Questions économiques à l’ordre du jour - Cinquième partie : La convention de Bruxelles est-elle conforme au principe du libre-échange

Révision datée du 21 février 2008 à 20:53 par Serge (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Quatrième partie << Gustave de Molinari  —  Questions économiques à l’ordre du jour >> Sixième partie


Questions économiques à l’ordre du jour - Cinquième partie : La convention de Bruxelles est-elle conforme au principe du libre-échange


Anonyme


Cinquième partie : La convention de Bruxelles est-elle conforme au principe du libre-échange ?


I.

La convention relative au régime des sucres a été ratifiée par toutes les puissances représentées à la conférence de Bruxelles. Les protectionnistes ne se sont pas résignés sans mauvaise humeur à la suppression des primes, mais les plus intelligents d'entre eux ont compris qu'un régime qui encourageait, d'une part, la production illimitée des sucres, et en limitait, d'autre part, la consommation, ne pouvait durer toujours.

La convention de Bruxelles n'a donc pas provoqué, chez eux, une opposition irréductible.

En revanche, elle a occasionné en Angleterre une scission inattendue parmi les libre-échangistes. Tandis que le très libéral chancelier de l'Echiquier, sir Michael Hicks Beach, se décidait à recourir à l'établissement des droits compensateurs (countervailing duties) comme au seul moyen de mettre fin au régime des primes, d'autres libre-échangistes notables, sir Welby, président, et M. Harold Cox, secrétaire du Cobden Club, M. Henry de Worms Pirbright, président de la conférence des sucres en 1888, M. Th. Gibson Bowles et M. Thomas Lough, l'un et l'autre membres du Parlement, invoquaient contre l'interdiction des sucres primés l'intérêt des consommateurs anglais. C'est dans un article de M. Thomas Lough, publié par la Contemporary review, que nous trouvons l'exposé le plus complet des motifs de l'opposition de ces libre- échangistes dissidents aux droits compensateurs. Nous croyons devoir en donner le résumé fidèle en reproduisant textuellement les passages les plus importants de l'article de M. Thomas Lough :

« Il est très intéressant de remarquer, dit-il d'abord, que le développement de la production du sucre de betterave a procuré probablement de plus grands bénéfices à l’Angleterre qu'à aucune des nations dans lesquelles cette industrie s'est établie. Le prix du sucre y a baissé à tel point que cette denrée peut y être obtenue à un tiers ou à la moitié du prix auquel elle est achetée par les consommateurs des pays qui la produisent. De plus, ce développement de la consommation, suscité par le régime des primes, nous a valu des avantages de différentes sortes et dont les effets n'ont pas été moins appréciables pour la nation. De grandes industries, telles que la fabrication des chocolats, des confitures, des biscuits, des eaux minérales, de la brasserie, de la conservation des fruits dans lesquelles le sucre est une matière première, ont pris un essor rapide. La consommation du sucre s'est accrue au point de passer de 40 livres par tête en 1860 à 90 livres en 1901, tandis qu'elle n'est que de 66 livres aux Etats- Unis et en Suisse ; de 36 livres en Danemark, de 29 livres en France, de 28 livres en Allemagne et en Hollande. Dans quelques-unes des grandes fabriques de confitures, on emploie de 2000 à 6000 ouvriers, et on estime que près de 250000 personnes sont engagées dans les différentes industries fondées sur le sucre. Ces industries alimentent naturellement, en grande partie, le commerce intérieur ; cependant, elles fournissent aussi un appoint considérable à l'exportation, et non seulement elles exportent leurs produits dans les régions les plus éloignées du globe, mais encore dans les pays qui nous fournissent le sucre avec lequel ces produits sont fabriqués. On ne peut, certes, trouver une illustration plus remarquable des profits que nous tirons de la politique du free trade. »

M. Thomas Lough recherche ensuite quelle sera l'importance du dommage que les droits compensateurs causeront aux consommateurs et aux industries dont le sucre est la matière première.

« Il est difficile d'évaluer le montant du fardeau que la convention fera peser sur l'Angleterre. M. Chamberlain disait en juillet qu'elle peut provoquer une hausse de 5 livres sterling par tonne dans le prix du sucre. M. Henry Norman, qui était président de la Commission royale des Indes Occidentales, disait aussi qu'elle occasionnerait une hausse d'un demi-penny par livre. S’il en est ainsi, ce sera l'équivalent d'un impôt supplémentaire de 7 millions de livres sterling (175 millions de francs). Si les primes étaient nécessaires pour stimuler la production, leur suppression aura en outre pour effet une diminution des approvisionnements et par conséquent un accroissement du prix, supérieur à la différence des quantités offertes. Et ce fardeau sera particulièrement lourd à un moment où le sucre a été soumis à une taxe d'un demipenny par livre pour contribuer aux frais de la dernière guerre, où encore la patience du contribuable est mise à l'épreuve par une nouvelle taxe sur le blé, par une income tax de 1 sh. 3 d. par livre st. et par un droit sur le charbon. Mais à part le fardeau qu'elles imposent aux consommateurs, les taxes sur les sucres portent un coup sensible aux industries importantes auxquelles le sucre sert de matière première. Le droit sur les sucres nécessite 65 nouveaux articles du tarif, sur les confitures, les fruits conservés, etc. C'est dans la période où ces industries n'avaient point à supporter le fardeau des taxes qu'elles ont pris leur grand développement, et il n'est pas douteux que l'incertitude et les inconvénients créés par le nouveau régime ne contribuent à les restreindre. Déjà elles trouvent des concurrents redoutables sur le continent. La Suisse, qui n'a point participé à la convention, est maintenant un de nos plus formidables rivaux. La consommation du sucre s'y est accrue de 23 livres en 1884 à 60 livres en 1901. Elle se prépare à prendre la place que nous avons occupée jusqu'à présent, et ses hommes d'Etat se garderont bien de faire obstacle à la libre importation d'un article dont elle sait tirer un si bon parti. Elle s'emparera donc de quelques-unes de nos plus florissantes industries. »

Enfin, il y a dans la convention de Bruxelles une disposition qui excite encore plus que le dommage infligé aux consommateurs et aux fabricants de confitures, l'indignation de l'auteur de l'article de la Contemporary Review, c'est celle qui remet à une commission nommée par les représentants des puissances contractantes le droit de décider si et quand il y à lieu d'établir les primes :

« En vertu de l'article 7, les parties contractantes sont convenues d'établir une commission permanente pour veiller à l'exécution de ses dispositions. Quoique les autres articles soient très remarquables, cet article, qui est le plus long et le plus caractéristique de la convention, nous étonnera comme le plus extraordinaire de tous. A ce tribunal (Police Court), chacune des parties contractantes enverra un représentant. Il se chargera de décider si, parmi les Etats non signataires de la convention, des primes directes ou indirectes existent, et dans l'affirmative quels droits l’Angleterre doit imposer pour compenser ces primes ! Pour les autres signataires de la convention, cette cause ne présente aucune difficulté, car ils n'importent pas de sucre, mais pour nous elle peut être la source d'un grand nombre d'ennuis. Sans parler de l'indignité de voir nos nouveaux droits protecteurs fixés par des Etats étrangers. »

M. Thomas Lough ne manque pas, au surplus, de rappeler que les droits compensateurs ont été réclamés dès 1880 par les protectionnistes, dans l'intérêt des producteurs de sucre des Indes Occidentales, et que la commission royale nommée pour examiner leurs réclamations a refusé alors d'y faire droit. Or la situation des planteurs, loin de s'aggraver depuis cette époque, s'est plutôt améliorée. De son côté le bureau du Cobden Club est d'avis avec M. Thomas Lough que la considération de l'intérêt des planteurs ne suffit point à justifier la convention destinée à supprimer les primes sucrières. « La consommation du sucre dans le Royaume-Uni, lisons-nous dans son memorandum, est de 1070000 tonnes. La production des Indes Occidentales est de 240000 tonnes dont la plus grande masse est exportée aux Etats-Unis. L’exportation totale au Royaume-Uni des sucres des Indes Occidentales ne dépasse pas 46000 tonnes. C'est une erreur en fait de commerce de prendre des mesures pour rehausser le prix des 1700000 tonnes que notre pays consomme pour favoriser les producteurs des 46000 tonnes que nous fournissent les Indes Occidentales. »

Nous accordons volontiers à M. Thomas Lough et aux auteurs du memorandum qu'il n'y a pas lieu de tenir compte de cet argument protectionniste en faveur de la convention. Nous en dirons autant d'un autre argument, mis en avant par sir Nevile Lubbock dans une lettre adressée au Times, savoir que le régime des primes finirait par livrer le marché anglais au monopole des cartels allemands et autrichiens. Mais lès mauvaises raisons de quelques-uns des partisans de la convention ne rendent pas meilleures celles de ses adversaires.

La question qui divise, en cette occasion, les libre-échangistes est de savoir si la convention de Bruxelles constitue ou non un progrès pour la cause du libre-échange.

Les auteurs du memorandum et M, Thomas Lough laissent volontiers dans l'ombre les bénéfices qu'elle en tirera, pour mettre en relief les sacrifices qu'elle lui coûtera. Ces bénéfices ont cependant une importance qu'on ne peut méconnaître, car la convention a atteint le protectionnisme sous sa pire forme : la forme agressive, comme l'a très justement nommée le ministre des Finances de Belgique, M. de Smet de Naeyer .Ce protectionnisme agressif fausse, en effet, les conditions naturelles de la concurrence, en diminuant, de tout le montant des primes, le prix de revient des industries primées, et en leur procurant ainsi, aux dépens des contribuables, un avantage marqué sur les marchés étrangers, tandis que, d'une autre part, le protectionnisme sous la forme défensive des surtaxes ferme, aux dépens des consommateurs, le marché national aux produits étrangers. A la vérité, la Convention de Bruxelles n'a pas eu complètement raison du protectionnisme sous ses deux formes. Elle s'est bornée à abaisser les surtaxes, et elle n'a supprimé que les primes sucrières, en laissant debout les primes à la marine marchande, et toutes les autres subventions et primes. Les auteurs du memorandum lui en font un grief, mais ce grief est-il fondé ? La conférence n'avait à s'occuper que des primes sucrières, et ce n'est pas sans rencontrer les plus vives résistances qu'elle a réussi à abaisser les surtaxes. Si incomplète que soit son oeuvre, elle n'en a pas moins été une victoire pour la cause du libre-échange. Les fruits de cette victoire seront recueillis par les consommateurs et les contribuables des nations qui payent les primes et les surtaxes. En revanche, les consommateurs anglais ne jouiront plus des primes qui étaient perçues à leur profit sur les contribuables français, belges, allemands et autrichiens ; en d'autres termes, ils cesseront d'être protégés par le protectionnisme continental, mais s'ils paient leur sucre un peu plus cher, ils ne l'acquerront plus aux dépens d'autrui. C'est là un côté moral de la question des sucres que les auteurs du memorandum et M. Thomas Lough nous semblent avoir oublié. Ils n'ont envisagé la question que sous son aspect purement matériel, et en se plaçant au point de vue étroit des intérêts de l'Angleterre. Est-ce bien là la tradition que Cobden avait léguée au Cobden Club ?


II.

Ce n'est pas, il faut le dire, à ce point de vue égoïste que l'Angleterre libérale considérait naguère la cause de la liberté. C'était une cause qu'il fallait servir, un principe qu'il fallait appliquer, si onéreux que pût être son application. Tel fut le sentiment élevé et désintéressé auquel l'Angleterre obéit en prenant l'initiative de l'abolition de l'esclavage dans ses colonies. Et le sacrifice qu’elle s'imposa en cette occasion dépassa singulièrement celui que 1ui coûte la suppression des primes sucrières. En sus d'une indemnité de 20 millions de livres sterling (500 millions de francs) alloués aux propriétaires d'esclaves, elle eut à supporter la perte plus considérable encore que lui causa l'augmentation du prix du sucre et la diminution de ses exportations aux Indes occidentales. Avant l'émancipation, en 1827-31, elle en avait reçu, chaque année, en moyenne 5006850 quintaux de sucre, au prix de 28 sh. 11 d. En 1831-41, l'exportation tomba à 2799787 quintaux et le prix s'éleva à39 sh. 2 d. En même temps l'exportation des produits anglais descendit d'une moyenne annuelle de 3182681 liv. st., en 1827-31, à 2644028, en 1842-46. Ce fut seulement en 1847 que le prix du sucre redescendit au niveau où il se trouvait avant l'émancipation, et cette baisse n'eut lieu qu'à la suite de la réforme du tarif des sucres en 1846.

Mais, en ce temps-là, on ne croyait pas acheter trop cher la liberté du travail, même pour les nègres. Et c'était sous l'empire d'un sentiment analogue que Cobden et ses associés de la Ligue contre les lois céréales réclamaient pour les blancs la liberté des échanges. En feuilletant la traduction que Bastiat a faite des discours des orateurs de la Ligue dans son beau livre : Cobden et la Ligue, nous trouvons, pour ainsi dire, à chaque page, l'expression de ce sentiment élevé et désintéressé d'amour de la liberté. Au meeting de Manchester, en octobre 1842, Cobden protestait avec énergie contre le but purement matériel et intéressé que les adversaires de la Ligue se plaisaient à lui attribuer :

« Ce ne sera pas, disait-il, la moindre gloire de l'Angleterre, qui a donné au monde des institutions libres, la presse, le jury, les formes du gouvernement représentatif, si elle est encore la première à lui donner l'exemple de la liberté commerciale, car, ne perdez pas de vue que ce grand mouvement se distingue, parmi tous ceux qui ont agité ce pays, en ce qu'il n'a pas exclusivement en vue, comme les autres, nos intérêts locaux, ou l'amélioration intérieure de notre patrie. Vous ne pouvez triompher dans cette lutte, sans que les résultats de ce triomphe ne se fassent ressentir jusqu'aux extrémités du monde ; et la réalisation de vos doctrines n'affectera pas seulement les classes manufacturières et commerciales de ce pays, mais les intérêts matériels et moraux de l'humanité sur toute la surface du globe. Les conséquences morales du principe de la liberté commerciale, pour lequel nous combattons, m'ont toujours paru, parmi toutes celles qu'implique ce grand mouvement, comme les plus imposantes, les plus dignes d'exciter notre émulation et notre zèle. Fonder la liberté commerciale, c'est fonder en même temps la paix universelle, c’est relier entre eux, par le ciment des échanges réciproques, tous les peuples de la terre... Tel est l'objet que nous avons en vue, et gardons-nous de le considérer jamais, ainsi qu'on le fait trop souvent, comme une question purement pécuniaire et affectant exclusivement les intérêts d'une classe de manufacturiers et de marchands. »

« De même que nous avons accompli un grand acte de justice en émancipant les esclaves, disait un des collaborateurs de Cobden, M. Milner Gibson, nous voulons atteindre une autre forme, de l'esclavage par l'abolition des lois céréales.

« Notre but est le bien général, notre moyen un grand acte de justice. C'est ainsi que nous avons émancipé les esclaves ; et puisque les lois céréales sont aussi l'esclavage sous une autre forme, je ne puis mieux terminer que par ces paroles de Sterne : « Déguise-toi comme il te plaira, esclavage, ta coupe est toujours amère. »

Le Dr Bowring, comme M. Milner Gibson, assignait pour but à la Ligue le bien général des nations :

« C'est le commerce qui nous a fait grands ; c'est le travail de nos mains industrieuses qui a élevé notre puissance. L'industrie a créé nos richesses, et nos richesses ont créé cette influence politique qui attire sur nous les regards de l'humanité. Et maintenant le monde se demande quel enseignement nous devons lui donner. Ah ! nous n'avons que trop disséminé sur le globe des leçons de folie et d'injustice ! Le temps n'est-il pas venu où il est de notre devoir de donner des leçons de vertu et de sagesse ? Si l'effort que nous faisons maintenant pour affranchir le commerce, le travail et l'échange, ne suffit pas, nous en ferons un plus grand, puis un plus grand encore. Nous creuserons de plus en plus la mine sous le temple du monopole ; nous y amoncellerons de plus en plus les matières explosibles, jusqu'à ce que l'orgueilleux édifice vole en éclats dans les airs. Alors de libres relations existeront entre toutes les nations de la terre, et ce sera 1a gloire de l'Angleterre d'avoir ouvert la noble voie. »

Enfin l'un des plus éloquents orateurs de la Ligue, M. W. J. Fox, repoussait comme Cobden l'idée de réduire le libre échange à une simple « combinaison industrielle » et montrait dans un magnifique langage le but moral et humain que poursuivait la Ligue :

« Notre force est dans notre principe, dans la certitude que la liberté du commerce est fatalement arrêtée dans les conseils de Dieu comme un des grands pas de l'homme dans la carrière de la civilisation. Les droits de l'industrie à la liberté des échanges peuvent être momentanément violés, confisqués par la ruse ou la violence ; mais ils ne peuvent être refusés d'une manière permanente aux exigences de l'humanité. Libre échange ! Ce fut il y a des siècles le cri de Jean Tyler et de ses compagnons, que le fléau des monopoles avait poussés à l'insurrection. L'épée qui le frappa brille encore dans l'écusson de la corporation de Londres, comme pour nous avertir de fuir toute violence. Nous avons embrassé la même cause et élevé cri : libre échange ! Libre échange, non pour l'Angleterre seulement, mais pour tout l'univers. Nous demandons que l'échange soit libre comme l'air, libre comme les vagues de l'océan, libre comme les pensées qui naissent au coeur de l'homme !

« ...Si ce mouvement, ainsi qu'on l'a quelquefois faussement représenté, n'était qu'une pure combinaison industrielle ; s'il avait pour objet de relever telle ou telle branche de fabrication ou de commerce ; ou bien s'il était l’effort d'un parti et s'il aspirait à déplacer le pouvoir au détriment d'une classe et au profit d'une autre classe d'hommes politiques ; ou encore si notre cri : Liberté d'échanges n'était qu'un de ces cris populaires mis en avant dans des vues personnelles ou politiques, comme le cri : A bas le papisme ! et autres semblables qui ont si souvent égaré la multitude et jeté la confusion dans le pays, oh ! alors, nous pourrions transiger ; mais nous soutenons un principe à l’égard duquel notre conviction est faite, et qui est comme la substance de notre conscience… Nous croyons que la liberté commerciale développera la liberté morale et intellectuelle, enseignera à toutes les classes leur mutuelle dépendance, unira tous les peuples par les liens de fraternité et réalisera enfin les espérances du grand poète qui fut donné, à pareil jour, à l'Ecosse et au monde :

Prions, prions pour qu'arrive bientôt,
Comme il doit arriver, ce jour
Où, sur toute la surface du monde,
L’homme sera un frère pour l'homme [1]. »

Entre cette manière d'envisager le libre-échange et celle de M. Thomas Lough, et des autres adversaires libre-échangistes ( ?) de la Convention de Bruxelles, il y a une différence sur laquelle il nous paraît superflu d'insister, Nous nous bornerons à remarquer, à titre de circonstance atténuante, que ce n'est pas en Angleterre seulement que les idées libérales, soit économiques, soit politiques, ont subi une sorte de rétrécissement. On les accommode aux circonstances de lieux et de temps, et on ne poursuit plus guère leur application qu'autant qu'elles peuvent servir les intérêts particuliers, il nous ne dirons pas même d’une nation, mais d'une classe ou d'un parti. Mais ne serait-ce pas à cette conception égoïste et opportuniste de la liberté qu'on pourrait attribuer la déconsidération et la décadence manifeste du libéralisme ?


III.

Il ne serait toutefois pas juste d'attribuer à la seule considération du profit que les consommateurs anglais tirent du protectionnisme sucrier du continent l'opposition des libre-échangistes dissidents à la Convention de Bruxelles. A leurs yeux, l'indépendance même de la nation se trouve atteinte par l'article 7 qui confie à une commission permanente la mission d'assurer l'exécution de la Convention, et par conséquent le droit d'établir, quand il y a lieu, des droits compensateurs sur les sucres primés. « Pour la première fois peut-être que le royaume existe, lisons-nous dans le mémorandum du bureau du Cobden Club, on propose sérieusement que le droit de taxer le peuple britannique soit enlevé à la Chambre des communes et attribué à une commission étrangère... Nous condamnerions une semblable pratique, même si nous croyions qu'elle rapprocherait du libre-échange certains autres pays. » Et M. Thomas Lough, à son tour, qualifie « d'indignité » cet abandon d'un droit inhérent à la souveraineté nationale.

Avons-nous besoin de dire que cette conception de la souveraineté nationale remonte à une époque où les nations n'avaient entre elles que des relations d'intérêts rares et que l'état de guerre presque permanent rendait précaires, où le commerce de l'ensemble des nations civilisées n'atteignait pas le chiffre du commerce actuel de la Belgique, où, par conséquent, l'usage qu'elles pouvaient faire de leur droit de taxer n'intéressait qu'elles-mêmes, ou du moins n'avait au dehors qu'une répercussion à peine sensible ? Mais ce temps-là est passé. Il n'y avait pas alors de société des nations. Il y en a une aujourd'hui, et c'est l'échange qui l'a créée, en dépit des obstacles que n'ont cessé de lui opposer la fiscalité et le protectionnisme sans oublier le militarisme. Les nations sont maintenant rattachées les unes aux autres par les liens multiples et serrés d'un échange de produits qui dépasse 80 milliards et d'une somme au moins égale de capitaux investis au dehors de leurs frontières. Quelle est la conséquence de ce phénomène, dont les nationalistes peuvent déplorer l'existence, mais qu'il n'est pas en leur pouvoir de supprimer, et dont ils essayeraient en vain d'arrêter l'expansion naturelle et irrésistible ? C'est d'établir entre les nations une communauté croissante d'intérêts, telle que l'usage utile ou nuisible, bienfaisant ou malfaisant que chacune fait de sa souveraineté est aussitôt ressenti par toutes les autres. Or, de même que la liberté individuelle des membres d'une société est limitée par celle d'autrui, la liberté de ces individualités collectives que l'on nomme des nations, maintenant associées par l'échange, est limitée par celle des autres individualités collectives. Et de même que les individus réunis en nation ont constitué un organe pour réprimer les atteintes à la liberté d'autrui, les individualités nationales sont fondées à en créer pour réprimer tes nuisances internationales. C'est ce qu'ont fait les nations représentées à la Conférence de Bruxelles. Après avoir fait suffisamment l'expérience des primes sucrières, elles en ont reconnu le caractère nuisible et elles ont constitué une commission à laquelle elles ont confié le pouvoir de les supprimer par l'établissement de droits compensateurs. En instituant cette commission et en lui conférant ce pouvoir, elles n'ont pas plus diminué leur souveraineté que les individus n'ont diminué la leur, en instituant un organe chargé de réprimer les abus de la liberté individuelle. En cela, elles ont créé un précédent qui pourra être utilement suivi pour remédier à d'autres nuisances internationales, à celle de la guerre par exemple, et elles ont mieux compris que M. Thomas Lough le caractère et la portée du libre-échange.


Note

II. [1] Meetings du 25 janvier et du février 1844


Quatrième partie << Gustave de Molinari  —  Questions économiques à l’ordre du jour >> Sixième partie