Introduction : Les lois naturelles
"S'il existe, dit Condorcet, une science de prévoir les progrès de l'espèce humaine, de les diriger, de les accélérer, l'histoire de ceux qu'elles a faits doit en être la base première [1]". Seulement, il faut aller plus loin, il faut remonter aux causes des progrès que l'espèce humaine a réalisés depuis son apparition sur la terre, et de ceux qu'elle est appelée à réaliser encore, il faut connaître l'homme, les lois qui déterminent et gouvernent son activité, la nature et les circonstances du milieu où il a été jeté pour accomplir une oeuvre dont le but lui échappe.
I. Le mobile de l'activité de l'homme
L'homme est un organisme composé de matière et de forces vitales, force physiques, intellectuelles et morales. Cette matière et ces forces constitutives de l'individu et de l'espèce ne peuvent se conserver et se développer qu'à la condition de s'assimiler ou, pour nous servir de l'expression économique, de consommer des matériaux et des forces de même nature, sinon elles dépérissent et leur vitalité finit par s'éteindre. Ce dépérissement et cette extinction de vitalité déterminent une peine, une souffrance. Sous l'extinction de cette peine ou de cette souffrance, l'homme agit pour acquérir les matériaux nécessaires à la conservation et au développement de sa vitalité. Ce matériaux, il les trouve dans le milieu ambiant, mai à part un petit nombre que la nature lui fournit gratis, il est obligé de les découvrir, de s'en emparer et de les adapter à sa consommation, ou, pour employer encore l'expression économique, il est obligé de les produire.
L'homme subit une autre nécessité, inhérente au milieu où il vit : il est obligé de défendre sa vie et les matériaux de sa vitalité contre de nombreux agents de destruction ou de rapine. Les risques de destruction auxquels il est exposé de ce chef sont pour lui une autre source de souffrance ou de peine.
A cette double nécessité : l'alimentation et la défense de sa vitalité, l'homme pourvoit par le travail, - travail de production des choses nécessaires à sa consommation, travail de destruction des agents ou des éléments qui menacent sa sécurité. Or le travail implique une dépense des forces constitutives de la vitalité, partant une peine, une souffrance. En revanche, la consommation des produits qui alimentent la vie et des services qui l'assurent procure une jouissance, un plaisir. Mais, soit qu'il s'agisse de l'alimentation ou de la sécurité, cette jouissance est achetée par une peine. C'est un échange, et, comme tout échange, celui-ci peut se solder par un profit ou par une perte. Il se solde par un profit lorsque la somme de vitalité acquise ou assurée est supérieure à la somme des forces vitales dépensées dans le travail et qui constituent les frais de production du produit ou du service. Il se solde par une perte lorsque la dépense excède la recette. Cela étant, l'homme n'est excité à travailler qu'autant qu'il estime que la recette sera supérieure à la dépense, que le plaisir dépassera la peine, et cette excitation est d'autant plus vive que la différence est plus grande, le profit plus élevé. C'est l'acquisition de ce profit qui est, en dernière analyse, le mobile de toutes les autres créatures, et c'est à ce mobile que l'on a donné le nom d'intérêt [2].
II. La loi naturelle de l'économie des forces ou du moindre effort
De ce mobile qui a sa racine dans la nature de l'homme et dans les conditions de son existence, dérive une première loi naturelle, la loi de l'économie des forces ou du moindre effort. Sous l'excitation du mobile de l'intérêt, l'homme pourvoit d'abord à ses besoins les plus intenses, à ceux qui demandent satisfaction avec le plus d'énergie, ou dont la non satisfaction cause la souffrance la plus grande ; il cherche ensuite à diminuer sa dépense en choisissant l'industrie qui lui procure le profit le plus élevé, en s'appliquant à découvrir les procédés et à créer des instruments qui rendent son travail plus productif, c'est-à-dire qui augmentent l'excédent des matériaux acquis ou assurés sur la somme des forces vitales dépensées, et finalement toujours, l'excédent du plaisir sur la peine.
Cet excédent de recette sur la dépense, ce profit, l'individu peut le consommer immédiatement pour se procurer des jouissances actuelles, ou le conserver, le capitaliser pour augmenter son pouvoir de production, ou simplement pour subvenir à des besoins futurs, s'épargner ainsi des privations ou pourvoir à des risques destructifs de sa vitalité. Ceux qui lui donnent l'emploi le plus utile, c'est-à-dire le plus propre à conserver et à augmenter leurs forces vitales, deviennent les plus forts, et ils l'emportent, lorsqu'ils se trouvent en lutte avec d'autres individus de même espèce ou d'espèces différentes pour l'acquisition des matériaux de la vie
III. La loi naturelle de la concurrence vitale
1° La concurrence animale. – Cette lutte pour l'acquisition des matériaux de la vie à laquelle on a donné le nom de concurrence vitale s'engage aussitôt que ces matériaux deviennent insuffisants pour alimenter les moins forts aussi bien que les plus forts. Dans les temps primitifs, lorsque l'homme, encore incapable de multiplier ses subsistances, était réduit à celles que lui offrait la nature, lorsqu'il vivait de la chasse et de la récolte des produits naturels du sol, ce déficit ne devait pas tarder à apparaître. Alors, les plus forts, les plus capables d'atteindre le gibier et de s'emparer des végétaux alimentaires, devaient l'emporter st subsister, tandis que les plus faibles, les moins capables, étaient condamnés à périr. C'était la forme initiale de la concurrence, celle qui est commune à l'homme et aux espèces inférieures et que nous avons désignée sous le nom de concurrence animale.
2° La concurrence destructive ou guerrière. – Cependant, à mesure que les subsistances devenaient plus rares, les plus forts eux-mêmes étaient obligés d'augmenter leur dépense de travail, partant la somme de leur peine, pour en acquérir la même quantité. Ils étaient donc excités à chercher le moyen de réduire la somme croissante de travail et de peine que leur causait cette raréfaction progressive. Ce moyen ne pouvait consister que dans l'augmentation de la quantité des subsistances ou dans la diminution du nombre des concurrents à l'alimentation. Or, la multiplication des subsistances exigeait des connaissances que les variétés les plus intelligentes de l'espèce ne pouvaient acquérir qu'à la longue, et qu'un bon nombre de tribus, demeurées à l'état sauvage, ne possèdent pas encore. Les plus forts pouvaient, au contraire, découvrir par un calcul fort simple l'avantage que leur présentait le second procédé et se débarrasser ainsi, grâce à leur supériorité physique, de leurs concurrents plus faibles. On peut conjecturer même que l'invention de ce procédé élémentaire fut la première manifestation de la supériorité intellectuelle de l'homme sur les autres espèces, incapables du calcul que cette invention implique.
A la vérité, la suppression de concurrents à la subsistance exigeait une certaine dépense de travail et comportait un certain risque. Mais, entre des concurrents de forces inégales, - et cette inégalité est grande entre les différentes variétés de l'espèce humaine – la victoire n'exige qu'une faible dépense et ne comporte qu'un faible risque. Les plus forts trouvaient donc profit à supprimer les plus faibles, même quand ils ne se nourrissaient pas de leur chair, plutôt que de continuer à partager avec eux un stock limité de subsistances. En d'autres termes, la somme de travail et de peine que leur coûtait la destruction des plus faibles était inférieure à celle que leur aurait coûtée la raréfaction des subsistances s'ils les avaient laissés subsister. La différence constituait le profit de l'opération. Dans le cas de l'anthropophagie, le profit était double, la quantité des subsistances se trouvant augmentée et le nombre des concurrents à l'alimentation diminué.
Cette seconde forme de la concurrence n'est autre que la guerre : elle s'est produite, selon toute apparence, d'abord entre les hommes et les animaux concurrents pour l'acquisition des matériaux alimentaires, ensuite entre le hommes eux-mêmes, et elles n'a cessé de subsister. Elle a suscité la création d'un outillage de destruction qui a assuré l'existence de l'espèce humaine en lui donnant la victoire sur les espèces concurrentes, mieux pourvues d'armes naturelles, et déterminé, au moins d'une manière indirecte, l'invention des industries qui ont permis à l'homme de multiplier ses moyens de subsistance au lieu d'être réduite, comme les animaux, à ceux que lui offrait la nature [3]. Alors, les plus forts ont trouvé profit à asservir les plus faibles au lieu de les massacrer et de les dépouiller ou même de les dévorer, les États politiques se sont fondés, et la concurrence sous forme de guerre s'est exercée, d'une part, entre les sociétés propriétaires des territoires et des populations asservies, et les hordes demeurées à l'état sauvage qui continuaient à vivre de chasse et de pillage ; d'une autre part, entre ces sociétés mêmes, en vue d'augmenter leurs moyens de subsistance par l'extension de leur domaine et l'accroissement du nombre de leurs esclaves, de leurs serfs ou de leurs sujets. Tels sont encore de nos jours les deux objectifs principaux de la guerre ; la défense des États et leur agrandissement.
Sous l'impulsion directe ou indirecte de cette seconde forme de concurrence, des progrès ont été réalisés, qui ont donné naissance à une troisième : la concurrence productive ou industrielle. Rappelons brièvement comment elle a procédé. Continuellement menacées de destruction, ou, tout au moins, de dépossession, les sociétés fondatrices et propriétaires des États politiques ont dû s'appliquer à perfectionner les instruments et à augmenter les matériaux de leur puissance. Ces instruments et ces matériaux étaient de deux sortes. Ils consistaient, en premier lieu, dans un appareil de destruction, une armée ; en second lieu, dans un appareil de production, capable à la fois de pourvoir à la subsistance des membres de la société propriétaire de l'État et de ses sujets, et de fournir les avances nécessaires à la constitution et à la mise en oeuvre de l'appareil de la destruction. Sous la pression de la concurrence guerrière, - et d'autant plus que cette pression était plus vive, - les sociétés propriétaires États ont donc été excitées non seulement à perfectionner l'art et le matériel de la guerre, mais encore à augmenter la production des industries qui leur fournissaient, avec leurs moyens de subsistance, les ressources nécessaires à la défense et à l'agrandissement de leurs établissements. Or, les progrès qui augmentent la productivité de toute industrie sont subordonnés à deux conditions : la sécurité et la liberté. Il faut que le producteur soit assuré de consommer lui-même, dans quelque mesure, les fruits du progrès qu'il réalise, sinon il n'aura aucun intérêt à s'imposer la peine qu'implique la découverte des procédés ou l'invention des outils et des machines qui rendent le travail plus productif. Il faut encore qu'il soit libre de s'appliquer à l'industrie, à laquelle ses facultés le rendent plus apte et qu'il puisse disposer des produits de son travail de la manière la plus conforme à son intérêt. Les États au sein desquels les populations vouées aux travaux de la production ont acquis dans la plus large mesure la sécurité et la liberté, ont vu s'accroître au plus haut point leur puissance. Ils sont devenus les plus forts, et en étendant successivement le domaine de la sécurité et de la liberté ils ont suscité et développé le troisième forme de concurrence : la concurrence productive ou industrielle, destinée à remplacer la seconde, comme celle-ci a remplacé la première.
3° La concurrence productive ou industrielle. – Comme la précédente, la concurrence productive donne la victoire au plus fort, au plus capable, à l'avantage de l'espèce. Mais ces deux formes de lutte pour la vie procèdent d'une manière différente quoique leur objectif soit le même.
La concurrence destructive ou guerrière procède par une lutte directe. Deux tribus faméliques entrent en concurrence pour la possession d'un gisement de végétaux alimentaire ou d'un terrain de chasse. La plus forte refoule ou extermine la plus faible et s'empare des moyens de subsistance qui font l'objet de la lutte. Plus tard, lorsque l'homme eut appris à multiplier les matériaux nécessaires à l'entretien de sa vie, les "sociétés" d'hommes forts qui ont fondé les entreprises d'exploitation désignées sous le nom États politiques, luttent pour s'emparer d'un territoire et en assujettir la population, amis elles ont le même objectif que les tribus primitives ; elles veulent se procurer des moyens de subsistance, en s'appropriant, par la corvée ou l'impôt, de tout ou partie du produit net du travail de leurs esclaves, de leurs serfs ou de leurs sujets. Cette lutte prend alors le nom de concurrence politique, mais elle ne diffère point, par ses procédés, de celle à laquelle se livraient les tribus de chasseurs et de guerriers. L'une et l'autre procèdent par voie de destruction directe du concurrent, et elles appartiennent à la catégorie de la concurrence destructive ou de la guerre.
La concurrence productive a un autre processus, tout en aboutissant de même à la victoire du plus fort ou du plus capable. Mais si le plus fort l'emporte, ce n'est pas lui qui juge et décide de la victoire, c'est un tiers, le consommateur du produit, ou du service offert par les concurrents. Après avoir porté son jugement sur les offres qui lui sont faites, le consommateur donne la préférence à celui des concurrents qui, en échange d'une quantité donnée de produits ou de services, ou de la monnaie qui en est l'équivalent, lui offre la quantité la plus grande, ou, à quantité égale, la quantité la meilleure du produit ou du service dont il a besoin et qu'il demande ; en d'autres termes, il donne la préférence au meilleur marché. Mais quel est celui des concurrents qui peut offrir ses produits ou ses services au meilleur marché ? C'est celui dont la puissance productive est supérieure à celle des autres, le plus fort ou le plus capable.
Cela étant, quel est l'effet de la concurrence sous sa forme productive ?
C'est d'exciter les concurrents à augmenter leur puissance ou leur capacité de production, sous peine de ne pouvoir obtenir en échange des produits ou des service qu'ils créent et qu'ils offrent, ceux dont ils ont besoin pour subsister et qu'ils demandent.
L'augmentation de la puissance ou de la capacité de production s'opère par l'extension de la division du travail, l'invention et la mise en oeuvre de procédés, d'outils et de machines qui permettent de créer une quantité de plus en plus grande de produits et de services en échange de la même somme de travail et de peine.
La concurrence productive agit donc comme un coopérateur de la loi de l'économie des forces pour déterminer le progrès de la production. Elle est un propulseur.
Mais elle remplit encore une autre fonction non moins utile. Elle agit pour mettre en équilibre au niveau des frais nécessaires de la création des produits et des services, la production et la consommation. Elle est un régulateur.
Cet office, elle le remplit avec la coopération d'une autre loi naturelle, la loi de la valeur.
IV. La loi naturelle de la valeur
Qu'est-ce que la valeur ? C'est un pouvoir qui a sa source dans l'homme lui-même. Elle réside dans l'ensemble des forces vitales, physiques et morales dont il est pourvu, et qu'il applique soit à la destruction, soit à la production. Appliquée à la destruction, elle constitue la valeur militaire ou guerrière, et elle a été la plus utile à l'espèce, partant la plus estimée, aussi longtemps que la guerre a été nécessaire à l'établissement de la sécurité dans le monde [4]. Mais c'est dans son application à la production qu'apparaît sa participation à l'édifice régulateur de la concurrence. Comment la production s'opère-t-elle ? Par un travail impliquant une dépense de forces vitales, partant une peine. Qu'est-ce qui excite l'homme à faire cette dépense ? C'est la perspective d'obtenir un produit qui lui procure une jouissance ou lui épargne une peine supérieure à celle que lui cause la dépense, la différence constituant un profit. C'est en vue de ce profit qu'il travaille. Mais que devient le pouvoir vital qu'il a ainsi dépensé ? Ce pouvoir ne disparaît pas, il s'extériorise, il reparaît augmenté du profit dans le produit et il en constitue la valeur. Cette valeur, l'homme isolé la consomme lui-même après l'avoir produite. Mais il en est autrement, sous le régime de la division du travail et de l'échange. Sous ce régime aujourd'hui prédominant, le producteur offre les produits dans lesquels il a investi de la valeur et il demande, en échange, ceux dont il a besoin ou l'équivalent avec lequel il se les procure, la monnaie. Le but qu'il se propose, en opérant cet échange, c'est, en dernière analyse, d'obtenir un pouvoir vital supérieur à celui qu'il a dépensé en créant ses produits ou, pour nous servir du langage économique, de couvrir ses frais de production avec adjonction d'un profit. Mais pour qu'il puisse atteindre ce but, que faut-il ? Il faut que le produit qu'il offre procure à celui qui en a besoin et qui le demande, au consommateur, un pouvoir vital ou réparateur de sa vitalité assez grand pour le déterminer à fournir en échange un produit ou un équivalent suffisant pour reconstituer le pouvoir vital dépensé dans la production avec adjonction d'un profit. Ce profit croissant avec la valeur du produit, le producteur s'efforce de porter celle-ci au taux le plus élevé, tandis que le consommateur s'efforce, au contraire, de l'obtenir au taux le plus bas. Qu'est-ce qui déterminera ce taux dans l'échange ? Ce sera l'intensité comparative des besoins des deux parties, besoin de vendre du producteur, besoin d'acheter du consommateur. Et comment se traduira dans l'échange l'intensité du besoin ? Par l'augmentation plus ou moins rapide des quantités offertes, quantité du produit d'un côté, quantité de la monnaie de l'autre. Plusieurs cas différentes peuvent ici se présenter : 1° Deux échangistes seulement peuvent se trouver en présence ; 2° un seul producteur en présence de consommateurs plus ou moins nombreux, ou un seul consommateur en présence de plusieurs producteurs ; 3° des producteurs assez nombreux pour se faire concurrence, les uns pour vendre, les autres pour acheter. Dans ces divers cas, c'est toujours l'intensité comparative des besoins qui détermine le taux de l'échange ou le prix, mais il nous suffira de considérer le dernier. Dans ce cas, si les détenteurs du produit offert à l'échange sont nombreux et si les quantités du produit à échanger sont abondantes, chacun d'eux accélèrera son offre dans la crainte d'être devancée par ses concurrents, tandis que les consommateurs, assurés d'être approvisionnés, ralentiront la leur. Alors, le prix baissera en raison de l'inégalité des deux mouvements. Il haussera, au contraire,si les quantités apportées sont insuffisantes, les producteurs étant assurés de s'en défaire et les consommateurs pouvant craindre de n'en pas obtenir. Mais, chose essentielle à remarquer, les mouvements de hausse ou de baisse de la valeur des produits ne se développent pas seulement dans la proportion des quantités offertes à l'échange, ils se développent en progression géométrique. Car dans le cas où les quantités du produit sont insuffisantes, le mouvement de l'offre se ralentit tandis que le mouvement de la demande s'accélère ; quand, au contraire, les quantités du produit sont surabondantes, le mouvement de l'offre s'accélère tandis que le mouvement de la demande se ralentit. Que résulte-t-il de là ? C'est que, dans le premier cas, la valeur du produit offert à l'échange s'élève par une impulsion de plus en plus rapide, de manière à dépasser les frais de production et le profit nécessaire, tandis que dans le second cas elle s'abaisse suivant la même impulsion de manière à découvrir les frais de production et à remplacer le profit par une perte croissante [5].
On voit maintenant comment s'opère l'action régulatrice de la concurrence : c'est en faisant graviter le taux de la valeur dans l'échange, autrement dit le prix courant, vers le montant des frais de production augmentés du profit nécessaire pour déterminer la création du produit ou du service, ou, pour nous servir de l'expression caractéristique d'Adam Smith, vers le prix naturel. En effet, lorsque les quantités produites et offertes à l'échange surabondent, le prix courant baisse, et sa chute s'opérant par une impulsion qui va se développant en raison géométrique, il ne tarde pas à tomber au-dessous du prix naturel. Alors, le profit disparaissant pour faire bientôt place à une perte, la production diminue, et le prix courant se relève jusqu'à atteindre le prix naturel et même à le dépasser. S'il le dépasse, le profit s'élevant aussitôt au-dessus du taux nécessaire, cette hausse ne manque pas d'attirer le capital et le travail, et de provoquer l'augmentation de la production, partant, des quantités offertes. Il n'est donc pas nécessaire, comme le prétendent les socialistes, que l'État ou tout autre pouvoir se charge de régler la production. Ce règlement utile s'opère de lui-même par la coopération des lois naturelles de la concurrence et de la valeur. Il suffit de ne pas opposer d'obstacles à leur opération régulatrice, ou, si elles rencontrent des obstacles, de les laisser agir pour en débarrasser la voie, en un mot, il suffit de les laisser faire.
Tel est le mobile et telles sont les lois qui gouvernent l'activité humaine, - mobile de l'intérêt, loi de l'économie des forces ou du moindre effort, loi de la concurrence, sous ses différentes formes, loi de la valeur. C'est sous l'impulsion de ce mobile et de ces lois que l'homme a réalisé les progrès qui l'ont fait sortir de l'animalité et élevé à la civilisation, en passant par l'état de guerre pour aboutir à l'état de paix.
Aussi longtemps que l'état de guerre s'est imposé à l'homme comme une condition d'existence et de progrès, ce mobile et ces lois ont agi pour y adapter l'organisation politique et économique des sociétés. Depuis que la guerre a fait son oeuvre en assurant la sécurité de la civilisation, et que l'état de paix s'impose à son tour, cette organisation va se modifiant sous l'impulsion du même mobile et des mêmes lois. Au point où l'évolution est maintenant arrivée, on peut déjà prévoir ce que sera l'organisation politique et économique de la société future. Comme j'ai essayé de le démontrer dans mes précédents ouvrages, que celui-ci résume et complète, elle n'aura rien de commun avec les conceptions arbitraires des socialistes, car elle sera fondée non sur des lois faites de main d'homme, mais sur des lois émanées de la même source que celles qui gouvernent le monde physique et dont l'un des pères de l'économie politique, Quesnay, a dit :
"Il faut bien se garder d'attribuer aux lois physiques les maux qui sont la juste et inévitable punition de la violation de l'ordre même de ces lois, instituées pour opérer le bien."
Notes
[1] Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, p. 17.
[2] L'intérêt, dans son acception économique, ne doit pas être confondu avec l'égoïsme, et encore moins avec la satisfaction des besoins purement matériels de l'individu. Il vise l'ensemble des besoins matériels et moraux de la nature humaine. L'homme ne s'impose pas seulement la peine qu'implique le travail ou la privation de la consommation des fruits du travail, en vue de la satisfaction actuelle ou future de ses besoins égoïstes ; il travaille encore et s'impose des privations pour satisfaire ses besoins altruistes, souvent plus vifs que ses besoins égoïstes. Tels sont ceux qui dérivent de l'amour de sa famille et de ses semblables, de la vérité et de la justice, bref, de l'ensemble de ses sentiments moraux, et qui le poussent à s'imposer les sacrifices les plus durs, y compris le sacrifice de sa vie, pour des êtres qu'il aime, ou bien encore des causes et des idées qui lui sont chères. On oppose trop souvent l'intérêt et le devoir. Cette opposition n'est nullement fondée. Qu'est-ce, en effet, que le devoir ? C'est l'obligation d'agir d'une manière conforme à la justice, laquelle a pour critérium l'intérêt général et permanent de l'espèce. Or, cette obligation l'homme n'est nullement excité à la remplir par un sentiment inné en lui : le sentiment du juste, ou, de son autre nom, le sens moral. Seulement, ce sentiment est très inégalement distribué parmi les hommes. Ceux qui le possèdent au plus haut degré éprouvent à le satisfaire une jouissance supérieure à n'importe quelle peine, et ils pratiquent quand même, en toutes circonstances, le devoir. Ceux qui possèdent ce sentiment à un moindre degré, n'obéissent pas toujours à l'obligation qu'il impose, mais chaque manquement leur fait éprouver cette sorte de peine qui porte le nom de remords. Enfin, chez un grand nombre, le sentiment de la justice, le sens moral, n'existe qu'à l'état embryonnaire ; ils commettent, pour satisfaire leurs passions ou leurs vices, toute sorte d'actes injustes ou immoraux, par conséquent nuisibles à la société dont ils sont membres et, subsidiairement, à l'espèce. Cette obligation qu'ils sont incapables de s'imposer à eux-mêmes, la société la leur impose, dans son intérêt, et elle la sanctionne par des pénalités assez fortes pour que la peine dépasse la jouissance provenant de l'acte contraire à la justice.
Que résulte-t-il de là ? C'est qu'il importe, par dessus tout, de développer parmi les hommes le sentiment de la justice, le sens moral, comme aussi de les éclairer sur ce qui est juste ou injuste, moral et immoral, par conséquent conforme ou contraire à l'intérêt de la société et de l'espèce, dont l'intérêt de l'individu est une partie intégrante.
(Voir, à ce sujet, la Morale économique, livre Ier. La morale dans ses rapports avec l'économie politique. Voir aussi Religion, chap. XII. La religion et la science).
[3] Voir les Notions fondamentales de l'Économie politique. Introduction, p.5.
[4] Est-il nécessaire d'ajouter que la destruction appliquée à l'établissement de la sécurité est un facteur indispensable de la production ? Le pouvoir de destruction, qui constitue la valeur militaire, employée à purger un territoire des bêtes féroces qui l'infestaient ou à le préserver des incursions des tribus pillardes, s'investit dans le sol et forme, pour ainsi dire, la première couche de la valeur du sol. Voir les Notions fondamentales d'économie politique, chap. IV. La production de la terre.
[5] Voit notre Cours d'économie politique, 3e leçon. La valeur et le prix, 2e édition, 1863.