Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Fondement du prix des choses

Révision datée du 10 décembre 2013 à 16:03 par Gio (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Navigateur|[[Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Fondement de la valeur des choses|Chapitre 1 : F... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Chapitre 1 : Fondement de la valeur des choses << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 3 : De la variation des prix


Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Fondement du prix des choses


Anonyme


FONDEMENT DU PRIX DES CHOSES

J’ai une surabondance de blé, et je manque de vin: vous avez au contraire une surabondance de vin, et vous manquez de blé. Le blé surabondant, qui m’est inutile, vous est donc nécessaire ; et j’aurais besoin moi-même du vin qui est surabondant et inutile pour vous. Dans cette position, nous songeons à faire un échange : je vous offre du blé pour du vin, et vous m’offrez du vin pour du blé.

Si mon surabondant est ce qu’il faut pour votre consommation, et que le vôtre soit ce qu’il faut pour la mienne, en échangeant l’un contre l’autre, nous ferons tous deux un échange avantageux, puisque nous cédons tous deux une chose qui nous est inutile pour une chose dont nous avons besoin. Dans ce cas, j’estime que mon blé vaut pour vous ce que votre vin vaut pour moi, et vous estimez que votre vin vaut pour moi ce que mon blé vaut pour vous.

Mais si mon surabondant suffit à votre consommation, et que le vôtre ne suffise pas à la mienne, je ne donnerai pas le mien tout entier pour le vôtre : car ce que je vous céderais vaudrait plus pour vous que ce que vous me céderiez ne vaudrait pour moi.

Je ne vous abandonnerai donc pas tout le surabondant de mon blé, j’en voudrai réserver une partie, afin de me pourvoir ailleurs de la quantité de vin que vous ne pouvez pas me céder, et dont j’ai besoin.

Vous, de votre côté, il faut qu’avec le surabondant de votre vin, vous puissiez vous procurer tout le blé nécessaire à votre consommation. Vous refuserez donc de m’abandonner tout ce surabondant, si le blé que je puis vous céder ne vous suffit pas.

Dans cette altercation, vous m’offrirez le moins de vin que vous pourrez pour beaucoup de blé ; et moi, je vous offrirai le moins de blé que je pourrai pour beaucoup de vin.

Cependant le besoin nous fera une nécessité de conclure ; car il vous faut du blé, et à moi il me faut du vin.

Alors, comme vous ne voulez ni ne pou. vez me donner tout le vin dont j’ai besoin, je me résoudrai à en faire une moindre consommation ; et vous, de votre côté, vous prendrez aussi le parti de retrancher sur la consommation que vous comptiez faire en blé. Par là, nous nous rapprocherons. Je vous offrirai un peu plus de blé, vous m’offrirez un peu plus de vin, et, après plusieurs offres réciproques, nous nous accorderons. Nous conviendrons, par exemple, de nous donner en échange un tonneau de vin pour un septier de blé.

Lorsque nous nous faisons réciproquement des offres, nous marchandons : lorsque nous tombons d’accord, le marché est fait. Alors nous estimons qu’un septier de blé vaut pour vous ce qu’un tonneau de vin vaut pour moi.

Cette estime que nous faisons du blé par rapport au vin, et du vin par rapport au blé, est ce qu’on nomme prix. Ainsi votre tonneau de vin est pour moi le prix de mon septier de blé, et mon septier de blé est pour vous le prix de votre tonneau de vin.

Nous savons donc quelle est, par rapport à vous et à moi, la valeur du blé et du vin. parce que nous les avons estimés d’après le besoin que nous en avons ; besoin qui nous est connu. Nous savons encore qu’ils ont tous deux une valeur pour d’autres, parce que nous savons que d’autres en ont besoin. Mais, comme ce besoin peut être plus ou moins grand que nous ne pensons, nous ne pourrons juger exactement de la valeur qu’ils y attachent, que lorsqu’ils nous l’auront appris eux-mêmes. Or c’est ce qu’ils nous apprendront par les échanges qu’ils feront avec nous ou entre eux. Lorsque tous en général seront convenus de donner tant de vin pour tant de blé, alors le blé par rapport au vin, et le vin par rapport au blé, auront chacun une valeur qui sera reconnue généralement de tous. Or cette valeur relative, généralement reconnue dans les échanges, est ce qui fonde le prix des choses. Le prix n’est donc que la valeur estimée d’une chose par rapport à la valeur estimée d’une autre : estimée, dis-je, en général par tous ceux qui en font des échanges.

Dans les échanges, les choses n’ont donc pas un prix absolu ; elles n’ont donc qu’un prix relatif à l’estime que nous en faisons, au moment que nous concluons un marché, et elles sont réciproquement le prix les unes des autres.

En premier lieu, le prix des choses est relatif à l’estime que nous en faisons ; ou plutôt il n’est que l’estime que nous faisons de l’une par rapport à l’autre. Et cela n’est pas étonnant, puisque, dans l’origine, prix et estime sont des mots parfaitement synonymes, et que l’idée que le premier a d’abord signifiée est identique avec l’idée que le second exprime aujourd’hui.

En second lieu, elles sont réciproquement le prix les unes des autres. Mon blé est le prix de votre vin, et votre vin est le prix de mon blé, parce que le marché, conclu entre nous, est un accord par lequel nous estimons que mon blé a pour vous la même valeur que votre vin a pour moi.

Il ne faut pas confondre ces mots prix et valeur, et les employer toujours indifféremment l’un pour l’autre.

Dès que nous avons besoin d’une chose, elle a de la valeur ; elle en a par cela seul, et avant qu’il soit question de faire un échange.

Au contraire, ce n’est que dans nos échanges qu’elle a un prix, parce que nous ne l’estimons par comparaison à une autre qu’autant que nous avons besoin de l’échanger, et son prix, comme je l’ai dit, est l’estime que nous faisons de sa valeur, lorsque, dans l’échange, nous la comparons avec la valeur d’une autre.

Le prix suppose donc la valeur : c’est pourquoi on est si fort porté à confondre ces deux mots. Il est vrai qu’il y a des occasions où l’on peut les employer indifféremment l’un pour l’autre. Cependant ils expriment deux idées qu’il est nécessaire de ne pas confondre, Si nous ne voulons pas jeter de la confusion sur les développements qui nous restent à faire.


Chapitre 1 : Fondement de la valeur des choses << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 3 : De la variation des prix