Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du monopole

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Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du monopole


Anonyme


21. DU MONOPOLE


Faire le monopole, c’est vendre seul. Ce mot qui est devenu odieux ne doit pas l’être toujours. Un grand peintre vend seul ses ouvrages, par la raison qu’il peut seul les faire.

Il porte son salaire au plus haut : il n’a d’autre règle que la fortune des amateurs qui sont curieux de ses tableaux.

A-t-on la fantaisie d’être peint par lui, parce qu’il saisit parfaitement les ressemblances, et toujours en beau ? Il fera payer un portrait cent louis, ou même davantage, si à ce prix on lui en demande plus qu’il n’en peut faire. Son intérêt est de gagner beaucoup, en faisant peu de portraits ; d’en faire peu, afin de les faire mieux, et d’assurer par-là de plus en plus sa réputation.

Ce prix peut paraître exorbitant. Cependant il ne l’est pas : c’est le vrai prix. Il est réglé par une convention faite librement entre le peintre et celui qui se fait peindre, et personne n’est lésé. N’êtes-vous pas assez riche pour payer votre portrait cent louis ? Ne le faites pas faire, vous pouvez vous en passer. Êtes-vous assez riche ? C’est à vous de voir lequel vous aimez le mieux de garder vos cent louis, ou de les échanger contre votre portrait.

Ce prix, parce qu’il est le vrai, est fondé sur la quantité relativement au besoin. Ici le besoin est la fantaisie que vous avez d’être peint, et la quantité est une, puisque nous ne supposons qu’un seul peintre qui saisisse les ressemblances à votre gré. Plus donc votre fantaisie sera grande, plus le peintre sera en droit d’exiger de vous un fort salaire. Votre portrait vous coûtât-il mille louis, il ne sera pas cher, c’est-à-dire, au-dessus du vrai prix.

Il ne faut pas raisonner sur les jouissances qu’on se procure par fantaisie, par caprice, par mode, comme sur les jouissances qui sont d’une nécessité absolue. Si vous étiez seul marchand de blé, et que vous me le fissiez payer cent francs le septier, vous ne pourriez pas dire que vous me l’avez vendu d’après une convention passée librement entre vous et moi : il serait évident que j’ai été forcé par le besoin, et que vous avez cruellement abusé de ma situation. Voilà le monopole qui devient odieux, parce qu’il est injuste.

Dans le commerce des nécessaires, le prix, lorsqu’il est le vrai, est permanent ; et c’est à cela, comme nous l’avons remarqué, qu’il se reconnaît.

Dans le commerce des superfluités, le prix n’est point permanent : il ne peut l’être, il varie comme les modes. Aujourd’hui un artiste est en vogue, demain un autre. Bientôt, au lieu d’un concurrent, il en a plusieurs. Réduit donc à se borner à de moindres salaires, il vendra à bas prix ce qu’il vendait auparavant à prix haut. Nous avons vu à deux ou trois louis des tabatières de carton, qui sont aujourd’hui à vingt-quatre sous. Malgré cette variation, elles ont toujours été à leur vrai prix. C’est que le prix des choses de fantaisie ne peut se fixer, et qu’il peut être très haut en comparaison de celui des choses de nécessité.

Puisque, dans le commerce, le vrai prix est un prix permanent, il est évident qu’il ne peut subsister avec le monopole, qui le ferait hausser brusquement coup sur coup. Mais, si celui qui vend seul fait hausser les prix, il suffira, pour les faire baisser, de multiplier les vendeurs.

Or ils se multiplieront d’eux-mêmes, quand on n’y mettra point d’obstacles. Comme toute espèce de commerce offre un bénéfice, il ne faut pas craindre qu’il ne se fasse pas. Si on laisse la liberté de le faire, il se fera, et le nombre des marchands croîtra, tant qu’en le faisant concurremment ils y trouveront assez de bénéfice pour subsister. S’ils venaient à se multiplier trop, ce qui doit arriver quelquefois, une partie abandonnera un commerce qui ne lui est pas avantageux, et il restera précisément le nombre de marchands dont on a besoin. Il faut, encore un coup, laisser faire : la liberté, s’il y a des monopoleurs, en purgera la société.

Tout vendeur veut gagner, et gagner le plus qu’il peut. Il n’en est aucun qui ne voulût écarter tous ses concurrents, et vendre seul, s’il le pouvait.

Tout acheteur voudrait acheter au plus bas prix, et il desirerait que les vendeurs, à l’envie les uns des autres, lui offrissent les choses au rabais.

Cependant tout vendeur dans un genre est acheteur dans un autre. S’il lui importe d’être sans concurrents, il lui importe que les vendeurs dont il achète en aient beaucoup, et il n’importe pas moins à ceux-ci qu’il ne soit pas seul.

De ces intérêts contraires, il en résulte que l’intérêt de tous n’est pas de vendre au plus haut prix et d’acheter au plus bas, mais de vendre et d’acheter au vrai prix. Ce vrai prix est donc le seul qui concilie les intérêts de tous les membres de la société. Or il ne pourra s’établir que lorsqu’il y aura, dans chaque branche de commerce, le plus grand nombre possible de marchands.

Il n’y a, comme nous l’avons remarqué, que les grands artistes, uniques en leur genre, qui puissent, sans injustice, faire le monopole. Ils ont, par leurs talents, le privilége de vendre seuls. Mais, lorsqu’il s’agit du commerce des choses nécessaires, où heureusement il ne faut pas des talents rares, j’entends par monopoleurs un petit nombre de marchands qui achètent et qui revendent exclusivement ; et je dis qu’il y a monopole, par conséquent injustice et désordre, toutes les fois que ce nombre n’est pas aussi grand qu’il pourrait l’être.

Aujourd’hui tout le commerce en Europe se fait donc par des monopoleurs. Je ne veux pas parler des douanes, des péages, des priviléges exclusifs qui gênent le commerce intérieur de province en province : nous traiterons ailleurs de ces abus. Je ne parle que des entraves qu’on a mises au commerce de nation à nation.

Lorsqu’en France nous défendons l’importation des marchandises anglaises, nous diminuons le nombre des marchands qui nous auraient vendu ; et, par conséquent, nos marchands nationaux deviennent des monopoleurs, qui vendent à plus haut prix qu’ils n’auraient fait, s’ils avaient vendu concurremment avec les marchands anglais.

Lorsque nous défendons l’exportation en Angleterre, nous diminuons pour les Anglais le nombre des marchands qui leur auraient vendu, et, par conséquent, ceux qui leur vendent deviennent des monopoleurs, qui leur font payer les choses à plus haut prix qu’ils n’auraient fait s’ils avaient vendu concurremment avec nos marchands.

Appliquons ce raisonnement partout où le gouvernement défend d’exporter et d’importer, et nous reconnaîtrons que les nations semblent avoir oublié leurs vrais intérêts pour ne s’occuper que des moyens de procurer de plus gros bénéfices à des marchands monopoleurs.

En effet, comme nous diminuons le nombre de ceux qui nous vendent, et que nous achetons tout à plus haut prix lorsque nous défendons l’importation, nous diminuons le nombre de ceux qui achètent de nous, et nous vendons tout à plus bas prix lorsque nous défendons l’exportation, c’est-à-dire, que nous ne sommes jamais au vrai prix. Nous sommes au-dessus pour acheter cher, et au-dessous pour vendre à bon marché. Certainement ce n’est pas le moyen de faire un commerce avantageux. Cependant c’est dans l’espérance d’acheter à bon marché et de vendre cher qu’on a imaginé ces prohibitions. Les nations ont`voulu se nuire mutuellement, et elles se sont nui chacune à elles-mêmes. Il n’y a que la concurrence du plus grand nombre possible de vendeurs et d’acheteurs qui puisse mettre les choses à leur vrai prix, c’est-à-dire, à ce prix qui, étant également avantageux à toutes les nations, exclut tout-à-la-fois la cherté et le bon marché.





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