Les monopoleurs mettaient toujours quelque part la disette, ou du moins la cherté, lorsque, dans une de nos monarchies, on confia cette partie de l’administration à un ministre qui rendit la liberté au commerce.
Mais, quand le désordre est parvenu à un certain point, une révolution, quelque sage qu’elle soit, ne s’achève jamais, sans occasionner de violentes secousses ; et il faut souvent prendre des précautions sans nombre, pour rétablir l’ordre. Le nouveau ministre, qui voulait le bien, et à qui ses ennemis mêmes reconnaissaient des lumières, prit toutes les précautions que la prudence lui avait suggérées. Mais il y avait une chose qui ne dépendait pas de lui : c’est le temps, et il en fallait.
En traitant de la circulation des grains, nous avons vu qu’elle ne peut se faire que par une multitude de marchands, répandus de toutes parts. Ces marchands sont autant de canaux, par où les grains circulent. Or, tous ces canaux avaient été brisés, et c’était au temps à les réparer.
En effet, pour réussir dans quelque espèce de commerce que ce soit, il ne suffit pas d’avoir la liberté de le faire ; il faut, comme nous l’avons remarqué, avoir acquis des connaissances, et ces connaissances ne peuvent être que le fruit de l’expérience, qui est toujours lente. Il faut encore avoir des fonds, des magasins, des voituriers, des commissionnaires, des correspondants : il faut, en un mot, avoir pris bien des précautions et bien des mesures.
La liberté, rendue au commerce des grains, était donc un bienfait dont on ne pouvait pas jouir aussi-tôt qu’il était accordé. Un mot du monarque avait pu anéantir cette liberté; un mot ne la reproduisait pas, et il y eut cherté peu de mois après.
Voilà donc ce que produit la liberté : c’est ainsi que raisonnait le peuple, et le peuple était presque toute la nation. On croyait que la cherté était un effet de la liberté. On ne voulait pas voir que le monopole n’avait pas pu tomber sous les premiers coups qu’on lui portait, et qu’il ne pouvait pas y avoir encore assez de marchands pour mettre les grains à leur vrai prix.
Mais, disait-on, il faut du pain tous les jours. Or, parce qu’on aura la liberté de nous en apporter, est-il sûr qu’on nous en apportera, et ne nous met-on pas au hasard d’en manquer ?
On oubliait donc les chertés et les disettes qu’il y avait eu successivement dans toutes les provinces, lorsque les ministres ôtaient toute liberté, sous prétexte de ne pas abandonner au hasard la subsistance du peuple.
On comptait donc sur un petit nombre de monopoleurs, qui pouvaient faire un gros bénéfice en vendant peu, plutôt que sur un grand nombre de marchands, qui ne pouvaient faire un gros bénéfice, qu’en vendant beaucoup.
Il faut un salaire aux marchands : il leur est dû. Mais ce n’est ni au souverain, ni au peuple à régler ce salaire : c’est à la concurrence, à la concurrence seule. Or, ce salaire sera moindre, à proportion que la concurrence sera plus grande. Le bled sera donc à plus bas prix, lorsque les marchands se multiplieront avec la liberté, que lorsque le nombre en sera réduit par des règlements de police. J’ajoute qu’on en aura bien plus sûrement. Car il ne sera à plus bas prix, que parce que tous les marchands à l’envie les uns et des autres, l’offriront au rabais, et se contenteront du plus petit bénéfice.
Ils ont autant besoin de vendre, que nous d’acheter. Occupés à prévoir où le bled doit renchérir, ils se hâtent d’autant plus de venir à notre secours, que ceux qui arrivent les premiers, sont ceux qui vendent à plus haut prix. Il y a plutôt lieu de juger qu’ils nous apporteront trop de bleds, que de craindre qu’ils ne nous en apportent pas assez.
Ces raisons ne faisaient rien sur l’esprit du peuple. Il croyait que l’unique affaire du gouvernement était de lui procurer du pain à bon marché. Les règlements de police paraissaient avoir été donnés dans cette vue. Ils produisaient à la vérité un effet contraire : mais on ne le savait pas ; et on voulait des règlements de police, parce qu’on voulait le pain à bon marché. Toutes les fois donc qu’il renchérissait le peuple demandait au gouvernement d’en faire baisser le prix.
Il n’y avait que deux moyens de le satisfaire. Il fallait que le gouvernement achetât lui-même des bleds pour les revendre à perte, ou qu’il forçât les marchands à livrer les leurs au prix qu’il avait taxé.
De ces deux moyens, le premier tendait à ruiner l’état; le second était injuste et odieux ; et tous deux accoutumaient le peuple à penser que c’était au gouvernement à lui procurer le pain à bon marché, quoiqu’il en coûtât, soit de l’argent, soit des injustices.
De-là un autre préjugé, plus contraire encore, s’il est possible, au commerce des grains. C’est que le peuple, qui croyait les violences justes, parce qu’on les faisait pour lui, regardait les marchands de bleds comme des hommes avides qui abusaient de ses besoins. Cette opinion une fois établie, on ne pouvait plus, si on était jaloux de sa réputation, s’engager dans ce commerce : il fallait l’abandonner à ces âmes viles, qui comptent l’argent pour tout et l’honneur pour rien.
C’est la conduite du gouvernement, qui avait produit ces préjugés. Ils avaient si fort prévalu, que souvent, avec de l’honnêteté et avec ce qu’on appelle esprit, on ne s’en garantissait pas. Il faut respecter sans doute les droits de propriété, disaient des personnes qu’on ne pouvait pas soupçonner de mauvaise intention ; mais nous réclamons pour le peuple les droits d’humanité. De là elles concluaient que le gouvernement peut, doit même régler le prix du bled, et forcer les marchands à le livrer au taux qu’il y a mis.
Des droits d’humanité opposés à des droits de propriété ! Quel jargon ! Il était donc arrêté qu’on dirait les choses les plus absurdes pour combattre les opérations du nouveau ministre. Mais vous, qui croyez-vous intéresser au peuple, voudriez-vous que, sous prétexte de faire l’aumône, on forçât les coffres des hommes à argent ? Non sans doute : et vous voulez qu’on force les greniers ! Ignorez-vous d’ailleurs que le bon marché est nécessairement toujours suivi de la cherté ; et que, par conséquent, il est une calamité pour le peuple, autant que pour le marchand et le propriétaire ? Si vous l’ignorez, je vous renvoie à ce que j’ai dit.
Il semblait que tout le monde fût condamné à raisonner mal sur cette matière : poètes, géomètres, philosophes, métaphysiciens, presque tous les gens de lettres, en un mot, et ceux-là surtout dont le ton tranchant permet à peine de prendre leurs doutes pour des doutes, et qui ne tolèrent pas qu’on pense autrement qu’eux. Ces hommes voyaient toujours d’excellentes choses dans tous les ouvrages qui se faisaient en faveur de la police des grains. C’étaient cependant des ouvrages, où, au lieu de clarté, de précision et de principes, on ne trouvait que des contradictions ; et on aurait pu prouver que l’auteur avait écrit pour la liberté qu’il voulait combattre. C’est qu’il est impossible de rien établir de précis, quand on veut mettre des bornes à la liberté du commerce. Où en effet poserait-on ces bornes ?
Sourd à tous les propos, le nouveau ministre montrait du courage. Il laissait parler, écrire, et il persistait dans ses premières démarches. Cependant on était bien loin encore d’éprouver les effets de la liberté. Le bled était cher dans une province, tandis qu’il était à bon marché dans une autre. C’est qu’il ne circulait pas : il n’y avait pas encore assez de marchands. D’ailleurs le peuple, qui croyait que l’exportation était nécessairement l’avant-coureur de la disette, s’alarmait à la vue d’un transport de grains. il ne nous en restera pas, disait-il ; et à ce cri séditieux, il se soulevait. Alors des hommes mal-intentionnés parcouraient les marchés, répandaient de nouvelles alarmes, et causaient des émeutes. Tels sont les principaux obstacles qui s’opposaient au rétablissement de la liberté. Le temps les lèvera, si le gouvernement persévère.