Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du luxe

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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du luxe


Anonyme


27. DU LUXE

Depuis qu’on écrit sur le luxe, les uns en font l’apologie, les autres en font la satire, et on ne prouve rien. C’est qu’on ne cherche pas à s’entendre.

On parle du luxe comme d’une chose dont on se serait fait une idée absolue, et cependant nous n’en avons qu’une idée relative. Ce qui est luxe pour un peuple ne l’est pas pour un autre ; et, pour le même peuple, ce qui l’a été peut cesser de l’être.

Luxe, dans la première acception du mot, est la même chose qu’excès ; et, quand on l’emploie en ce sens, on commence à s’entendre. Mais, lorsque nous oublions cette première acception, et que nous courons, pour ainsi dire, à une multitude d’idées accessoires, sans nous arrêter à aucune, nous ne savons plus ce que nous voulons dire. Substituons, pour un moment, le mot d’excès à celui de luxe.

La vie grossière de notre peuplade, lors de son établissement, serait un excès de recherches aux yeux d’un sauvage, qui, accoutumé à vivre de chasse et de pêche, ne comprend pas la nécessité des besoins qu’elle s’est faits. Parce que la terre, sans être travaillée, fournit à sa subsistance, il lui paraît que ceux qui la cultivent sont trop recherchés sur les moyens de subsister.

Voilà donc, à son jugement, un excès, qui n’en est pas un au jugement de notre peuplade, ni au nôtre.

Mais chez notre peuplade même chaque nouvelle commodité, dont l’usage s’introduira, pourra être regardée comme un excès de recherches par tous ceux qui n’en sentiront pas encore le besoin. Est-elle donc condamnée à tomber d’excès en excès, à mesure qu’elle fera des progrès dans les arts.

Les hommes ne jugent différemment de ce que tous s’accordent à nommer excès que parce que n’ayant pas les mêmes besoins, il est naturel que ce qui paraît excès à l’un ne le paraisse pas à l’autre. Voilà sans doute pourquoi on a tant de peine à savoir ce qu’on veut dire quand on parle du luxe.

Je distingue deux sortes d’excès : les uns qui ne le sont que parce qu’ils paraissent tels aux yeux d’un certain nombre ; les autres qui le sont parce qu’ils doivent paraître tels aux yeux de tous. C’est dans ces derniers que je fais consister le luxe. Voyons donc quelles sont les choses qui doivent paraître un excès aux yeux de tous.

Quelque recherchées que les choses aient pu paraître dans les commencements, elles ne sont point un excès lorsqu’elles sont de nature à devenir d’un usage commun. Alors elles sont une suite des progrès qu’il est important de faire faire aux arts ; et il viendra un temps où tout le monde s’accordera à les regarder comme nécessaires. On voit même qu’elles peuvent se concilier avec la simplicité.

Quand au contraire les choses, de nature à ne pouvoir être communes, sont réservées pour le plus petit nombre, à l’exclusion du plus grand, elles doivent toujours être regardées comme un excès : ceux-mêmes qui aiment le plus à en jouir n’en pourront pas disconvenir. Le luxe consiste donc dans les choses qui paraissent un excès aux yeux de tous, parce qu’elles sont, par leur nature, réservées pour le petit nombre à l’exclusion du plus grand.

Le linge, qui a été un luxe dans son origine, n’en est pas un aujourd’hui. L’or et l’argent, qui, dans les meubles et dans les habits, a toujours été un luxe, en sera toujours un.

La soie était un luxe pour les Romains, parce qu’ils la tiraient des Indes, et que, par conséquent, elle ne pouvait pas être commune chez eux. ; Elle a commencé à être moins luxe pour nous, quand elle a commencé à être une production de notre climat ; et elle le sera moins, à proportion qu’elle deviendra plus commune.

Enfin les pommes de terre seraient un luxe sur nos tables si nos champs n’en produisaient pas, et qu’il fallût les faire venir à grands frais de l’Amérique septentrionale, d’où elles viennent originairement. Les gens riches, dont le goût est en proportion avec la rareté des mets, les jugeraient excellentes ; et un plat de cette racine, dernière ressource des paysans à qui le pain manque, ferait la célébrité d’un repas.

Pour juger s’il y a du luxe dans l’usage des choses, il suffirait donc souvent de considérer l’éloignement des lieux d’où on les tire. En effet, lorsque le commerce se fait entre deux nations voisines, le luxe peut ne s’introduire ni chez l’une, ni chez l’autre ; parce que les mêmes choses peuvent, par des échanges, devenir communes chez toutes deux.

Il n’en est pas de même lorsque le commerce se fait entre deux peuples fort éloignés. Ce qui est commun chez nous devient luxe aux Indes, où il est nécessairement rare ; et ce qui est commun aux Indes devient luxe chez nous, où il est rare aussi nécessairement.

Le luxe peut donc avoir lieu dans l’usage des choses qu’on fait venir de loin : mais ce n’est pas le seul. Il peut y en avoir un dans l’usage des choses qu’on tire d’une nation voisine, et même dans l’usage de celles qu’on trouve chez soi.

On prétend que, si la France payait en vin de Champagne les dentelles de Bruxelles, elle donnerait, pour le produit d’un seul arpent de lin, le produit de plus de seize mille arpents en vignes[1]. Les dentelles quoiqu'elles ne nous viennent pas de loin, sont donc une chose dont l’usage ne peut pas être commun, ou une chose de luxe.

Mais, quand les dentelles se feraient en France, elles n’en seraient pas moins luxe : elles seraient même encore à plus haut prix, et, par conséquent, d’un usage moins commun.

Le prix de la main-d’œuvre, transforme donc en choses de luxe les matières premières que notre sol produit en plus grande abondance. Il y a beaucoup de ce luxe dans nos meubles, dans nos équipages, dans nos bijoux, etc.

Quoique tous ces luxes tendent à corrompre les mœurs, ils ne sont pas tous également nuisibles. Considérons-les d’abord par rapport à l’État, nous les considérerons ensuite par rapport aux particuliers.

Deux nations commerceront avec le même avantage, toutes les fois que chacune recevra en productions une quantité égale à la quantité qu’elle livrera. Mais, si l’une donne le produit de seize mille arpents pour le produit d’un seul, il est évident qu’elle sera prodigieusement lésée. Le luxe des dentelles est donc nuisible à la France. Il enlève une grande subsistance, et, par conséquent, il tend à diminuer la population.

Il pourrait être avantageux pour l’Europe d’envoyer aux Indes le surabondant de ses productions. Mais, si elle n’avait un surabondant que parce qu’elle se dépeuple, elle ferait mieux d’employer ses terres à la subsistance de ses propres habitants, et d’augmenter ses productions, afin d’augmenter sa population.

Il lui a été surtout avantageux de se débarrasser, dans ce commerce, d’une partie de l’or et de l’argent que l’Amérique lui fournissait en trop grande abondance. Mais les choses de luxe, qu’elle tire des Indes, lui coûtent en échange des millions d’hommes. Combien n’en périt-il pas dans le trajet ! Combien dans des climats malsains, où elle est obligée d’avoir des entrepôts ! Combien dans les guerres avec les Indiens ! Combien enfin dans les guerres que ce commerce suscite entre les nations rivales ! Je croirai ce luxe avantageux pour l’Europe lorsqu’il sera prouvé qu’elle a une surabondance de population.

Quant aux choses de luxe qui viennent de notre sol et de notre industrie, elles peuvent avoir quelque utilité ; mais elles ne sont pas sans abus.

Lorsque, dans la primeur, un homme riche achète cent écus un litron de petits pois, c’est un luxe, tout le monde en convient. Mais il serait à souhaiter que tous les excès des hommes à argent fussent de cette espèce : car leurs richesses se verseraient immédiatement sur les champs comme un engrais propre à les rendre fertiles.

Il n’est pas douteux-que les sommes que nous dépensons en meubles, en équipages, en bijoux, ne se versent aussi sur nos champs, lorsque nous employons à ces ouvrages nos propres ouvriers, puisque ces ouvriers les rendent en détail au laboureur qui les fait subsister. Mais elles ne s’y versent pas immédiatement. Elles commencent par enrichir l’ouvrier ; elles l’accoutument à des jouissances qui sont un luxe pour lui : et ces jouissances excitent l’envie ou l’émulation de tous ceux qui se flattent de réussir dans le même métier.

En effet, comme cet ouvrier est un paysan dont tous les parents sont laboureurs, sa condition améliorée fera voir à tout son village combien l’industrie dans les villes a d’avantages sur les travaux de la campagne. On désertera donc les villages. Sur dix paysans qui auront pris des métiers un seul réussira, et neuf ne gagneront pas de quoi vivre. Il y aura donc dix hommes de perdus pour l’agriculture, et neuf pauvres de plus dans la ville. Voilà, pour l’État, les inconvénients que produit le luxe, lorsqu’il consiste dans des ouvrages auxquels nous employons nos propres ouvriers.

Pour juger des inconvénients du luxe par rapport aux particuliers, j’en distingue de trois espèces : luxe de magnificence, luxe de commodités, luxe de frivolités.

Le premier me paraît le moins ruineux, parce qu’une partie des choses qui ont servi à la peuvent y servir encore ; et que d’ailleurs, lorsqu’elles sont de nature à ne pas se consommer, elles conservent une grande valeur, même après avoir été employées à nos usages. De ce genre sont la vaisselle d’or ou d’argent, les diamants, les vases de pierres rares, les statues, les tableaux, etc.

Celui de commodités, plus contagieux, parce qu’il est proportionné aux facultés d’un plus grand nombre de citoyens, peut être fort dispendieux : car il devient plus grand à mesure qu’on s’amollit davantage, et la plupart des choses qu’on y emploie perdent toute leur valeur.

Enfin le luxe de frivolités, assujetti aux caprices de la mode, qui le reproduit continuellement sous des formes nouvelles, jette dans des dépenses dont on ne voit point les bornes, et cependant les frivolités, pour la plupart, n’ont de valeur qu’au moment où on les achète.

Quelle est la fortune qui peut suffire à toutes ces sortes de luxe ? Il faut donc des ressources, et on en trouve malheureusement pour achever sa ruine. On dira sans doute que le luxe fait subsister une multitude d’ouvriers, et que, lorsque les richesses restent dans l’État, il importe peu qu’elles passent d’une famille dans une autre.

Mais, quand le désordre est dans toutes les fortunes, peut-il ne pas y en avoir dans l’État ? Que deviennent les mœurs lorsque les principaux citoyens, qu’on prend pour exemple, forcés à être tout-à-la-fois avides et prodigues, ne connaissent que le besoin d argent, que tout moyen d’en faire est reçu parmi eux, et qu’aucun ne déshonore ? Le luxe fait subsister une multitude d’ouvriers, j’en conviens. Mais faut-il fermer les yeux sur la misère qui se répand dans les campagnes ? Qui donc a plus de droit à la subsistance, est-ce l’artisan des choses de luxe, ou le laboureur ?

C’est une chose de fait que la vie simple peut seule rendre un peuple riche, puissant, et heureux. Voyez la Grèce dans ses temps florissants : c’est à un reste de simplicité qu’elle devait cette puissance qui étonne les nations amollies. Voyez même les peuples de l’Asie avant Cyrus. Ils avaient des vices, ils connaissaient le faste ; mais le luxe n’avait pas encore répandu son poison mortel sur toutes les parties de la société. Si la magnificence se montrait dans des trésors qu’on amassait pour le besoin, dans de grandes entreprises, dans des travaux aussi vastes qu’utiles ; si elle se montrait dans les meubles, dans l’habillement, au moins ne connaissait-on pas toutes nos commodités, et on connaissait moins encore toutes les frivolités, dont nous n’avons pas honte de nous faire autant de besoins. Le luxe même de la table, quel qu’il fût, n’avait lieu que dans des festins d’apparat. Il consistait dans l’abondance plutôt que dans la délicatesse. Ce n’était pas deux fois par jour, jusques dans les maisons des particuliers, une profusion de mets, apprêtés avec élégance, et étalés avec faste.

Je ferais volontiers l’apologie du luxe des anciens peuples de l’Asie. Je le vois se concilier avec un reste de simplicité jusques dans les palais des souverains. S’il est grand, je le vois soutenu par des richesses plus grandes encore, et je comprends qu’il a pu être de quelque utilité. Mais nous qui, dans notre misère, n’avons que des ressources ruineuses, et qui, pour nous procurer ces ressources, ne craignons pas de nous déshonorer, nous voulons vivre dans le luxe, et nous voulons que notre luxe soit utile !



  1. Essai sur la nature du commerce, part. I, ch. 19.





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