Les quatre nations que nous avons supposées dans le chapitre précédent, sont actuellement quatre monarchies, dont les monarques ont à l’envie l’ambition d’être riches et puissants : mais malheureusement ils sont précisément tout ce qu’il faut pour n’être ni l’un ni l’autre. Ils sont dans l’illusion, et ils n’en peuvent sortir. Parce que chacun d’eux croit n’avoir rien à craindre de ses voisins, et voit même qu’il s’en fait redouter quelquefois ; ils se croient tous également puissants ou à-peu-près. Les mêmes fautes qu’ils répètent à l’exemple les uns des autres, les maintiennent dans un équilibre de faiblesse, qu’ils prennent pour un équilibre de puissance : leur grande maxime, c’est qu’il faut affaiblir ses ennemis. Voilà à quoi se réduit toute la politique, qui doit leur donner tour-à-tour la supériorité ; d’ailleurs ils n’ont point de maxime pour acquérir de véritables forces.
Un d’eux imagina, pour augmenter ses revenus, de mettre des taxes sur toutes les marchandises étrangères qui entraient dans ses états ; et à cet effet il établit des douanes et des péages. Les autres établirent aussi des douanes et des péages.
Quelque temps après il imagina que ses revenus augmenteraient encore, s’il mettait des taxes sur les marchandises qui sortaient de son royaume ; il en mit donc, et les autres en mirent à son exemple.
Lorsqu’il ne fut plus permis de rien exporter, ni de rien importer, qu’au préalable on n’eût payé une certaine taxe, tout renchérit dans ces quatre monarchies, en raison des taxes imposées ; et ce renchérissement qui diminua d’abord la consommation, et ensuite la reproduction, ralentit tout-à-coup le commerce. Il y eut des manufacturiers, qui ne pouvant pas être assurés de vendre, ne travaillèrent plus. Ceux qui continuèrent dans leur métier, travaillèrent moins, et les laboureurs négligèrent tout surabondant qui leur devenait inutile. C’est ainsi que les douanes et les péages portèrent atteinte à l’agriculture, aux arts, au commerce, et réduisirent à la mendicité un grand nombre de citoyens, qui auparavant vivaient de leur travail.
Un commerce libre, entre ces quatre royaumes, aurait fait refluer, de l’un dans l’autre, le surabondant de tous ; et chaque souverain eût fondé sa puissance sur un peuple nombreux, enrichi par les arts et par l’agriculture.
Ce n’est pas ainsi que nos quatre monarques voyaient les choses. Au contraire, ils doublèrent les taxes, parce qu’ils crurent doubler leurs revenus, qu’ils ne doublèrent pas. Ils les triplèrent, ils les quadruplèrent ; et ils ne comprenaient pas comment, bien-loin d’avoir plus de revenus, ils en avaient moins. Ils ne voyaient pas qu’ils avaient fait diminuer les consommations.
Le commerce languissait, et on crut en avoir trouvé la cause. Comment, disait-on dans les quatre monarchies, nos manufactures ne tomberaient-elles pas, puisque nous sommes dans l’usage de préférer les ouvrages, qui se font chez l’étranger, à ceux qui se font chez nous ? Alors un des monarques imagina d’assujettir l’importation à de nouvelles taxes, et de supprimer une partie de celles qu’il avait mises sur l’exportation. Mais les trois autres, qui n’étaient pas moins politiques, en firent autant, et le commerce ne se releva nulle part.
Il y avait un grand bénéfice à frauder les droits de péages et de douanes, et on les fraudait. Il fut donc défendu, dans les quatre royaumes, sous de grieves peines, de vendre des marchandises étrangers, pour lesquelles on n’aurait pas payé la taxe imposée. Mais on continua de vendre en fraude : on vendit seulement à plus haut prix, en dédommagement des risques auxquels on s’exposait. Les commerçants, qui faisaient cette fraude, se nommaient contrebandiers.
Il fallut répandre, sur toutes les frontières, des troupes pour empêcher la contrebande, qu’on n’empêchait pas. Voilà donc les quatre monarchies armées en temps de paix, afin d’interdire tout commerce entre elles.
Sous prétexte de percevoir les droits du souverain, les employés dans les douanes et péages commettaient bien des vexations ; et le gouvernement, qui les protégeait, semblait se concerter avec eux, pour forcer tous les commerçants à devenir contrebandiers.
Ces employés étaient en grand nombre ; les gens qu’on armait dans le dessein d’empêcher les fraudes, étaient en plus grand nombre encore. Tous ces hommes, à charge à l’état, consommaient une grande partie des droits de péage et de douane ; et cependant c’étaient autant de citoyens enlevés aux arts et à l’agriculture.