que c'est purement dans son intérêt que la famille rejette de son sein ces égoïstes qui obéissent à leurs passions plus qu'à la piété. C'est ce même argument que les Protestants ont invoqué avec beaucoup de succès contre les Catholiques, et ils sont bien convaincus que c'est ainsi que les choses se sont passées en ce qui les concerne. Mais c'est là une échappatoire de gens qui sentent le besoin de se disculper, et rien de plus. Les Catholiques qui tenaient à l'unité de l'Église n'ont repoussé ces hérétiques que parce que ceux-ci ne tenaient pas assez à l'unité pour lui faire le sacrifice de leurs convictions. Les uns ont énergiquement défendu l'unité parce que le lien, l'Église catholique (autrement dit unique et universelle, leur était sacré ; les autres, au contraire, ont mis le lien de côté. Il en est de même de ceux qui s'affranchissent de la piété ; ce n'est pas la famille qui les exclut de son sein, ils s'en excluent d'eux-mêmes en mettant leur passion ou leur volonté individuelle au-dessus du lien familial.

Mais il peut arriver que le désir s'allume dans un coeur moins passionné et moins volontaire que celui de Juliette. Alors celle qui se soumet se sacrifie à la paix de la famille. On pourrait dire qu'ici encore c'est l'égoïsme qui la fait agir, car la décision que prend celle qui cède vient de ce que l'union de la famille la satisfait mieux que ne le ferait l'accomplissement de son désir. C'est possible, mais comment le croire, s'il reste un signe certain du sacrifice de l'égoïsme à la piété ? Comment le croire, si le désir contraire à la paix de la famille reste, une fois le sacrifice consommé, comme le souvenir et le témoin d'un « sacrifice » fait à un lien sacré, et si celle qui se soumet a conscience de n'avoir pas réalisé sa volonté propre, de s'être humblement inclinée devant une puissance supérieure — soumise et sacrifiée parce que la superstition de la piété a exercé sur elle son empire ?

Là, l'égoïsme avait vaincu ; ici, la piété est victorieuse et le coeur égoïste saigne ; là, l'égoïsme était fort ; ici, il a été faible. Des faibles : voilà, nous le savons depuis longtemps, ce que sont les désintéressés. La famille a soin d'eux : elle entoure ces faibles membres de sa sollicitude, parce qu'ils lui appartiennent et qu'ils ne s'appartiennent pas ni ne songent à eux-mêmes. C'est de cette faiblesse que Hegel, par exemple, fait l'éloge, quand il demande que le mariage des enfants soit subordonné au choix des parents.

La famille étant une communauté sacrée à laquelle l'individu doit obéissance, la fonction de juge lui appartient de droit. Le Cabanis de Wilibald Alexis, par exemple, nous décrit un « tribunal de famille ». Le père, au nom du « conseil de famille », envoie à l'armée son fils insoumis et l'expulse de la famille afin de purifier par cet acte de rigueur la famille souillée. Le droit chinois donne à la responsabilité de la famille une sanction très logique en faisant expier par toute la famille la faute d'un de ses membres.

De nos jours, toutefois, le bras de l'autorité familiale s'étend rarement assez loin pour pouvoir efficacement châtier le rebelle (l'État protège même dans la plupart des cas contre l'exhérédation). Le criminel contre la famille n'a qu'à se réfugier dans le giron de l'État pour devenir libre, de même que le criminel envers l'État qui s'enfuit en Amérique y trouve un asile contre les lois de son pays ; le fils dénaturé, opprobre de sa famille, est à l'abri de tout châtiment parce que l'État protecteur enlève à la vindicte familiale toute sainteté et la profane en déclarant qu'elle n'est que « vengeance ». L'État s'oppose au châtiment, l'exercice d'un droit sacré de la famille, parce que la sainteté de la famille étant, dans la hiérarchie, inférieure à sa propre sainteté pâlit et perd tout prestige dès qu'elle entre en lutte avec cette sainteté supérieure. Lorsqu'il n'y a pas conflit entre les deux, l'État laisse toute sa valeur à l'autorité sacrée, encore que moins sacrée, de la famille; mais dans le cas contraire, il va jusqu'à ordonner le crime envers la famille : il fait un devoir au fils, par exemple, de refuser d'obéir à ses parents si ceux-ci veulent l'entraîner à pécher contre l'État.

Supposons que l'égoïste ait rompu les liens familiaux et trouve dans l'État un protecteur contre l'esprit de famille gravement offensé. À quoi en arrive-t-il ? À faire partie d'une nouvelle société, dans laquelle son égoïsme va rencontrer les mêmes pièges, les mêmes filets que ceux auxquels il vient d'échapper. L'État aussi est une société et n'est pas une association : il est l'extension de la famille (« père du peuple — mère du peuple — enfants du peuple »).


Ce qu'on nomme État est un tissu, un entrelacement de dépendances et d'attachements; c'est une solidarité, une réciprocité ayant pour effet que tous ceux entre lesquels s'établit cette coordination s'accordent entre eux et dépendent les uns des autres : l'État est l'ordre, le régime de cette dépendance mutuelle. Que le roi, dont l'autorité se répercute sur tous ceux qui détiennent le moindre emploi public, jusque sur le valet du bourreau, vienne à disparaître, l'ordre n'en sera pas moins maintenu en face du désordre de la bestialité par tous ceux chez qui veille le sens de l'ordre. Si le désordre l'emportait, l'État aurait vécu.

Mais cette bonne entente, cet attachement réciproque, cette dépendance mutuelle, cette pensée d'amour est-elle réellement capable de nous gouverner ? À ce compte, l'État serait l'amour réalisé, vivre dans l'État serait être pour autrui et vivre pour autrui. Mais que devient l'individualité quand règne l'esprit d'ordre ? Ne trouvera-t-on pas que tout est pour le mieux pourvu que l'on parvienne par la force à faire régner l'ordre, c'est-à-dire à disloquer et à parquer judicieusement le troupeau de façon que nul ne « marche sur les pieds du voisin » ? Tout est ainsi mis en « bon ordre », et c'est ce bon ordre qu'on appelle État.

Nos sociétés et nos États sont sans que nous les fassions ; ils peuvent s'allier sans qu'il y ait alliance entre nous, ils sont prédestinés et ils ont une existence propre, indépendante ; en face de nous, les égoïstes, ils sont l'état de choses existant et indissoluble. Toutes les luttes d'aujourd'hui sont bien, comme on le dit, dirigées contre l'ordre établi et visent à renverser l'état de choses régnant. Mais leur véritable but est universellement méconnu ; il semblerait, à entendre nos réformateurs, qu'il s'agit simplement de substituer à ce qui existe actuellement un nouvel ordre meilleur. C'est bien plutôt à l'ordre lui-même, c'est-à-dire à tout État (status) quel qu'il soit, que la guerre devrait être déclarée, et non pas à tel État déterminé, à la forme actuelle de l'État. Le but à atteindre n'est pas un autre État (l'État démocratique, par exemple), mais l'alliance, l'union, l'harmonie toujours instable et changeante de tout ce qui est et n'est qu'à condition de changer sans cesse.

Un État se passe de mon entremise et de mon consentement ; je nais en lui, j'y grandis, j'ai envers lui des devoirs et je lui dois « foi et hommage ». Il me prend sous son aile tutélaire, et je vis de sa « grâce ». Ainsi l'existence indépendante de l'État fonde ma dépendance ; sa vie comme organisme exige que je ne croisse pas en liberté mais que je sois taillé pour lui ; afin de pouvoir s'épanouir suivant sa nature, il m'applique les ciseaux de la « culture », il me donne une éducation et une instruction mesurées sur lui et non sur moi, et m'apprend, par exemple, à respecter les lois, à me garder d'attenter à la propriété de l'État (c'est-à-dire à la propriété privée), à vénérer une Altesse divine ou terrestre, etc.; en un mot il m'enseigne à être — irréprochable, en sacrifiant mon individualité sur l'autel de la « sainteté » (saint ou sacré est tout ce qu'on peut imaginer : propriété, vie d'autrui, etc.). Telle est l'espèce de culture que l'État est capable de me donner : il me dresse à être un « bon instrument », un « membre utile de la Société ».

C'est ce que doit faire tout État, qu'il soit démocratique, absolu ou constitutionnel. Et il le fera tant que nous ne nous serons pas défaits de cette idée erronée qu'il est un « moi » et, comme tel, une « personne » morale, mystique ou politique. C'est de cette peau du lion du moi que je dois, Moi qui suis véritablement un moi, dépouiller le vaniteux mangeur de chardons. À quel pillage mon moi n'est-il pas livré, depuis que le monde est monde ! Ce furent d'abord le soleil, la lune et les étoiles, les chats et les crocodiles qui eurent l'honneur de passer pour Moi ; ce furent ensuite Jéhovah, Allah, Notre Père qui usurpèrent mon titre ; puis les familles, les tribus, les peuples, et jusqu'à l'humanité ; vinrent enfin l'État et l'Église, toujours avec la même prétention d'être Moi ; et Moi, je les regardais paisiblement faire. Quoi d'étonnant, alors, que, toujours de la même façon, un Moi réel se soit présenté et m'ait affirmé en face qu'il ne m'était pas un « toi », mais bel et bien mon propre moi ? C'est ce que fit le Fils de l'homme par excellence [2], et je me demande ce qui empêcherait le premier fils de l'homme venu d'en faire autant. Voyant ainsi mon moi toujours au-dessus et en dehors de moi, je ne suis jamais parvenu à être réellement Moi-même.

Je n'ai jamais cru à Moi, je n'ai jamais cru à mon actualité, et je n'ai jamais su me voir que dans l'avenir. L'enfant croit qu'il sera vraiment lui lorsqu'il sera devenu autre, lorsqu'il sera un « grand »; l'homme pense qu'au-delà de cette vie seulement il pourra être vraiment quelque chose ; et, pour prendre un exemple plus près de nous, les meilleurs ne prétendent-ils pas aujourd'hui encore qu'il faut, avant d'être réellement un moi, un « citoyen libre », un « citoyen de l'État », un « homme libre » ou un « véritable homme », s'être au préalable incorporé l'État, son Peuple, l'Humanité, et que sais-je encore ? Eux non plus ne conçoivent de vérité et de réalité pour le moi que dans l'acceptation d'un moi étranger auquel on se dévoue. Et qu'est-il, ce moi ? Un moi qui n'est ni un moi ni un toi, un moi imaginaire, un fantôme.

Tandis qu'au Moyen Âge l'Église admettait parfaitement que plusieurs États vécussent côte à côte sous son aile, quand vint la Réforme et plus particulièrement la guerre de Trente Ans, ce fut aux États à apprendre la tolérance et à permettre à diverses Églises (confessions) de vivre réunies sous une même couronne. Mais tous les États sont religieux ; tous sont des « États chrétiens », et ils se font un devoir de courber les indépendants et les « égoïstes » sous le joug du surnaturel, c'est-à-dire de les christianiser. Toutes les institutions de l'État chrétien visent à la christianisation du peuple. Le but de tout l'appareil judiciaire est de forcer les gens à la justice, celui de l'école est de leur imposer la culture intellectuelle, etc.; bref, le but de l'État est invariable : protéger celui qui agit chrétiennement contre celui qui n'agit pas chrétiennement, le rendre fort et lui assurer la suprématie. L'Église elle-même devint dans les mains de l'État un instrument de contrainte, et il exigea de chacun une religion déterminée. « L'enseignement et l'éducation appartiennent à l'État », disait dernièrement Dupin en parlant du clergé.

Tout ce qui touche au principe de la moralité est affaire d'État. De là, les perpétuelles immixtions de l'État chinois dans les affaires de famille : en Chine, on n'est rien si l'on n'est pas avant toute chose un bon enfant de ses parents. Chez nous aussi, les affaires de famille sont foncièrement des affaires d'État ; seulement, l'ingérence de l'État y est moins visible, parce qu'il se fie à la famille et ne la soumet pas à une trop étroite surveillance. Il la tient liée par le mariage dont lui seul peut dénouer les liens.

L'État me demande compte de mes principes et m'en impose certains ; cela pourrait m'induire à demander : « Que lui importe ma marotte (mon principe) ? — Beaucoup, car il est, lui, le — principe suprême. C'est une opinion courante, que toute la question du divorce et du droit matrimonial en général roule sur le départ, à faire entre les droits de l'Église et les droits de l'État. Le problème est plutôt celui-ci : étant donné que l'homme doit être gouverné par une Sainteté, celle-ci s'appelle-t-elle Foi ou Loi morale (moralité)? La domination de l'État ne diffère pas de celle de l'église : l'une s'appuie sur la piété, l'autre sur la moralité.

On parle de la tolérance, et l'on vante comme un caractère des États civilisés la liberté qu'y ont les tendances les plus opposées de se manifester, etc. Il est vrai que si quelques-uns lancent leurs policiers aux trousses des fumeurs de pipe, d'autres sont assez forts pour ne pas se laisser mouvoir par les meetings les plus turbulents, Mais pour apprécier cette longanimité, il faut remarquer que pour tout État le jeu réciproque des individualités, les hauts et les bas de leur vie quotidienne sont en quelque sorte une part laissée au hasard, part qu'il doit bien leur abandonner faute de pouvoir la canaliser utilement. Certains États font comme le Pharisien, qui gobait des chameaux et faisait la grimace devant une mouche, tandis que d'autres sont plus judicieux ; dans ces derniers, les individus sont « plus libres » parce qu'ils sont moins menés à la baguette. Mais libre, je ne le suis dans aucun État. Leur fameuse tolérance ne s'exerce qu'en faveur de ce qui est « inoffensif » et « sans danger »; elle n'est que leur haussement d'épaules devant ce qui ne vaut pas qu'ils en tiennent compte, et n'est qu'un — despotisme plus imposant, plus auguste et plus orgueilleux. Certain État a manifesté pendant quelque temps des velléités de s'élever au-dessus des querelles littéraires, et de permettre à tous de s'y livrer à coeur joie ; l'Angleterre, elle, porte la tête trop haut pour entendre la rumeur de la foule et sentir la — fumée de tabac. Mais malheur à la littérature qui s'attaque à l'État même, malheur aux soulèvements populaires qui mettent l'État en danger ! Dans l'État auquel nous faisions allusion, on rêve d'une « science libre », et en Angleterre on rêve d'une « vie populaire libre ».

L'État laisse autant que possible les individus jouer librement, pourvu qu'ils ne prennent pas leur jeu au sérieux et ne le perdent pas de vue, lui, l'État. Il ne peut s'établir d'homme à homme de relations qui ne soient inquiétées, sans « surveillance et interventions supérieures ». Je ne puis pas faire tout ce dont je serais capable, mais seulement ce que l'État me permet de faire ; je ne puis faire valoir ni mes pensées, ni mon travail, ni en général rien de ce qui est à moi.

L'État ne poursuit jamais qu'un but : limiter, enchaîner, assujettir l'individu, le subordonner à une généralité quelconque. Il ne peut subsister qu'à condition que l'individu ne soit pas pour soi-même tout dans tout ; il implique de toute nécessité la limitation du moi, ma mutilation et mon esclavage. Jamais l'État ne se propose de stimuler la libre activité de l'individu; la seule activité qu'il encourage est celle qui se rattache au but que lui-même poursuit. Jamais non plus l'État n'est capable de produire rien de collectif; on ne peut pas dire qu'un tissu est l'oeuvre « collective » des différentes parties d'une machine, il est plutôt l'oeuvre de toute la machine considérée comme une unité : il en est de même de tout ce qui sort de la machine de l'État, car l'État est le ressort qui met en mouvement les rouages des esprits individuels dont aucun ne suit sa propre impulsion, L'état cherche par sa censure, sa surveillance et sa police à enrayer toute activité libre ; en jouant ce rôle de bâton dans les roues, il croit (avec raison d'ailleurs, car sa conservation est à ce prix) remplir son devoir. L'État veut faire de l'homme quelque chose, il veut le façonner ; aussi l'homme, en tant que vivant dans l'État, n'est-il qu'un homme factice ; quiconque veut être soi-même est l'adversaire de l'État et n'est rien. « Il n'est rien signifie : l'État ne l'utilise pas, ne lui accorde aucun titre, aucun emploi, aucune commission, etc.

Edgar Bauer, dans ses Liberalen Bestrebungen (Revendications libérales, II, 50), rêve d' « un gouvernement qui, issu du Peuple, ne puisse jamais se trouver en opposition avec lui. Il est vrai qu'il retire lui-même (p. 69) le mot « gouvernement »:« Dans une république, il ne peut y avoir de gouvernement, il n'y a de place que pour un pouvoir exécutif. Pure et simple émanation du Peuple, ce pouvoir ne pourrait lui opposer ni une puissance indépendante, ni des principes et des fonctionnaires à lui ; il n'aurait d'autre fondement et son autorité et ses principes n'auraient d'autre source que le Peuple, unique et suprême puissance de l'État. La notion de gouvernement est incompatible avec celle d'État démocratique. » Mais cela revient au même. Tout ce qui émane, découle ou dérive d'une chose en devient indépendant et, comme l'enfant sorti du sein de la mère, se met immédiatement en opposition avec elle. Le gouvernement, sans ce caractère d'indépendance et d'opposition, ne serait rien du tout.

« Dans l'État libre, il n'y a pas de gouvernement, etc. » (p. 94). Ceci veut simplement dire que le Peuple, lorsqu'il est le souverain, ne se laisse pas régenter par une puissance supérieure. Mais en est-il autrement dans la monarchie absolue ? Qui dit souverain exclut toute idée d'une puissance supérieure. Que le souverain s'appelle Prince ou Peuple, jamais il ne peut y avoir un gouvernement au-dessus de lui, cela va de soi. Mais dans tout État, absolu, républicain ou « libre », il y aura toujours un gouvernement au-dessus de Moi, et je ne me trouverai pas mieux de l'un que de l'autre.

La République n'est qu'une — monarchie absolue, car peu importe que le souverain s'appelle Prince ou peuple : l'un et l'autre sont une « Majesté ».

Le régime constitutionnel démontre précisément que personne ne veut et ne peut se résigner à n'être qu'un instrument. Les ministres dominent leur maître, le Prince, et les députés dominent leur maître, le Peuple. Le Prince doit se conformer à la volonté des ministres et le Peuple doit se laisser mener par le bout du nez où il plaît aux Chambres de le conduire. Le constitutionnalisme va plus loin que la république, attendu que l'État y est conçu comme en dissolution.

Edgar Bauer nie (p. 56) que dans l'État constitutionnel le Peuple était une « personnalité ». — Et dans la République ? Dans l'État constitutionnel, le Peuple est un — parti, et un parti est bien une « personne », s'il vous plaît de parler d'une personne morale ou « politique » (p. 76). Le fait est qu'une personne morale, qu'on la baptise parti populaire, Peuple ou encore « le Seigneur », n'est nullement une personne, mais un fantôme.

Plus loin, Edgar Bauer ajoute (p. 60) : « La tutelle est la caractéristique de tout gouvernement ». En vérité, elle est plus encore celle d'un Peuple et d'un « État démocratique »; elle est le caractère essentiel de toute — archie. Un État démocratique qui « résume en lui toute puissance », qui est « maître absolu », ne peut pas me laisser devenir majeur et user de mes forces. Et quel enfantillage de ne plus vouloir donner aux fonctionnaires élus par le peuple le nom de « serviteurs » et d' « instruments », sous prétexte qu'ils sont « les exécuteurs de la volonté libre et raisonnable que le Peuple exprime dans ses lois » (p. 73) !

« Il ne peut être mis d'unité dans l'État, dit-il encore (p. 74), qu'en subordonnant toutes les administrations aux intentions du gouvernement. » Mais son État démocratique doit, lui aussi, avoir de l' « unité » ; comment s'y passer de la subordination, de la soumission à la — volonté du Peuple ?

« Dans un État constitutionnel, tout l'édifice gouvernemental repose en définitive sur le Régent et dépend de son sentiment » (p. 130). Comment pourrait-il en être autrement dans un « État démocratique »? N'y serais-je pas également régi par le sentiment populaire, et cela fait-il pour Moi une grande différence de dépendre des sentiments d'un Prince ou de dépendre des sentiments du Peuple, de ce qu'on nomme l' « opinion publique ? Si, comme Edgar Bauer le dit avec raison, dépendance équivaut à « rapport religieux », le Peuple restera pour Moi, dans un État démocratique, une puissance supérieure, une « majesté » (la « majesté » est proprement l'essence du Dieu et du Prince), avec laquelle je serai dans un rapport religieux. — Et le Peuple souverain serait irresponsable comme l'est le régent constitutionnel. Tous les efforts d'Edgar Bauer aboutissent à un changement de maître. Au lieu de vouloir libérer le Peuple, il aurait dû s'occuper de la seule liberté réalisable, de la sienne.

Dans l'État constitutionnel, l'absolutisme a fini par entrer en lutte avec lui-même, parce qu'il a abouti à un antagonisme : le gouvernement veut être absolu, et le Peuple veut être absolu. Ces deux absolus se détruiront l'un l'autre.

Edgar Bauer s'indigne de ce que le roi constitutionnel soit donné par la naissance, c'est-à-dire par le hasard. Mais quand « le Peuple sera devenu l'unique puissance dans l'État » (p. 132), n'est-ce pas à un hasard pareil que nous devrons de l'avoir pour maître ? Qu'est-ce donc que le Peuple ? Le Peuple n'a jamais été que le corps du gouvernement; c'est plusieurs corps sous un même bonnet (couronne de prince) ou plusieurs corps sous une même constitution. Et la constitution est le — prince. Princes et Peuples ne peuvent subsister que tant qu'ils ne s'identifient pas. Quand plusieurs Peuples sont réunis sous une même constitution, comme cela s'est vu par exemple dans l'ancienne monarchie perse et se voit encore aujourd'hui, ces « Peuples » ne comptent plus que pour des « provinces ». En face de Moi, en tout cas, le Peuple n'est qu'une puissance — fortuite ; c'est une force de la nature, un ennemi que je dois vaincre.

Que faut-il entendre par un peuple « organisé » (id., p. 132)? Un Peuple « qui n'a plus de gouvernement » et qui se gouverne lui-même. Donc, dans lequel aucun Moi ne dépasse le niveau, un Peuple organisé par l'ostracisme. L'ostracisme, le bannissement des « Moi », fait du peuple son propre gouverneur.

Si vous parlez d'un Peuple, il faut aussi parler d'un prince, car pour être, pour vivre et pour faire de l'histoire le Peuple doit, comme tout ce qui agit, avoir une tête, un « chef ». C'est ce que Proudhon exprime en disant : « Une société pour ainsi dire acéphale ne peut vivre [3].

On invoque à chaque instant aujourd'hui la vox populi ; l’« opinion publique » doit gouverner les princes. Il est bien certain que la vox populi est en même temps vox dei ; mais à quoi bon l'une et l'autre ? Et la vox principis n'est-elle pas aussi vox dei ?

On peut ici se rappeler les « Nationalistes ». Vouloir faire des trente-huit États de l'Allemagne une nation est aussi absurde que d'entreprendre de réunir en un seul essaim trente-huit essaims d'abeilles conduits par leurs trente-huit reines. Toutes sont des abeilles, mais ce n'est pas en tant qu'abeilles qu'elles tiennent les unes aux autres et peuvent s'unir : elles sont simplement, comme abeilles sujettes, liées à leurs souveraines, les reines. Abeilles et Peuples sans volonté, et l'instinct de leurs reines les conduit.

En rappelant aux abeilles la qualité d'abeilles qui leur est commune, on ferait exactement ce que l'on fait si bruyamment aujourd'hui lorsqu'on rappelle aux Allemands leur qualité d'Allemands. Le fait d'être Allemands a de commun avec le fait d'être abeilles qu'il renferme en soi la nécessité de scissions et de séparations, sans cependant impliquer la séparation dernière, celle qui, en accomplissant la séparation radicale, en ferait sortir en même temps la fin de toute séparation. J'entends la séparation de l'homme d'avec l'homme.

La qualité d'Allemands est partagée par divers peuples et diverses tribus, c'est-àdire par diverses ruches d'abeilles ; mais l'individu qui a la propriété d'être un Allemand est encore tout aussi impuissant que l'abeille isolée. Et cependant, seuls les individus peuvent s'allier ; toutes les alliances et toutes les ligues entre peuples sont et resteront des assemblages mécaniques, parce que ceux qui sont ainsi unis (du moment que l'on considère que ce sont les Peuples qui s'unissent) n'ont pas de volonté. Ce n'est que lorsque l'ultime séparation aura eu lieu que la séparation elle-même cessera pour se transformer en alliance.

Les Nationalistes s'efforcent de faire une unité abstraite et sans vie de tout ce qui est abeille. Les individualistes, eux, lutteront pour l'unité personnellement voulue qui naît de l'association. C'est la marque de toutes les tendances réactionnaires de vouloir instaurer quelque chose de général, d'abstrait, un concept creux et sans vie, tandis que les voeux des égoïstes tendent à délivrer les individus pleins de vie et de vigueur du faix des généralités abstraites. Les réactionnaires voudraient faire jaillir de terre un Peuple, une Nation; les égoïstes n'ont en vue qu'eux-mêmes. Au fond, les deux tendances actuellement à l'ordre du jour, la tendance particulariste au rétablissement des droits provinciaux et des anciennes distinctions de races (Francs, Bavarois, etc., Lusace, etc.), et la tendance unitaire au rétablissement de l'unité nationale ont même origine et même signification. Les Allemands ne seront unis, c'est-à-dire ne s'uniront, que du jour où ils auront envoyé au diable leur qualité d'abeilles et jeté par terre toutes leurs ruches, ou, en d'autres termes, du jour où ils seront plus qu' Allemands; alors seulement ils pourront former une « association allemande ». Ce n'est ni dans leur nationalité ni dans le ventre de leur mère qu'ils doivent rentrer pour parvenir à une renaissance ; que chacun rentre en soi-même! N'est-ce pas un spectacle sentimental prodigieusement ridicule que celui d'un Allemand qui serre la main à son voisin avec une sainte émotion parce que « lui aussi est un Allemand »? Le voilà bien avancé ! Mais ne riez pas, cela passera pour fort touchant tant qu'on rêvera encore de « fraternité » et que la voix du sang ne se sera pas tue. Nos Nationalistes, qui prétendent fabriquer une grande famille allemande, sont incapables de se délivrer de la superstition de la « piété », de la « fraternité », de l’ « amour filial », et de tous les poncifs sentimentaux qui composent le répertoire de l'esprit de famille.

Il suffirait pourtant aux susdits Nationalistes de bien comprendre eux-mêmes ce qu'ils veulent pour ne plus se livrer aux embrassades des teutomanes à romances, car la coalition en vue de résultats et d'intérêts matériels qu'ils prônent aux Allemands n'est qu'une association volontaire, active et spontanée.

L'impersonnalité de ce qu'on nomme Peuple et Nation éclate dans ce fait qu'un Peuple qui veut faire tout son possible pour mettre son Moi en valeur place à sa tête un chef sans volonté. Il ne peut échapper à ce dilemme : ou bien être asservi à un prince qui ne réalise que lui-même et son bon plaisir personnel — et dans ce cas il ne reconnaîtra pas dans ce « maître absolu » sa propre volonté, la volonté populaire —, ou bien hisser sur le trône un prince soliveau qui ne témoigne d'aucune volonté personnelle — et dans ce second cas il aura un prince sans volonté qu'on pourrait, sans aucun inconvénient, remplacer par un mécanisme d'horlogerie bien réglé. De ces considérations il résulte, clair comme le jour, que le moi du Peuple est une puissance impersonnelle, « spirituelle », — la Loi. Le moi du Peuple est par conséquent un fantôme et non un moi. Je ne suis un moi que parce que c'est Moi qui me fais, c'est-àdire parce que Je ne suis pas l'oeuvre d'un autre, mais proprement mon oeuvre. Et qu'est-ce que le moi du Peuple ? Un hasard le lui donne, les circonstances lui imposent tel ou tel maître héréditaire ou lui procurent le chef qu'il élit ; il n'est pas son produit, le produit du Peuple « souverain », comme Je suis mon produit. Figure-toi que l'on te veuille persuader que tu n'es pas toi, mais que toi, c'est Pierre ou Paul. C'est ce qui arrive au peuple, et il ne pourrait en être autrement, attendu que le peuple n'a pas plus un moi que les onze planètes assemblées n'en ont un, encore qu'elles gravitent autour d'un centre commun.

Pendant longtemps, l'homme a passé pour un citoyen du Ciel. Un voudrait en faire aujourd'hui comme au temps des Grecs un zoon politicon, un citoyen de l'État ou homme politique. Le Grec fut enseveli sous les ruines de son État, et le citoyen céleste tombera avec son Ciel. Mais nous n'entendons pas que la Nation, la Nationalité ou le Peuple nous entraînent dans leur chute, nous n'entendons point n'être que des animaux politiques. Depuis la Révolution, on cherche à faire le bonheur du Peuple, et pour faire le Peuple heureux, grand, etc., on nous rend malheureux ! Le bonheur du Peuple est — mon malheur.

On peut juger du vide que recouvrent de leur emphase les discours des Libéraux politiques en feuilletant l'ouvrage de Nauwerk : Ueber die Theilnahme am Staate (Sur la participation à l'État). L'auteur se plaint de l'indifférence et de l'apathie qui empêchent les gens d'être des citoyens dans toute l'acception du mot, et il s'exprime comme s'il n'était possible d'être homme qu'à condition de prendre une part active à la vie de l'État, c'est-à-dire à condition de jouer un rôle politique. En cela il est logique, car si on considère l'État comme le dépositaire et le gardien de toute « humanité », nous ne pouvons avoir rien d'humain si nous n'y participons pas. Mais en quoi cela touche-t-il l'égoïste ? En rien, car l'égoïste est lui-même le gardien de son humanité, et la seule chose qu'il demande à l'État, c'est de s'ôter de son soleil. Ce n'est que si l'État vient à toucher à sa propriété que l'égoïste sort de son indifférence. Si les affaires de l'État n'atteignent pas le savant enfermé dans son cabinet, doit-il s'en inquiéter parce que cette sollicitude est « le plus sacré de ses devoirs »? Tant que l'État ne se met pas en travers de ses études favorites, qu'a-t-il besoin de s'en laisser distraire ? Que ceux-là s'inquiètent de la marche de l'État qui sont personnellement intéressés à le voir rester comme il est ou changer.

Ce n'est pas l'idée d'un « devoir sacré » à remplir qui pousse et qui poussera jamais personne à consacrer ses veilles à l'État, pas plus que ce n'est « par devoir » qu'on se fait disciple de la science, artiste, etc.; l'égoïsme seul peut y conduire. Démontrez aux gens que leur égoïsme exige qu'ils offrent leur concours à l'État, et vous n'aurez pas besoin de les exhorter longtemps ; mais si vous faites appel à leur patriotisme, etc., vous prêcherez longtemps ce « service d'amour » à des coeurs sourds. Le fait est que jamais les égoïstes ne participeront comme vous l'entendez à la vie de l'État.

Je trouve dans Nauwerk une phrase imprégnée du plus pur Libéralisme : « L'homme n'accomplit sa mission que pour autant qu'il se sache et se sente membre de l'Humanité, et qu'il agisse comme tel. » Et plus loin : « Tels que les conçoit le Théologien, les rapports de l'homme avec l'État se réduisent à n'être plus qu'une pure affaire privée, ce qui équivaut à les nier et les détruire. » Et la Religion, telle que la conçoit le Politique, que devient-elle ? Une « affaire privée ».

Si, au lieu de leur parler du « devoir sacré », de la « destination de l'homme », de la « vocation d'être parfaitement humains » et d'autres commandements de même espèce, on représentait aux gens le tort qu'ils font à leur intérêt en laissant aller l'État comme il va, on leur tiendrait, aux tirades près, le même langage qu'on leur tient dans les moments critiques quand on veut atteindre son but. Mais au lieu de cela, notre théologophobe s'écrie : « S'il fut jamais un temps où l'État dut pouvoir compter sur tous les siens, c'est bien le nôtre. — L'homme qui pense reconnaît dans la coopération théorique et pratique à l'État un devoir, et un des devoirs les plus sacrés qui peuvent lui incomber. » Puis il examine de plus près la « nécessité catégorique qu'il y a pour chacun de s'intéresser à l'État ».

Celui-là est un politicien et le restera de toute éternité qui loge l'État dans sa tête ou dans son coeur ou dans les deux à la fois ; c'est un possédé de l'État, il a la Foi.

« L'État est la condition indispensable du développement intégral de l'humanité. » Certes, il le fut, aussi longtemps que nous nous proposâmes de développer l'humanité; mais maintenant que nous voulons nous développer, il ne peut plus nous être qu'un embarras.

Peut-on encore se proposer, aujourd'hui, de réformer et d'améliorer l'État et le Peuple ? Pas plus que la Noblesse, le Clergé, l'Église, etc.; on peut les suspendre, les détruire, les supprimer, mais non les réformer. Ce n'est pas en la réformant qu'on fait d'une absurdité une chose sensée ; mieux vaut la mettre immédiatement au rebut. Il ne doit plus, à l'avenir, être question de l'État (constitution de l'État, etc.), mais de Moi. Toutes les questions relatives à la puissance souveraine, à la constitution, etc., retombent ainsi dans l'abîme dont elles n'auraient pas dû sortir, leur néant. Moi, ce rien, je ferai jaillir de moi-même mes créations.


Au chapitre de la Société se rattache celui du « parti » dont on a en ces derniers temps chanté les louanges.

Il y a dans l'État des partis. « Mon Parti ! Qui voudrait ne pas prendre parti ! » Mais l'individu est unique et n'est pas membre d'un parti. Il s'unit librement et se sépare ensuite librement. Un parti n'est autre chose qu'un État dans l'État, et la « paix » doit régner dans ce petit essaim d'abeilles comme dans le grand. Ceux-là mêmes qui proclament avec le plus d'énergie qu'il faut qu'il y ait dans l'État une opposition sont les premiers à s'indigner contre la discorde des partis. Preuve qu'eux non plus ne veulent qu'un — État. C'est contre l'Individu, et non contre l'État, que se brisent tous les partis.

Il n'est rien qu'on entende plus souvent aujourd'hui que l'exhortation à rester fidèle à son parti ; les hommes de parti ne méprisent rien tant qu'un renégat. On doit marcher les yeux fermés à la suite de son parti, et approuver et adopter sans réserve tous ses principes. En vérité, le mal n'est pas aussi grand ici que dans certaines sociétés qui lient leurs membres par des lois ou statuts fixes et immuables (par exemple, les ordres religieux, la société de Jésus, etc.). Mais le parti cesse d'être une association dès le moment où il veut rendre obligatoires certains principes et les mettre au-dessus de toute discussion et de toute atteinte ; c'est précisément ce moment qui marque la naissance du parti. Sitôt le parti constitué et en tant que parti, il est une société née, une alliance morte, une idée devenue idée fixe. Le parti de l'absolutisme ne peut tolérer chez aucun de ses membres le moindre doute sur la vérité du principe absolutiste. Ce doute ne leur serait possible que s'ils étaient assez égoïstes pour vouloir être encore quelque chose en dehors de leur parti, c'est-à-dire pour vouloir être « impartiaux ». Ils ne peuvent être impartiaux que comme égoïstes et non comme hommes de parti. Si tu es Protestant, et si tu appartiens au parti qu'est le Protestantisme, tu ne peux que maintenir ton parti dans la bonne voie ; à la rigueur, tu pourrais le « purifier », mais non le rejeter. Es-tu Chrétien, es-tu enrôlé dans le parti chrétien, tu ne peux en sortir en tant que membre de ce parti ; si tu en transgresses la discipline, ce sera seulement lorsque ton égoïsme, c'est-à-dire ton « impartialité », t'y poussera. Quelques efforts qu'aient faits les Chrétiens, jusqu'à Hegel et aux Communistes inclusivement, pour fortifier leur parti, ils en sont restés à ceci : le Christianisme devant renfermer la vérité éternelle, il suffit de l'en extraire, de la démontrer et de la faire accepter.

Bref, le parti est contradictoire à l'impartialité, et cette dernière est une manifestation de l'égoïsme. Que m'importe d'ailleurs le parti ? Je trouverai toujours assez de compagnons qui se réuniront à moi sans prêter serment à mon drapeau.

Si quelqu'un passe d'un parti à l'autre, on l'appelle immédiatement transfuge, déserteur, renégat, apostat, etc. La Morale, en effet, exige que l'on adhère fermement à son parti ; le trahir, c'est se souiller du crime d'« infidélité »; mais l'individualité, elle, ne connaît ni « fidélité » ni « dévouement » de précepte ; elle permet tout, y compris l'apostasie, la désertion et le reste. Les Moraux eux-mêmes se laissent inconsciemment diriger par le principe égoïste quand ils ont à juger quelqu'un qui abandonne son parti pour se rallier au leur ; bien mieux, ils ne se font aucun scrupule d'aller racoler des partisans dans le camp opposé ! Ils devraient seulement avoir conscience d'une chose, c'est qu'il faut agir d'une façon immorale pour agir d'une façon personnelle, ce qui revient ici à dire qu'il faut savoir rompre sa foi et même son serment si l'on veut se déterminer soi-même au lieu de se laisser déterminer par des considérations morales. Un apostat se peint toujours sous des couleurs douteuses aux yeux des gens de moralité sévère; ils ne lui accorderont pas facilement leur confiance, car il s'est souillé d'une « trahison », c'est-à-dire d'une immoralité. Ce sentiment est presque général chez les gens de culture inférieure. Les plus éclairés sont sur ce point, comme sur tous, incertains et troublés ; la confusion de leurs idées ne leur permet pas d'avoir clairement conscience de la contradiction où les accule nécessairement le principe de moralité. Ils n'osent pas accuser franchement l'apostolat d'immoralité, car eux-mêmes prêchent en somme l'apostasie, le passage d'une religion à une autre, etc.; d'autre part, ils n'osent pas abandonner leur point d'appui dans la moralité. Quelle excellente occasion, pourtant, de la jeter par-dessus bord !

Les Individus ou Uniques sont-ils d'un parti ? Eh! comment pourraient-ils être uniques s'ils appartenaient à un parti ?

Ne peut-on donc être d'aucun parti ? Entendons-nous : En entrant dans votre parti et dans vos cercles, je conclus avec vous une alliance, qui durera aussi longtemps que votre parti et moi poursuivrons le même but. Mais si aujourd'hui je me rallie encore à son programme, demain peut-être je ne pourrai plus le faire et je lui deviendrai « infidèle ». Le parti n'a pour moi rien qui me lie, rien d'obligatoire, et je ne le respecte pas ; s'il cesse de me plaire, je me retourne contre lui.

Les membres de tout parti qui tient à son existence et à sa conservation ont d'autant moins de liberté, ou plus exactement, d'autant, moins de personnalité, et ils manquent d'autant plus d'égoïsme qu'ils se soumettent plus complètement à toutes les exigences de ce parti. L'indépendance du parti implique la dépendance de ses membres.

Un parti, quel qu'il soit, ne peut jamais se passer d'une profession de foi, car ses membres doivent croire à son principe et ne peuvent le mettre en doute ni le discuter, il doit être pour eux un axiome certain et indubitable. En d'autres termes : on doit appartenir corps et âme à son parti ; sinon, on n'est plus véritablement un homme de parti, on est plus ou moins un — égoïste. Que le moindre doute s'élève chez toi au sujet du Christianisme, et, tu ne seras plus un vrai Chrétien, toi qui auras eu l'impiété grande d'examiner le dogme et de traîner le Christianisme devant le tribunal de ton égoïsme. Tu te seras rendu coupable envers le Christianisme, cette affaire de parti (affaire de parti, parce qu'il n'est pas l'affaire, par exemple, des Juifs, qui sont d'un autre parti). Mais tant mieux pour toi si un péché ne t'épouvante pas : ton audacieuse impiété va t'aider à atteindre l'Individualité.

Ainsi donc, un égoïste ne pourra jamais embrasser un parti, il ne pourra jamais prendre parti ? Mais si, il le peut parfaitement, pourvu qu'il ne se laisse pas saisir et enchaîner par le parti ! Le parti n'est jamais pour lui qu'une partie : il est de la partie, il prend part.


Le meilleur État est évidemment celui qui renferme les citoyens les plus fidèles à la loi. À mesure que le noble sentiment de la légalité languit et s'éteint, l'État, qui est un système de moralité et la vie morale elle-même, voit baisser ses forces et décroître ses biens. Avec les bons citoyens disparaît le bon État ; il sombre dans l'anarchie.

« Respect à la Loi ! », tel est le ciment qui maintient debout tout l'édifice d'un État. « La loi est sacrée, celui qui la viole est un criminel. » Sans le crime, pas d'État. Le monde moral — et c'est l'État — est plein de fripons, de trompeurs, de menteurs, de voleurs, etc. L'État étant la « souveraineté de la Loi » et sa hiérarchie, l'égoïste ne peut parvenir à ses fins que par le crime, dans tous les cas où son intérêt est opposé à celui de l'État.

L'État ne peut cesser d'exiger que ses lois soient tenues pour sacrées. Aussi l'Individu est-il aujourd'hui, vis-à-vis de l'État, exactement ce qu'il était jadis vis-à-vis de l'Église, un profane (un barbare, un homme naturel, un « égoïste », etc.). Devant l'Individu, l'État se ceint d'une auréole de sainteté. Il fait, par exemple, une loi sur le duel. Deux hommes qui conviennent de risquer leur vie afin de régler une affaire (quelle qu'elle soit) ne peuvent exécuter leur convention, parce que l'État ne le veut pas : ils s'exposeraient à des poursuites judiciaires et à un châtiment. Que devient la liberté de l'arbitre ? Il en est tout autrement là où, comme en Amérique du Nord, la société décide de faire subir aux duellistes certaines conséquences désagréables de leur acte et leur retire, par exemple, le crédit dont ils avaient joui antérieurement. Refuser son crédit est l'affaire de chacun, et s'il plaît à une société de le retirer à quelqu'un pour l'une ou l'autre raison, celui qu'elle frappe ne peut pas se plaindre d'une atteinte à sa liberté : la société n'a fait qu'user de la sienne. Il ne s'agit plus, ici, d'une expiation ni du châtiment d'un crime. En Amérique du Nord, le duel n'est pas un crime, c'est un acte contre lequel la société prend des mesures de prudence et se préserve. L'État, au contraire, qualifie le duel crime, c'est-à-dire violation de sa loi sacrée : il en fait une affaire criminelle. La société dont nous parlions laisse l'individu parfaitement libre de s'exposer aux suites funestes ou désagréables qu'entraînera sa manière d'agir, et laisse pleine et entière sa liberté de vouloir ; l'État fait précisément le contraire : il dénie toute légitimité à la volonté de l'individu et ne reconnaît comme légitime que sa propre volonté, la loi de l'État. Il en résulte que celui qui transgresse les commandements de l'État peut être considéré comme violant les commandements de Dieu, opinion, d'ailleurs, que l'Église a soutenue. Dieu est la Sainteté en soi et pour soi, et les commandements de l'Église comme ceux de l'État sont les ordres que cette Sainteté donne au monde par l'intermédiaire de ses prêtres ou de ses maîtres de droit divin. L'Église avait les péchés mortels, l'État a les crimes qui entraînent la mort ; elle avait ses hérétiques, il a ses traîtres ; elle avait des pénitences, il a des pénalités ; elle avait les inquisiteurs, il a les agents du fisc ; bref, à l'une le péché, à l'autre le crime ; là, le pécheur, ici, le criminel ; là, l'inquisition, et ici — encore l'inquisition ! La sainteté de l'État ne tombera-t-elle pas comme est tombée la sainteté de l'Église ? La crainte de ses lois, le respect de sa majesté, la misère et l'humiliation de ses sujets, tout cela va-t-il durer ? Ne viendra-t-il pas un jour où l'on cessera de se prosterner devant l'image du saint ?

Quelle folie d'exiger que le pouvoir de l'État lutte à armes courtoises avec l'individu et, comme on l'a dit à propos de la liberté de la presse, partage avec son adversaire le vent et le soleil ! Pour que l'État, cette idée, ait un pouvoir réel, il doit être une puissance supérieure à l'individu. L'État est « sacré », donc il ne peut pas prêter le flanc aux « attaques impies » des individus. Si l'État est sacré, il faut une censure. Les Libéraux politiques admettent les prémisses et nient la conséquence. Toutefois, ils accordent à l'État les mesures de répression, car il est bien convenu, et ils n'en démordent pas, que l'État est plus que l'individu et que sa vengeance, qu'il appelle peine ou châtiment, est légitime.

Le mot peine n'a de sens que s'il désigne la pénitence infligée au profanateur d'une chose sacrée. Celui qui tient une chose pour sacrée mérite évidemment qu'une peine lui soit infligée dès qu'il s'y attaque. Un homme qui épargne une vie humaine parce que cette vie lui est sacrée et que l'idée d'y attenter lui fait horreur est un homme — religieux.

Weitling impute au « désordre social » tous les crimes qui se commettent, et il espère que sous le régime communiste les crimes deviendront impossibles, les mobiles (l'argent, par exemple) en ayant disparu. Mais son bon naturel l'égare, car la société organise, telle qu'il l'entend, sera, elle aussi, sacrée et inviolable. Il n'y manquera pas de gens qui, la bouche pleine de professions de foi communistes, travailleront sous main à sa ruine. Somme toute, Weitling est bien obligé de s'en tenir aux « moyens curatifs » à opposer aux maladies et aux faiblesses inséparables de la nature humaine ; mais ce mot « curatif » n'indique-t-il pas déjà que l'on considère les individus comme « voués » à une certaine « cure » et qu'on va leur appliquer les remèdes qu' « appelle » leur nature d'hommes ?

Le remède et la cure ne sont que l'autre face du châtiment et de l'amendement, la thérapeutique du corps fait le pendant de la diététique de l'âme. Si celle-ci voit dans une action un péché contre le Droit, celle-là y voit un péché de l'homme contre luimême, le dérangement de sa santé. Ne vaudrait-il pas mieux considérer simplement ce que cette action a de favorable ou de défavorable pour Moi et voir si elle m'est amie ou ennemie ? Je la traiterais alors comme ma propriété, c'est-à-dire que je la conserverais ou la détruirais à mon gré.

« Crime » et « maladie » ne sont point des noms qui s'appliquent à une conception égoïste des choses qu'ils désignent ; ce sont des jugements portés non pas par Moi mais par un autre, sur l'offense faite au Droit en général, ou à la Santé, que ce soit la santé de l'individu (du malade) ou de la généralité (de la Société). On n'a aucun ménagement pour le « crime », tandis qu'on use envers la « maladie » de douceur, de compassion, etc.

Le crime est suivi du châtiment. Si le Sacré disparaît, entraînant le crime avec lui, le châtiment doit disparaître également, car lui non plus n'a de signification que par rapport au Sacré. On a aboli les peines ecclésiastiques. Pourquoi ? Parce que la façon dont il se comporte envers le « saint Dieu » est l'affaire de chacun. Comme est tombée la peine ecclésiastique doivent tomber toutes les peines. Si le péché envers son Dieu est l'affaire personnelle de chacun, il en est de même du péché envers tout Sacré quel qu'il soit. Suivant la doctrine de notre droit pénal, que l'on s'efforce vainement de rendre moins anachronique, on punit les hommes de telle ou telle « inhumanité », et l'on démontre ainsi par l'absurdité de leurs conséquences la niaiserie de ces théories qui font pendre les petits voleurs et laissent courir les grands. Pour un attentat contre la propriété, on a le bagne, et pour un « viol de pensées », pour l'oppression des « droits naturels de l'homme », on n'a que des représentations et des prières.

Le Code pénal n'existe que grâce au Sacré et disparaîtra de lui-même quand on renoncera au châtiment. Partout, actuellement, on veut créer un nouveau Code pénal, sans éprouver le moindre scrupule au sujet des pénalités à édicter. C'est pourtant justement la peine qui doit disparaître, pour faire place à la satisfaction : satisfaction, encore une fois, non point du Droit ou de la Justice, mais de nous. Si quelqu'un nous fait ce que nous ne voulons pas qui nous soit fait, nous brisons sa puissance et nous faisons prévaloir la nôtre : nous nous donnons satisfaction à son égard sans faire la folie de vouloir donner satisfaction au Droit (au fantôme). C'est l'homme qui doit se défendre contre l'homme, et ce n'est pas le Sacré, pas plus que ce n'est Dieu qui se défend contre l'homme ; — encore que jadis, et parfois aussi de nos jours, on ait vu tous les « serviteurs de Dieu » lui prêter main-forte pour châtier l'impie, comme ils prêtent aujourd'hui main-forte au Sacré. De ce dévouement au Sacré il résulte que, sans y avoir d'intérêt vital et personnel, on livre les malfaiteurs aux griffes de la police et des tribunaux : on donne procuration aux autorités constituées pour qu'elles « administrent pour le mieux le domaine du Sacré » et on reste neutre. Le peuple met une véritable rage à exciter la police contre tout ce qui lui semble immoral ou souvent simplement inconvenant, et cette rage de moralité qui possède le peuple est pour la police une protection bien plus sûre que celle que pourrait lui assurer le gouvernement.

C'est par le crime que l'Égoïste s'est toujours affirmé et a renversé d'une manière sacrilège les saintes idoles de leurs piédestaux. Rompre avec le Sacré ou, mieux encore, rompre le Sacré peut devenir général. Ce n'est pas une nouvelle révolution qui approche ; mais, puissant, orgueilleux, sans respect, sans honte, sans conscience, un — crime ne gronde-t-il pas avec le tonnerre à l'horizon, et ne vois-tu pas que le ciel, lourd de pressentiments, s'obscurcit et se tait ?


Celui qui se refuse à dépenser ses forces pour des sociétés aussi restreintes que la Famille, le Parti ou la Nation aspire encore toujours à une société de signification plus haute ; lorsqu'il a découvert la « Société humaine » ou l’ « Humanité », il croit avoir trouvé l'objet véritablement digne de son culte auquel il mettra son honneur à se sacrifier : à partir de ce moment, « sa vie et ses services appartiennent à l'Humanité ».

Le Peuple est le corps, l'État est l'esprit de cette Personne souveraine qui m'a jusqu'ici opprimé. On a voulu transfigurer le Peuple et l'État en les élargissant jusqu'à y voir respectivement l'« humanité » et la « raison universelle ». Mais ce magnificat n'aboutit qu'à rendre la servitude plus lourde ; Philanthropes et Humanitaires sont des maîtres aussi absolus que les Politiciens et les Diplomates.

Les Critiques contemporains déclament contre la Religion parce qu'en plaçant Dieu, le divin, le moral, etc., en dehors de l'homme, elle en fait quelque chose d'objectif tandis qu’eux au contraire, préfèrent laisser ces sujets dans l'homme. Mais ils n'en versent pas moins dans l'ornière religieuse, et ils imposent, eux aussi, une « vocation »à l'homme en le voulant divin, humain, etc. : Moralité, liberté, humanité, etc., doivent être son essence. La Politique, comme la Religion, prétendit se charger de l' « éducation » de l'homme, le conduire à la réalisation de son « essence » et de sa « destination », en un mot faire de lui quelque chose, c'est-à-dire en faire un véritable homme ; l'une entend par là un « vrai croyant », l'autre un « vrai citoyen » ou un « véritable sujet ». En somme, que vous appeliez ma vocation divine ou humaine, cela revient au même.

Religion et Politique placent l'homme sur le terrain du devoir. Il doit devenir ceci ou cela, il doit être ainsi et non autrement. Avec ce postulat, ce commandement, chacun s'élève non seulement au-dessus des autres, mais encore au-dessus de luimême. Nos Critiques disent : « Tu dois être complètement homme, tu dois être un homme libre. » Eux aussi sont en train de proclamer une nouvelle Religion et d'ériger un nouvel idéal absolu, un idéal qui sera la Liberté. Les hommes doivent être libres. Il n'y aurait pas à s'étonner de voir paraître des missionnaires de la Liberté, semblables aux missionnaires de la foi que le Christianisme, convaincu que tous les hommes étaient destinés à devenir chrétiens, envoyait à la conquête du monde païen. Et de même que, jusqu'à présent, la Foi s'est constituée en Église et la Moralité en État, la Liberté pourrait suivre leur exemple et se constituer en une communion nouvelle, qui pratiquerait à son tour la « propagande ». Il n'y a, évidemment, aucune raison de s'opposer à un essai d'association quel qu'il soit, mais il faut s'opposer d'autant plus énergiquement à toute résurrection de l'ancienne charge d'âme, de la tutelle, bref, au principe qui veut que l'on fasse de nous quelque chose, que ce soit des chrétiens, des sujets ou des affranchis et des hommes.

On peut bien, avec Feuerbach et d'autres, dire que la Religion a dépouillé l'homme de l'humain, et qu'elle a transporté cet humain dans un au-delà si lointain qu'il y devient inaccessible et qu'il y acquiert une existence propre et y prend la forme d'une personne, d'un « Dieu ». Mais là n'est pas toute l'erreur de la religion. On pourrait fort bien cesser de croire à la personnalité de la part d'humanité qui fut retirée à l'homme, on pourrait fort bien transformer le dieu en divin et rester nonobstant religieux. Car être religieux, c'est n'être pas pleinement satisfait de l'homme présent, c'est imaginer une « perfection » qui doit être atteinte et se figurer l'homme comme « tendant à se parfaire [4] Être religieux, c'est se fixer un Idéal, un absolu. La perfection est le « suprême bien », le finis bonorum, et l'idéal de chacun est l'homme parfait, le véritable homme, l'homme libre, etc.

Les efforts de l'époque actuelle tendent à instaurer en guise d'idéal l'« homme libre ». Si l'on y parvenait, cet idéal nouveau aurait pour conséquence une nouvelle — religion, de nouvelles aspirations, de nouveaux tourments, une nouvelle dévotion, une nouvelle divinité, de nouveaux remords.

L'idéal de la « liberté absolue » a fait divaguer comme le fait tout absolu. D'après Hess, par exemple, cette liberté absolue serait « réalisable dans la société humaine absolue », et un peu plus bas le même auteur appelle cette réalisation une « vocation » et définit la liberté une « moralité » : il faut inaugurer le règne de la « Justice » (id est: Égalité) et de la « Moralité » (id est : Liberté).

Vous vous gaussez de celui qui, tandis que les membres de sa tribu, de sa famille, de sa nation, etc., peinent et méritent, se borne à se « gonfler » glorieusement des hauts faits de ses compagnons. Non moins aveugle est celui qui met toute sa gloire à être « homme ». Ni lui ni le parasite glorieux de tantôt ne fondent le sentiment de leur valeur sur une exclusion, mais sur une connexion, sur le « lien » qui les unit aux autres : lien du sang, lien de la nationalité ou lien de l'humanité.

Les « Nationalistes » d'aujourd'hui ont rallumé la discussion entre ceux qui pensent n'avoir dans les veines qu'un sang purement humain et n'être liés que par des liens purement humains et ceux qui se targuent d'un sang spécial et de liens spéciaux.

Si nous considérons l'orgueil comme la conscience d'une valeur (valeur qui peut être surfaite, mais peu importe), nous constatons une différence énorme entre l'orgueil d'« appartenir » à une nation, c'est-à-dire d'être la propriété de cette nation, et l'orgueil de nommer une nationalité sa propriété. Ma nationalité est un de mes prédicats, une de mes propriétés, tandis que la nation est ma propriétaire et ma maîtresse. Si tu possèdes la force physique, tu pourras l'employer en temps utile et elle pourra te procurer cette satisfaction de connaître ta valeur qu'on appelle orgueil. Mais si c'est ton grand vigoureux corps qui te possède, il te poussera partout et aux moments les moins opportuns à exhiber sa vigueur : tu ne pourras serrer la main à personne sans la lui écraser.

Une fois parvenu à se convaincre que l'on est plus que le membre d'une famille, le fils d'une race, l'individu d'un peuple, etc., on en arrive finalement à dire : On est plus que tout cela parce qu'on est — homme ou encore : l'Homme est plus que le Juif, l'Allemand, etc. « Que chacun soit donc entièrement et uniquement — homme ! » Mais ne vaudrait-il pas mieux dire : Si nous sommes plus que ne peuvent exprimer tous les noms qu'on nous donne, nous voulons être plus qu'homme pour la même raison que voulez être plus que Juif et plus qu'Allemand. Les Nationalistes ont raison: on ne peut pas renier sa nationalité ; mais les Humanitaires aussi ont raison : on ne doit pas se renfermer dans les bornes étroites de sa nationalité. C'est à l'individualité à résoudre cette contradiction : la nationalité est ma propriété, mais Je ne tiens pas tout entier dans une de mes propriétés ; l'humanité aussi est ma propriété, mais c'est Moi seul qui, par mon unicité, donne à l'homme son existence.

L'histoire cherche l'Homme : mais l'homme, c'est toi, c'est moi, c'est nous ! Après l'avoir pris pour un Être mystérieux, une divinité, et l'avoir cherché dans le Dieu d'abord, puis dans l'Homme (l'humanité, le genre humain), je l'ai enfin trouvé dans l'individu borné et passager, dans l'Unique.

Je suis possesseur de l'humanité, Je suis l'humanité, et Je ne fais rien pour le bien d'une autre humanité. Tu es fou, toi qui, étant une humanité unique, te guindes afin de vivre pour une autre que celle que tu es toi-même.


Les relations du Moi avec le monde humain que nous avons examinées jusqu'ici se prêtent à de tels développements et nous ouvrent de si riches perspectives qu'en d'autres circonstances on ne saurait trop s'y étendre. Mais nous ne nous proposions pour le moment que d'en indiquer les grandes lignes, et nous sommes forcés de nous interrompre pour passer à l'examen de deux autres côtés de la question. Je ne suis pas seulement en rapport avec les hommes en tant que représentants de l'idée d' « Homme » ou en tant qu'enfants de l'Homme (pourquoi ne pas dire « enfants de l'Homme », puisqu'on dit « enfants de Dieu »?); je suis en outre en rapport avec ce qu'ils tiennent de l'Homme et appellent leur propriété. En d'autres termes, je suis en relation non seulement avec ce qu'ils sont comme hommes, mais encore avec leur avoir humain Après avoir traité du monde des hommes, je dois donc, pour remplir le cadre que je me suis tracé, passer à l'examen du monde des sensations et des idées et dire quelques mots de ce que les hommes appellent leur propriété : les biens tant matériels que spirituels.

Tandis que la notion d'Homme se développait et qu'on en acquérait une intelligence plus claire, nous eûmes à la respecter successivement sous les diverses formes personnelles dont on la revêtit ; du dernier et du plus haut de ses avatars sortit enfin le commandement de « respecter en chacun l'Homme ». Mais si je respecte l'Homme, mon respect doit s'étendre également à tout ce qui est humain, à tout ce qui appartient à l'Homme.

Les hommes ont une propriété; devant cette propriété, Je dois m'incliner : elle est sacrée. Leur propriété consiste en un avoir en partie extérieur et en partie intérieur. Leur avoir extérieur comprend des choses, et leur avoir intérieur est formé de pensées de convictions, de nobles sentiments, etc. Mais je ne suis jamais tenu de respecter que leur avoir humain, je n'ai pas à ménager celui qui n'est pas humain, car les hommes ne peuvent avoir réellement en propre que ce qui est propre à l'homme. Parmi les biens intérieurs, on peut citer, par exemple, la religion ; la religion étant libre, c'est-à-dire propre à l'Homme, il ne m'est pas permis d'y toucher ; un autre de ces biens intérieurs est l'honneur; étant libre, il m'est inviolable (diffamation, caricatures, etc.). La religion et l'honneur sont une « propriété spirituelle ». Comme propriété matérielle, vient en premier lieu la personne : ma personne est ma propriété ; de là résulte la liberté de la personne ; mais, bien entendu, seule la personne humaine est libre, l'autre, la prison l'attend. Ta vie est ta propriété, mais elle n'est sacrée pour les hommes que si elle n'est pas la vie d'un non-homme.

Les biens matériels dont l'homme ne peut justifier la possession par son humanité, il n'y a aucun titre et nous pouvons les lui prendre ; d'où la concurrence sous toutes ses formes. Ceux des biens spirituels qu'il ne peut revendiquer comme homme sont également à notre disposition ; d'où la liberté de la discussion, la liberté de la science et de la critique.

Mais les biens consacrés sont inviolables. Qui les consacre et les garantit ? À première vue, c'est l'État, la Société ; mais, plus proprement, c'est l'Homme ou l’« idée »: l'idée d'une propriété sacrée implique l'idée que cette propriété est vraiment humaine ou plutôt que son possesseur ne la détient qu'en vertu de sa qualité d'Homme et non à titre de non-homme.

Dans le domaine spirituel, l'homme est légitime possesseur de sa foi, par exemple, et de son honneur, de sa conscience, de son sentiment du convenable et du honteux, etc. Les actes attentatoires à l'honneur (paroles, écrits) sont punissables, de même ceux qui portent atteinte au fondement de la religion, à la foi politique, bref toute lésion de ce à quoi l'Homme « a droit ».

Le Libéralisme critique ne s'est pas encore prononcé sur la question de savoir jusqu'à quel point il pourrait admettre que les biens sont sacrés ; il pense bien être l'adversaire de toute sainteté, mais comme il lutte contre l'égoïsme, il doit lui tracer des limites et il ne peut tolérer que le non-homme les franchisse au préjudice de l'homme. Sa répulsion théorique pour la « masse » devrait, s'il arrivait au pouvoir, se traduire par des mesures de répulsion pratique.

Les représentants des différentes nuances du Libéralisme sont en désaccord sur l'extension à donner à l'idée d' « Homme » et sur ce qu'en doit retirer l'homme individuel, c'est-à-dire sur la définition de l'Homme et de l'humain ; l'homme politique, l'homme moral et l'homme « humain » ont revendiqué tour à tour, et toujours plus catégoriquement, le titre d'Homme. Celui qui définit le mieux ce qu'est l' « Homme » est aussi celui qui sait le mieux ce que doit avoir l' « Homme ». Ce concept, l'État ne le saisit que dans son acception politique ; la Société, d'autre part, ne comprend que sa portée sociale ; seule, dit-on, l'Humanité l'embrasse tout entier : « L'histoire de l'humanité en est le développement. » Découvrez l'Homme, et vous connaîtrez par le fait même ce qui est propre à l'Homme, la propriété de l'Homme ou l'humain.

Mais que l'homme individuel prétende à tous les droits du monde, qu'il invoque à leur appui l'autorité de l’« Homme » et son titre d'homme, que m'importent, à Moi, son droit et ses prétentions ? Ses droits, il ne les tient que de l'Homme, et non de Moi: aussi n'a-t-il à mes yeux aucun droit. Sa vie, par exemple, ne m'importe que pour autant qu'elle a une valeur pour Moi. Je ne respecte pas plus son prétendu droit de propriété, ou droit sur les biens matériels, que je ne respecte son droit sur le « sanctuaire de son âme » ou droit de garder intacts ses biens spirituels, ses idoles et ses dieux. Ses biens, tant matériels que spirituels, sont à Moi, et je les traite en propriétaire selon — mes forces.

La « question de la propriété », dans les termes où on la pose, n'en est pas une ; ne visant que ce qu'on nomme notre avoir, elle est trop étroite et n'est susceptible d'aucune solution ; c'est à « celui de qui nous tenons tout » à la trancher ; la propriété dépend du propriétaire, et, par l'intermédiaire de ce dernier, la question de la propriété se rattache à un problème d'une porte beaucoup plus grande.

La Révolution dirigea ses attaques contre tout ce qui vient de la « grâce de Dieu » et, entre autres, contre le droit divin que l'on remplaça par le droit humain. À ce que la « faveur divine » nous dispense, on opposa ce qui découle de l' « essence de l'homme ».

Les relations entre les hommes, ayant cessé d'être fondées sur le dogme religieux qui commande « aimez-vous les uns les autres pour l'amour de Dieu », durent être édifiées sur la base humaine du « aimez-vous les uns les autres pour l'amour de l'Homme ». De même, en ce qui concerne les relations des hommes avec les choses de ce monde, la doctrine révolutionnaire ne put faire autrement que de proclamer que le monde, jusqu'alors organisé selon l'ordre de Dieu, appartiendrait dorénavant à l’ « Homme ».

Le monde appartient à l'« Homme » et doit être par moi respecté comme sa propriété.

Propriété = Mien !

Propriété, au sens bourgeois du mot, signifie propriété sacrée, de sorte que je dois respecter ta propriété.

« Respect à la propriété ! » Aussi les Politiques verraient-ils volontiers chacun posséder sa parcelle de propriété, et cette tendance a abouti dans certaines régions à un morcellement incroyable. Chacun doit avoir son os où il trouve quelque chose à ronger.

L'égoïste voit la question sous un tout autre jour. Je ne recule pas avec un religieux effroi devant ta ou votre propriété ; je la considère toujours comme ma propriété, que je n'ai pas à « respecter ». Traitez donc de même ce que vous appelez ma propriété ! C'est en nous plaçant tous à ce point de vue qu'il nous sera le plus facile de nous entendre.

Les Libéraux politiques ont à coeur d'abolir autant que possible toutes les servitudes, afin que chacun soit franc maître de son champ, ce champ n'eût-il que tout juste assez de surface pour que le fumier d'un homme suffît à l'engraisser. (« Que les cultivateurs se marient de bonne heure, afin de profiter du fumier de leur femme ! ») Peu importe que le champ soit petit, pourvu qu'on ait le sien, qu'il soit une propriété, et une propriété respectée ! Plus il y aura de propriétaires, plus l'État sera riche en « hommes libres » et en « bons patriotes ».

Le Libéralisme politique, comme toute religiosité, compte sur le respect, l'humanité, la charité ; aussi est-il perpétuellement déçu. Car dans la pratique de la vie les gens ne respectent rien. Tous les jours, on voit de grands propriétaires arrondir leur domaine en accaparant les propriétés plus petites qui l'avoisinent ; et l'on voit tous les jours de petits propriétaires dépossédés obligés de redevenir mercenaires ou fermiers sur le lopin de terre qui leur a été légalement extorqué. La concurrence couvre de son pavillon le dol et la violence, et ce n'est pas de respect de la propriété qui peut s'opposer à ce brigandage. Si, au contraire, les « petits propriétaires » s'étaient dit que la grande propriété, elle aussi, est à eux, ils ne s'en seraient pas d'eux-mêmes respectueusement écartés et on ne les expulserait pas.

La propriété telle due la comprennent les Libéraux bourgeois mérite les invectives des Communistes et de Proudhon : elle est insoutenable et inexistante, attendu que le citoyen propriétaire ne possède en réalité rien et est partout un banni. Loin que le monde puisse lui appartenir, le misérable coin où il vivote n'est même pas à lui.

Proudhon ne veut pas entendre parler de propriétaires, mais bien de possesseurs ou d'usufruitiers [5]. Qu'est-ce à dire ? Il veut que nul ne puisse s'approprier le sol, mais en ait l'usage ; — mais ne lui accordât-on même que la centime partie du produit qu'il en tire, du fruit, cette fraction du moins serait sa propriété et il pourrait en user à sa guise. Celui qui n'a que l'usage d'un champ n'est évidemment pas propriétaire de ce champ ; celui-là l'est moins encore qui doit, ainsi que le veut Proudhon, abandonner de ce produit tout ce qui ne lui est pas strictement nécessaire ; seulement, il est propriétaire du tantième qui lui reste. Proudhon ne nie donc que telle ou telle propriété, et non la propriété. Si nous voulons nous approprier le sol, au lieu d'en laisser l'aubaine aux propriétaires fonciers, unissons-nous, associons-nous dans ce but, et formons une société [6] qui s'en rendra propriétaire. Si nous réussissons, ceux qui sont aujourd'hui propriétaires cesseront de l'être. Et de même que nous les aurons dépossédés de la terre et du sol, nous pourrons encore les expulser de mainte autre propriété, pour en faire la nôtre, la propriété des ravisseurs. Les « ravisseurs » forment une société que l'on peut s'imaginer croissant et s'étendant progressivement au point de finir par embrasser l'humanité entière. Mais cette humanité elle-même n'est qu'une pensée (un fantôme) et n'a de réalité que dans les individus. Et ces individus pris en masse n'en useront pas moins arbitrairement avec la terre et le sol que ne le faisait l'individu isolé, ledit « propriétaire [7]».

Ainsi donc. la propriété ne cesse pas de subsister et ne cesse même pas d'être « exclusive » du fait que l'humanité, cette vaste société, exproprie l'individu auquel elle afferme et donne peut-être en fief une parcelle, de même qu'elle exproprie tout ce qui n'est pas humanité (elle ne reconnaît, par exemple, aucun droit de propriété aux animaux). Cela revient donc exactement au même. Ce à quoi tous veulent avoir part sera retiré à ce même individu qui veut l'avoir pour lui seul et sera érigé en bien commun. En tant que bien commun, chacun en a sa part, et cette part est sa propriété. C'est ainsi que, d'après notre vieux droit de succession, une maison qui appartient à cinq héritiers est leur bien commun, indivis, tandis qu'un cinquième seulement du revenu est la propriété de chacun. Proudhon aurait pu nous épargner son pathos, lorsqu'il dit : « Il est certaines choses qui ne sont la propriété que de quelques-uns, mais auxquelles nous prétendons et auxquelles désormais nous ferons la chasse. Prenons-les, puisque c'est en prenant qu'on devient propriétaire, et puisque ce qui nous a manqué jusqu'à présent n'est passé aux mains des propriétaires actuels que par la prise. Associons-nous pour commettre ce vol. »

Il tâche de nous faire accepter l'idée que la Société est le possesseur primitif et l'unique propriétaire de droits imprescriptibles ; c'est envers elle que celui qu'on nomme propriétaire est coupable de vol (« La propriété, c'est le vol [8]»); si elle retire au propriétaire actuel ce qu'il détient comme lui appartenant, elle ne le vole pas, elle ne fait que rentrer en possession de son bien et user de son droit. — Voilà où on en arrive lorsqu'on fait du fantôme Société une personne morale. Ce que l'homme peut atteindre, voilà, au contraire, ce qui lui appartient : c'est à Moi que le monde appartient. Et que dites-vous d'autre, lorsque vous déclarez que « le monde appartient à tous ? Tous, c'est Moi, Moi, et encore Moi. Mais vous faites de « Tous » un fantôme que vous rendez sacré, de sorte que « Tous » devient le redoutable maître de l'individu. Et c'est à son côté que se dresse alors le spectre du « Droit ».

Proudhon et les Communistes combattent l'égoïsme. Aussi leurs doctrines sontelles la continuation et la conséquence du principe chrétien, du principe d'amour, de sacrifice, de dévouement à une généralité abstraite, à un « étranger ». En ce qui concerne la propriété, par exemple, ils ne font que compléter et consacrer doctrinalement ce qui existe en fait depuis longtemps, l'incapacité de l'individu à être propriétaire. Lorsque la loi nous déclare que ad reges potestas omnium pertinet, ad singulos proprietas ; omnia rex imperio possidet, singuli dominio, cela signifie : le roi est propriétaire, car lui seul peut user et disposer de « tout », il a sur tout potestas et imperium. Les Communistes ont rendu la chose plus claire en dotant de cet imperium la « Société de tous ». Donc : étant des ennemis de l'égoïsme, ils sont des — Chrétiens, ou, d'une façon plus générale, des hommes religieux, des visionnaires, subordonnés et asservis à une généralité, à une abstraction quelconque (Dieu, la Société, etc.).

Proudhon se rapproche encore des Chrétiens en ce qu'il accorde à Dieu ce qu'il dénie aux hommes : il le nomme (loc. cit., p. 90) le propriétaire de la terre. Il montre ainsi qu'il ne peut se délivrer de l'idée qu'il doit exister quelque part un propriétaire ; il conclut en définitive à un propriétaire, qu'il place seulement dans l'au-delà.

Le propriétaire, ce n'est ni Dieu ni l'Homme (la « Société humaine »), c'est — l'Individu.


Proudhon (comme Weitling) croit faire la pire injure à la propriété en la qualifiant de « vol ». Sans vouloir soulever cette question embarrassante : « Y a-t-il une objection bien sérieuse à faire au vol ? », nous demanderons simplement : L'idée de « vol » peut-elle subsister si on ne laisse pas subsister l'idée de « propriété » ? Comment pourrait-on voler, s'il n'y avait pas de propriété ? Ce qui n'appartient à personne ne saurait être volé, celui qui puise de l'eau dans la mer ne vole pas. Par conséquent, la propriété n'est pas un vol, ce n'est que par elle que le vol devient possible. Weitling, qui considère tout comme la propriété de tous, doit nécessairement aboutir à la même conclusion que Proudhon : si quelque chose appartient à « tous », l'individu qui se l'approprie est un voleur.

La propriété privée ne vit que grâce au Droit. Le Droit est sa seule garantie ; — car posséder un objet n'est pas encore en être propriétaire, ce que je possède ne devient « ma propriété » que par la sanction du Droit ; — elle n'est pas « un fait [9]», comme le pense Proudhon, mais une fiction, une idée ; une idée, voilà ce qu'est la propriété qu'engendre le Droit, la propriété légitime, garantie. Ce n'est pas Moi qui fais que ce que je possède est ma propriété, c'est — le Droit.

Néanmoins, on désigne sous le nom de propriété le pouvoir illimité que j'ai sur les choses (objet, animal ou homme) dont je puis « user et abuser à mon gré »; le Droit romain définit la propriété jus utendi et abutendi re sua, quatenus juris ratio patitur, un droit exclusif et illimité ; mais la propriété a pour condition la puissance. Ce qui est en mon pouvoir est à moi. Tant que je maintiens ma situation de possesseur d'un objet, j'en reste le propriétaire ; s'il m'échappe, quelle que soit la force qui me l'enlève (le fait, par exemple, que je reconnais qu'un autre y a droit), voilà la propriété éteinte. Propriété et possession reviennent donc au même. Ce n'est point un droit extérieur à ma puissance qui me fait légitime propriétaire, mais ma puissance elle-même, et elle seule : si je la perds, l'objet m'échappe. Du jour où les Romains n'eurent plus la force de s'opposer aux Germains, Rome et les dépouilles du monde que dix siècles de toute- puissance avaient entassées dans ses murs appartinrent aux vainqueurs, et il serait ridicule de prétendre que les Romains en demeuraient néanmoins légitimes propriétaires. Toute chose est la propriété de qui sait la prendre et la garder, et reste à lui tant qu'elle ne lui est pas reprise ; c'est ainsi que la liberté appartient à celui qui la prend.

La force seule décide de la propriété ; l'État (que ce soit l'État des bourgeois, des gueux ou tout uniment des hommes) étant seul fort, est aussi seul propriétaire ; Moi, l'Unique, je n'ai rien, je ne suis qu'un métayer sur les terres de l'État, je suis un vassal, et par suite un serviteur. Sous la domination de l'État, aucune propriété n'est à Moi.

Je veux accroître ma valeur, je veux lever le prix de toutes les propriétés dont est faite mon individualité, et je déprécierais la propriété ? Jamais ! De même que je n'ai jamais été jusqu'à présent justement apprécié parce que l'on mettait toujours au-dessus de Moi le Peuple, l'Humanité et cent autres abstractions, on n'a jamais non plus pleinement reconnu jusqu'à ce jour la valeur de la propriété. La propriété n'était que la propriété d'un fantôme, du Peuple, par exemple ; mon existence tout entière « appartenait à la patrie » : j'appartenais, et par suite tout ce que je nommais mien appartenait à la patrie, au Peuple, à l'État.

On demande aux États de mettre fin au paupérisme. Autant vaudrait leur demander de se couper la tête et de la poser à leurs pieds, car tant que l'État est un moi, le moi individuel doit rester un pauvre diable de non-moi. L'intérêt de l'État est d'être riche lui-même ; peut lui chaut que Pierre soit riche et Paul pauvre, il aimerait autant que ce fût Paul le riche et Pierre le pauvre ; il regarde l'un s'enrichir et l'autre s'appauvrir sans s'émouvoir de ce jeu de bascule. Comme individus, tous sont réellement égaux devant sa face, et en cela il a raison : pauvre et riche ne sont pour lui — rien, de même que devant Dieu nous sommes tous « de pauvres pécheurs ». D'autre part, l'État a un très grand intérêt à ce que ces mêmes individus qui font de lui leur moi partagent ses richesses : il les fait participer à sa propriété. La propriété, dont il fait un appât et une récompense pour les individus, lui sert à les apprivoiser, mais elle reste sa propriété et nul n'en a la jouissance qu'autant qu'il porte dans son coeur le moi de l'État, comme un « membre loyal de la Société » qu'il est ; sinon, la propriété est confisquée ou fond en procès ruineux.

La propriété est et reste donc la propriété de l'État, sans jamais être la propriété du Moi. Dire que l'État ne retire pas arbitrairement à l'individu ce que l'individu tient de l'État revient simplement à dire que l'État ne se vole pas lui-même. Celui qui est un « Moi d'État », c'est-à-dire un bon citoyen ou un bon sujet, jouit de son fief en toute sécurité, mais il en jouit comme moi d'État et non comme Moi propre, comme individu. C'est ce qu'exprime le code, quand il définit la propriété : ce que je nomme mien « de par Dieu ou de par le Droit ». Mais Dieu et le Droit ne le font mien que si — l'État ne s'y oppose pas.

En cas d'expropriation, de réquisition d'armes, etc., ou encore, par exemple, lorsque le fisc recueille une succession dont les ayants droit ne se sont pas présentés dans les délais légaux, le principe, habituellement voilé, saute aux yeux de tous : le Peuple, « l'État », est seul propriétaire ; l'individu n'est que fermier, tenancier, vassal.

Je voulais dire ceci : l'État ne peut se proposer de faire qu'un individu soit propriétaire dans son propre intérêt à lui, individu ; il ne peut vouloir que Je sois riche ou même que Je possède seulement quelque aisance ; pour autant que je suis Moi, l'État ne peut rien me reconnaître, rien me permettre, rien m'accorder. L'État ne peut obvier au paupérisme, parce que l'indigence est mon indigence. Celui qui n'est que ce que font de lui les circonstances ou la volonté d'un tiers (l'état) n'a non plus, et c'est parfaitement juste, que ce que ce tiers lui accorde. Et ce tiers ne lui donnera que ce qu'il mérite, c'est-à-dire le salaire de ses services. Ce n'est pas lui qui se fait valoir et qui tire de soi-même le meilleur parti possible, c'est l'État.

Ce sujet est de ceux que l'économie dite politique traite avec prédilection ; il n'est cependant pas du domaine de la « politique » et dépasse de cent coudées l'horizon de l'État, qui ne connaît que la propriété de l'État et ne peut répartir qu'elle. L'État, ne peut faire autrement que de soumettre la possession de la propriété à des conditions, comme il y soumet tout, par exemple le mariage qu'il soustrait à ma puissance en n'admettant comme valable que le mariage par lui sanctionné. Mais une propriété n'est ma propriété que si elle est à moi sans conditions ; ce n'est que si je suis inconditionné que je puis être propriétaire, m'unir à la femme que j'aime et me livrer librement à un « commerce ».

L'État ne s'inquiète ni de Moi ni du mien, il ne se préoccupe que de soi et du sien ; si j'ai une valeur à ses yeux, ce n'est que comme « son enfant », « enfant du pays », etc.; comme Moi, je ne lui suis rien. Ma vie, ses hauts et ses bas, ma fortune ou ma ruine ne sont pour l'intelligence de l'État qu'une contingence, un accident. Mais si Moi et le mien ne sommes pour lui qu'un accident, qu'est-ce que cela prouve, sinon qu'il est incapable de me comprendre ? Je dépasse sa compréhension, ou, en d'autres termes, son intelligence est trop courte pour me saisir. C'est ce qui explique d'ailleurs qu'il ne puisse rien faire pour moi.

Le paupérisme est un corollaire de la non-valeur du Moi, de mon impuissance à me faire valoir. Aussi État et paupérisme sont-ils deux phénomènes inséparables. L'État n'admet pas que je me mette moi-même à profit, et il n'existe qu'à condition que je n'aie pas voix au marché : toujours il vise à tirer parti de moi, c'est-à-dire à m'exploiter, à me dépouiller, à me faire servir à quelque chose, ne fût-ce qu'à soigner une proles (prolétariat); il veut que je sois « sa créature ».

Le paupérisme ne pourra être enrayé que du jour où ma valeur ne dépendra plus que de moi, où je la fixerai moi-même et ferai moi-même mon prix. Si je veux me voir en hausse, c'est à moi à me hausser et à me soulever.

Quoi que je fasse, que je fabrique de la farine ou du coton, ou que j'extraie à grand-peine du sol le fer et le charbon, c'est là mon travail et je veux en tirer moimême tout le profit possible. Me plaindre ne servirait de rien, mon travail ne sera pas payé ce qu'il vaut ; l'acheteur ne m'écoutera pas, et l'État fera de même la sourde oreille jusqu'au moment où il croira nécessaire de m' « apaiser » pour prévenir l'explosion de ma redoutable puissance. Mais ces moyens d' « apaisement » dont il use en guise de soupape de sûreté sont tout ce que je puis attendre de lui ; si je m'avise de réclamer plus, l'État se tournera contre moi et me fera sentir ses griffes et ses serres, car il est le roi des animaux, le lion et l'aigle. Si le prix qu'il fixe à mon travail et à mes marchandises ne me satisfait pas, et, si je tente de fixer moi-même la valeur d'échange de mes produits, c'est-à-dire de faire en sorte que « je sois payé de mes peines », je me heurterai à une fin de non-recevoir absolue chez le consommateur. Si ce conflit se dénouait par un accord entre les deux parties, l'État n'y trouverait rien à redire, car peu lui importe comment les particuliers s'arrangent entre eux, du moment que leur entente ne lui cause aucun préjudice. Il ne se juge lésé et mis en péril que si, ne parvenant pas à trouver un terrain d'entente, les antagonistes se prennent aux cheveux. Ce sont là des relations immédiates d'homme à homme que l'État ne peut tolérer ; il doit s'interposer comme — médiateur, il doit — intervenir. L'État, en assumant ce rôle de tampon, est devenu ce qu'était Jésus-Christ, ce qu'étaient l'Église et les Saints, un « entremetteur ». Il sépare les hommes et s'interpose entre eux comme « Esprit ».

Les ouvriers qui réclament une augmentation de salaire sont traités en criminels dès qu'ils tentent de l'arracher de force au patron. Que doivent-ils faire ? S'ils n'usent pas de leur force, ils s'en retourneront les mains vides ; mais user de sa force, recourir à la contrainte, c'est mettre en pratique le « aide-toi toi-même », c'est se faire valoir soi-même, tirer librement et réellement de sa propriété ce qu'elle vaut, toutes choses que l'État ne peut tolérer. Que faire donc, diront les travailleurs ? Que faire ? Vous compter, ne compter que sur vous-mêmes et ne pas vous occuper de l'État !

Voilà pour le travail de mes bras ; il en va de même du travail de mon cerveau. L'État me permet de tirer profit de toutes mes pensées et d'en faire l'objet d'un commerce avec les hommes (j'en tire déjà un prix, du seul fait, par exemple, qu'elles me valent l'estime ou l'admiration des auditeurs); il me le permet, mais pour autant seulement que mes pensées soient — ses pensées. Si je nourris, au contraire, des pensées qu'il ne peut approuver, c'est-à-dire faire siennes, il m'interdit formellement d'en réaliser la valeur, de les échanger et d'en commercer. Mes pensées ne sont libres que lorsque l'état les agrée, c'est-à-dire lorsqu'elles sont des pensées de l'État. Il ne me laisse philosopher en liberté que si je me montre « philosophe d'État »; mais je ne puis pas philosopher contre l'État, bien qu'il me permette volontiers de remédier à ses « imperfections », de le « redresser ». — De même, donc, que je ne puis considérer mon « Moi » comme légitime que s'il porte l'estampille de l'État et s'il peut exhiber les certificats et passeports que ce dernier lui a gracieusement accordés, de même je ne suis autorisé à faire valoir mon « Mien » que si je le tiens pour le « sien », pour un fief relevant de l'État. Mes chemins doivent être ses chemins, sinon il me met à l'amende, et mes pensées ses pensées, sinon il me bâillonne.

Rien n'est plus redoutable pour l'État que la valeur du Moi ; il n'est rien dont il doive plus soigneusement me tenir à l'écart que de toute occasion de m'exploiter moimême. Je suis l'adversaire inconciliable de l'État, qui ne peut échapper à l'étau du dilemme : lui ou moi. Aussi s'attache-t-il non seulement à paralyser le Moi, mais encore à annihiler le Mien. Il n'y a dans l'État aucune — propriété, c'est-à-dire aucune propriété de l'individu : il n'y a que des propriétés de l'État. Ce que j'ai, je ne l'ai que par l'État ; ce que je suis, je ne le suis que par lui.

Ma propriété privée n'est que ce que l'État me concède du sien, en en frustrant (privant) d'autres de ses membres : c'est toujours une propriété de l'État.

Mais quoi que fasse l'État, je sens toujours plus clairement qu'il me reste une puissance considérable ; j'ai un pouvoir sur moi-même, c'est-à-dire sur tout ce qui n'est et ne peut être qu'à moi et qui n'existe que parce que c'est mien.

Que faire, quand mon chemin n'est plus le sien, quand mes pensées ne sont plus les siennes ? Passer outre, et ne compter qu'avec moi-même et sur moi-même. Ma propriété réelle, celle dont je puis disposer à mon gré, dont je puis trafiquer à ma guise, ce sont mes pensées, qui n'ont que faire d'une sanction et qu'il m'importe peu de voir légitimer par une destination, une autorisation ou une grâce. Étant miennes, elles sont mes créatures, et je puis les abandonner pour d'autres ; si je les cède en change d'autres, ces autres deviennent à leur tour ma propriété.

Qu'est-ce donc que ma propriété ? Ce qui est en ma puissance, et rien d'autre. À quoi suis-je légitimement autorisé ? À tout ce dont je suis capable. Je me donne le droit de propriété sur un objet, par le seul fait que je m'en empare, ou, en d'autres termes, je deviens propriétaire de droit chaque fois que je me fais de force propriétaire; en me donnant le pouvoir, je me donne le titre.

Tant que vous. ne pouvez m'arracher mon pouvoir sur une chose, cette chose demeure ma propriété. Eh bien, soit ! Que la force décide de la propriété, et j'attendrai tout de ma force ! La puissance étrangère, la puissance que je laisse à autrui a fait de moi un serf ; puisse ma propre puissance faire de moi un propriétaire ! Que je rentre donc en possession de la puissance que j'ai abandonnée aux autres, ignorant que j'étais de la valeur de me forces. À mes yeux, ma propriété s'étend jusqu'où s'étend mon bras ; je revendiquerai comme mien tout ce que je suis capable de conquérir, et je ne verrai à ma propriété d'autre limite réelle que ma — force, unique source de mon droit.

Ici, c'est à l'égoïsme, à l'intérêt personnel de décider, et non pas au principe d'amour, aux raisons de sentiment telles que charité, indulgence, bienveillance ou même équité et justice (car la justitia aussi est un phénomène d'amour, un produit de l'amour) : l'amour ne connaît que le « sacrifice » et exige le « dévouement ». Sacrifier quelque chose ? Se priver de quelque chose ? L'égoïste n'y songe pas ; il dit simplement: Ce dont j'ai besoin, il me le faut, et je l'aurai !

Toutes les tentatives faites pour soumettre la propriété à des lois rationnelles ont leur source dans l'amour et aboutissent à un orageux océan de réglementations et de contraintes. Le Socialisme et le Communisme ne font eux-mêmes pas exception à la règle. Chacun doit être pourvu de moyens d'existence suffisants, et peu importe que ces moyens on les trouve, selon l'idée socialiste, dans une propriété personnelle, ou qu'avec les Communistes on les puise dans la communauté des biens. Les individus ne cesseront en aucun cas de se sentir dépendants. La cour arbitrale que vous chargerez de répartir équitablement les biens ne m'accordera que la part que m'aura mesurée son esprit d'équité, son bienveillant souci des besoins de tous. Moi, l'individu, je ne vois pas un moindre obstacle dans la richesse de la collectivité que dans la richesse des autres individus, car ni l'une ni l'autre ne m'appartient. Que les biens soient entre les mains de la communauté qui m'en accorde une partie ou entre les mains des particuliers, il en résulte toujours pour moi la même contrainte, attendu que je ne puis en aucun cas en disposer. Bien plus, en abolissant la propriété personnelle, le Communisme ne fait que me rejeter plus profondément sous la dépendance d'autrui, autrui s'appelant désormais la généralité ou la communauté. Bien qu'il soit toujours en lutte ouverte contre l'État, le but que poursuit le Communisme est un nouvel « État », un status, un ordre de choses destiné à paralyser la liberté de mes mouvements, un pouvoir souverain supérieur à moi ; il s'oppose avec raison à l'oppression dont je suis victime de la part des individus propriétaires, mais le pouvoir qu'il donne à la communauté est plus tyrannique encore.

C'est par une autre voie que l'égoïsme marche vers la suppression de la misère de la plèbe. Il ne dit pas : Attends ce que l'autorité quelconque chargée de partager les biens au nom de la communauté te donnera dans son équité (car c'est d'un don qu'il s'agit depuis toujours dans les « États », chacun y recevant selon ses mérites, c'est-àdire ses services); il dit : Mets la main sur ce dont tu as besoin, prends-le. C'est la déclaration de guerre de tous contre tous. Moi seul suis juge de ce que je veux avoir.

« En vérité, cette sagesse-là n'est pas nouvelle, car c'est ainsi qu'en ont de tout temps usé les égoïstes. » Peu importe que la chose ne soit pas neuve, si ce n'est que d'aujourd'hui qu'on en a conscience; et cette conscience ne peut prétendre à une bien haute antiquité (à moins que vous ne la fassiez remonter aux lois de l'Égypte et de Sparte); il suffirait de votre objection et du mépris avec lequel vous parlez de l'égoïste pour prouver qu'elle est peu répandue. Ce qu'il faut bien se dire, c'est que l'acte de mettre la main sur un objet, de s'en emparer, n'est nullement méprisable ; il est purement le fait de l'égoïste conscient et conséquent avec lui-même.

Ce n'est que quand je n'attendrai plus ni des individus ni de la communauté ce que je puis me donner moi-même que j'échapperai aux chaînes de — l'Amour ; la plèbe ne cessera d'être la plèbe que du jour où elle prendra. Elle n'est plèbe que parce qu'elle a peur de prendre et peur du châtiment qui s'ensuivrait. Prendre est un péché, prendre est un crime ; — voilà le dogme, et ce dogme à lui seul suffit pour créer la plèbe ; mais si la plèbe reste ce qu'elle est, à qui la faute ? À elle d'abord, qui admet ce dogme, et à ceux-là ensuite qui, par « égoïsme » (pour leur renvoyer leur injure favorite), veulent qu'il soit respecté. On n'a pas conscience de cette « sagesse nouvelle », et c'est la vieille conscience du péché qui en est cause.

Si les hommes parviennent à perdre le respect de la propriété, chacun aura une propriété, de même que tous les esclaves deviennent hommes libres dès qu'ils cessent de respecter en leur maître un maître. Alors pourront se conclure des alliances entre individus, des associations égoïstes, qui auront pour effet de multiplier les moyens d'action de chacun et d'affermir sa propriété sans cesse menacée.

Selon les Communistes, la communauté doit être propriétaire. C'est au contraire Moi qui suis propriétaire et je ne fais que m'entendre avec d'autres au sujet de ma propriété. Si la communauté va à l'encontre de mes intérêts, je m'insurge contre elle et je me défends. Je suis propriétaire, mais la propriété n'est pas sacrée. Ne serais-je donc que possesseur ? Eh ! non. Jusqu'à présent on n'était que possesseur, on ne s'assurait la jouissance d'une parcelle qu'en laissant les autres jouir de la leur. Mais désormais tout m'appartient ; je suis propriétaire de tout ce dont j'ai besoin et dont je puis m'emparer. Si le Socialiste dit : la Société me donne ce qu'il me faut, l'Égoïste répond : je prends ce qu'il me faut. Si les Communistes agissent en gueux, l'Égoïste agit en propriétaire.

Toutes les tentatives ayant pour but le soulagement des classes misérables doivent échouer si elles prennent pour principe l'Amour. C'est de l'égoïsme seul que la plèbe doit attendre quelque aide ; cette aide, elle doit se la prêter à elle-même, et — c'est ce qu'elle fera. La plèbe est une puissance pourvu qu'elle ne se laisse pas dompter par la crainte. « Les gens perdraient tout respect si on ne les forçait pas à avoir peur », disait l'Épouvantail au Chat Botté.

La propriété ne doit et ne peut donc pas être abolie ; ce qu'il faut, c'est l'arracher aux fantômes pour en faire ma propriété. Alors s'évanouira cette illusion que je ne suis pas autorisé à prendre tout ce dont j'ai besoin.

« Mais de combien de choses l'homme n'a-t-il pas besoin ! » Celui qui a besoin de beaucoup et qui s'entend à le prendre s'est-il jamais fait faute de se l'approprier ? Napoléon a pris l'Europe et les Français Alger. Ce qu'il faudrait, c'est que la plèbe, que le respect paralyse, apprenne enfin à se procurer ce qu'il lui faut. Si elle va trop loin et si vous vous jugez lésés, eh bien ! défendez-vous : il n'est pas nécessaire que vous lui fassiez bénévolement des cadeaux. Quand elle apprendra à se connaître, ou plutôt quand ceux de la plèbe apprendront à se connaître, ils cesseront d'en faire partie par là même qu'ils refuseront vos aumônes. Mais il est parfaitement ridicule de déclarer « pécheur et criminel » celui qui ne prétend plus vivre de vos bienfaits et veut se tirer d'affaire lui-même. Vos dons le trompent et lui font prendre patience. Défendez votre propriété, vous serez forts ; mais si vous voulez garder la faculté de donner et jouir d'autant plus de droits politiques que vous pouvez faire plus d'aumônes (taxe des pauvres [10]) cela durera ce que ceux que vous gratifiez de vos dons permettront que cela dure.

La question de la propriété n'est pas, je crois l'avoir montré, aussi simple à résoudre que se l'imaginent les Socialistes et même les Communistes. Elle ne sera résolue que par la guerre de tous contre tous. Les pauvres ne deviendront libres et propriétaires que lorsqu'ils — s'insurgeront, se soulèveront, s'élèveront. Quoi que vous leur donniez, ils voudront toujours davantage, car ils ne veulent rien de moins que — la suppression de tout don.

On demandera : Mais que se passera-t-il, quand les sans-fortune auront pris courage ? Comment s'accomplira le nivellement ? Autant vaudrait me demander de tirer l'horoscope d'un enfant. Ce que fera un esclave quand il aura brisé ses chaînes ? — Attendez, et vous le saurez.


La concurrence est étroitement liée au principe de la bourgeoisie. Est-elle autre chose que l’égalité ? Et l'égalité n'est-elle pas précisément un produit de cette Révolution dont la bourgeoisie ou la classe moyenne fut l'auteur ? Il n'est défendu à personne de rivaliser avec tous les autres membres de l'État (le Prince excepté, parce qu'il représente l'État); chacun peut travailler à s'élever au rang des autres et à les surpasser, voire même à les ruiner, les dépouiller et leur arracher jusqu'aux derniers lambeaux de leur fortune. Cela prouve à toute évidence que, devant le tribunal de l'État, chacun n'a la valeur que d'un « simple individu » et ne doit compter sur aucune faveur. Surpassez-vous l'un l'autre, enchérissez l'un sur l'autre tant que vous voulez et tant que vous pouvez ; moi, l'État, je n'ai rien à y voir. Vous êtes libres de concourir entre vous, vous êtes concurrents, et la concurrence est votre, position sociale. Mais devant moi, l'État, vous n'êtes que de « simples individus ».

L'égalité, que l'on a théoriquement établie en principe entre tous les hommes, trouve sa mise en application et sa réalisation pratique dans la concurrence, car l'égalité [11] n'est que la libre concurrence. Tous sont, vis-à-vis de l'état, de — simples particuliers, et dans la Société, c'est-à-dire vis-à-vis les uns des autres, des — concurrents.

Je n'ai pas à être autre chose qu'un simple particulier pour pouvoir concourir avec tout autre homme, sauf le Prince et sa famille. Cette liberté était jadis impossible, attendu qu'on ne jouissait de la liberté de se faire valoir que dans la corporation et par la corporation. Sous le système des corporations et de la féodalité, l'état accordait des privilèges, tandis que sous le régime de la concurrence et du Libéralisme il se borne à accorder des patentes (brevet donné à un candidat et établissant que telle profession lui est ouverte [patente]).

Mais la libre « concurrence » est-elle bien réellement « libre » ? Est-elle même vraiment une « concurrence », c'est-à-dire un concours entre les personnes ? C'est ce qu'elle prétend être, puisqu'elle fonde justement son droit sur ce titre ; elle est née, en effet, du fait que les personnes ont été affranchies de toute domination personnelle. Peut-on dire que la concurrence est « libre », quand l'État, que le principe de la bourgeoisie fait souverain, s'ingénie à la restreindre de mille façons ?

« Voici un riche fabricant qui fait de brillantes affaires, et je voudrais lui faire la concurrence.

— Fais, dit l'État, je ne vois, pour ma part, rien qui s'oppose à ce que tu le fasses.

— Oui, mais il me faudrait de la place pour mon installation, il me faudrait de l'argent !

— C'est regrettable, mais si tu n'as pas d'argent, tu ne peux pas songer à concourir. Et il ne s'agit pas que tu prennes rien à personne, car je protège la propriété et ses privilèges. »

La libre concurrence n'est pas « libre », parce que les moyens de concourir, les choses nécessaires à la concurrence me font défaut. Contre ma personne, on n'a rien à objecter ; mais comme je n'ai pas la chose, il faut que ma personne renonce. Et qui est en possession des moyens, qui a ces choses nécessaires ? Est-ce peut-être tel ou tel fabricant ? Non, car dans ce cas je pourrais les lui prendre ! Le seul propriétaire, c'est l'État ; le fabricant n'est pas propriétaire ; ce qu'il possède, il ne l'a qu'à titre de concession, de dépôt.

« Allons, soit ! Si je ne puis rien contre le fabricant, je m'en vais faire concurrence à ce professeur de droit ; c'est un sot et j'en sais cent fois plus que lui : je ferai déserter son auditoire.

— As-tu fait des études, mon ami, et es-tu reçu docteur ?

— Non, mais à quoi bon ? Je possède largement les connaissances nécessaires à cet enseignement.

— J'en suis fâché, mais ici la concurrence n'est pas « libre ». Contre ta personne, il n'y a rien à dire, mais la chose essentielle te manque : le diplôme de docteur. Et ce diplôme, moi, l'État, je l'exige ! Demande-le-moi d'abord bien gentiment, et nous verrons ensuite ce qu'il y a à faire. »

Voilà à quoi se réduit la « liberté » de la concurrence. Il faut que l'État, mon seigneur et maître, me confère l'aptitude à concourir.

Mais aussi, sont-ce bien en réalité les personnes qui concourent ? Non, encore une fois, ce sont les choses ! L'argent en première ligne, etc.

Dans la lutte, il y aura toujours des vaincus (ainsi le poète médiocre devra céder la palme, etc.). Mais ce qu'il importe de distinguer, c'est d'abord si les moyens qui font défaut au concurrent malheureux sont personnels ou matériels, et, en second lieu, si les moyens matériels peuvent s'acquérir à force d'énergie personnelle, ou si l'on ne peut les obtenir que par faveur, en simples dons, le pauvre, par exemple, étant forcé de laisser au riche sa richesse, c'est-à-dire de lui en faire cadeau. En somme, s'il faut que j'attende l'autorisation de l'État pour avoir les moyens ou les mettre en oeuvre (comme c'est le cas, par exemple, lorsqu'il s'agit d'un diplôme), ces moyens sont une grâce que l'État m'accorde [12].

Tel est, au fond, le sens de la libre concurrence : l'État considère tous les hommes comme ses enfants et comme égaux ; libre à chacun de faire tout son possible pour mériter les biens et les faveurs dont l'État est le dispensateur. Aussi tous se lancent à la poursuite de la fortune, des biens (argent, emplois, titres, etc.), en un mot des moyens matériels.

Au sens bourgeois, tout homme possède, chacun est « propriétaire ». Comment se fait-il donc que la plupart n'aient pour ainsi dire rien ? Cela vient de ce que la plupart sont déjà tout heureux rien que d'être propriétaires, ne fût-ce que de quelques loques, comme les enfants se font un bonheur de leur première culotte ou du premier sou qu'on leur a donné. À examiner la chose de plus près, voici comment il faut l'entendre. Le Libéralisme vint d'abord déclarer qu'il était de l'essence de l'homme d'être non pas propriété, mais propriétaire. Comme cela ne s'appliquait qu'à l’ « Homme » et non à l'individu, cela abandonnait à l'individu le soin de déterminer la quotité nécessaire à la satisfaction de son intérêt personnel. Il en résulta que l'égoïsme de l'individu, conservant au sujet de cette quotité la plus grande latitude, se jeta à corps perdu dans la concurrence.

Fatalement, l'égoïsme heureux devait porter ombrage à celui qui était moins favorisé; ce dernier, s'appuyant toujours sur le principe de l'humanité, souleva la question du quotient de répartition des biens sociaux et la résolut ainsi : « L'homme doit avoir autant qu'il lui est nécessaire. »

Mais mon égoïsme pourra-t-il se contenter de cela ? Les besoins de l' « Homme » ne sont nullement une mesure applicable à moi et à mes besoins ; car je puis avoir besoin de plus ou de moins. Non, je dois avoir autant que je suis capable de m'approprier.

Chacun n'a pas à sa disposition les moyens de concourir, parce que ces moyens (et c'est là le vice fondamental de la concurrence) ne dépendent pas de la personne, mais de circonstances tout à fait indépendantes de cette dernière. La plupart des hommes sont dépourvus de ces instruments et, par suite, des biens qu'ils pourraient en tirer.

Aussi les Socialistes réclament-ils pour tous les hommes les instruments et préparent-ils une société qui fournira à tous ces instruments. Nous ne reconnaissons plus, disent-ils, tes richesses (avoir) comme ta richesse (pouvoir) [13]. Tu auras à te créer une autre richesse, à te pourvoir d'autres moyens d'action, qui seront ta force de travail. Sous l'homme en possession d'un avoir, sous le « possesseur », nous apercevons l'homme, aussi avons-nous provisoirement respecté ce possesseur que nous nommions « propriétaire ». Mais il faut bien te dire que tu ne détiens les choses qu'en attendant que tu sois « exproprié ».

Celui qui possède est riche, mais pour autant seulement que les autres ne le sont pas. Et comme ta marchandise ne forme ta richesse qu'aussi longtemps que tu es capable de la maintenir en ta possession, c'est-à-dire aussi longtemps que nous n'avons pas de pouvoir sur elle, il faudra bien que tu cherches à te procurer d'autres moyens d'action, car notre puissance l'emporte aujourd’hui sur ta prétendue richesse.

Parvenir à être considéré comme possesseur réalisait déjà un progrès énorme. Le servage disparaissait et l'homme, qui jusque-là avait dû la corvée à son seigneur et avait été plus ou moins la propriété de ce dernier, devenait, à son tour, un « seigneur », un « monsieur ». Mais il ne suffit plus, désormais, que tu possèdes : ton avoir est démonétisé ; par contre, ton travail augmente de prix. Tu ne vaux à nos yeux qu'en tant que tu mets en oeuvre les choses, comme autrefois en tant que tu les avais. C'est ton travail qui est ta richesse. Tu n'es plus, désormais, maître et possesseur que de ce qui naît de ton travail, et non plus de ce que peut te donner un héritage.

En attendant, comme il n'existe pas de possession qui n'ait à sa source l'héritage, comme tous les sous qui forment ton avoir sont à l'effigie de l'hérédité et non à l'effigie du travail, il faut que tout soit refondu au creuset commun.

Mais est-il bien vrai, comme le pensent les Communistes, que ma richesse ne consiste que dans mon travail ? Ne consiste-t-elle pas plutôt en tout ce dont je suis capable ? La Société des travailleurs elle-même est bien obligée d'en convenir, puisqu'elle vient en aide aux malades, aux enfants, aux vieillards, en un mot à ceux qui sont impropres au travail. Ceux-ci sont encore capables de bien des choses, ne fût-ce que de conserver leur vie au lieu de se l'ôter. Et s'ils sont capables de vous faire désirer leur conservation, c'est qu'ils possèdent un pouvoir sur vous. À celui qui n'exercerait absolument aucun pouvoir sur vous, vous n'accorderiez rien, il n'aurait plus qu'à disparaître.

Ainsi, ta richesse consiste en tout ce dont tu es capable ! Si tu es capable de procurer un plaisir à des milliers d'hommes, ces milliers d'hommes te donneront des honoraires, parce qu'il est en ton pouvoir de cesser de leur être agréable et que cela les oblige à acheter ton travail. Mais si tu n'es capable d'intéresser personne à toi, tu es tout juste capable de disparaître.

Ne dois-je donc pas, moi qui suis capable de beaucoup, avoir l'avantage sur ceux qui peuvent moins ? Nous voici attablés devant l'abondance : vais-je m'abstenir de me servir de mon mieux et attendre ce qui me reviendra d'un partage égal ?

Contre la concurrence se dresse le principe de la Société des gueux, le principe du partage égal.

L'individu ne supporte pas de n'être considéré que comme une fraction, un tantième de la société, parce qu'il est plus que cela ; son unicité s'insurge contre cette conception qui le diminue et le rabaisse.

Aussi n'admet-il pas que les autres lui adjugent sa part ; déjà, dans la Société des travailleurs, il soupçonne que le partage égal aura pour effet de dépouiller le fort au profit du faible. Il n'attend, au contraire, sa richesse que de lui-même, et il dit : ce que je suis capable de me procurer, voilà ma richesse. Quelle richesse ne possède pas l'enfant dans son sourire, dans ses gestes, dans sa voix, dans le seul fait qu'il existe ! Êtes-vous capables de résister à son désir ? Toi, mère, ne lui offres-tu pas ton sein, et toi, père, ne te refuses-tu pas bien des choses pour qu'il ne manque de rien ? Il vous contraint, et par cela même il possède ce que vous croyez à vous.

Si je tiens à ta personne, ta seule existence a déjà pour moi une valeur ; si je n'ai besoin que d'une de tes facultés, c'est ta complaisance ou ton assistance qui ont un prix à mes yeux. et que j'achète.

Il se peut aussi que tu ne saches prendre à mon estimation qu'une valeur en argent : c'était le cas des citoyens allemands vendus à beaux deniers et expédiés en Amérique, dont l'histoire raconte l'odyssée. Dira-t-on que le vendeur devait faire plus grand cas d'eux, qui se laissèrent vendre ? Il préférait l'argent comptant à cette marchandise vivante qui n'avait pas su se rendre précieuse à ses yeux. S'il ne reconnaissait pas en eux une plus grande valeur, c'est qu'en définitive sa marchandise ne valait pas grand-chose : et un fripon ne regarde pas à la qualité de ce qu'il donne. Comment leur aurait-il témoigné une estime qu'il ne ressentait pas, qu'il pouvait à peine ressentir pour un pareil bétail ?

La pratique égoïste consiste à ne considérer les autres ni comme des propriétaires ni comme des gueux ou des travailleurs, mais à voir en eux une partie de votre richesse, des objets qui peuvent vous servir. Cela étant, vous ne paierez rien à celui qui possède (« au propriétaire »), vous ne paierez rien à celui qui travaille, vous ne donnerez qu'à celui dont vous avez besoin. Avons-nous besoin d'un roi ? disent les Américains du Nord. Et ils répondent : Nous ne donnerions pas un liard ni de lui ni de son travail.

Lorsqu'on dit que la concurrence met tout à la portée de tous, on s'exprime d'une façon inexacte ; il est plus juste de dire que grâce à elle tout est à vendre. En mettant tout à la disposition de tous, elle le livre à leur appréciation et en demande un prix.

Mais les amateurs manquent le plus souvent du moyen de se faire acheteurs : ils n'ont pas d'argent. On peut, avec de l'argent, se procurer tout ce qui est à vendre, mais justement c'est l'argent qui fait défaut. Où prendre l'argent, cette propriété mobile ou circulante ? Sache donc que tu as autant d'argent que tu as de — puissance, car tu as la valeur que tu sais te donner.

On ne paie pas avec de l'argent, dont on peut être à court, mais avec sa richesse, son « pouvoir », car on n'est propriétaire que de ce dont on est maître. Weitling a imaginé un nouvel instrument d'échange, le travail. Mais le véritable instrument de paiement reste encore, comme toujours, notre richesse : Tu paies avec ce que tu as « en ton pouvoir ». Songe donc à augmenter ta richesse !

En concédant tout cela, on est tout près de répéter la maxime : « À chacun selon ses moyens. » Mais qui me donnera « selon mes moyens »? La Société ? Je devrais pour cela me soumettre à son estimation. Non. Je prendrai selon mes moyens.

« Tout appartient à tous! » cette proposition procède aussi d'une théorie futile. À chacun appartient seulement ce qu'il peut. Lorsque je dis : le monde est à moi, c'est là aussi une phrase vide de sens, à moins que je ne veuille simplement faire entendre que je ne respecte aucune propriété étrangère. Cela seul est à moi que j'ai en mon pouvoir, qui dépend de ma force.

On n'est pas digne d'avoir ce que par faiblesse on se laisse prendre ; on n'est pas digne de le garder parce qu'on n'est pas capable de le garder.

On fait grand bruit de l' « injustice séculaire » des riches envers les pauvres. Comme si c'était la faute des riches s'il y a des pauvres, et comme si ce n'était pas aussi la faute des pauvres s'il y a des riches ! Quelle différence y a-t-il entre eux, sinon celle qui sépare la puissance de l'impuissance et ceux qui peuvent de ceux qui ne peuvent pas ? Quel crime les riches ont-ils commis ? « Ils sont durs! » Mais qui donc a entretenu les pauvres, qui a pourvu à leur subsistance lorsqu'ils ne pouvaient plus travailler, qui a répandu à profusion les aumônes, ces aumônes dont le nom même signifie compassion [en Grec, dans le texte]? Les riches ne furent-ils pas toujours « compatissants »? Ne furent-ils pas toujours « charitables »? Et les taxes des pauvres, les crèches, les hospices, les établissements de bienfaisance de toute espèce, d'où viennent-ils ?

Mais tout cela ne vous suffit pas. Les riches devraient, n'est-ce pas, partager avec les pauvres ? En un mot, ils devraient supprimer la misère. Sans compter qu'il y a à peine un de vous qui consentirait à partager, et que celui-là serait un fou, demandez-vous: Pourquoi les riches devraient-ils se dépouiller et se dévouer, alors que c'est aux pauvres que cette conduite profiterait, bien plus qu'à eux-mêmes ? Toi qui touches un écu par jour, tu es un riche à côté de milliers d'hommes qui vivent avec dix sous : estil de ton intérêt de partager avec eux, ou n'est-ce pas plutôt du leur ?

Grâce à la concurrence, ce qu'on fait on ne le fait pas avec l'intention de le « faire de son mieux », mais avec l'intention de le faire le plus lucrativement possible, avec le moins de frais et le plus grand bénéfice possible. Aussi, n'étudie-t-on que pour se faire une position (brod-studium), on apprend les courbettes et les belles manières, on tâche d'acquérir la routine et la « connaissance des affaires », on travaille « pour la forme ». Et tandis qu'en apparence il s'agit de « bien remplir ses fonctions », on ne vise en réalité qu'à faire « une bonne affaire », à gagner de l'argent. On fait son métier prétendument par amour du métier, mais en réalité pour l'amour du bénéfice qu'il procure. Si l'on devient censeur, ce n'est pas que le métier soit attrayant, mais la position n'est pas déplaisante ; et puis on veut — monter en grade. On voudrait bien administrer, rendre la justice, etc., en toute conscience, mais on craint d'être déplacé ou révoqué : avant tout, il faut bien qu'on — vive.

Toute cette pratique est en somme une lutte pour cette chère vie, une suite d'efforts ininterrompus pour s'élever de degré en degré jusqu'à plus ou moins de « bienêtre ». Et toutes leurs peines et tous leurs soucis ne rapportent à la plupart des hommes qu'une « vie amère », une « amère indigence ». Tant d'ardeur pour si peu de chose !

Une infatigable âpreté à la curée ne nous laisse pas le temps de respirer et de nous arrêter à une jouissance paisible. Nous ne connaissons pas la joie de posséder.

Lorsqu'on parle d'organiser le travail, on ne peut avoir en vue que celui dont d'autres peuvent s'acquitter à notre place, par exemple, celui du boucher, du laboureur, etc.; mais il est des travaux qui restent du ressort de l'égoïsme, attendu que personne ne peut exécuter pour vous le tableau que vous peignez, produire vos compositions musicales, etc.; personne ne peut faire l'oeuvre de Raphaël. Ces derniers travaux sont ceux d'un Unique, ce sont les oeuvres que cet Unique seul est à même d'exécuter, tandis que les premiers sont des travaux banaux que l'on pourrait appeler « humains », attendu que l'individualité de l'ouvrier y est sans importance et qu'on peut y dresser à peu près « tous les hommes ».

Comme la Société ne peut prendre en considération que les travaux qui présentent une utilité générale, les travaux humains, sa sollicitude ne peut pas s'étendre à celui qui fait oeuvre d'Unique ; son intervention dans ce cas pourrait même être nuisible. L'Unique saura bien s'élever dans la Société par son travail, mais la Société ne peut pas lever l'Unique.

Il est, par conséquent, toujours à souhaiter que nous nous unissions pour les travaux humains, afin qu'ils n'absorbent plus tout notre temps et tous nos efforts comme ils le faisaient sous le régime de la concurrence. À ce point de vue, le Communisme est appelé à porter des fruits. Ce dont tout le monde est capable ou peut devenir capable était, avant l'avènement de la Bourgeoisie, au pouvoir de quelques-uns et refusé à tous les autres : c'était le temps du Privilège. La Bourgeoisie trouva juste de permettre à tous l'accès de ce qui paraissait convenir à quiconque est « homme ». Toutefois, ce qu'elle permettait à tous, elle ne le donnait réellement à personne : elle laissait seulement chacun libre de s'en emparer par ses efforts « humains ». Tous les yeux se dirigèrent vers ces biens humains, qui dès lors souriaient à tous les passants, et il en résulta cette tendance que l'on entend à chaque instant déplorer sous le nom de « matérialisme des moeurs ».

Le Communisme essaie d'y mettre un frein en répandant la croyance que les biens humains n'exigent pas que l'on se donne tant de peine pour eux, et qu'on peut, par une organisation judicieuse, se les procurer sans la grande dépense de temps et d'énergie qui a paru nécessaire jusqu'à présent.

Mais pour qui faut-il gagner du temps ? Pourquoi l'homme a-t-il besoin de plus de temps qu'il n'en faut pour ranimer ses forces puises par le travail ? Ici, le Communisme se tait.

Pourquoi ? Eh bien ! pour jouir de soi-même comme Unique, après avoir fait sa part comme homme !

Dans la première joie de se voir autorisé à allonger la main vers tout ce qui est humain, on ne songea plus à désirer autre chose, et on se lança par les chemins de la concurrence à la poursuite de cet humain, comme si sa possession était le but de tous nos voeux.

Mais, après une course effrénée, on s'aperçoit enfin que « la richesse ne fait pas le bonheur ». Et l'on cherche à se procurer le nécessaire à moins de frais, et à ne lui consacrer que le temps et les peines indispensables. La richesse se trouve déprécie, et la pauvreté satisfaite, la gueuserie insouciante, devient le séduisant idéal.

Est-il bien nécessaire que telles fonctions humaines, auxquelles tout le monde se croit apte, soient mieux rémunérées que les autres, et qu'on dépense pour s'y élever toutes ses forces et toute son énergie ? Sans chercher plus loin, la phrase si souvent employée : « Ah ! si j'étais le ministre, si j'étais le..., ça ne se passerait pas ainsi ! » exprime déjà la conviction qu'on se sent capable de jouer le rôle d'un de ces dignes personnages ; on sent très bien qu'il n'est pas besoin pour cela d'une personnalité exceptionnelle, mais qu'il suffit d'un degré de culture accessible en somme sinon à tout le monde, du moins au grand nombre ; pour toutes ces choses, un homme ordinaire suffit.

En admettant même que, si l'ordre est essentiel à l'État, la nécessité d'une subordination hiérarchique ne lui est pas moins imposée par sa nature, nous remarquerons que ceux qui trônent au sommet de la hiérarchie jouissent de biens et de privilèges démesurés en comparaison de ceux qui occupent les degrés inférieurs de l'échelle sociale.

Pourtant ces derniers, inspirés d'abord par la doctrine socialiste, plus tard sans doute aussi par un sentiment égoïste (dont nous donnerons dès à présent une légère teinte à leur langage) s'enhardissent à demander : Qu'est-ce donc qui fait la sécurité de votre propriété, messieurs les privilégiés ? Et ils répondent eux-mêmes : Votre propriété est sûre parce que nous nous abstenons de l'attaquer ! Donc grâce à notre protection ! Et que nous donnez-vous en récompense ? Vous n'avez pour le « menu peuple » que du mépris et des coups de pied, la surveillance de la police, et un catéchisme avec ce principe fondamental : Respecte ce qui n'est pas à toi, ce qui est à autrui ! Respecte les autres, et en particulier tes supérieurs !

À cela, nous répondons : Vous voulez notre respect ? Soit, achetez-le-nous, voici le prix que nous en demandons. Nous voulons bien vous laisser votre propriété, mais moyennant une compensation suffisante. Qu'est-ce qu'un général fournit en temps de paix, pour compenser les milliers d'écus de son traitement ? Et tel autre, pour ses centaines de mille ou ses millions annuels ? Quelle compensation recevons-nous de vous, pour manger des pommes de terre en vous regardant tranquillement humer vos huîtres? Achetez-nous seulement ces huîtres au prix où nous devons vous acheter les pommes de terre, et vous pourrez continuer à les manger en paix. Vous imaginezvous peut-être que les huîtres ne sont pas à nous comme à vous ? Vous crieriez à la violence si vous nous voyiez en remplir notre assiette et nous mettre à les consommer avec vous — et vous auriez raison. Sans violence, nous ne les aurons pas ; mais vous, ce n'est que parce que vous nous faites violence que vous les avez.

Mais va pour les huîtres, et passons à une propriété qui nous touche de plus près (car tout cela n'était que possession), au travail.

Nous peinons douze heures par jour à la sueur de notre front, et vous nous donnez pour cela quelques sous. Eh bien ! faites-vous donc payer votre travail au même prix. Cela ne vous va pas ! Vous imaginez-vous peut-être que notre travail est ainsi royalement payé, tandis que le vôtre vaut un traitement de vingt mille francs ? Mais si vous ne taxiez pas le vôtre à si haut prix, et si vous nous laissiez tirer un meilleur parti du nôtre, qui vous dit que nous ne serions pas capables de produire des choses plus importantes que tout ce que vous avez fait jusqu'ici avec vos milliers d'écus ? Si vous ne receviez plus qu'un salaire comme le nôtre, vous deviendriez bientôt plus assidus pour gagner davantage. Si vous exécutez des choses qui nous semblent valoir dix fois, cent fois plus que notre propre travail, qu'à cela ne tienne, vous en recevrez cent fois plus. De notre côté, nous projetons aussi des travaux que vous nous paierez mieux que de notre salaire habituel. Nous serons bientôt d'accord, pourvu qu'il soit bien entendu que personne n'a plus à faire ni à recevoir de cadeaux.

Qui sait ? Nous pourrons même bien aller jusqu'à payer de notre poche un prix équitable aux infirmes, aux malades et aux vieillards, pour que la faim et la misère ne nous les enlèvent pas ; car si nous voulons qu'ils vivent, la satisfaction de ce désir il convient que nous l’— achetions. Je dis bien : que nous l'« achetions », je ne songe nullement à une misérable « aumône ». Leur vie est aussi leur propriété, à ceux-là mêmes qui ne peuvent pas travailler ; et si nous voulons (n'importe pour quelle raison) qu'ils ne nous privent pas de cette vie qui est à eux, il n'y a pas d'autre moyen d'obtenir ce résultat qu'en l'achetant. Il se pourra même, un peu parce que nous aimons à voir autour de nous des visages souriants, que nous voulions leur bien-être.

Seulement, plus de cadeaux ! Gardez les vôtres, et n'en attendez plus de nous. Il y a des siècles que nous vous faisons l'aumône avec une bonne volonté — stupide, il y a des siècles que nous gaspillons l'obole du pauvre et que nous rendons au seigneur — ce qui n'est pas au seigneur. C'est fini : déliez les cordons de votre bourse, car dès à présent le prix de notre marchandise est en hausse énorme. Nous ne vous prendrons rien, rien du tout, mais vous paierez mieux ce que vous voudrez avoir.

Toi, quelle est ta fortune ? — J'ai un bien de mille arpents. — Eh bien ! moi je suis ton valet de charrue, et dorénavant je ne labourerai plus ton champ qu'au prix d'un écu par jour. — Alors, j'en prendrai un autre. — Tu n'en trouveras pas, car nous autres laboureurs nous ne travaillons plus à d'autres conditions, et s'il s'en présente un qui demande moins, qu'il prenne garde à lui !

Voici la servante, qui à présent demande tout autant, et tu n'en trouveras plus en dessous de ce prix. — Mais alors, je suis ruiné ! — Doucement ! Il te reviendra touMax jours bien autant qu'à nous; du reste, s'il en était autrement, nous rabattrions assez pour que tu puisses vivre comme nous. — Mais je suis habitué à vivre mieux ! — Nous le voulons bien, mais cela ne nous regarde pas ; tâche de réduire ta dépense. Faut-il nous louer au rabais pour que tu puisses bien vivre ?

Le riche régale toujours le pauvre de ces paroles : Est-ce que ta misère me regarde ? Tâche de te tirer d'affaire comme tu pourras : c'est ton affaire et non la mienne. — Soit, nous y veillerons, et nous ne laisserons plus les riches accaparer à leur profit les moyens que nous avons de tirer parti de nous-mêmes. — Pourtant, vous autres, gens sans instruction, vous n'avez pas autant de besoins que nous. — Qu'à cela ne tienne, nous prendrons quelque chose de plus pour être à même de nous procurer l'instruction dont nous pourrons avoir besoin. — Et si vous abattez ainsi les riches, qui est-ce donc qui soutiendra encore les arts et les sciences ? — Mais c'est au public de le faire ! Nous nous cotiserons : on fait ainsi de jolies petites sommes. D'ailleurs, nous savons comment vous autres, riches, vous encouragez les arts ; vous n'achetez que des livres insipides, ou des saintes Vierges de la plus lamentable platitude, quand ce n'est pas une paire de jambes de danseuses. — Ah ! la maudite égalité ! — Non, mon bon vieux monsieur, il ne s'agit pas ici d'égalité. Nous voulons tout bonnement compter pour ce que nous valons ; si vous valez plus que nous, qu'à cela ne tienne, vous compterez pour plus. Ce que nous voulons, c'est avoir une valeur, et nous avons bien l'intention de nous montrer dignes du prix que vous payerez.

L'État est-il capable d'éveiller chez le salarié une aussi courageuse confiance et un sentiment aussi vif de son Moi ? L'État peut-il faire que l'homme ait conscience de sa valeur ? Il y a plus, oserait-il se proposer un tel but, peut-il vouloir que l'individu connaisse sa valeur et en tire le meilleur profit ? La question, on le voit, est double. Voyons en premier lieu ce que l'État est capable de réaliser dans cette direction. Il faut, nous l'avons vu, que tous les garçons de charrue marchent la main dans la main, mais aussi il n'y a que cet accord qui puisse donner un résultat : une loi de l'État se verrait éludée de mille manières et resterait lettre morte par l'effet de la concurrence. En second lieu, que peut permettre l'État ? Il lui est impossible de tolérer que les gens subissent une autre contrainte que la sienne ; il ne peut donc tolérer que les garçons de charrue coalisés se fassent justice contre ceux qui voudraient se louer à trop bas prix. Supposons pourtant que l'État ait fait une loi et que les valets de labour soient parfaitement d'accord, l'État pourrait-il, alors, consentir ?

Dans ce cas isolé, — oui ; mais ce cas isolé est plus que cela, il met en jeu un principe ; ce qui est en question ici, c'est le Moi réalisant lui-même sa valeur, et par conséquent s'affirmant en face de l'État. Jusque-là, les Communistes étaient d'accord avec nous. Mais la mise en valeur de soi-même est nécessairement en contradiction non seulement avec l'État, mais encore avec la Société ; elle vise bien au-delà du commun et du communiste, — par égoïsme.

Le Communisme fait du principe de la bourgeoisie, que tout homme est possesseur (« propriétaire »), une vérité indiscutable, une réalité, en mettant fin au souci d'acquérir et en faisant que chacun ait ce dont il a besoin. C'est la puissance de travail de chacun qui forme sa richesse, et s'il n'en fait pas usage, c'est sa faute. C'en est fait des compétitions infatigables, et nulle concurrence ne demeure plus, comme c'était trop souvent le cas jusqu'aujourd'hui, stérile, attendu que tout effort de travail a pour effet de procurer à celui qui le fait le nécessaire. À présent seulement on possède réellement : ce que quelqu'un possède en puissance dans sa capacité de travail il ne peut plus le perdre, comme, sous le régime de la concurrence, cela menaçait à chaque instant de lui échapper. On est possesseur d'une façon assurée, et sans souci. Et on l'est précisément parce qu'on ne cherche plus sa richesse dans une marchandise, mais dans sa puissance de travail, c'est-à-dire parce qu'on est un gueux, un homme dont la fortune n'est qu'idéale. Quant à Moi, je ne puis me contenter de la maigre pitance que me rapporterait mon labeur, parce que ma richesse ne consiste pas seulement dans mon travail.

Par le travail, je puis arriver, par exemple, à m'acquitter des fonctions d'un président ou d'un ministre ; ces emplois n'exigent que l'instruction moyenne, c'est-à-dire accessible à tout le monde (car l'instruction moyenne ne signifie pas seulement l'instruction que tout le monde possède, mais celle, par exemple, du médecin, du militaire, du philosophe, que tout le monde peut acquérir, et qu'un « homme cultivé » ne croit pas au-dessus de ses forces), ou, en somme, qu'un savoir-faire dont tout le monde est capable.

Mais s'il est vrai que ces fonctions peuvent être exercées par tout homme quel qu'il soit, ce n'est pourtant que la force unique de l'individu, propre exclusivement à l'individu, qui leur donne en quelque sorte une vie et une signification. S'il ne remplit pas ses fonctions comme un « homme ordinaire », mais s'il y dépense tout le trésor de son unicité, il n'est pas payé par le fait qu'il touche le traitement, ordinaire de l'employé ou du ministre. S'il vous a pleinement satisfait, et si vous voulez continuer à bénéficier non seulement de son travail de fonctionnaire, mais en plus de sa précieuse puissance individuelle, vous ne le paierez pas seulement comme un homme ordinaire qui ne fait que de la besogne humaine, mais encore comme un producteur d'unique. Faites payer de même votre propre travail.

On ne peut appliquer à l'oeuvre de mon unicité un prix général comme à ce que je fais en tant qu'homme. Ce n'est qu'en cette dernière qualité que je puis travailler à forfait.

Fixez donc, je le veux bien, une taxe générale pour les travaux humains, mais que le contrat n'ait pas pour effet d'aliéner votre unicité.

Tes besoins humains ou généraux peuvent être satisfaits par la Société ; mais c'est à Toi à chercher la satisfaction de tes besoins uniques. La Société ne peut ni te procurer une amitié ou le service d'un ami, ni même t'assurer les bons offices d'un individu. Et pourtant tu auras à chaque instant besoin de services de ce genre, dans les circonstances les plus insignifiantes il te faudra quelqu'un pour t'assister. Ne compte pas pour cela sur la Société, mais fais en sorte d'avoir de quoi — acheter la satisfaction de tes désirs.

Faut-il que l'usage de l'argent soit conservé entre égoïstes ? À l'ancienne monnaie s'attache la tare de la possession héréditaire. Ne la recevez plus en paiement, et elle est ruinée ; ne faites plus rien pour cet argent, et toute sa puissance s'évanouit. Biffez le mot héritage, et le sceau du magistrat est sans vertu. À présent, tout est héritage, que l'héritier soit ou ne soit pas encore en possession. Si tout cela est à vous, pourquoi le laisser mettre sous scellés, pourquoi vous inquiéter des sceaux ?

Mais à quoi bon créer un nouvel instrument ? Anéantissez-vous donc la marchandise parce que vous lui ôtez le cachet de l'hérédité ? Considérez la monnaie comme une marchandise ; à ce titre, elle est un précieux moyen, une richesse. Car elle empêche l'ankylose de la richesse, la maintient en circulation et en opère l'échange. Si vous connaissez un meilleur instrument d'échange, adoptez-le, je le veux bien ; mais ce sera encore toujours l'« argent » sous une nouvelle forme. Ce n'est pas l'argent qui vous fait du mal, mais bien votre impuissance à le prendre. Mettez en jeu tous vos moyens, faites tous vos efforts, et l'argent ne vous manquera pas : ce sera un argent à vous, une monnaie à votre effigie. Mais travailler, ce n'est pas cela que j'appelle « mettre en jeu tous vos moyens ». Ceux qui se contentent de « chercher du travail », d'avoir « la volonté de bien travailler », ceux-là sont condamnés fatalement, et par leur faute, à devenir des — sans-travail.

C'est de l'argent que dépend le bonheur et le malheur. Ce qui en fait une puissance dans la période bourgeoise, c'est qu'on ne fait que le courtiser comme une jeune fille, mais que personne ne l'épouse. Tous les procédés romanesques et chevaleresques pour s'attacher à une femme aimée se retrouvent dans la concurrence. Et c'est par un enlèvement que les hardis chevaliers (d'industrie) conquièrent l'argent, objet de leur ardente passion.

Celui que la chance favorise emmène chez lui la fiancée. Le gueux introduit la jeune fille dans son ménage qui est la « Société », et elle disparaît. Dans sa maison, elle n'est plus la fiancée, mais la femme, et avec sa virginité s'en va son nom de famille : la jeune fille s'appelait « Argent », elle s'appelle aujourd'hui « Travail », parce que « Travail » est le nom du mari. Elle est la propriété du mari. Pour en finir avec cette comparaison, l'enfant de Travail et d'Argent est de nouveau une fille, et de nouveau célibataire, c'est-à-dire Argent, mais avec une filiation certaine : elle est issue de Travail, son père. Les traits du visage, l'« effigie » présentent un caractère nouveau.

Revenons-en enfin encore une fois à la concurrence. La concurrence doit précisément son existence à ce que personne ne s'occupe de ses affaires et ne songe à s'entendre avec les autres à leur sujet. Le pain, par exemple, est un objet de première nécessité pour tous les habitants d'une ville. Donc, rien de plus naturel que de s'accorder pour établir une boulangerie publique. Au lieu de cela, on abandonne cette indispensable fourniture à des boulangers qui se font concurrence. Et ainsi de la viande aux bouchers, du vin aux marchands de vin, etc.

Abolir le régime de la concurrence ne veut pas dire favoriser le régime de la corporation. Voici la différence : dans la corporation, faire le pain, etc., est l'affaire des compagnons ; sous la concurrence, c'est l'affaire de ceux à qui il plaît de concourir ; dans l'association, c'est l'affaire de ceux qui ont besoin de pain, par conséquent la mienne, la vôtre : ce n'est l'affaire ni des compagnons, ni des boulangers patentés, mais bien celle des associés.

Si je ne m'inquiète pas de mes affaires, il faut bien que je me contente de ce qu'il plaît à d'autres de me donner. Or, avoir du pain est mon affaire, j'en veux, je ne puis m'en passer ; et pourtant on s'en remet aux boulangers, sans autre espoir que d'obtenir de leur discorde, de leur jalousie, de leur rivalité, en un mot de leur concurrence, un avantage sur lequel on ne pouvait pas compter avec les membres des corporations, qui étaient entièrement et exclusivement en possession du monopole de la boulangerie. Ce dont chacun a besoin, chacun aussi devrait participer à sa production ou à sa fabrication : c'est son affaire, sa propriété, et non la propriété des membres de telle corporation ou de tel patron patenté.

Jetons encore un regard en arrière. Le monde appartient aux enfants de ce monde, aux enfants des hommes. Il n'est plus le monde de Dieu, mais le monde des hommes. Tout ce que chaque homme peut s'en procurer, il peut le nommer sien ; seulement, le véritable Homme, l'État, la Société humaine ou l'Humanité veilleront à ce que chacun ne fasse sien que ce qu'il s'approprie en tant qu'Homme, c'est-à-dire d'une manière humaine. L'appropriation non humaine n'est pas autorisée par l'Homme ; elle est « criminelle », tandis que, au contraire, l'appropriation humaine est « juste » et se fait par une « voie légale ».

C'est ainsi qu'on parle depuis la Révolution.

Mais nulle chose n'est en elle-même ma propriété, vu qu'une chose a une existence indépendante de moi ; seule ma puissance est à moi. Cet arbre n'est pas à moi ; ce qui est à moi, c'est mon pouvoir sur lui, l'usage que j'en fais. Et comment exprimet- on ce pouvoir ? On dit : j'ai un droit sur cet arbre ; ou bien : il est ma légitime propriété. Or, si je l'ai acquis, c'est par la force. On oublie que la propriété ne dure qu'aussi longtemps que la puissance reste agissante ; ou, plus exactement, on oublie que la puissance n'est pas une entité, mais qu'elle n'a d'existence que comme puissance du Moi, et qu'elle n'existe qu'en Moi, le puissant.

On élève la puissance, comme d'autres de mes propriétés (l'humanité, la majesté, etc.), au rang d' « être pour soi » (fürsichseiend), de sorte qu'elle ne cesse pas d'exister alors qu'elle a depuis longtemps cessé d'être ma puissance. Ainsi transformée en fantôme, la puissance est le — Droit. Cette puissance immortalisée ne s'éteint pas même à ma mort, elle est transmissible (« héréditaire »).

Il suit de là qu'en réalité les choses appartiennent non pas à Moi, mais au Droit.

Tout cela n'est qu'une vaine apparence pour un autre motif encore : la puissance de l'individu ne devient permanente et ne devient un droit que pour autant que d'autres individus conjuguent leur puissance à la sienne. L'illusion consiste à croire qu'ils ne peuvent plus retirer leur puissance à ceux auxquels ils l'ont accordée. Ici reparaît le même phénomène que tantôt, le divorce de la puissance et du moi : je ne puis pas reprendre au possesseur la part de puissance qui lui vient de moi. On a donné « pleins pouvoirs », on s'est dessaisi du pouvoir, on a renoncé à celui de prendre un meilleur parti.

Le propriétaire peut renoncer à sa puissance et à son droit sur une chose en en faisant don, en la dissipant, etc. Et nous, nous ne pourrions pas également abandonner la puissance que nous lui avons prêtée ?

L'homme selon le droit, l' « honnête homme », ne demande pas à faire sien ce qui n'est pas à lui « de droit » ou ce à quoi il n'a pas droit ; il ne revendique que sa « propriété légitime ». Qui donc sera juge et fixera les limites de son droit ? Finalement, ce doit être l'Homme, car c'est de lui qu'on tient les droits de l'homme. Par conséquent, on peut dire avec Térence, mais dans un sens infiniment plus large que lui : « Humani nihil a me alienum puto », c'est-à-dire l'humain est ma propriété. De quelque manière qu'on s'y prenne, sur ce terrain on aura inévitablement un juge, et de notre temps les divers juges que l'on s'était donnés ont fini par s'incarner en deux personnes mortellement ennemies : le Dieu et l'Homme. Les uns se réclament du droit divin, les autres du droit humain ou des droits de l'homme.

Ce qui est clair, c'est que dans les deux cas l'individu ne crée pas lui-même son droit.

Trouvez-moi donc aujourd'hui une seule action qui n'offense pas un droit ! À chaque instant les droits de l'homme sont foulés aux pieds par les uns, tandis que les autres ne peuvent pas ouvrir la bouche sans blasphémer contre le droit divin. Faites l'aumône, et vous outragez un droit de l'homme, puisque le rapport de mendiant à bienfaiteur n'est pas humain ; exprimez un doute, vous péchez contre un droit divin. Mangez votre pain sec avec contentement, votre résignation est une offense aux droits de l'homme ; mangez-le en mécontents, et vos murmures sont une insulte au droit divin. Il n'est pas un de vous qui ne commette à chaque instant un crime : tous vos discours sont des crimes, et toute entrave à votre liberté de discourir n'est pas moins un crime. Vous êtes tous des criminels.

Cependant, vous ne l'êtes que parce que vous vous tenez tous sur le terrain du droit, c'est-à-dire parce que vous ne savez pas que vous êtes criminels et ne savez pas vous en féliciter.

La propriété inviolable ou sacrée a pris naissance sur ce même terrain ; elle est la fille spirituelle du Droit. Le chien qui voit un os en la puissance d'un autre n'y renonce que s'il se sent trop faible. Mais l'homme respecte le droit de l'autre à son os. Ceci est considéré comme humain, cela comme brutal ou « égoïste ». Et partout, comme dans ce cas-ci, ce qui est » humain », c'est de voir en tout quelque chose de spirituel (ici, le droit), c'est-à-dire de faire de toute chose un fantôme que l'on peut bien chasser dès qu'il se montre mais qu'on ne peut pas tuer. Ce qui est humain, c'est de voir dans tout objet particulier non pas quelque chose de particulier, mais quelque chose de général.

Je ne dois plus à la nature, comme telle, aucun respect ; je sais que j'ai à son égard tous les droits. Mais je suis tenu de respecter dans l'arbre du jardin que voilà sa qualité d'objet étranger (à un point de vue plus étroit, on dit : de respecter la « propriété »), et il ne m'est pas permis d'y toucher. Et cela ne pourra changer que quand je ne verrai pas dans le fait de laisser cet arbre à autrui autre chose que dans le fait de lui abandonner, par exemple, mon bâton, c'est-à-dire quand j'aurai cessé de considérer cet arbre comme quelque chose d'étranger a priori, de sacré. Moi, au contraire, je ne me fais pas un crime de l'abattre si cela me plaît ; il reste ma propriété, quelque long qu'ait pu être le temps pendant lequel je l'ai abandonné à d'autres : il était et il reste à moi. Je ne vois pas plus la qualité d'objet étranger dans la richesse du banquier que Napoléon dans les provinces des rois. Nous ne nous faisons aucun scrupule d'en tenter la « conquête », et nous cherchons par tous les moyens à y arriver. Nous en exorcisons donc l'esprit d'étrangèreté qui nous avait fait d'abord reculer d'effroi devant elle.

Mais il est indispensable pour cela que je ne prétende à rien en qualité d'Homme, mais seulement en qualité de Moi, de ce Moi que je suis ; je ne prétendrai par conséquent à rien d'humain, mais seulement à ce qui est mien, ou, en d'autres termes, à rien de ce qui me revient en tant qu'homme, mais à — ce que je veux, et parce que je le veux.

Donc, une chose ne sera la juste et légitime propriété d'un autre que quand il sera juste pour toi qu'elle soit la propriété de cet autre. Dès qu'il ne te convient plus qu'il en soit ainsi, la légitimité disparaît à tes yeux, et il ne te reste plus qu'à rire du droit absolu du propriétaire.

Outre la propriété au sens restreint dont nous nous sommes entretenus jusqu'à présent, il en est une autre qui s'impose à notre vénération et contre laquelle il nous est encore bien moins permis de « pécher ». Cette propriété est constituée par les biens spirituels et le « sanctuaire de la conscience ». Ce qu'un homme tient pour sacré, il n'est pas permis à un autre de s'en moquer. Si faux que soit l'objet de sa foi, et si désireux qu'on soit de l'en détacher pour le ramener « tout doucement et pour son bien » au culte d'un sacro-saint plus authentique, sa foi du moins, quelque discutable qu'en soit l'objet, est sacrée et doit toujours être respectée ; quelque absurde que soit l'idole, la faculté de vénération de celui qui la tient pour sacrée est elle-même sacrée et on doit s'incliner devant elle.

Dans des temps plus barbares que les nôtres, on avait coutume d'exiger de chacun une certaine foi et une dévotion à un certain objet sacré ; on n'y allait pas de main morte contre les dissidents. Mais la « liberté de conscience » se répandant de plus en plus, le « Dieu jaloux » et « seul Seigneur s'est, depuis, peu à peu transformé en ce qu'on désigne sous le nom plus vague d' « être suprême »; la tolérance humaine se déclare satisfaite du moment que chacun révère un « objet sacré » quel qu'il soit.

Ramené à son expression la plus humaine, cet objet sacré est l' « Homme luimême » et l' « humain ». Car c'est une illusion de croire que l'humain est tout à fait nôtre et tout à fait exempt de cette teinte de surnaturel qui s'attache au divin, et de s'imaginer que dire l'Homme, c'est dire Moi ou Toi. Et c'est cette erreur qui peut conduire à l'orgueilleuse illusion qu'on ne voit plus nulle part rien de « sacré », que partout nous nous sentons chez nous et délivrés de l'obsession de la sainteté, du frisson de la terreur sacrée. Mais le ravissement d'« avoir enfin trouvé l'Homme » a empêché d'entendre le cri de douleur de l'égoïsme ; c'est ainsi qu'on a pris pour notre vrai moi un fantôme devenu si bon homme.

Mais « le Sacré s'appelle Humain », dit Goethe, et l'humain n'est que le sacré à sa plus haute puissance.

L'égoïste s'exprime tout autrement. C'est justement parce que tu tiens quelque chose pour sacré que je te trouve ridicule, et en admettant même que je veuille tout respecter en toi, c'est précisément ton sanctuaire intérieur que je ne respecterais pas.

À ces manières de voir si opposées correspondent naturellement des conduites différentes envers les biens spirituels : l'égoïste les attaque ; le religieux (c'est-à-dire celui qui, au-dessus de lui, place son « essence ») doit, pour être conséquent, les défendre. Quels biens spirituels faut-il défendre et lesquels doit-on laisser sans protection ? Cela dépend entièrement de l'idée qu'on se fait de l' « être suprême »; celui qui craint Dieu, par exemple, a plus à défendre que celui qui craint l'Homme, que le Libéral.

Quand on nous offense dans nos biens spirituels, ce n'est plus comme lorsqu'on nous lésait dans nos biens matériels : ici, l'offense est spirituelle, le péché commis contre les biens spirituels consiste à les profaner directement, tandis qu'on ne faisait que détourner ou éloigner les biens matériels. Ici, les biens eux-mêmes subissent une dépréciation, une déchéance : ils ne sont pas simplement soustraits, leur caractère sacré est directement mis en jeu. On désigne sous le nom d' « impiété » ou de « sacriMax Stirner (1845), L’unique et sa propriété 225 lège » toutes les infractions qui peuvent être commises contre les biens spirituels, c'est-à-dire envers ce que nous tenons pour sacré ; et la raillerie, l'insulte, le mépris, le scepticisme, etc., ne sont que des nuances différentes de la criminelle impiété.


Sans nous occuper des multiples façons dont le sacrilège peut se commettre, nous ne rappellerons ici que celle qui met en danger la sainteté par le fait d'une presse trop libre.

Tant qu'on exigera encore du respect pour le moindre être spirituel, la parole et la presse devront être enchaînées au nom de cet être; car l'égoïste pourrait par ses manifestations l' « offenser », et c'est cette offense qu'on doit réprimer à l'aide de « pénalités convenables », à moins qu'on ne préfère recourir au moyen plus judicieux que fournit la puissance préventive de la police, c'est-à-dire à la censure.

Combien de gens nous entendons tous les jours appeler à grands cris la liberté de la presse ! Or, de quoi la presse doit-elle être libre ? Sans doute d'une dépendance, d'une sujétion, d'un asservissement ! Mais c'est affaire à chacun de s'affranchir de tout cela ; on peut affirmer avec certitude que si vous avez secoué le joug des vieilles habitudes de domesticité, ce que vous écrivez et publiez vous appartient en propre, au lieu d'avoir été conçu et formulé au service d'un pouvoir quelconque ; mais qu'est-ce qu'un fidèle chrétien peut bien dire ou imprimer qui soit plus indépendant de la croyance chrétienne qu'il ne l'est lui-même ? S'il est des choses que je ne puis ou n'ose écrire, le premier coupable ne peut être que moi-même. — Et, quoique ceci paraisse s'éloigner du sujet, en voici pourtant l'explication : Par une loi sur la presse, je trace ou je permets qu'on trace autour de mes publications une limite au-delà de laquelle commencent le délit et la répression. C'est moi-même qui restreint ma liberté.

Pour que la presse fût libre, il serait indispensable qu'aucune contrainte ne pût lui être imposée au nom d'une loi. Et pour en arriver là, il faudrait que moi-même je me fusse affranchi de l'obéissance à la loi.

En vérité, la liberté absolue de la presse est une chimère, comme toute liberté absolue. La presse peut être libre de bien des choses, mais elle ne le sera jamais que de ce dont je serai moi-même libre. Affranchissons-nous de tout ce qui est sacré, soyons sans foi et sans loi, et nos discours le seront aussi.

Nous ne pouvons pas plus affranchir nos écrits de toute contrainte que nous ne pouvons être nous-mêmes affranchis de tout. Mais nous pouvons les faire aussi libres que nous le sommes. Il faut pour cela qu'ils soient notre propriété, au lieu d'être, comme ils l'ont été jusqu'ici, au service d'un fantôme.

On ne se rend pas bien compte de ce qu'on demande en réclamant la liberté de la presse. Ce que prétendument on désire, c'est que l'État rende la presse libre ; mais ce qu'on veut en réalité et sans s'en douter, c'est que la presse soit affranchie de l'État ou n'ait plus à compter avec lui. Le voeu conscient est une pétition que l'on adresse à l'État, la tendance inconsciente est une révolte contre l'État. L'humble supplique comme la ferme revendication du droit à la liberté de la presse supposent que l'État est le dispensateur, dont on ne peut espérer qu'un don, une concession, un octroi. Il se pourrait qu'un État fût assez fou pour accorder le cadeau demandé, mais il y a tout à parier que ceux qui le recevraient ne sauraient pas s'en servir, aussi longtemps qu'ils considéreraient l'État comme une vérité : ils se garderaient bien d'offenser cette « chose sacrée » et appelleraient sur celui qui se le permettrait les sévérités d'une loi sur la presse.

En un mot, il est impossible que la presse soit libre de ce dont je ne suis pas libre moi-même.

Ce que j'en dis va peut-être me faire passer pour un adversaire de la liberté de la presse ? Loin de là ! J'affirme seulement qu'on ne l'obtiendra jamais tant qu'on ne voudra qu'elle, la liberté de la presse, c'est-à-dire tant qu'on n'aura en vue qu'une permission limitée. Mendiez-la tant que vous voudrez, cette permission : vous l'attendrez éternellement, car il n'y a personne au monde qui puisse vous la donner. Tant que vous voudrez voir « légitimer, autoriser, justifier » par une permission (c'est-à-dire par la liberté de la presse) l'usage que vous faites de la presse, vous vivrez dans de vaines espérances et de vaines récriminations.

« Absurdité ! Vous qui nourrissez des pensées comme on en voit dans votre livre, vous ne parviendrez à leur donner de publicité que grâce à un heureux hasard ou à force d'artifices. Et c'est vous qui voulez vous opposer à ce qu'on harcèle, qu'on importune l'État jusqu'à ce qu'il accorde enfin la liberté d'imprimer ? »

Il se pourrait qu'un auteur à qui on tiendrait ce langage répondît — car jusqu'où ne va pas l'insolence de ces gens ? — de la manière suivante :

—Réfléchissez bien à ce que vous dites ! Que fais-je donc en vue de me procurer pour mon livre la liberté de la presse ? Est-ce que je demande une permission ? Ne me voit-on pas, au contraire, sans me soucier de la légalité, guetter une occasion favorable, et la saisir sans aucun égard pour l'État et ses désirs ?

« Oui ! je trompe — puisqu'il faut que le mot terrible soit prononcé — je trompe l'État.

« Et vous, sans vous en douter, vous en faites autant. Vous lui persuadez du haut de vos tribunes qu'il doit faire le sacrifice de sa sainteté et de son invulnérabilité, qu'il doit s'exposer aux attaques des gens qui écrivent, sans avoir pour cela de danger à redouter. Eh bien ! vous l'abusez ; car c'en sera fait de son existence aussitôt qu'il aura perdu son inviolabilité.

« Il est vrai qu'à vous il pourrait bien concéder la liberté d'écrire comme l'a fait l'Angleterre : Vous êtes les dévots de l'État, vous êtes incapables d'écrire contre lui, quoi que vous y puissiez voir d'abus à réformer et de « défectuosités à amender ». Mais quoi ? Si des adversaires de l'État profitaient de la liberté de la parole pour se déchaîner contre l'Église, l'État, les Moeurs, et pour assaillir le « sacro-saint » d'implacables arguments ? Vous seriez alors les premiers à trembler et à appeler à la vie des lois de septembre. Vous vous repentiriez, trop tard, de la sottise qui vous aurait poussés à enjôler et à aveugler l'État ou le Gouvernement.

« Mais ma conduite à moi ne prouve que deux choses. D'abord ceci, que la liberté de la presse est toujours inséparable de « circonstances favorables » et ne peut, par conséquent, jamais être une liberté absolue ; en second lieu ceci, que quiconque veut en jouir doit rechercher et au besoin créer l'occasion favorable, en faisant prévaloir contre l'État son propre intérêt et en se mettant, soi et sa volonté, au-dessus de l'État et de toute « puissance supérieure ».

« Ce n'est pas dans l'État, ce n'est que contre l'État que la liberté de la presse peut être conquise. Et si cette liberté règne jamais, ce n'est pas à la suite d'une prière, mais bien comme l'oeuvre d'une révolte qu'on l'aura obtenue. Toute demande, toute proposition de liberté de la presse est déjà une révolte, consciente ou inconsciente ; il n'y a que l'insuffisance philistine qui ne veuille ni ne puisse se l'avouer, tant que le résultat ne le lui aura pas, à sa grande terreur, montré d'une façon claire et évidente. La liberté de la presse obtenue à force de prières a d'abord un air amical et bienveillant, il est bien loin de ses intentions de laisser jamais surgir la licence de la presse ; mais peu à peu son coeur s'endurcit, et elle en arrive insensiblement à conclure qu'en définitive une liberté n'est pas une liberté tant qu'elle est au service de l'État, de la morale ou de la loi. Liberté vis-à-vis de la contrainte de la censure, elle n'est pas liberté vis-à-vis de la contrainte de la loi.

« La presse, une fois saisie du désir de la liberté, veut devenir toujours plus libre jusqu'à ce qu'enfin l'écrivain se dise : Puisque je ne suis tout à fait libre que quand je n'ai aucun ménagement à garder, mes écrits ne sont libres que quand ils sont à moi, quand ils ne peuvent m'être dictés par aucune puissance ou autorité, par aucune foi, par aucun respect ; ce n'est pas « libre » que la presse doit être — c'est trop peu — elle doit être à Moi ! L'individualité, la propriété de la presse, voilà ce que je veux m'assurer.

« Une liberté de la presse n'est qu'un permis d'imprimer que me délivre l'État, et l'État ne permettra jamais, et il ne peut jamais librement permettre, que j'emploie la presse à l'anéantir.

« Exprimons-nous donc plutôt de la manière suivante, pour éviter ce que le terme « liberté de la presse » a pu laisser jusqu'ici de vague dans nos paroles : La liberté de la presse que revendiquent si haut les Libéraux est, sans aucun doute, possible dans l'État ; elle n'est même possible que dans l'État, attendu qu'elle est une permission et que, par conséquent, cet imprimatur doit être accordé par quelqu'un, qui, dans le cas présent, est l'État. Mais, en tant que permission, elle est limitée par cet État lui-même, qui naturellement n'est pas tenu de tolérer plus qu'il n'est compatible avec sa conservation et sa prospérité. Il trace à la liberté de la presse une limite, qui est la loi de son existence et de son extension. Un État peut être plus tolérant qu'un autre, mais il n'y a là qu'une différence de quantité ; c'est pourtant cette différence qui tient tant à coeur aux politiciens libéraux : en Allemagne, par exemple, ils ne demandent qu'« une tolérance plus large, plus étendue, de la parole libre ».

« La liberté de la presse qu'on sollicite est une liberté qui doit appartenir au Peuple, et tant que le Peuple (l'État) ne la possède pas, je ne puis en faire aucun usage. Mais si on se place au point de vue de la propriété de la presse, les choses se présenMax tent sous un jour différent. Bien que mon Peuple soit privé de la liberté de la presse, je me procure par ruse ou par violence le moyen d'imprimer ; je ne demande la permission d'imprimer qu'à — Moi et à ma force.

« Dès que la presse est à Moi, il ne me faut pas plus d'autorisation de l'État pour en user qu'il ne m'en faut pour me moucher. Et la presse est ma propriété à partir du moment où, pour Moi, il n'y a plus rien au-dessus de Moi, car dès lors plus d'état, plus d'Église, plus de Peuple, plus de Société : tous ne devaient leur existence qu'à mon mépris de moi-même, et tous s'évanouissent dès que l'infirmité de mon orgueil disparaît ; ils ne sont qu'à la condition d'être au-dessus de moi, ils n'existent que s'ils sont des puissances. — À moins qu'on ne puisse se figurer un État dont les sujets ne feraient aucun cas ? Ce serait un rêve, une illusion, tout comme l' « unité de l'Allemagne ».

« La presse est à Moi dès que je m'appartiens, dès que je suis mon propriétaire : Le monde est à l'égoïste, parce que l'égoïste n'appartient à aucune puissance du monde.

« Cela étant, il se peut très bien que la presse, quoique mienne, soit encore très peu libre, comme c'est le cas en ce moment. Mais le monde est grand, et on se tire d'affaire comme on peut. Si je consentais à renoncer à la propriété de ma presse, j'arriverais facilement à faire imprimer partout tout ce que ma plume produit. Mais comme je veux affirmer ma propriété, il faut bien que j'en vienne aux mains avec mes ennemis.

— N'accepterais-tu pas leur permission si on te l’accordait ?

— Oui, certes, et avec plaisir, car leur permission me prouverait que je les ai aveuglés et que je les mène à l'abîme. Ce n'est pas leur permission que je veux, mais leur aveuglement et leur défaite. Si je la sollicite, cette permission, ce n'est pas parce que j'espère, comme les politiciens libéraux, qu'eux et moi pourrions vivre en paix côte à côte, et même nous soutenir, nous entraider réciproquement. Non. Si je la sollicite, c'est pour m'en faire une arme contre eux, c'est pour faire disparaître ceux-là mêmes qui me l'auront accordée.

« J'agis consciemment comme un ennemi, je prends mes avantages et je profite de leur imprévoyance.

« La presse n'est à moi que si j'en use sans reconnaître absolument aucun juge en dehors de moi-même, c'est-à-dire que si je ne suis plus déterminé ni par la religion, ni par la morale, ni par le respect des lois de l'État, etc., mais par Moi seul et par mon égoïsme ! »

Qu'avez-vous à répliquer à celui qui vous fait une réponse si insolente ? Mais peut-être la question sera-t-elle mieux posée sous la forme suivante : À qui est la presse ? Au Peuple (l'État) ou à Moi ? Les politiciens se proposent simplement de soustraire la presse aux entreprises personnelles et arbitraires des gouvernants ; ils ne réfléchissent pas que, pour être vraiment ouverte à tout le monde, elle devrait être affranchie des lois, c'est-à-dire indépendante de la volonté du Peuple (de la volonté de l'État).

Mais une fois devenue la propriété du Peuple, la presse est encore bien loin d'être ma propriété ; sa liberté conserve par rapport à moi le sens de permission. C'est au Peuple qu'il appartient de juger mes idées, c'est à lui que j'en dois compte, c'est envers lui que j'en suis responsable. Or, les jurés aussi, quand on attaque leurs idées fixes, ont le coeur et la tête durs, tout comme les plus farouches despotes et les esclaves qu'ils emploient.

Edgar Bauer, dans ses Revendications libérales, soutient que la liberté de la presse est impossible dans les États absolus ou constitutionnels, mais qu'elle a sa place tout indiquée dans les « États libres ». Dans ceux-ci, dit-il, l'individu a le droit d'exprimer tout ce qu'il pense, et ce droit ne lui est pas contesté parce qu'il n'est plus seulement un individu isolé, mais bien un membre solidaire d'un tout réel et intelligent [14]. Ce n'est donc pas l'individu mais le membre qui jouit de la liberté de la presse. Mais si, pour jouir de la liberté de la presse, il faut que l'individu ait prouvé sa fidélité à la communauté, qui est le Peuple, cette liberté ne lui appartient pas en vertu de sa propre énergie : elle est une liberté du peuple, une liberté qui ne lui est accordée à lui, individu, qu'en raison de sa fidélité et de sa qualité de sociétaire.

Au contraire, ce n'est que comme individu que chacun peut être libre d'exprimer sa pensée. Mais il n'en a pas le « droit », et cette liberté n'est pas « son droit sacré »; il n'en a que le pouvoir, pouvoir qui suffit d'ailleurs pour le mettre en possession. Pour posséder la liberté de la presse, je n'ai pas besoin de concession, je n'ai pas besoin du consentement du Peuple, je n'ai pas besoin d'en avoir le « droit » ni d'y être « autorisé ». Il en est de la liberté de la presse comme de toute autre liberté, je dois la prendre moi-même ; le Peuple, quoique « seul juge », ne peut me la donner. Il peut applaudir à la liberté dont je m'empare ou il peut se mettre en garde et se défendre contre elle ; mais me la donner, me l'accorder, me l'octroyer lui est impossible. J'en use malgré le Peuple, en ma seule qualité d'individu, c'est-à-dire que je lutte pour elle contre le Peuple — mon ennemi ; je ne l'obtiens que si je la conquière réellement, si je la prends. Et si je la prends, c'est qu'elle est ma propriété.

Sander, que combat Edgar Bauer, considère la liberté de la presse comme « le droit et la liberté du citoyen dans l'État ». Bauer ne dit rien d'autre. Pour lui aussi elle n'est que le droit du citoyen libre.

On réclame encore la liberté de la presse comme un « droit commun à tous les hommes ». À cela il a été objecté que tous les hommes ne savent pas en faire bon usage, attendu que tous ne sont pas vraiment hommes. À l'Homme, comme tel, jamais un gouvernement ne l'a refusée. Seulement, l'Homme n'écrit pas, pour l'excellente raison qu'il est un fantôme. Cette liberté, les gouvernements ne l'ont jamais refusée qu'à des individus, pour l'accorder à d'autres individus, par exemple à leurs organes. Donc, si on veut l'obtenir pour tout le monde, il faut précisément affirmer qu'elle appartient à l'individu, à Moi, et non pas à l'Homme ou à l'individu en tant qu'Homme. Dans tous les cas, ce qui n'est pas homme (l'animal, par exemple) ne peut en faire usage. Le Gouvernement français, par exemple, ne conteste pas que la liberté de la presse soit un droit de l'Homme. Il exige seulement de l'individu un cautionnement établissant qu'il est vraiment Homme, car ce n'est pas à l'individu, c'est à l'Homme qu'il accorde la liberté de la presse.

C'est justement sous le prétexte que cela n'est pas humain qu'on m'a enlevé ce qui est à Moi ! Et on m'a laissé ce qui est à l'Homme.

La liberté de la presse ne peut produire qu'une presse responsable. Une presse irresponsable ne peut naître que de la propriété de la presse.


Les relations des hommes entre eux sont régies, pour tous ceux qui vivent religieusement, par une loi formelle dont on peut bien parfois, au risque de pécher, négliger l'observation, mais dont on ne s'aviserait jamais de nier la valeur absolue. C'est la loi de l'Amour, loi avec laquelle ceux-là mêmes qui semblent combattre son principe et qui haïssent son nom n'ont pas encore su rompre ; car à eux aussi il reste de l'amour, leur amour est même plus profond et plus pur : ils aiment l'Homme et l'Humanité.

Si nous tâchons de formuler le sens de cette loi, nous dirons à peu près : Chaque homme doit tenir quelque chose pour plus que lui-même. Tu dois oublier ton « intérêt privé » dès qu'il s'agit du bonheur des autres, du bien de la Patrie ou de la Société, du bien public, du bien de l'humanité, de la bonne cause, etc.! Patrie, Humanité, Société, etc., doivent être pour toi plus que toi-même, et ton « intérêt privé » doit s'effacer devant leur intérêt ; car il ne faut pas être un — égoïste !

L'Amour est un commandement religieux d'une grande portée ; il ne se borne pas à l'amour de Dieu et des hommes, mais il préside à tous nos rapports. Quoi que nous fassions, pensions et voulions, toujours l'amour doit faire le fond de nos actions, de nos pensées et de nos désirs. Il nous est bien permis de juger, mais nous ne devons juger qu'avec amour. On peut certainement critiquer la Bible, et même d'une manière approfondie ; mais le critique doit, avant tout, l'aimer et voir en elle le livre saint. N'est-ce pas comme si on disait : il ne faut pas que sa critique l'anéantisse, il doit la laisser subsister, et subsister en tant que chose sacrée et indestructible ?

Il en est de même de notre critique des hommes : l'amour doit en rester la tonique invariable. Il est certain que les jugements que nous dicte la haine ne sont pas nos propres jugements, ce sont les jugements de la haine qui nous domine, des « jugements haineux ». Mais les jugements dictés par l'amour sont-ils mieux les nôtres ? Ce sont les jugements de l'amour qui nous domine, ce sont des jugements « charitables, indulgents », mais ce ne sont pas nos propres jugements, ni par conséquent, réellement, des jugements.

Celui qui brûle d'amour pour la justice s'écrie : fiat justitia, pereat mundus ! Il lui est permis de se demander et d'examiner ce que c'est, à proprement parler, que la justice, ce qu'elle exige et en quoi elle consiste, mais non pas si elle est quelque chose.

Il est bien vrai que « Celui qui demeure dans l'amour, celui-là demeure en Dieu et Dieu en lui » (ler ép. de Jean, IV, 16). Le Dieu demeure en lui, il ne peut s'en défaire et devenir sans dieu, et lui-même demeure en Dieu, il reste confiné dans l'amour de Dieu et ne peut devenir sans amour.

« Dieu est l'Amour ! » Tous les siècles et toutes les générations reconnaissent dans cette parole le fondement du Christianisme. Mais ce Dieu qui est amour est un Dieu importun : il ne peut pas laisser le monde en repos, il veut lui infuser la sainteté. « Dieu s'est fait homme pour rendre les hommes divins [15].» Sa main se retrouve partout, et rien n'arrive que par lui. En tout se révèlent ses « desseins excellents », ses « vues et ses décrets impénétrables ». La raison, qui est lui-même, doit aussi se développer et se réaliser dans le monde entier. Sa providence paternelle ne nous laisse plus la moindre initiative ; nous ne pouvons rien faire de sensé sans que l'on dise : c'est Dieu qui l'a fait, ni nous attirer une disgrâce sans entendre dire : Dieu l'a voulu ainsi. Nous n'avons rien qui ne nous vienne de lui, tout nous est « donné » par lui. Mais ce que fait Dieu, l'homme le fait aussi. Dieu veut donner au monde la béatitude, l'homme veut lui donner le bonheur et rendre tous les hommes heureux. C'est pourquoi tout homme voudrait éveiller chez les autres la raison qu'il croit avoir lui-même en partage : tout doit être totalement raisonnable. Dieu combat le Diable, le philosophe combat la déraison et l'irrationnel. Dieu ne laisse aucun être suivre la voie qui lui est propre, et l'Homme ne veut nous permettre qu'une conduite humaine.

Mais celui qui est pénétré de l'amour sacré (religieux, moral, humain) n'a d'amour que pour le fantôme, pour le « véritable Homme », et il persécute l'individu, l'homme réel, aussi impitoyablement et avec la même froideur que s'il procédait juridiquement contre un monstre. Il trouve louable et nécessaire de se montrer inexorable, car l'amour du fantôme ou de la généralité abstraite lui ordonne de haïr tout ce qui n'est pas fantôme, c'est-à-dire l'égoïste ou l'individuel. Tel est le sens de cette fameuse manifestation de l'Amour qu'on nomme « Justice ».

L'accusé n'a aucun ménagement à espérer, pas une âme compatissante ne jettera un voile sur sa triste nudité. Sans émotion, le juge austère arrache au pauvre condamné ses derniers lambeaux d'excuse ; sans pitié, le geôlier le traîne à sa sombre prison ; et à l'expiration de sa peine, il n'a pas à espérer de réconciliation ; quand on le rejettera, flétri, parmi les hommes, ses bons, ses loyaux frères en Christianisme lui cracheront au visage avec mépris. Pas de grâce non plus pour le criminel « qui a mérité la mort ». On le conduit à l'échafaud, et la loi morale assouvit, aux acclamations de la foule, son sublime besoin de — vengeance. Car l'un des deux seul peut vivre, la loi morale ou le criminel : où les criminels restent impunis, la loi morale succombe, et où celle-ci règne, ceux-là doivent tomber. Leur antagonisme est impérissable.

L'ère chrétienne est l'ère de la miséricorde, de l'amour, du souci de rendre aux hommes ce qui leur appartient et de les guider vers l'accomplissement de leur vocation humaine (divine). Aussi toutes les relations humaines ont-elles pour base cette considération : telle et telle chose constituent l'essence de l'homme, et, par conséquent, lui tracent la destinée à laquelle il est appelé soit par Dieu, soit (selon les idées d'aujourd'hui) par sa qualité d'Homme (sa race). De là le prosélytisme. Bien que les Communistes et les Humanitaires attendent de l'homme plus que les Chrétiens, leur point de vue reste le même. À l'homme doit appartenir tout ce qui est humain. S'il suffisait aux pieux que l'homme eût en partage ce qui est de Dieu, les Humanitaires exigent que rien ne lui soit refusé de ce qui est de l'Homme. Quant à ce qui est de l'Égoïste, les uns et les autres le repoussent énergiquement. Cela est parfaitement naturel, car ce qui est l'oeuvre de l'égoïsme ne peut être accordé ni concédé (en fief) : il faut qu'on le crée soi-même. Le reste, l'amour me l'accordait ; ceci, Moi seul puis me le donner.

Jusqu'à présent, les relations ont été fondées sur l'amour, les égards et les services réciproques. Si l'on se devait à soi-même de se sanctifier, c'est-à-dire d'introniser en soi l'être suprême et d'en faire une vérité [16] et une réalité, on devait aussi aux autres de les aider à réaliser leur essence et leur destinée ; dans les deux cas, on devait à l'essence de l'homme de contribuer à sa réalisation.

Seulement, on ne se doit pas à soi-même de faire quelque chose de soi, ni aux autres de faire d'eux quelque chose : on ne doit rien ni à son essence ni à celle des autres. Toutes relations qui reposent sur une essence sont des relations avec un fantôme et non avec une réalité. Mes rapports avec l'être suprême ne sont pas des rapports avec Moi, et mes rapports avec l'essence de l'Homme ne sont pas des rapports avec les hommes.

De l'amour, tel qu'il est naturel à l'homme de le ressentir, la civilisation a fait un commandement. Mais en tant que commandé, l'amour appartient à l'Homme comme tel, et non à moi ; il est mon essence, cette essence que l'on tient pour si « essentielle », et n'est pas ma propriété. C'est l'Homme, c'est-à-dire l'humanité, qui me l'impose: l'amour est obligatoire, aimer est mon devoir. Ainsi, au lieu d'avoir sa source réellement en Moi, il l'a dans l'Homme en général, dont il est la propriété, l'attribut particulier : « Il sied à l'Homme, c'est-à-dire à chaque homme, d'aimer ; aimer est le devoir et la vocation de l'homme, etc. »

Il faut, par conséquent, que je revendique l'amour pour Moi, et que je le soustraie à la puissance de l'Homme.

On en est arrivé à me concéder comme un fief dont la propriété appartient à l'Homme ce qui était primitivement à moi, mais sans raison logique, instinctivement. En aimant, je suis devenu un vassal, je suis devenu l'homme lige de l'humanité, un simple représentant de cette espèce ; lorsque j'agis non pas comme Moi, mais comme Homme, j'agis comme un exemplaire de l'espèce humaine, c'est-à-dire humainement. Notre état de civilisation tout entier est un système féodal, où la propriété appartient à l'Homme ou à l'humanité et où rien n'appartient au Moi. En dépouillant l'individu de tout pour attribuer tout à l'Homme, on a fondé une énorme féodalité.

L'individu n'apparaît plus en fin de compte que comme « foncièrement mauvais ».

Faut-il peut-être ne prendre aucun intérêt actif à la personne d'autrui ? Dois-je n'avoir à coeur ni sa joie ni son intérêt, ne puis-je préférer la jouissance que je lui procure à telle ou telle de mes jouissances personnelles ? Loin de là : je puis lui sacrifier avec joie d'innombrables jouissances, je puis m'imposer des privations sans nombre pour augmenter son plaisir, et je puis, pour lui, mettre en péril ce qui, sans lui, me serait le plus cher, ma vie, ma prospérité, ma liberté. En effet, c'est pour moi un plaisir et un bonheur que le spectacle de son bonheur et de son plaisir. Mais je ne me sacrifie pas à lui, je reste égoïste et je — jouis de lui. En lui sacrifiant tout ce que, n'était mon amour pour lui, je me réserverais, je fais une chose très simple et même plus commune dans la vie qu'il ne paraît, qui prouve uniquement qu'une certaine passion est plus forte chez moi que toutes les autres. Le Christianisme aussi enseigne à sacrifier toutes les autres passions à celle-là. Mais sacrifier des passions à une autre, ce n'est pas me sacrifier moi-même ; je ne sacrifie rien de ce par quoi je suis vraiment moi, je ne sacrifie pas ce qui fait à proprement parler ma valeur, mon individualité. Il se pourrait que cette fâcheuse éventualité se produisît : c'est qu'il en est de l'amour comme de toute autre passion, du moment que j'y obéis aveuglément ; si l'ambitieux que sa passion entraîne reste sourd aux avertissements qu'un instant de sang-froid éveillerait en lui, c'est qu'il a laissé cette passion prendre les proportions d'une tyrannie à laquelle il a perdu le pouvoir de se soustraire. Il a abdiqué devant elle, parce qu'il ne sait plus se détacher d'elle et par conséquent s'en affranchir. Il est possédé.

Moi aussi, j'aime les hommes, non seulement quelques-uns, mais chacun d'eux. Mais je les aime avec la conscience de mon égoïsme : je les aime parce que l'amour me rend heureux, j'aime parce qu'il m'est naturel et agréable d'aimer. Je ne connais pas d'obligation d'aimer. J'ai de la sympathie pour tout être sentant, ce qui l'afflige m'afflige et ce qui le soulage me soulage : je pourrais le tuer, je ne saurais le martyriser. Au contraire, le noble et vertueux philistin qu'est le prince Rodolphe des Mystères de Paris s'ingénie à martyriser les méchants parce qu'ils l' « exaspèrent » [17]. Ma sympathie prouve simplement que le sentiment de ceux qui sentent est aussi le mien, qu'il est ma propriété — tandis que le procédé impitoyable de l' « homme de bien » (la façon par exemple dont il traite le notaire Ferrand) rappelle l'insensibilité de ce brigand qui, selon la mesure de son lit, coupait ou étendait de force les jambes de ses prisonniers. Le lit de Rodolphe, à la mesure duquel il taille les hommes, c'est la notion du « Bien ». Le sentiment du droit, de la vertu, etc., rend dur et intolérant. Rodolphe ne sent pas comme le notaire ; il sent, au contraire, que « le scélérat a ce qu'il a mérité ». Ce n'est pas là de la sympathie.

Vous aimez l'Homme, et ce vous est une raison pour torturer l'individu, l'égoïste ; votre amour de l'Homme fait de vous les bourreaux des hommes.

Quand je vois souffrir celui que j'aime, je souffre avec lui, et je n'ai pas de repos que je n'aie tout tenté pour le consoler et l'égayer. Quand je le vois joyeux, sa joie me rend joyeux. Il ne suit pas de là que ce soit le même objet qui produit sa peine ou sa joie et qui éveille en moi les mêmes sentiments ; cela est surtout évident quand il s'agit de la douleur corporelle, que je ne ressens pas comme lui : c'est sa dent qui lui fait mal, et ce qui me fait mal à moi, c'est sa souffrance.

Et c'est parce que je ne puis supporter ce pli douloureux sur le front aimé, c'est par conséquent dans mon intérêt, que je l'efface par un baiser. Si je ne t'aimais pas, tu pourrais froncer les sourcils tant que tu voudrais sans m'émouvoir ; je ne veux dissiper que mon chagrin.

Y a-t-il maintenant quelqu'un ou quelque chose que je n'aime pas et qui a le droit d'être aimé par moi ? Qui passe le premier, mon amour ou son droit ? Les parents, les amis, le peuple, la patrie, la ville natale, etc., enfin, en général, mes semblables « mes frères », prétendent avoir droit à mon amour et le réclament impérieusement. Ils le considèrent comme leur propriété, et moi, si je ne respecte pas cette propriété, ils me considèrent comme un voleur qui leur enlève ce qui leur appartient.

Je dois donc aimer. Mais si l'amour est un commandement et une loi, il faut qu'on m'y forme et qu'on m'y dresse, et qu'on me punisse si je viens à l'enfreindre. On exercera donc sur moi, pour m'amener à aimer, la plus énergique « influence morale » possible. Et il est hors de doute que l'on peut exciter et induire les hommes à l'amour aussi bien qu'aux autres passions, à la haine, par exemple. La haine se transmet de génération en génération, on peut se haïr uniquement parce que les ancêtres des uns étaient Guelfes et ceux des autres Gibelins.

Mais l'amour n'est pas un commandement. Comme tous mes autres sentiments, il est ma propriété. Méritez, c'est-à-dire achetez ma propriété, et je vous la céderai. Je n'ai pas à aimer une religion, un peuple, une patrie, une famille, etc., qui ne savent pas mériter mon amour ; je vends ma tendresse au prix qu'il me plaît de fixer.

L'amour intéressé est bien différent de l'amour désintéressé, mystique ou romantique. On peut aimer une foule de choses, on peut aimer non seulement l'homme, mais en général tout « objet » quel qu'il soit (le vin, la patrie, etc.). L'amour devient aveugle et furieux lorsque, devenant nécessité, il échappe à ma puissance (aimer à la folie); — il devient romantique lorsqu'il s'y joint une idée de devoir, c'est-à-dire quand l'objet de l'amour me devient sacré et quand je me sens lié à lui par le devoir, la conscience, le serment. Dans les deux cas, l'objet ne m'appartient plus, c'est moi qui lui appartiens.

Si l'amour est une possession, ce n'est pas en tant qu'il est mon sentiment (en cette qualité, au contraire, j'en reste maître comme de ma propriété), mais bien parce que son objet m'est étranger. L'amour religieux, en effet, repose sur le commandement d'aimer dans l'objet aimé une chose « sacrée »: car il existe pour l'amour désintéressé des objets dignes d'amour d'une manière absolue, des objets pour lesquels mon coeur a le devoir de battre : tels sont, par exemple, les autres hommes, ou encore un époux, les parents, etc. L'amour sacré s'attache à ce qu'il y a de sacré dans l'objet aimé, aussi s'efforce-t-il de faire que ce qu'il aime approche autant que possible de la sainteté et devienne, par exemple, un « Homme ».

Ce que j'aime, il est de mon devoir de l'aimer ; ce n'est pas par suite ou en raison de mon amour qu'il devient le but de ce dernier : il est de lui-même et par lui-même digne d'amour. Ce n'est pas Moi qui fais de lui un objet d'amour, il l'est par essence (qu'il puisse, dans une certaine mesure, l'être devenu par mon choix, s'il s'agit par exemple d'un époux, d'une fiancée, cela ne fait rien à l'affaire, attendu que, même dans ce cas, ma prédilection lui confère un « droit à mon amour » et que, l'ayant aimé, je suis tenu de l'aimer éternellement). Il n'est donc pas l'objet de mon amour, mais de l'amour en général : c'est un objet qui doit être aimé. L'amour lui revient, il lui est dû, il est son droit, et Moi, je suis obligé de l'aimer. Mon amour, c'est-à-dire l'amour dont je m'acquitte envers lui, est en réalité un amour qui lui appartient, un tribut que je lui paie.

Tout amour auquel adhère la moindre tache d'obligation est un amour désintéressé, et aussi loin que s'étende cette tache, l'amour devient servitude. Quiconque croit devoir quelque chose à l'objet de son amour aime d'une façon romantique ou reliMax Stirner (1845), L’unique et sa propriété 235 gieuse. L'amour de la famille, par exemple, tel qu'on le conçoit communément sous le nom de « piété », est un amour religieux ; de même, l'amour de la patrie qu'on prêche sous le nom de « patriotisme ». Tout ce que nous avons d'amour romantique se meut dans le même cercle : c'est partout et toujours le mensonge, ou plutôt l'illusion, d'un « amour désintéressé »; c'est un intérêt que nous portons à l'objet pour l'amour de cet objet et non pour l'amour de nous et de nous seuls.

L'amour religieux ou romantique se distingue, il est vrai, de l'amour physique par une différence dans l'objet, mais pas par une différence dans nos rapports avec lui. À ce dernier point de vue, l'un comme l'autre est possession, servitude. Quant à l'objet, dans un cas il est profane, dans l'autre sacré. Il exerce sur moi, dans les deux cas, la même domination, seulement dans l'un il est sensible et dans l'autre spirituel (imaginaire). Mon amour n'est ma propriété que s'il consiste uniquement en un intérêt personnel et égoïste, si, par conséquent, l'objet de mon amour est réellement mon objet ou ma propriété. Or, je ne dois rien à ma propriété, et je n'ai pas de devoirs envers elle, pas plus que je n'ai, par exemple, de devoirs envers mon oeil. Si j'en prends le plus grand soin, c'est pour Moi que je le fais.

L'amour n'a pas plus manqué à l'Antiquité qu'aux siècles de Christianisme; le dieu de l'amour est né longtemps avant le Dieu d'amour. Mais il était réservé aux Modernes de connaître l'esclavage du mysticisme.

Si l'amour est servitude, c'est que son objet m'est étranger, et que je suis impuissant contre son éloignement et sa supériorité. Pour l'égoïste, rien n'est assez haut pour qu'il croie devoir s'humilier, rien n'est assez indépendant pour qu'il en fasse le principe de sa vie, rien n'est assez sacré pour qu'il s'y sacrifie. L'amour de l'égoïste prend sa source dans l'intérêt personnel, coule dans le lit de l'intérêt personnel et a son embouchure dans l'intérêt personnel.

Est-ce encore là de l'amour ? demandera-t-on. Choisissez un autre nom si vous en savez un meilleur, et que le doux nom d'amour s'éteigne avec un monde qui n'est plus ! Pour ma part, je n'en trouve pas d'autre pour le moment dans notre langue chrétienne, et je m'en tiens au vieux mot : « j'aime » l'objet qui est mien, j'aime ma — propriété.

Je ne consens à me livrer à l'amour que pour autant qu'il ne soit qu'un de mes sentiments ; mais s'il faut qu'il soit une force supérieure à moi, une puissance divine (Feuerbach), une passion à laquelle j'ai le devoir de ne pas me soustraire, une obligation morale et religieuse, je le — méprise. Sentiment, il est à Moi ; principe auquel je dois vouer et « consacrer » mon âme, il est souverain et divin, comme la haine est diabolique : l'un ne vaut pas mieux que l'autre. En un mot, l'amour égoïste, c'est-àdire mon amour, n'est ni sacré, ni profane, ni divin, ni diabolique.

« Un amour que limite la foi est un amour faux. La seule limitation qui ne soit pas contradictoire avec l'essence de l'amour est celle que l'amour s'impose à lui-même par la raison, l'intelligence. L'amour qui repousse la rigueur et la loi de l'intelligence est théoriquement un amour faux, pratiquement un amour funeste [18]. » C'est ce que dit Feuerbach ; les croyants disent au contraire : L'amour est essentiellement du domaine de la foi. Celui-là s'élève avec véhémence contre l'amour sans raison, ceux-ci contre l'amour sans foi. Pour Feuerbach comme pour le dévot, l'amour est tout au plus un splendidum vitium. Ne sont-ils pas tous deux obligés de laisser subsister l'amour, même entaché de déraison ou d'impiété ? Ils n'osent pas dire : l'amour déraisonnable ou impie est une absurdité, n'est pas de l'amour, pas plus qu'ils n'oseraient dire : des larmes déraisonnables ou impies ne sont pas des larmes.

L'amour, même en dehors de la raison ou de la foi, doit bien être considéré comme de l'amour, encore qu'on doive le regarder alors comme indigne de l'homme ; tout ce qu'on peut conclure, c'est que l'essentiel n'est pas l'amour, mais la raison ou la foi, et que celui qui est sans raison ou sans foi peut bien aimer, mais qu'un amour n'a de valeur que s'il est celui d'un homme raisonnable ou d'un croyant. Feuerbach est victime d'une illusion lorsqu'il dit que l'amour emprunte à la raison « sa propre limitation »; le croyant aurait au même titre le droit de dire que cette « limitation propre » est le fait de la foi. L'amour déraisonnable n'est ni « faux » ni « funeste »; c'est comme amour tout court qu'il remplit son rôle.

Il faut qu'envers le monde, et particulièrement envers les hommes, j'adopte un sentiment déterminé, et que ce sentiment, qui dans le cas présent est l'amour, je le leur témoigne de prime abord, avant toute expérience. Je reconnais qu'en agissant ainsi je fais preuve de plus d'arbitraire et d'autonomie que si je laisse le monde m'assaillir des sentiments les plus divers et si je me laisse envelopper par le réseau inextricable des impressions que le hasard m'apporte. En effet, j'aborde les hommes et les choses avec un sentiment fait d'avance, avec, pour ainsi dire, un parti pris et une opinion préconçue. Je me suis au préalable tracé ma conduite envers eux, et, quoi qu'ils fassent, je ne sentirai et ne penserai à leur égard que comme j'ai, une fois pour toutes, résolu de le faire. Le principe de l'amour m'assure contre la domination du monde ; car, quoi qu'il arrive, j'aime. Ce qui est laid, par exemple, peut m'inspirer de la répulsion, mais comme j'ai résolu d'aimer, je surmonte cette impression désagréable comme je surmonte toute autre antipathie.

Mais le sentiment auquel je me suis a priori déterminé et — condamné est, en réalité, un sentiment borné, parce qu'il résulte d'une prédestination dont il ne m'est pas possible de m'affranchir. Étant préconçu, il est un préjugé. Ce n'est plus Moi qui m'exprime dans mes rapports avec le monde, mais c'est mon amour qui s'exprime. De sorte que si le monde ne me domine pas, je suis en revanche d'autant plus fatalement dominé par l'esprit d'amour. J'ai vaincu le monde, pour devenir l'esclave de cet esprit.

Si j'ai dit d'abord : J'aime le monde, je puis tout aussi bien ajouter à présent : Je ne l'aime pas, car je l'anéantis comme je m'anéantis ; j'en use et je l'use. Je ne m'astreins pas à n'éprouver pour les hommes qu'un seul et invariable sentiment, je donne libre carrière à tous ceux dont je suis capable. Pourquoi ne le déclarerais-je pas crûment ? Oui, j'exploite le monde et les hommes ! Je puis ainsi rester ouvert à toutes espèces d'impressions, sans qu'aucune d'elles m'arrache à moi-même. Je puis aimer, aimer de toute mon âme, et laisser brûler dans mon coeur le feu dévorant de la passion, sans cependant prendre l'être aimé pour autre chose que pour l'aliment de ma passion, un aliment qui l'aiguise sans la rassasier jamais. Tous les soins dont je l'entoure ne s'adressent qu'à l'objet de mon amour, qu'à celui dont mon amour a besoin, au « bienaimé ». Combien il me serait indifférent, — n'était mon amour ! C'est mon amour que je repais de lui, il ne me sert qu'à cela, je jouis de lui.

Choisissons un autre exemple, tout actuel, celui-ci : Je vois les hommes plongés dans les ténèbres de la superstition, harcelés par un essaim de fantômes. Si je cherche, Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 237 dans la mesure de mes forces, à projeter la lumière du jour sur ces apparitions de la nuit, croyez-vous que j'obéisse à mon amour pour vous ? J'écris peut-être par amour pour les hommes ? Eh ! non, j'écris parce que je veux faire à des idées qui sont mes idées une place dans le monde ; si je prévoyais que ces idées dussent vous ravir la paix et le repos, si dans ces idées que je sème je voyais les germes de guerres sanglantes et une cause de ruine pour maintes générations, je ne les répandrais pas moins. Faites-en ce que vous voudrez, faites-en ce que vous pourrez, c'est votre affaire, et je ne m'en inquiète pas. Peut-être ne vous apporteront-elles que le chagrin, les combats, la mort, et ne seront-elles que pour bien peu d'entre vous une source de joie. Si j'avais à coeur votre bien-être, j'imiterais l'Église qui interdit aux laïques la lecture de la Bible, ou les gouvernements chrétiens qui se font un devoir sacré de défendre l'homme du peuple contre les « mauvais livres ».

Non seulement ce n'est pas pour l'amour de vous que j'exprime ce que je pense, mais ce n'est pas même pour l'amour de la vérité. Non :

« Je chante comme chante l'oiseau Qui habite dans le feuillage. Le chant même que produit ma voix Est mon salaire, et un salaire royal [19]»

Je chante ? Je chante parce que je suis un chanteur ! Si pour cela je me sers de vous, c'est que j'ai besoin — d'oreilles.

Quand le monde se trouve sur mon chemin (et il s'y trouve toujours), je le consomme pour apaiser la faim de mon égoïsme : tu n'es pour moi qu'une — nourriture ; de même, toi aussi tu me consommes et tu me fais servir à ton usage. Il n'y a entre nous qu'un rapport, celui de l'utilité, du profit, de l'intérêt. Nous ne nous devons rien l'un à l'autre, car ce que je puis paraître te devoir, c'est tout au plus à moi que je le dois. Si, pour te faire sourire, je t'aborde avec une mine joyeuse, c'est que j'ai intérêt à ton sourire et que mon visage est au service de mon désir. À mille autres personnes que je ne désire pas faire sourire, je ne sourirai pas.


Cet amour, qui se fonde sur l' « essence de l'Homme » et qui, dans la période chrétienne et morale, pèse sur nous comme un « commandement », on doit y être dressé. C'est à l'influence morale, le principal facteur de notre éducation, à y pourvoir. Comment s'y prend-on pour régler les relations entre les hommes ? C'est ce que nous allons, du moins pour un cas particulier, étudier ici avec les yeux de l'égoïsme.

Ceux qui nous élèvent apportent un soin tout particulier à nous déshabituer de bonne heure du mensonge et à nous inculquer ce principe qu'il faut toujours dire la vérité. Si on fondait cette règle sur l'égoïsme, tout le monde s'en pénètrerait facilement; on comprendrait sans peine que le menteur perd de gaieté de coeur la confiance qu'il désire inspirer aux autres, et on sentirait combien il est juste de dire que le menteur n'est pas cru, même quand il dit vrai. Mais chacun sentirait en même temps qu'il ne doit la vérité qu'à celui que lui-même autorise à entendre cette vérité. Supposez qu'un espion rôde dans le camp ennemi sous un vêtement emprunté et qu'on lui demande qui il est. Ceux qui posent la question sont évidemment en droit de le faire, mais l'homme déguisé ne leur donne pas le droit d'apprendre de lui la vérité ; aussi leur dira-t-il tout ce qu'il lui plaira d'inventer mais non ce qui est vrai. Et pourtant la loi morale dit : « Tu ne mentiras pas. » La morale donne donc à ceux qui m'interrogent le droit d'attendre de moi la vérité, mais Moi je ne le leur donne pas ; je ne reconnais d'autre droit que celui que j'accorde moi-même.

Autre exemple : La police pénètre dans une assemblée révolutionnaire et demande son nom à l'orateur. Tout le monde sait que la police a le droit de le faire ; seulement, ce droit elle ne le tient pas du révolutionnaire, qui est son ennemi : il lui donne un faux nom et il lui — ment. Mais la police n'est pas assez naïve pour se fier à la véracité de ses ennemis ; au contraire, elle ne croit rien sans preuve et tâche, autant que possible, d' « établir l'identité » de l'individu qu'elle a interrogé. L'État lui-même agit toujours avec défiance envers les individus, parce qu'il reconnaît dans leur égoïsme son ennemi naturel ; il lui faut toujours « la preuve », et celui qui ne peut pas fournir cette preuve devient l'objet de recherches inquisitoriales, d'une enquête. L'État ne croit pas l'individu et n'a pas confiance en lui ; il vit avec lui sur le pied de la « défiance mutuelle » : il ne se fie à moi que quand il s'est convaincu de la véracité de mes assertions, et pour cela il n'a souvent d'autre moyen que le serment. Ce moyen prouve que l'État ne se fie pas à notre amour de la vérité, à notre sincérité, mais seulement à notre intérêt, à notre égoïsme. Il compte que nous ne voudrons pas nous brouiller avec Dieu par un parjure.

Imaginez-vous à présent un révolutionnaire français de 1788 qui, entre amis, ait laissé échapper la phrase devenue célèbre : « Le monde n'aura pas la paix avant qu'on ait étranglé le dernier des rois avec les boyaux du dernier des prêtres ! » À cette époque, le roi possède encore toute sa puissance. Le hasard a ébruité le propos. mais on ne saurait pourtant citer aucun témoin. On veut obtenir que l'accusé avoue. Doit-il ou ne doit-il pas avouer ? S'il nie, il ment et — reste impuni ; s'il avoue, il est sincère et — on lui coupe la tête. Il met la vérité au-dessus de tout ? Soit, qu'il meure ! Il faudrait n'être qu'un poète bien misérable pour ramasser cette mort comme un sujet de tragédie : car quel intérêt y a-t-il à voir comment un homme meurt par lâcheté ? Si notre homme avait le courage de ne pas être esclave de la vérité et de la sincérité, voici à peu près ce qu'il dirait : « Quel besoin les juges ont-ils de savoir ce que j'ai dit à mes amis ? Si j'avais eu l'intention de leur en faire part, je le leur aurais dit comme je l'ai dit à mes amis ; mais il ne me plaît pas qu'ils le sachent. Ils prétendent s'imposer à ma confiance sans que je la leur aie accordée, sans que j'aie voulu faire d'eux mes confidents ; ils veulent connaître ce que moi je veux cacher. Approchez donc, vous qui croyez que votre volonté brisera la mienne, approchez, juges et bourreaux, et montrez votre savoir-faire. Vous pouvez me mettre à la torture, vous pouvez me menacer de l'enfer et de la damnation éternelle, vous me briserez peut-être au point de me faire prêter un faux serment, mais vous ne m'arracherez pas la vérité, car je veux vous tromper, car je ne vous ai donné aucune autorité, aucun droit sur ma sincérité. Et malgré les menaces du Dieu « qui est la vérité même », malgré l'amertume du mensonge, j'ai le courage de mentir. Lors même que je serais dégoûté de la vie et que rien ne me paraîtrait plus désirable que la hache du bourreau, vous n'auriez pas la joie de trouver en moi un esclave de la vérité, de me faire trahir ma volonté par vos ruses d'inquisiteurs. Si en prononçant les paroles dont on m'accuse je me suis rendu coupable de haute trahison, je ne m'adressais pas à vous et vous deviez les ignorer ; ma volonté est immuable et l'horreur du mensonge ne m'effrayera pas. »

Si Sigismond est un triste sire, ce n'est pas parce qu'il a violé sa parole de prince ; mais s'il a enfreint sa parole, c'est parce qu'il était un coquin. Il aurait pu tenir parole et n'en aurait pas moins été un plat coquin, un valet de la prêtraille. Luther, poussé par une force supérieure, a été infidèle à ses voeux monastiques : il le fut pour l'amour de Dieu. Tous deux ont violé leur serment parce qu'ils étaient asservis : Sigismond, parce qu'il voulait se montrer le disciple fidèle de la vérité divine, c'est-à-dire de la vraie foi, de la foi catholique ; Luther, pour rendre témoignage fidèlement, de tout son coeur et de toute son âme, en faveur de l'Évangile ; tous deux furent parjures, pour ne pas mentir à la « vérité supérieure ». Le premier fut absous par les prêtres, le second le fut par lui-même. À quoi pensaient-ils tous deux, sinon à ce qu'exprime cette parole de l'apôtre : « Ce n'est pas aux hommes, mais à Dieu que tu as menti »? Ils mentaient aux hommes, ils violaient leur serment aux yeux du monde, pour ne pas mentir à Dieu et pour le servir. Ils nous montrent ainsi comment on doit en user avec la vérité à l'égard des hommes.

En l'honneur de Dieu et pour l'amour de Dieu, un parjure, un mensonge, une parole princière violée !

Et si, changeant deux mots à la phrase, nous écrivions : un parjure et un mensonge — pour l'amour de moi ? Ne serait-ce pas nous faire l'avocat de toutes espèces de bassesses et d'infamies ? Peut-être, mais que fait-on d'autre en disant « pour l'amour de Dieu » ? L'amour de Dieu ? Quelles infamies n'a-t-on pas commises pour l'amour de Dieu ? Quels échafauds n'a-t-on pas inondés de sang pour l'amour de Dieu ? Quels autodafés n'a-t-on pas allumés pour l'amour de Dieu ? L'amour de Dieu ? Et pour qui donc l'intelligence humaine a-t-elle été abrutie ? Pour qui, aujourd'hui encore, l'éducation religieuse enchaîne-t-elle l'esprit dès la plus tendre enfance ? N'a-t-on pas, « pour l'amour de Dieu », rompu des voeux sacrés ? Et, tous les jours, des missionnaires et des prêtres ne parcourent-ils pas le monde pour amener des juifs, des païens, des protestants, des catholiques, etc., à trahir la foi de leurs pères — toujours pour l'amour de Dieu ? Y aurait-il un grand mal à ce que tout cela se fît pour l'amour de moi ? Que signifie donc pour l'amour de moi ? Tout d'abord cela donne l'idée d'une « spéculation ignoble ». Celui qui spécule en vue d'un « gain sordide » le fait en effet pour l'amour de soi (puisqu'il n'est en somme rien que l'on ne fasse pour l'amour de soi, par exemple, tout ce que l'on fait « à la plus grande gloire de Dieu »); mais ce soimême pour lequel il recherche le gain est l'esclave du gain, il ne s'élève pas au-dessus du gain, il appartient au gain, au sac d'argent, et ne s'appartient pas, il n'est pas son maître. Un homme que gouverne la passion de l'avarice ne doit-il pas obéir aux ordres de cette maîtresse ? Si, une fois en passant, il se laisse aller à une généreuse faiblesse, cela ne paraîtra-t-il pas tout simplement une exception, juste comme lorsque de fidèles croyants à qui vient à manquer la conduite de leur maître tombent dans les embûches du « diable »? Donc un avare n'est pas son possesseur ; il est esclave, et il ne peut rien faire pour l'amour de soi sans le faire en même temps pour l'amour de son maître, tout comme celui qui craint Dieu.

Le parjure de François ler envers l'empereur Charles-Quint est célèbre. Ce n'est pas quelque temps après, en réfléchissant mûrement à la promesse faite, c'est immédiatement, au moment même où il prêtait serment, que François la rétracta tacitement par une restriction mentale à laquelle avaient d'avance souscrit ses conseillers. Le parjure fut prémédité. François était tout disposé à acheter sa liberté, mais le prix qu'en exigeait Charles lui paraissait trop élevé et déraisonnable. J'admets que Charles fut dupe de son avarice, en cherchant à soutirer de son prisonnier la plus grosse somme possible, mais il n'en fut pas moins misérable de la part du roi de vouloir racheter sa liberté au prix d'une rançon plus faible qu'il n'était convenu ; la suite de son histoire, où s'étale un second parjure, démontre d'ailleurs à suffisance qu'il était possédé d'un esprit de trafic qui faisait de lui un bas filou.

Que répondre à ceux qui lui reprochent ce faux serment ? D'abord sans doute nous répéterons que s'il se déshonora ce ne fut pas tant par son parjure que par son avarice ; que ce n'est pas son parjure qui le rendit méprisable, mais que c'est parce qu'il était un méprisable personnage qu'il s'en rendit coupable.

Toutefois, considéré en lui-même, le parjure de François doit être autrement jugé.

Pourrait-on dire que François ne répondit pas à la confiance que Charles lui témoignait en lui rendant la liberté ? Si Charles avait eu réellement confiance en lui, il lui aurait dit le prix que lui semblait valoir sa mise en liberté, puis il lui eût ouvert la porte de sa prison et eût attendu que François lui envoyât la rançon convenue. Mais cette confiance, Charles ne l'éprouvait pas ; il ne se fiait qu'à la faiblesse et à la crédulité de François, lesquelles, croyait-il, ne lui permettraient pas de manquer à son serment. François ne trompa que — ce calcul trop crédule. C'est précisément en croyant trouver une garantie dans le serment de son ennemi que Charles l'affranchit de toute obligation. Il avait supposé chez le roi de France de la sottise, de l'étroitesse de conscience, et il mettait sa confiance non pas en François, mais dans la sottise, c'est-à-dire la scrupulosité de François. Il ne lui ouvrait les grilles de sa prison de Madrid que pour refermer sur lui les grilles plus sûres de la conscience, cette prison où la religion enferme l'esprit humain. Il le renvoyait en France, garrotté de liens invisibles ; quoi d'étonnant à ce que François ait cherché à s'échapper et à rompre ses liens ? Personne n'eût trouvé mauvais qu'il s'évadât de Madrid, puisqu'il était au pouvoir d'un ennemi ; mais tout bon chrétien lui jette la pierre pour avoir voulu se délivrer des liens de Dieu. (Le pape ne le délia que plus tard de son serment.)

Il est honteux de tromper une confiance que nous avons librement cherché à gagner; mais quand un homme veut nous tenir en son pouvoir par un serment, le rendre victime de l'insuccès de sa ruse et de sa défiance n'est pas une honte pour l'égoïsme. Tu as voulu me lier ? Apprends donc que je puis rompre tes liens.

Est-ce Moi qui ai donné à celui qui a confiance le droit de se fier à moi ? Toute la question est là. Qu'un homme qui poursuit mon ami me demande dans quelle direction il s'est enfui, je le mettrai certainement sur une fausse piste. Pourquoi vientil s'adresser justement à moi, à l'ami de celui qu'il poursuit ? Plutôt que d'être un faux ami, plutôt que de trahir l'ami et l'amitié, je mentirai à l'ennemi. Je pourrais, il est vrai, répondre avec une courageuse droiture que je ne veux pas parler (c'est ainsi que Fichte résout la question). De cette manière, mon amour de la vérité sera sauf, mais j'aurai fait, pour mon ami, tout juste — rien ; car si je ne dépiste pas l'ennemi, le hasard peut le mettre sur la bonne voie, et mon amour de la vérité aura livré mon ami, en m'ôtant — le courage du mensonge. Celui pour qui la vérité est une idole, une chose sacrée, doit s'humilier devant elle, il ne peut pas braver ses exigences et y résister vaillamment, bref, il doit renoncer à l'héroïsme du mensonge. Car le mensonge ne demande pas moins de courage que la vérité, et un courage dont sont dépourvus la plupart des jeunes gens : ils aiment mieux confesser la vérité et monter pour elle sur l'échafaud que conserver, en ayant le courage de mentir, l'espoir de ruiner la puissance de l'ennemi. Pour eux la vérité est « sacrée », et ce qui est sacré exige toujours un culte aveugle fait de soumission et de sacrifice.

Si vous manquez d'audace, si vous ne vous moquez pas du sacro-saint, il vous domestique et vous asservit. Qu'on amorce le piège d'un grain de vérité, vous vous y élancerez certainement tête baissée — et voilà un fou attrapé. Vous ne voulez pas mentir ? Eh bien ! faites-vous égorger sur l'autel de la vérité et soyez — martyr ! Martyr au profit de qui ? De vous-même, de votre individualité ? Non, de votre idole — de la vérité. Vous ne connaissez que deux espèces de services, que deux espèces de serviteurs : les serviteurs de la vérité et les serviteurs du mensonge. Servez donc la vérité, et que Dieu vous bénisse !

Il y a d'autres serviteurs de la vérité, qui la servent « avec mesure », et qui font, par exemple, une distinction entre le mensonge simple et le mensonge sous serment. Et pourtant tout le chapitre du serment se confond avec celui du mensonge, car un serment n'est qu'une énonciation fortement affirmée. Vous vous croyez en droit de mentir parce que vous n'ajoutez pas un serment ? Ceux qui y regardent de près doivent condamner et damner le mensonge aussi sévèrement que le faux serment. Il s'est conservé dans la morale un vieux sujet de controverse que l'on a l'habitude de traiter sous le titre de « mensonge officieux ». Quiconque admet le mensonge officieux est obligé, pour être conséquent, d'admettre le « serment officieux ». Si mon mensonge se trouve justifié parce qu'il est un mensonge de nécessité, pourquoi seraisje assez pusillanime pour priver ce mensonge justifié de l'appui de la plus forte affirmation ? Quoi que je fasse, pourquoi ne le ferais-je pas tout à fait et sans restriction (reservatio mentalis) ? Et si je me mets à mentir, pourquoi ne pas le faire complètement, en toute connaissance de cause et de toutes mes forces ? Espion, je serais obligé de confirmer par serment toutes les fausses déclarations que je ferais à l'ennemi. Résolu à lui mentir, devrais-je tout à coup sentir ma résolution et mon courage faiblir si l'on m'acculait au serment ? C'est qu'alors j'aurais été d'avance corrompu et rendu incapable de faire un menteur ou un espion, puisque je fournirais de mon plein gré à l'ennemi le moyen de me démasquer.

L'État lui-même craint le mensonge et le serment « officieux »; aussi n'admet-il pas l'accusé au serment. Mais vous ne justifiez pas la crainte de l'État : Vous mentez, mais vous ne prêtez pas de faux serment. Si vous avez, par exemple, rendu à quelqu'un un service qu'il doit ignorer, qu'il vienne à s'en douter et qu'il vous pose la question en face, vous nierez ; s'il insiste, vous direz : « Non, bien certainement, non! » S'il fallait en venir au serment, vous reculeriez, car la crainte du sacré vous arrête toujours à moitié chemin. Contre le sacré, vous êtes sans volonté propre. Vous mentez avec mesure, comme vous êtes libre « avec mesure », religieux « avec mesure » (voir la fade controverse actuelle de l'Université contre l'Église à propos des « empiètements du clergé »), monarchique « avec mesure » (il vous faut un monarque lié par une constitution, une loi fondamentale de l'État). Que tout soit gentiment tempéré, bien tiède et bien doux, tant bien que mal.

Il avait été convenu entre les étudiants d'une université que toute parole d'honneur qu'exigerait d'eux le juge universitaire serait nulle et non avenue. Ils ne voyaient, en effet, dans cette exigence qu'un piège, impossible à éviter si l'on n'enlevait pas toute signification à une parole donnée dans ces conditions. À la même université, quiconque manquait à sa parole d'honneur envers un condisciple était infâme, et quiconque avait donné sa parole au juge universitaire pouvait aller rire avec les mêmes condisciples aux dépens du juge trompé, qui se figurait qu'un serment a la même valeur entre amis et entre ennemis. Ce n'était pas tant la théorie que la nécessité pratique qui avait appris à ces étudiants à agir ainsi ; sans ce stratagème, ils auraient inévitablement été forcés de trahir et de dénoncer leurs amis. Mais si le moyen se justifiait pratiquement, il a aussi sa justification théorique. Une parole d'honneur ou un serment ne m'engagent qu'envers celui à qui moi-même je donne le droit de les recevoir ; contraint à jurer de dire la vérité, je ne donnerai qu'une parole contrainte, c'est-à-dire hostile, la parole d'un ennemi ; vous n'avez pas le droit de vous y fier, car l'ennemi ne vous accorde pas ce droit.

D'ailleurs, les tribunaux de l'État eux-mêmes ne reconnaissent pas l'inviolabilité du serment. Si j'avais juré à un homme contre qui la justice instruit de ne rien révéler à sa charge, la cour, sans tenir compte du serment qui me lie, ne manquerait pas d'exiger mon témoignage, et, en cas de refus, de me faire enfermer jusqu'à ce que je me décide — à devenir parjure. La cour « me délie de mon serment ». Quelle générosité ! Seulement, s'il est au monde une puissance qui puisse me délier du serment, je suis certainement moi-même la première puissance qui ait droit de le faire.

Comme curiosité, et pour rappeler toutes sortes de serments usuels, il est juste de donner place ici à celui que l'empereur Paul fit prêter aux prisonniers polonais (Kosciusko, Potocki, Niemcewicz, etc.), lorsqu'il leur rendit la liberté : « Nous jurons non seulement fidélité et obéissance à l'Empereur, mais nous promettons de verser notre sang pour sa gloire. Nous nous engageons à dénoncer tout ce qui pourrait venir à notre connaissance de menaçant pour sa personne ou son empire, nous déclarons enfin qu'en quelque point du monde que nous nous trouvions, un seul mot de l'Empereur suffira pour que nous quittions tout et nous rendions à son appel. »


Il est un domaine où il semble que le principe de l'amour ait été depuis longtemps débordé par l'égoïsme, et où il paraît ne plus manquer qu'une chose, la conscience du bon droit dans la victoire. Ce domaine est celui de la spéculation sous ses deux formes, pensée et agiotage.

On s'abandonne hardiment à sa pensée sans se demander ce qu'il en adviendra, et on se livre à toutes sortes d'opérations financières malgré le grand nombre de ceux qui souffriront peut-être de nos spéculations. Mais bien que l'on ait dépouillé le dernier reste de religiosité, de romantisme ou d' « humanité », si une catastrophe finit par se produire, la conscience religieuse se réveille et on fait tout au moins profession d'humanité. Le spéculateur avide laisse tomber quelques sous dans le tronc des pauvres et » fait du bien » ; le penseur téméraire se console en songeant qu'il travaille au progrès du genre humain, que l'humanité se trouvera bien des ruines qu'il a faites, ou encore en se disant qu'il est « au service de l'Idée ». L'Humanité, l'Idée sont pour lui ce quelque chose dont il est obligé de dire : cela est au-dessus de moi.

On a jusqu'aujourd'hui pensé et trafiqué — pour l'amour de Dieu. Ceux qui, pendant six jours, ont tout foulé aux pieds en vue de leurs intérêts égoïstes offrent, le septième jour, un sacrifice au Seigneur ; ceux dont la pensée inexorable a bouleversé mille « bonnes causes » ne le faisaient que pour servir une autre « bonne cause », et sont obligés de penser non seulement à eux-mêmes mais à un « autre » qui doit bénéficier de leur satisfaction personnelle, au Peuple, à l'Humanité, etc. Mais cet « autre » est un être au-dessus d'eux, un être supérieur, un être suprême, et c'est pourquoi je puis dire qu'ils travaillent « pour l'amour de Dieu ».

Je puis, par conséquent, dire aussi que le principe de toutes leurs actions est — l'Amour. Non pas, toutefois, un amour volontaire, leur propriété à eux, mais un amour obligatoire, appartenant à l'être suprême (c'est-à-dire à Dieu, qui est l'amour même); bref, non pas l'amour égoïste mais l'amour religieux, un amour qui naît de l'illusion qu'ils doivent payer un tribut à l'Amour, c'est-à-dire qu'il ne leur est pas permis d'être des « égoïstes ».

Notre désir de délivrer le monde des liens qui entravent sa liberté n'a pas sa source dans notre amour pour lui, le monde, mais dans notre amour pour nous ; n'étant ni par profession ni par « amour » les libérateurs du monde, nous voulons simplement en enlever la possession à d'autres et le faire nôtre ; il ne faut pas qu'il reste asservi à Dieu (l'Église) et à la loi (l'état), mais qu'il devienne notre propriété. Quand le monde est à nous, il n'exerce plus sa puissance contre nous, mais pour nous. Mon égoïsme a intérêt à affranchir le monde, afin qu'il devienne — ma propriété.

L'état primitif de l'homme n'est pas l'isolement ou la solitude, mais bien la société. Au début de notre existence, nous nous trouvons déjà étroitement unis à notre mère, puisque avant même de respirer nous partageons sa vie. Lorsque ensuite nous ouvrons les yeux à la lumière, c'est pour reposer encore sur le sein d'un être humain qui nous bercera sur ses genoux, qui guidera nos premiers pas et nous enchaînera à sa personne par les mille liens de son amour. La société est notre état de nature. C'est pourquoi l'union qui a d'abord été si intime se relâche peu à peu, à mesure que nous apprenons à nous connaître, et la dissolution de la société primitive devient de plus en plus manifeste. Si la mère veut, une fois encore, avoir pour elle seule l'enfant qu'elle a porté, il faut qu'elle aille l'arracher à la rue et à la société de ses camarades. L'enfant préfère les relations qu'il a nouées avec ses semblables à la société dans laquelle il n'est pas entré, où il n'a fait que naître.

Mais l'union ou l'association sont la dissolution de la société. Il est vrai qu'une association peut dégénérer en société, comme une pensée peut dégénérer en idée fixe: cela a lieu quand dans la pensée s’éteint l’énergie pensante, le penser lui-même, ce perpétuel désaveu de toutes les pensées qui tendent à prendre trop de consistance. Lorsqu'une association s'est cristallisée en société, elle cesse d'être une association (car l'association veut que l'action de s'associer soit permanente), elle ne consiste plus que dans le fait d'être associés, elle n'est plus que l'immobilité, la fixité, elle est — morte comme association, elle est le cadavre de l'association, c'est-à-dire qu'elle est — société, communauté. Une analogie frappante rapproche sous ce rapport l'association du parti.

Qu'une société, l'État, par exemple, restreigne ma liberté, cela ne me trouble guère. Car je sais bien que je dois m'attendre à voir ma liberté limitée par toutes sortes de puissances, par tout ce qui est plus fort que moi, même par chacun de mes voisins; quand je serais l'autocrate de toutes les R..., je ne jouirais pas de la liberté absolue. Mon individualité, au contraire, je n'entends pas la laisser entamer. Et c'est précisément à l'individualité que la société s'attaque, c'est elle qui doit succomber sous ses coups.

Une société à laquelle je m'attache m'enlève bien certaines libertés ; mais en revanche elle m'en assure d'autres. Il importe de même assez peu que je me prive moimême (par exemple, par un contrat) de telle ou telle liberté. Par contre, je défendrai jalousement mon individualité.

Toute communauté a une tendance, plus ou moins grande d'après la somme de ses forces, à devenir pour ses membres une autorité, et à leur imposer des limites. Elle leur demande, et doit leur demander, un certain esprit d'obéissance, elle exige que ses membres lui soient soumis, soient ses « sujets », elle n'existe que par la sujétion. Cela ne veut pas dire qu'elle ne puisse faire preuve d'une certaine tolérance ; au contraire, elle fera bon accueil aux projets d'amélioration, aux conseils et aux critiques, pour autant qu'ils ont en vue son bénéfice ; mais la critique doit se montrer « bienveillante », on ne lui permet pas d'être « insolente et irrévérencieuse »; en d'autres termes, il faut laisser intacte et tenir pour sacrée la substance de la société. La société ne prétend pas que ses membres s'élèvent et se placent au-dessus d'elle ; elle veut qu'ils restent « dans les bornes de la légalité », c'est-à-dire qu'ils ne se permettent que ce que leur permettent la société et ses lois.

Il y a loin d'une société qui ne restreint que ma liberté à une société qui restreint mon individualité. La première est une union, un accord, une association. Mais celle qui menace l'individualité est une puissance pour soi et au-dessus de Moi, une puissance qui m'est inaccessible, que je peux bien admirer, honorer, respecter, adorer, mais que je ne puis ni dominer ni mettre à profit, parce que devant elle je me résigne et j'abdique. La société est fondée sur ma résignation, mon abnégation, ma lâcheté, que l'on nomme — humilité. Mon humilité fait sa grandeur, ma soumission sa souveraineté.

Mais sous le rapport de la liberté, il n'y a pas de différence essentielle entre l'État et l'association. Pas plus que l'État n'est compatible avec une liberté illimitée, l'association ne peut naître et subsister si elle ne restreint de toute façon la liberté. On ne peut nulle part éviter une certaine limitation de la liberté, car il est impossible de s'affranchir de tout : on ne peut pas : voler comme un oiseau pour la seule raison qu'on le désire, car on ne se débarrasse pas de sa pesanteur ; on ne peut pas vivre à son gré sous l'eau comme un poisson, car on a besoin d'air, c'est là un besoin dont on ne peut s'affranchir, et ainsi de suite. La religion, et en particulier le Christianisme, ayant torturé l'homme en exigeant de lui qu'il réalise le contre-nature et l'absurde, c'est par une conséquence naturelle de cette impulsion religieuse extravagante que l'on en vint à élever au rang d'idéal la liberté en soi, la liberté absolue, ce qui était étaler au plein jour l'absurdité des voeux impossibles.

L'association, procurant une plus grande somme de liberté, pourra être considérée comme « une nouvelle liberté »; on y échappe, en effet, à la contrainte inséparable de la vie dans l'État ou la Société ; toutefois, les restrictions à la liberté et les obstacles à la volonté n'y manqueront pas, car le but de l'association n'est pas précisément la liberté, qu'elle sacrifie à l'individualité, mais cette individualité elle-même. RelativeMax ment à celle-ci, la différence est grande entre État et association. L'État est l'ennemi, le meurtrier de l'individu, l'association en est la fille et l'auxiliaire ; le premier est un Esprit, qui veut être adoré en esprit et en vérité, la seconde est mon oeuvre, elle est née de Moi. L'État est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et m'impose un credo, le credo de la légalité. Il exerce sur Moi une influence morale, il règne sur mon esprit, il proscrit mon Moi pour se substituer à lui comme mon vrai moi. Bref, l'État est sacré, et en face de moi, l'individu, il est le véritable homme, l'esprit, le fantôme. L'association au contraire est mon oeuvre, ma créature ; elle n'est pas sacrée et n'est pas une puissance spirituelle supérieure à mon esprit.

Je ne veux pas être l'esclave de mes maximes, mais je veux qu'elles restent, sans aucune garantie, exposées sans cesse à ma critique ; je ne leur accorde aucun droit de cité chez moi. Mais j'entends encore moins engager mon avenir à l'association et lui « vendre mon âme », comme on dit quand il s'agit du diable et comme c'est réellement le cas quand il s'agit de l'État ou d'une autorité spirituelle. Je suis et je reste pour moi plus que l'État, plus que l'Église, Dieu, etc., et, par conséquent, infiniment plus aussi que l'association.

La Société que le Communisme se propose de fonder paraît à première vue se rapprocher extrêmement de l'association telle que je l'entends. Le but qu'elle se propose est le « bien de tous », et lorsqu'on dit de tous, il faut entendre, Weitling ne se lasse pas de le répéter, d'absolument tous, de tous sans exception. Il semble bien, en réalité, que personne n'y doive être désavantagé. Mais quel sera donc ce bien ? Y a-til un seul et même bien pour tous, tous se trouveront-ils également bien d'une seule et même chose ? S'il en est ainsi, c'est du « vrai bien » qu'il s'agit. Et nous voilà ramenés précisément au point où commence la tyrannie de la religion. Le Christianisme dit : Ne vous arrêtez pas aux vanités de ce monde, cherchez votre vrai bien, devenez de pieux chrétiens. Être chrétien, voilà le vrai bien. C'est le vrai bien de « tous », parce que c'est le bien de l'Homme comme tel (du fantôme). Mais le bien de « tous » est-il nécessairement mon, bien et ton bien ? Et si pour toi et pour moi ce bien-là n'en est pas un, aura-t-on soin de nous procurer ce dont nous jugeons devoir nous trouver bien ? Au contraire : la Société ayant décrété que le « vrai bien » est telle ou telle chose, par exemple, la jouissance honnêtement acquise par le travail, s'il arrive que tu préfères, toi, les délices de la paresse, la jouissance sans le travail, la Société, qui veille au « bien de tous », se gardera d'étendre sa sollicitude à ce qui pour toi est le bien. Le Communisme, qui se fait le champion du bien de tous les hommes, anéantit précisément le bien-être de ceux qui ont jusqu'à présent vécu de leurs rentes et qui s'en trouvent probablement mieux que des heures de travail strictement réglées que leur promet Weitling.

Le même Weitling affirme que le bien-être de quelques milliers d'hommes ne peut être mis en balance avec le bien-être de plusieurs millions d'autres, et il exhorte les premiers à renoncer à leurs avantages particuliers « pour l'amour du bien général ». Non, n'exigez pas des gens qu'ils sacrifient la moindre partie de ce qu'ils ont à la communauté ; c'est là une façon chrétienne de présenter les choses avec laquelle vous n'aboutirez à rien. Exhortez-les, au contraire, à ne se laisser arracher ce qu'ils ont par personne, engagez-les à s'en assurer la possession de façon qu'elle soit durable, ils vous comprendront beaucoup mieux. Ils en viendront alors d’eux-mêmes à se dire que le meilleur moyen de soigner leur bien, c'est de s'allier dans ce but avec d'autres, c'est-à-dire de « sacrifier une partie de leur liberté », non pas dans l'intérêt de tous, mais dans leur propre intérêt. Comment peut-on encore être tenté de faire appel à l'esprit de sacrifice et à l'amour désintéressé des hommes ? On ne sait que trop que ces beaux sentiments n'ont produit, après une gestation de plusieurs milliers d'années, que la présente misère. Pourquoi s'obstiner à attendre encore de l'abnégation la venue de temps meilleurs ? Pourquoi ne pas mettre plutôt son espoir dans l'usurpation ? Ce n'est plus des débonnaires et des miséricordieux, ce n'est plus de ceux qui donnent et de ceux qui aiment que viendra le salut, mais uniquement de ceux qui prendront, qui s'approprieront et qui sauront dire : ceci est à moi. Le Communisme compte encore toujours sur l'amour, et, conscient ou inconscient l'Humanitaire qui bafoue l'égoïsme ne sort pas de la même ornière.

Quand la communauté est devenue pour l'homme un besoin, quand il trouve qu'elle l'aide à réaliser ses desseins, elle ne tarde pas, prenant rang de principe, à lui imposer ses lois, les lois de la — société. Le principe des hommes arrive ainsi à régner souverainement sur eux ; il devient leur être suprême, leur dieu, et, comme tel, leur législateur. Le Communisme conduit ce principe jusqu'à ses plus rigoureuses conséquences, et le Christianisme est la religion de la société ; car, comme Feuerbach le dit justement, bien que sa pensée ne soit pas juste, l'amour est l'essence de l'Homme, c'est-à-dire l'essence de la société ou de l'Homme social (communiste). Toute religion est un culte de la société, du principe qui régit l'homme social (l'homme cultivé); aussi nul dieu n'est-il jamais le dieu exclusif d'un Moi ; toujours un dieu est le dieu d'une société ou d'une communauté : d'une famille (lares, pénates), d'un Peuple (dieux nationaux) ou de « tous les hommes ». (« Il est le père de tous les hommes. »)

Que l'on n’espère point arriver à détruire de fond en comble la religion, tant que l'on n'aura pas auparavant mis au rebut la société et tout ce qu'implique son principe. Or, c'est précisément à l'heure du Communisme que ce principe passe au méridien, attendu qu'alors tout doit être commun afin que règne l' « égalité » . Cette « égalité » une fois conquise, la « liberté » ne manquera pas non plus, mais la liberté de qui ? De la Société ! La société alors est le grand Pan, et les hommes n'existent plus que « les uns pour les autres ». C'est l'apothéose de l' « Amour-État !

Pour moi, j'aime mieux avoir recours à l'égoïsme des hommes qu'à leurs « services d'amour », à leur miséricorde, à leur charité, etc. L'égoïsme exige la réciprocité (donnant, donnant), il ne fait rien pour rien, et s'il offre ses services, c'est pour qu'on les — achète. Mais le « service d'amour », comment me le procurer ? C'est le hasard qui fera que j'aurai justement affaire à un « bon coeur ». Et je ne puis émouvoir la charité qu'en mendiant ses services, soit par mon extérieur misérable, soit par ma détresse, ma misère, ma souffrance. — Et que puis-je lui offrir en échange de son assistance ? Rien ! Il faut que je la reçoive comme un cadeau. L'amour ne se paie pas, ou, disons mieux : l'amour peut bien se payer, mais seulement en amour (un service en vaut un autre). Quelle misère, quelle gueuserie que de recevoir d'année en année, sans jamais rien rendre en échange, les dons que nous fait, par exemple, régulièrement le pauvre manoeuvre ! Celui qui reçoit ainsi, que peut-il faire pour l'autre, en échange de ces sous dont l'accumulation forme pourtant toute sa fortune ? Le manoeuvre aurait plus de jouissance si celui qu'il engraisse de ses laborieux bienfaits n'existait pas, ni ses lois et ses institutions qu'il paie par-dessus le marché. Et malgré tout, le pauvre diable aime encore son maître !

Non, la communauté comme « but » de l'histoire jusqu'à ce jour est impossible. Défaisons-nous au plus tôt de toute illusion hypocrite à ce sujet, et reconnaissons que si c'est en tant qu'Hommes que nous sommes égaux, égaux nous ne le sommes pas, attendu que nous ne sommes pas Hommes. Nous ne sommes égaux qu'en tant, que pensés ; ce qu'il y a d'égal en nous, c'est « nous » tels que nous nous concevons et non tels que nous sommes en réalité et en personnes. Je suis « moi » et tu es « moi », mais Je ne suis pas ce « moi » pensé ; il n'est, lui par qui nous sommes tous égaux, que ma pensée. Je suis Homme et tu es homme, mais « Homme » n'est qu'une idée, une généralité abstraite. Ni Moi ni Toi ne pouvons être exprimés, nous sommes indicibles, parce qu'il n'y a que les idées qui puissent être exprimées et se fixer par la parole.

Cessons donc d'aspirer à la communauté ; ayons plutôt en vue la particularité. Ne recherchons pas la plus vaste collectivité, la « société humaine », ne cherchons dans les autres que des moyens et des organes à mettre en oeuvre comme notre propriété ! Dans l'arbre et dans l'animal, nous ne voyons pas nos semblables, et l'hypothèse d'après laquelle les autres seraient nos semblables prend sa source dans une hypocrisie. Personne n'est mon semblable, mais, semblable à tous les autres êtres, l'homme est pour moi une propriété. On a beau me dire que je dois me comporter en homme envers le « prochain » et que je dois « respecter » mon prochain. Personne n'est pour moi un objet de respect ; mon prochain, comme tous les autres êtres, est un objet pour lequel j'ai ou je n'ai pas de sympathie, un objet qui m'intéresse ou ne m'intéresse pas, dont je puis ou dont je ne puis pas me servir.

S'il peut m'être utile, je consens à m'entendre avec lui, à m'associer avec lui pour que cet accord augmente ma force, pour que nos puissances réunies produisent plus que l'une d'elles ne pourrait faire isolément. Mais je ne vois dans cette réunion rien d'autre qu'une augmentation de ma force, et je ne la conserve que tant qu'elle est ma force multipliée. Dans ce sens-là, elle est une — association.

L'association n'est maintenue ni par un lien naturel ni par un lien spirituel ; elle n'est ni une société naturelle ni une société morale. Ce n'est ni l'unité de sang, ni l'unité de croyance (c'est-à-dire d'esprit) qui lui donne naissance. Dans une société naturelle — comme une famille, une tribu, une nation, ou même l'humanité —, les individus n'ont que la valeur d'exemplaires d'un même genre ou d'une même espèce ; dans une société morale — comme une communauté religieuse ou une Église —, l'individu ne représente qu'un membre animé de l'esprit commun ; dans l'un comme dans l'autre cas, ce que tu es comme Unique doit passer à l'arrière-plan et s'effacer. Ce n'est que dans l'association que votre unicité peut s'affirmer, parce que l'association ne vous possède pas, mais que vous la possédez et que vous vous servez d'elle.

Dans l'association, et dans l'association seule, la propriété prend sa véritable valeur et est réellement propriété, attendu que je n'y dois plus à personne ce qui est à moi. Les Communistes ne font que consacrer logiquement un état de choses qui dure depuis qu'a commencé l'évolution religieuse et dont l'État donne la formule : une féodalité, ayant en somme à sa base la négation de la propriété.

L'État s'efforce de discipliner les appétits ; en d'autres termes, il cherche à faire en sorte qu'ils se tournent vers lui seul, et à les satisfaire au moyen de ce qu'il a à leur offrir. Rassasier un appétit pour l'amour de celui qui l'éprouve est une idée qui ne saurait venir à l'État ; il flétrit du nom d' « égoïste » celui qui manifeste des désirs déréglés, et l'« homme égoïste » est son ennemi. Il l'est parce que l'État, incapable de « comprendre » l'égoïste, ne peut s'entendre avec lui. Comme l'État (et il ne pourrait en être autrement) ne s'occupe que de lui-même, il ne s'informe pas de mes besoins et ne s'inquiète de moi que pour me corrompre et me fausser, c'est-à-dire pour faire de moi un autre moi, un bon citoyen. Il prend une foule de mesures pour « améliorer les moeurs. — Et par quel moyen s'attache-t-il les individus ? Au moyen de lui-même, c'est-à-dire de ce qui est à l'État, de la propriété de l'État. Il s'occupe sans relâche à faire participer tout le monde à ses « biens », à faire profiter tout le monde des « avantages de l'instruction » : il vous donne son éducation, il vous ouvre l'accès de ses établissements d'instruction, il vous met à même d'arriver par les voies de l'industrie à la propriété, c'est-à-dire à l'inféodation. Seigneur généreux, il n'exige de vous, en échange de cette investiture, que le légitime hommage d'une perpétuelle reconnaissance. Mais les vassaux ingrats et félons oublient de s'acquitter de cette redevance. — La « Société » à son tour ne peut agir d'une façon essentiellement différente.

Tu apportes dans l'association toute ta puissance, toute ta richesse, et tu t'y fais valoir. Dans la société, toi et ton activité êtes utilisés. Dans la première, tu vis en égoïste, dans la seconde, tu vis en Homme, c'est-à-dire religieusement : tu y travailles à la vigne du Seigneur. Tu dois à la société tout ce que tu as, tu es son obligé et tu es obsédé de « devoirs sociaux »; à l'association, tu ne dois rien : elle te sert, et tu la quittes sans scrupule dès que tu n'as plus d'avantages à en tirer.

Si la société est plus que toi, tu la feras passer avant toi et tu t'en feras le serviteur; l'association est ton outil, ton arme, elle aiguise et multiplie ta force naturelle. L'association n'existe que pour toi et par toi, la société au contraire te réclame comme son bien et elle peut exister sans toi. Bref, la société est sacrée et l'association est ta propriété, la société se sert de toi et tu te sers de l'association.

On ne manquera probablement pas de nous objecter que l'accord que nous avons conclu peut devenir gênant et limiter notre liberté ; on dira qu'en définitive nous en venons aussi à ce que « chacun devra sacrifier une partie de sa liberté dans l'intérêt de la communauté. Mais ce n'est nullement à la « communauté » que ce sacrifice sera fait, pas plus que ce n'est pour 1'amour de la « communauté » ou de qui que ce soit que j'ai contracté ; si je m'associe, c'est dans mon intérêt, et si je sacrifiais quelque chose, ce serait encore dans mon intérêt, par pur égoïsme. D'ailleurs, en fait de « sacrifice », je ne renonce qu'à ce qui échappe à mon pouvoir, c'est-à-dire que je ne « sacrifie » rien du tout.

Pour en revenir à la propriété, c'est donc le maître qui est propriétaire. Et maintenant, choisis : veux-tu être le maître ou veux-tu que la société soit maîtresse ? Il dépendra de là que tu sois un propriétaire ou un gueux ! L'égoïsme fait le propriétaire, la société fait le gueux. Or, gueuserie ou absence de propriété, tel est le sens de la féodalité, du régime de vasselage qui, depuis le siècle dernier, n'a fait que changer de maître en mettant l'Homme à la place du Dieu, et en faisant un fief de l'Homme de ce qui auparavant était un fief accordé par la grâce divine.

Nous avons montré plus haut que la gueuserie du Communisme est, par le principe humanitaire, poussée jusqu'à la gueuserie absolue, jusqu'à la plus gueuse des gueuseries ; mais nous avons montré aussi que ce n'est que par cette voie que la gueuserie peut aboutir à l'individualité. L'ancien régime féodal a été si complètement anéanti par la Révolution que toute réaction, quelque habileté qu'elle déploie à galvaniser le cadavre du passé, est désormais condamnée à avorter misérablement, car ce qui est mort — est mort. Mais la résurrection aussi devait, dans l'histoire du Christianisme, se montrer comme une vérité ; elle l'a fait : dans un monde nouveau, la féodalité est ressuscitée avec un corps transfiguré, féodalité nouvelle sous la haute suzeraineté de l’ « Homme ».

Le Christianisme est loin d'être anéanti, et ses fidèles ont eu raison de voir avec confiance dans les assauts qu'on lui a livrés jusqu'à présent de simples preuves dont il ne devait sortir que plus pur et plus fort ; il n'a fait en réalité que se transfigurer, et 1e Christianisme « qu'on vient de découvrir » est l’— humain. Nous vivons encore en pleine ère chrétienne ; ce sont précisément ceux que cela irrite le plus qui contribuent le plus à la faire durer. Plus la féodalité s'est faite humaine, plus elle nous est devenue chère : nous ne reconnaissons plus le caractère de féodalité dans ce que, pleins de confiance, nous prenons pour notre propriété ; et nous croyons avoir trouvé ce qui est à « nous » quand nous découvrons ce qui est « à l'Homme ».

Si le Libéralisme veut me donner ce qui est à moi, ce n'est point qu'il y voie le mien, mais l'humain. Comme si, sous ce déguisement, il m'était possible de l'atteindre ! Les droits de l'Homme eux-mêmes, ce produit tant vanté de la Révolution, doivent s'entendre dans ce sens : l'Homme qui est en moi me donne droit à telle et telle chose ; en tant qu'individu, c'est-à-dire tel que je suis, je n'ai aucun droit ; les droits sont l'apanage de l'Homme, et c'est lui qui m'autorise et me justifie. Comme Homme, je puis avoir un droit, mais je suis plus qu'Homme, je suis un homme particulier, aussi ce droit peut-il m'être refusé à Moi, au particulier.

Mais si vous savez faire cas de votre richesse, si vous tenez à haut prix vos talents, si vous ne permettez pas qu'on vous force à les vendre au-dessous de leur valeur, si vous ne vous laissez pas mettre en tête que votre marchandise n'est pas précieuse, si vous ne vous rendez pas ridicules par un « prix dérisoire », mais si vous imitez le brave qui dit : « Je vendrai cher ma vie (ma propriété), l'ennemi ne l'aura pas à bon marché », — alors vous aurez reconnu comme vrai le contraire du Communisme, et l'on ne pourra plus vous dire : renoncez à votre propriété ! Vous répondriez : je veux en profiter.

Au fronton de notre siècle, on ne lit plus la maxime delphique : « Connais-toi toimême », mais bien : « EXPLOITE-TOI TOI-MÊME ! »

Proudhon dit que la « propriété, c'est le vol ». Mais la propriété d'autrui (il ne parle que de celle-là) n'existe que par le fait d'une renonciation, d'un abandon, comme une conséquence de mon humilité ; elle est un cadeau. Que signifient alors toutes ces grimaces sentimentales ? Pourquoi faire appel à la compassion comme un pauvre volé, quand on n'est qu'un imbécile et un lâche faiseur de cadeaux ? Et pourquoi rejeter toujours la faute sur les autres et les accuser de nous voler, alors que c'est nous-mêmes qui sommes en faute en ne les volant pas ? S'il y a des riches, la faute en est aux pauvres.

En général, personne ne s'indigne et ne proteste contre sa propre propriété ; on ne s'irrite que contre celle d'autrui. Chacun, pour sa part, veut augmenter et non diminuer ce qu'il peut appeler sien et voudrait pouvoir appeler tout ainsi. Ce n'est en réalité pas à la propriété qu'on s'attaque, mais à la propriété étrangère ; ce que l'on combat, c'est, pour former un mot qui fasse le pendant de propriété, l’aliénité. Et comment s'y prend-on ? Au lieu de transformer l’alienum en proprium et de s'approprier le bien étranger, on se donne des airs d'impartialité et de détachement, et l'on demande seulement que toute propriété soit abandonnée à un tiers (par exemple à la Société humaine). On revendique le bien étranger non pas en son nom à soi, mais au nom d'un tiers. Alors toute trace d'« égoïsme » disparaît, et tout devient on ne peut plus pur, on ne peut plus humain !

Radicale inhabilité de l'individu à être propriétaire, radicale gueuserie, telle est l' « essence du Christianisme et de toute religiosité (piété, moralité, humanité), tel est le principe jadis voilé qu'a mis en tête de son joyeux message la « religion nouvelle ». C'est l'évolution de ce nouvel Évangile que nous avons sous les yeux dans la lutte qui se livre actuellement contre la propriété et qui doit conduire l'Homme à la victoire : la victoire de l'humanité, c'est le triomphe du — Christianisme. Et ce Christianisme « qui vient seulement d'être découvert » est la féodalité parfaite, la servitude universelle, la — parfaite gueuserie.

Est-ce donc une nouvelle « révolution » qu'appelle cette féodalité nouvelle ?

Révolution et insurrection ne sont pas synonymes. La première consiste en un bouleversement de l'ordre établi, du status de l'État ou de la Société, elle n'a donc qu'une portée politique ou sociale. La seconde entraîne bien comme conséquence inévitable le même renversement des institutions établies, mais là n'est point son but, elle ne procède que du mécontentement des hommes ; elle n'est pas une levée de boucliers, mais l'acte d'individus qui s'élèvent, qui se redressent, sans s'inquiéter des institutions qui vont craquer sous leurs efforts ni de celles qui pourront en résulter. La révolution avait en vue un régime nouveau, l'insurrection nous mène à ne plus nous laisser régir mais à nous régir nous-mêmes et elle ne fonde pas de brillantes espérances sur les « institutions à venir ». Elle est une lutte contre ce qui est établi, en ce sens que, lorsqu'elle réussit, ce qui est établi s'écroule tout seul. Elle est mon effort pour me dégager du présent qui m'opprime ; et dès que je l'ai abandonné, ce présent est mort et tombe en décomposition.

En somme, mon but n'étant pas de renverser ce qui est, mais de m’élever au-dessus de lui, mes intentions et mes actes n'ont rien de politique ni de social ; n'ayant d'autre objet que moi et mon individualité, ils sont égoïstes.

La révolution ordonne d'instituer, d'instaurer, l'insurrection veut qu'on se soulève ou qu'on s'élève.

Le choix d'une constitution, tel était le problème qui préoccupait les cerveaux révolutionnaires ; toute l'histoire politique de la Révolution est remplie par des luttes constitutionnelles et des questions constitutionnelles, de même que les génies du Socialisme se sont montrés étonnamment féconds en institutions sociales (palanstères, etc.). C'est au contraire à s'affranchir de toute constitution que tend l'insurgé [20].

Je cherchais une comparaison afin de rendre plus clair ce que je viens de dire, et voici que ma pensée se reporte aux premiers temps de la fondation du Christianisme.

Dans le camp libéral, on reproche aux premiers Chrétiens d'avoir prêché l'obéissance aux lois païennes existantes, d'avoir prescrit de reconnaître, l'autorité païenne et d'avoir franchement ordonné de « rendre à César ce qui est à César ». Quel soulèvement pourtant à ce moment contre la domination romaine ! Combien les Juifs, combien les Romains eux-mêmes se montraient séditieux envers le pouvoir qui régissait le monde, en un mot, combien général était le « mécontentement politique »! Mais les Chrétiens ne voulurent pas s'en apercevoir. ni s'associer aux « tendances libérales de l'époque ». Les passions politiques étaient alors tellement surexcitées que, comme on le voit dans les Évangiles, on ne crut pas pouvoir accuser avec plus de succès le fondateur du Christianisme qu'en lui imputant des « machinations politiques »; les mêmes Évangiles nous apprennent pourtant que personne ne s'intéressait moins que lui aux menées politiques ambiantes. Pourquoi donc ne fut-il pas un révolutionnaire ou un démagogue, comme les Juifs auraient voulu le faire croire ? Pourquoi ne fut-il pas un libéral ? Parce qu'il n'attendait pas le salut du remaniement des institutions, et que toute la boutique gouvernementale et administrative lui était totalement indifférente. Il n'était pas un révolutionnaire, comme le fut par exemple César, mais un insurgé : il ne cherchait pas à renverser un gouvernement mais à se relever lui-même. Aussi s'en tenait-il à sa maxime : « Soyez prudents comme les serpents », dont le « rendez à César ce qui appartient à César » n'était que l'application à un cas spécial. En effet, il ne faisait pas une campagne libérale ou politique contre l'autorité établie, mais il voulait, sans s'inquiéter de cette autorité ni s'en laisser troubler, suivre sa propre voie. Les ennemis du gouvernement ne lui étaient pas moins indifférents que le gouvernement lui-même, car de part et d'autre on ne comprenait pas ce qu'il voulait, et il lui suffisait de se tenir, avec la prudence du serpent, aussi loin que possible des uns et des autres. Mais, sans être un séditieux, un démagogue ou un révolutionnaire, il n'en fut pas moins, comme chacun des Chrétiens primitifs, un insurgé, s'élevant au-dessus de tout ce que le gouvernement et ses adversaires tenaient pour auguste, s'affranchissant de tous les liens qui entravaient les uns et les autres, et détruisant en même temps les sources de la vie du monde païen tout entier, devenu du reste incapable de maintenir dans son éclat le système établi. C'est précisément parce qu'il ne visait pas au renversement de l'ordre établi qu'il en fut le plus mortel ennemi et le véritable destructeur. Car il le mura dans son tombeau et, tranquille, sans un regard pour les vaincus, il éleva son temple à lui, sans prêter l'oreille aux cris de douleur de ceux qu'il avait ensevelis sous leurs ruines.

Et maintenant, ce qui est arrivé au monde païen arrivera-t-il au monde chrétien ? Une révolution ne conduira certainement pas au but, si d'abord une insurrection ne s'est accomplie.

À quoi tendent mes relations avec le monde ? Je veux en jouir ; il faut pour cela qu'il soit ma propriété, et je veux donc le conquérir. Je ne veux pas la liberté des hommes, je ne veux pas l'égalité des hommes, je ne veux que ma puissance sur les hommes ; je veux qu'ils soient ma propriété, c'est-à-dire qu'ils servent à ma jouissance. Et s'ils s'opposent à mes désirs, eh bien ! le droit de vie et de mort que se sont réserve l'Église et l'État, je déclare que lui aussi — est à moi.

Flétrissez cette veuve d'officier qui, durant la retraite de Russie, ayant eu la jambe emportée par un boulet, défit sa jarretière, étrangla son enfant, puis se coucha pour mourir à côté du cadavre ; flétrissez la mémoire de cette mère infanticide. Qui sait, si cet enfant était resté en vie, quels « services il eût pu rendre » au monde ? Et la mère le tua, parce qu'elle voulait mourir contente et tranquille ! Cette histoire émeut peutêtre encore votre sentimentalité, mais vous n'en savez rien tirer d'autre. Soit. Pour moi, je veux montrer par cet exemple que c'est mon contentement qui décide de mes rapports avec les hommes et qu'il n'y a pas d'accès d'humilité qui puisse me faire renoncer au pouvoir de vie et de mort.

Quant aux « devoirs sociaux » en général, ce n'est pas à un tiers à fixer ma position vis-à-vis des autres ; ce n'est, par conséquent, ni Dieu ni l'humanité qui peuvent déterminer les rapports entre moi et les hommes : c'est Moi qui prends position. Cela revient à dire plus nettement : Je n'ai pas de devoirs envers les autres, pas plus que je n'ai de devoirs envers moi (par exemple, le devoir de la conservation, opposé au suicide), à moins que je ne « me » distingue Moi-même (mon âme immortelle de mon existence terrestre, etc.).

Je ne m'humilie plus devant aucune puissance, je reconnais que toute puissance n'est que la mienne, et que je dois l'abattre dès qu'elle menace de devenir opposée ou supérieure à Moi. Toute puissance ne peut être considérée que comme un de mes moyens d'arriver à mes fins, de même qu'un chien de chasse est une puissance à notre service contre l'animal sauvage, mais que nous le tuons s'il vient à nous attaquer nousmêmes. Toutes les puissances qui furent mes maîtresses, je les rabaisse donc au rôle de mes servantes. Les idoles n'existent que par Moi : il suffit que je ne les crée plus pour qu'elles ne soient plus ; il n'y a de « puissances supérieures » que parce que je les élève et me mets au-dessous d'elles.

Voici donc en quoi consistent mes rapports avec le monde : Je ne fais plus rien pour lui « pour l'amour de Dieu », je ne fais plus rien « pour l'amour de l'Homme », mais ce que je fais, je le fais « pour l'amour de Moi ». Ainsi seulement le monde peut me satisfaire, tandis que pour celui qui le considère au point de vue religieux (avec lequel, notez-le bien, je confonds le point de vue moral et humain), le monde reste « un pieux désir » (pium desiderium), c'est-à-dire un au-delà, un inaccessible. Tels sont l'universelle félicité, le monde moral ou règneraient l'amour universel, la paix éternelle, l'extinction de l'égoïsme, etc.

« Rien dans ce monde n'est parfait ! » — Sur cette triste parole, les bons s'en détournent et se réfugient près de Dieu dans leur oratoire, ou dans l'orgueilleux sanctuaire de leur « conscience ». Mais nous, nous demeurons dans ce monde « imparfait » : tel qu'il est, nous savons le faire servir à notre jouissance.

Mes relations avec le monde consistent en ce que je jouis de lui et l'emploie à ma jouissance. Relations équivaut à jouissance du monde, et cela rentre dans ma — jouissance de Moi.


Notes et références

  1. * Jeu de mot intraduisible : As könnte mündig sein, wer keinen Mund hat : « Comme si on pouvait être majeur (mündig) quand on n’a pas de bouche (Mund). (Note du Traducteur.)
  2. « Par excellence » en français dans le texte. (Note du Traducteur.)
  3. De la création de l'ordre, p. 485.»
  4. ».(« C'est pourquoi vous devez devenir parfaits comme l'est votre Père céleste » Matth., v. 48.)
  5. Voir, par exemple, Qu'est-ce que la propriété ?, p. 83
  6. En français dans le texte. (Note du Traducteur.)
  7. Ibid.
  8. En français dans le texte. (Note du Traducteur.)
  9. En français dans le texte. (Note du Traducteur.)
  10. Le gouvernement anglais, dans un projet de loi électorale pour l'Irlande, proposa d'accorder l'électorat à tous ceux qui payaient 5 livres sterling de taxe des pauvres. Celui qui fait l'aumône acquiert des droits politiques !
  11. « Égalité » en français dans le texte. (Note du traducteur.)
  12. Dans les collèges, les universités, etc., on voit des pauvres concourir avec des riches. Mais cela ne leur est en général possible que grâce à des bourses, qui —cela est significatif — ont pour la plupart été fondées à une époque où la libre concurrence était encore loin d'être admise en principe. Le principe de la concurrence ne fonde pas de bourses d'études, mais il signifie : Aide-toi toi-même, c'est-à-dire procure-toi les moyens. Ce que l'État dépense dans ce but n'est qu'un placement à intérêt, destiné à lui procurer des « serviteurs ».
  13. Le mot allemand Vermögen a un sens très étendu et signifie, suivant les cas : force, puissance, faculté, MOYEN, RICHESSE, fortune ou pécule. Nous le traduirons par richesse, en priant le lecteur de bien vouloir se rappeler que nous entendons par ce mot la richesse « instrument de production » et non « résultat de production ». C'est d'ailleurs le sens étymologique du mot français, qui, par sa racine germanique rik ou reich, signifie « puissance ». « Richesse, c'est pouvoir », disait Hobbes.(Note du Traducteur.)
  14. II, p. 91 sqq.
  15. Athanase.
  16. « Vérité » en français dans le texte. (Note du Traducteur.)
  17. Voir l'étude de Max Stirner sur Les Mystères de Paris, d'Eugène Sue, publiée dans les Berliner Monatschriften en 1843, et réimprimée par les soins de J. H. Mackay dans les Max Stirner's kleinere Schriften (Berlin, Schuster et Loeffler, 1898). (Note du Traducteur.)
  18. FEUERBACH : Wesen des Christentum, p.394.
  19. Wilhelm Meister.
  20. Pour me garantir contre toute poursuite criminelle, je ferai, par surcroît de précaution, expressément remarquer que je prends le mot « insurrection » dans son sens étymologique et non dans l'acception restreinte sur laquelle sont suspendues les foudres du Code pénal.


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