Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre II : Des formes socialistes qui conservent la valeur régie par l’offre et la demande »

 
(16 versions intermédiaires par le même utilisateur non affichées)
Ligne 1 : Ligne 1 :
= Livre 2. Des formes socialistes qui conservent la valeur régie par l'offre et la demande =
== Chapitre 7. Socialisme d'État et socialisme communal. ==
== Chapitre 7. Socialisme d'État et socialisme communal. ==


Ligne 255 : Ligne 251 :
la valeur se déterminerait d'une façon toute différente; aussi peut-on
la valeur se déterminerait d'une façon toute différente; aussi peut-on
se demander si cette monnaie serait encore possible dans ces conditions.
se demander si cette monnaie serait encore possible dans ces conditions.
''
* § III. Incompatibilité d'une unité de valeur purement idéale avec le jeu de l'offre et de la demande.''
Le régime de la valeur, dans les diverses variétés du collectivisme
qui cherchent à combiner la monnaie en bons sociaux avec l'offre et
la demande, diffère à la fois du mode actuel et du mode collectiviste.
Il est essentiel d'en bien saisir les caractères propres.
L'unité de valeur ne serait plus, comme aujourd'hui, une marchandise
matérielle déterminée, un certain poids d'or ou d'argent,
tirant de la valeur d'usage de sa matière spécifique une certaine
valeur d'échange variable vis-à-vis des marchandises. Elle ne serait
pas non plus un billet de papier convertible à vue, simple titre représentatif
circulant à la place des espèces, et confondant sa valeur
avec celle de l'or qu'il permet d'obtenir instantanément. Le bon de
papier ne ressemblerait même pas au papier-monnaie ordinaire
momentanément inconvertible, qui porte désignation d'espèces, et qui
constitue une promesse plus ou moins solide de payer en numéraire,
à échéance indéterminée, la somme désignée sur sa vignette. Un
billet de cent francs auquel l'État donne cours forcé peut être plus
ou moins déprécié à cause de son inconvertibilité; néanmoins, toute
la vateur qu'il porte, il la doit à l'éventualité plus ou moins précaire
d'un remboursement, et il la perdrait totalement, si toute chance de
reprise des paiements en espèces venait à disparaître. La valeur du
papier-monnaie inconvertible, dans la mesure où elle existe, est
donc elle-même dérivée, empruntée tout entière à celle de l'or; la
monnaie-marchandise en métal, celle qui tire toute sa valeur de son
utilité comme marchandise, reste la base de toute mesure de la
valeur; c'est toujours elle qui, derrière l'étalon direct des prix et
d'une façon invisible, joue le rôle d'étalon essentiel et autonome,
auquel l'étalon de papier suspend sa valeur amoindrie. En un mot,
dans toutes les sociétés et sous tous les régimes monétaires, la mesure
de la valeur n'a jamais été donnée, jusqu'ici, que par une monnaie-marchandise.
Rien de tel dans le régime qui nous occupe. Le bon de circulation
est un papier sans désignation d'espèces, sans relation aucune avec
l'or ou toute autre marchandise, sans éventualité de remboursement
en espèces; c'est une monnaie parfaitement autonome qui doit se
suffire à elle-même. Evidemment une pareille monnaie, qui n'a de
valeur ni par sa matière propre, ni par assignation sur une marchandise
déterminée, ne peut être qu'un simple signe; c'est le symbole d'une unité de valeur purement abstraite, conçue par l'esprit
indépendamment de toute détermination physique; c'est un porte-valeur
symbolique, qui représente par convention une certaine grandeur
de la substance valeur, grandeur arbitrairement fixée pour
servir d'étalon comme mesure des valeurs, grandeur uniforme et
invariable dans le temps et dans l'espace. Aussi le signe lui-même
n'a-t-il rien d'essentiel; sa matière, son existence même, n'ont aucune
importance; tous les mouvements de valeur pourraient s'opérer au
besoin par de simples jeux d'écriture, dans lesquels les chiffres désigneraient
l'unité idéale, sans aucun rapport avec un certain poids
de métal ou une certaine unité de marchandise prise comme terme
commun des rapports de valeur.
Telle nous apparaît, dans sa nature essentielle, l'unité de valeur
des systèmes que nous étudions : une unité de mesure immatérielle,
représentée dans la circulation par une monnaie purement symbolique.
Il semble que cette analyse soit déjà suffisante pour en faire
ressortir le caractère utopique. Et pourtant, nous n'avons pas soulevé
d'objection théorique contre l'usage des bons de travail,
lorsque nous avons exposé la critique du collectivisme ordinaire.
L'unité de valeur collectiviste n'est-elle pas aussi de nature immatérielle
?
Il est vrai; mais elle se présente dans de tout autres conditions,
qui rendent possible, au moins en théorie, la circulation des bons de
travail. L'unité de valeur du collectivisme pur est bien elle-même,
jusqu'à un certain point, une unité idéale, puisqu'elle est constituée
par l'heure de travail social ou moyen, qui n'est qu'une abstraction.
Cette unité, déterminée par de multiples calculs de moyennes et à la
suite de diverses déductions pour les charges publiques, est aussi
une abstraction; peut-être même ne correspond-elle jamais à l'heure
de travail effectif, dans aucun des cas individuels où elle sert à
mesurer la valeur. Néanmoins, on conçoit encore, à la rigueur, que
le système collectiviste ordinaire puisse fonctionner, parce que la
taxation des valeurs s'y fait d'après des règles fixes qui s'exercent sur
des éléments appréciables. Sans doute, personne ne peut se représenter,
par une image saisissable, la grandeur de l'unité abstraite de
la valeur-travail; mais, au moins, l'unité de valeur qui doit permettre
à l'autorité publique de taxer les travaux et les produits est
construite suivant des règles de calcul qui se basent sur des données
concrètes. Très probablement, ces règles seraient impraticables,
à cause de la complication du calcul des moyennes. Le calcul n'en
est pas moins théoriquement possible, parce qu'il opère sur deux
éléments matériels : l'heure, division du temps, et les travaux individuels.
Si l'on divise, en effet, la somme des produits individuels
d'un certain genre par la somme des heures de travail consacrées à
leur production, on obtient le produit-type d'une heure de travail
social. L'autorité chargée de la taxation peut donc suivre la règle de
calcul qui lui est prescrite, et fixer la valeur des travaux individuels
et de leurs produits par comparaison avec le type concret qui sert
d'étalon de leur côté, les travailleurs savent exactement ce qu'ils
doivent recevoir, et les consommateurs ce qu'ils doivent payer.
Au contraire, le mécanisme de la valeur me paraît impossible,
même théoriquement, dans tout système qui, comme celui de
JM. Sulzer ou même de M. Georges Renard, adopte comme étalon un
simple signe de valeur abstraite, tout en faisant une place plus ou
moins large à l'offre et à la demande.
Ce n'est pas que l'équilibre entre les bons émis par l'Administration
et les prix des produits, équilibre certainement difficile à
observer dans le collectivisme pur, soit absolument impossible dans
le nouveau système. Des valeurs qui varient librement suivant l'offre
et la demande et qui, en conséquence, se fixent à des taux différents
pour les travaux et les produits, seraient sans doute plus difficiles à
maintenir en équilibre que des valeurs qui sont taxées d'office suivant
une règle uniforme pour les travaux et les produits. Néanmoins,
une Administration habile et rigoureuse pourrait peut-être y
réussir encore, à la condition de ne pas laisser les prix de revient
dépasser les prix de vente, ni les dépenses administratives dépasser
les recettes nettes.
Mais le véritable vice du système tient à la nature purement
abstraite de l'unité de valeur. J'ai cherché à montrer, dans une étude
antérieure sur ''La mesure de la valeur'', qu'une unité de valeur absolument
idéale est un non-sens, parce que l'absolu nous échappe nécessairement.
On conçoit encore une unité de mesure idéale, quand
elle peut être construite au moyen d'éléments matériels et tangibles
fournissant les bases d'un calcul mathématique; c'est le cas du mètre
cube, unité de volume qui n'est représentée par aucun objet matériel,
mais qui peut être obtenue par un calcul prenant pour base le
mètre de platine déposé aux Arts et Métiers; c'est aussi le cas, nous
l'avons vu, pour l'unité de valeur collectiviste. Mais l'unité de
mesure de M. Sulzer n'est plus l'heure de travail social, lors même
qu'elle continue à en porter le nom; le travail cesse d'être la substance
créatrice et la mesure de la valeur, puisque les variations de
l'offre et de la demande entraînent constamment la valeur en dehors
du coût mesuré en travail social; l'unité de valeur, affranchie de
toute règle de calcul et de toute attache matérielle, même indirecte,,
devient absolument idéale. Or, une grandeur de cette nature est en
dehors des limites de l'intelligence humaine.
Si ces unités de valeur, représentées par des certificats, sont insaisissables
et ne figurent rien à l'esprit, comment pourrait-on s'en
servir dans les échanges? Sur quelle base estimerait-on qu'une marchandise
vaut deux ou trois certificats, si ces chiffons de papier ne
sont que les symboles d'une valeur qui n'a de corps nulle part?
Comment le public et l'Administration elle-même, ayant à établir
les prix en dehors de toute règle mathématique de taxation, pourraient-
ils apprécier le nombre d'unités qu'il conviendrait d'offrir ou
de demander comme prix des travaux et des marchandises? Car
cette appréciation serait toujours nécessaire, non seulement si les
salaires et les prix devaient sortir des enchères, mais même s'ils
étaient taxés par l'Administration; la taxe, en pareil cas, ne serait
qu'une indication du salaire offert ou du prix demandé par l'Administration
d'après l'état du marché; elle serait établie sans autre
régie que l'obligation de se conformer à des courants d'opinion, et
resterait subordonnée à leurs variations. Dans ces conditions, il me
paraît évident que la monnaie-signe, inintelligible pour tous, n'aurait
aucune valeur et ne pénétrerait pas dans la circulation; les comptes
ne pourraient pas s'établir en unités idéales, et l'usage s'établirait
infailliblement de mesurer les valeurs sur une tierce marchandise, monnaie métallique émise par des banques privées ou billets convertibles
revêtus de leur signature.
Toute combinaison tendant à faire jouer l'offre et la demande sur
des unités de compte abstraites est impraticable, parce que toute
recherche de l'absolu est théoriquement irrationnelle et condamnée
à l'insuccès.
=== Section II. Socialisme d'Etat. ===
Supposons que l'État se soit emparé, d'une manière ou d'une
autre, de tous les instruments de production; il exploite les terres de culture, les mines, les usines et les ateliers, les transports par terre et par eau; non pas en ce sens qu'il exploite toutes les entreprises - peut-être confie-t-il la plupart des exploitations aux communes, aux associations et aux individus, - mais en ce sens qu'il garde la direction de la production tout entière, assignant
à chaque groupe ses instruments et sa tâche; il se charge de la distribution
des produits sur le territoire, et de leur vente aux consommateurs;
en un mot, il réalise une socialisation de la production et
de la circulation aussi complète que dans le collectivisme pur. Mais
la valeur, au lieu d'être taxée en unités de travail, varie librement
sous l'influence de l'offre et de la demande, et s'exprime, non pas en
bons symboliques d'une unité de valeur idéale, mais en monnaie
métallique. Le régime diffère essentiellement sur ce point du véritable
collectivisme; nous l'étudierons sous le nom de socialisme
d'Etat, que nous lui avons réservé par convention.
Cette conception socialiste est bien plus facile à saisir que celle du
collectivisme, parce qu'elle ne bouleverse pas notre notion habituelle
de la valeur. Salaires et prix s'établissent, se mesurent et se paient en
espèces ou en billets gagés par le métal. L'État ouvre des enchères
pour l'adjudication des travaux et des marchandises ou bien il fixe
lui-même les prix qu'il offre aux travailleurs et ceux qu'il demande
aux acheteurs, mais en observant toujours les fluctuations de l'offre
du travail et celles de la demande des marchandises.
Ce socialisme n'est pas seulement plus simple, il est aussi mieux
équilibré et plus favorable au progrès matériel que le collectivisme.
L'équilibre de la production et des besoins est le problème fondamental
de toute organisation sociale; comment se règle-t-il dans un
régime de socialisme d'État intégral? L'État peut être considéré
comme une sorte de ''Trust'' immense et unique, ou plutôt comme une
grande Coopérative nationale de production et de consommation,
exerçant un monopole absolu vis-à-vis des travailleurs et des consommateurs.
Mais ce monopoleur poursuit des fins plus hautes qu'un
trust capitaliste; au lieu de rechercher le plus grand bénéfice, il
recherche la plus grande utilité sociale. Tandis qu'un monopoleur
individuel pousse les prix au delà du coût de production, jusqu'au
point où le retrait des consommateurs ferait tomber son bénéfice
au-dessous du maximum, l'État socialiste ne doit viser qu'à couvrir
ses charges de toute nature et à développer son outillage productif.
Dans ses frais, il comptera l'amortissement du capital usé ou consommé
mais l'intérêt, qui entre nécessairement dans le coût de
production en régime individualiste, parce que la production
s'arrêterait s'il n'était pas couvert, cessera d'y figurer dans un
régime où le capitaliste et producteur unique n'aura pas pour
objectif de réaliser un profit. L'État, en principe, étendra donc sa
production jusqu'au point d'équilibre où l'offre sera suffisante pour
satisfaire toutes les demandes au prix coûtant. Toutefois, pour les
produits dont les prix de revient sont inégaux, l'État ne pourra pas se
contenter du prix coûtant moyen; le pouvoir d'achat des consommateurs
ne se limitant plus, comme dans le pur collectivisme, à la
valeur globale des produits taxée par l'autorité, il serait impossible
d'établir l'équilibre de l'offre et de la demande au prix coûtant moyen
dans les diverses branches des productions naturelles. Il faudra
donc, comme aujourd'hui, arrêter la production agricole et minière
lorsque l'offre et la demande s'équilibreront sur le prix de revient des
quantités les plus coûteuses. L'État profitera de la rente différentielle,
et pourra l'affecter aux dépenses d'administration, à l'entretien des
incapables et à l'accroissement du capital collectif.
L'Administration, restant chargée de diriger la production, saurat-
elle mieux réaliser l'équilibre que dans le collectivisme pur? Trouvera-
t-elle dans les prix un guide sûr, une garantie contre les erreurs
inévitables auxquelles elle est exposée lorsqu'elle doit estimer directement
les besoins sur des renseignements statistiques? La réponse
peut paraître douteuse; car une organisation économique qui supprime
toute concurrence du côté de l'offre ne semble pas, à cet égard,
très différente du collectivisme.
Lorsque la production est libre, les prix des marchandises, résultant
des offres et des demandes faites en concurrence de part et
d'autre, se fixent en dehors de la volonté des producteurs individuels
soumis à l'action d'une force indépendante, les prix offrent aux producteurs
un point d'appui extérieur, un indicateur autonome des
besoins du marché et de la direction qu'il convient de donner à la
production.
Rien de pareil, semble-t-il, quand l'offre vient d'un producteur
unique, État, trust ou coopérative; les prix ne résultent alors que
des quantités produites et offertes par le monopoleur, et ne lui procurent
par eux-mêmes aucun élément objectif et indirect d'appréciation
sur les besoins de la consommation, indépendamment de
l'estimation directe qu'il a du faire pour produire ses marchandises;
ils ne le dispensent donc pas de faire cette estimation pour l'avenir.
Quand l'État socialiste abaisse le prix de la toile en magasin, cette
baisse ne lui fournit aucun renseignement qu'il ne possède déjà par
l'inventaire de son stock invendu, puisque c'est lui-même qui la
décidé en conséquence de l'inventaire, pour accélérer la vente d'une
marchandise qui s'écoule difficilement; et de même en cas de hausse.
Le prix est toujours la conséquence, et non jamais la cause des restrictions
ou des accroissements de la production; ces variations du
prix suivant l'offre et la demande ont leur importance pour la distribution
des produits existants, mais non pour la détermination des
quantités à produire, qui doit se faire, comme en collectivisme, sur
renseignements directs.
Le raisonnement est juste, en effet, lorsqu'il s'agit de marchandises
comme la toile, qui peuvent être reproduites à prix de revient
uniforme. Pour les produits naturels, au contraire, le prix qui sort
du débat entre le seul vendeur et la masse des acheteurs, bien que
résultant encore des quantités offertes parle monopoleur, lui fournit
cependant, sur les quantités à produire ultérieurement, une indication
nouvelle, indépendante des renseignements qu'il possède sur
l'état des besoins. Ce prix, en effet, est supérieur, égal ou inférieur
au prix de revient des quantités les plus coûteuses que l'État a cru
devoir produire; il indique donc à l'Administration, de la façon la
plus précise, que ces quantités sont préférées par les consommateurs
à toute autre production, ou inversément; il la renseigne sur la
mesure des frais qu'il convient de consacrer à chaque production
suivant l'ordre d'urgence des besoins collectifs, beaucoup mieux que
ne pourraient le faire des statistiques et des informations directes.
L'Administration reste toujours exposée aux défaillances dans l'exécution
du service; au moins est-elle préservée des fautes les plus
graves dans l'appréciation des besoins. A ce point de, vue, le socialisme
d'État est réellement supérieur au collectivisme; il ne subordonne
pas aussi étroitement l'équilibre à la volonté faillible des
gouvernants.
Sur les autres questions d'équilibre, la supériorité du socialisme
d'État est plus visible et plus décisive encore. Il est évident que les
variations des prix établissent naturellement l'équilibre entre la
demande et les approvisionnements, entre l'offre du travail et les
besoins de la production, sans les procédés arbitraires ou coercitifs
auxquels le collectivisme est obligé de recourir. L'Administration
hausse ou baisse les prix suivant que les quantités en magasin sont
inférieures ou supérieures à la demande; elle hausse ou baisse les
salaires dans les différentes professions et localités, pour attirer ou
repousser les travailleurs suivant les besoins.
Le régime est aussi plus favorable au progrès matériel que le collectivisme.
Les travailleurs sont personnellement intéressés à satisfaire
les goûts du public par des améliorations et des perfectionnements
de qualité, parce que l'accroissement de la demande doit
provoquer, au moins momentanément, une hausse de leurs salaires.
S'ils sont encouragés par des primes, ils sauront veiller soigneusement
à l'entretien du matériel et à l'économie des matières. S'ils
sont payés aux pièces, ils seront même intéressés à l'introduction
des machines qui multiplient les produits; car, en supposant que la
demande s'accroisse dans la même mesure que la production, leur
salaire journalier s'élèvera avec la masse des produits, jusqu'au jour
où le tarif s'abaissera sous la pression des travailleurs attirés par la
hausse.
Au point de vue socialiste, l'organisation qui vient d'être décrite
n'est pas moins conforme que le collectivisme aux principes essentiels
de la doctrine. Pas de crises par l'effet de la concurrence, puisque
la production se fait sans concurrence. Pas d'inégalités capitalistes
dans la répartition des produits, puisque l'État est seul capitaliste.
Parmi les revenus capitalistes, l'intérêt et le profit disparaissent; la
rente économique subsiste, il est vrai, mais au profit de l'État seulement.
Le bénéfice que l'État réalise sur les produits dont l'offre est
momentanément inférieure à la demande compense les pertes qu'il
éprouve dans l'hypothèse inverse; quant à la rente du sol, si elle
excède les charges publiques et les besoins de l'épargne collective,
elle peut être distribuée aux travailleurs en proportion de leurs
salaires. Les seules inégalités qui subsistent sont des inégalités de
salaires; les unes, permanentes, résultent de ce que certains travaux
sont plus difficiles ou plus pénibles que d'autres; les autres,
temporaires, résultent des oscillations accidentelles de l'offre et de la
demande dans des emplois également recherchés. En aucun cas, ces
inégalités ne sont en contradiction essentielle avec le principe ''A
chacun suivant son travail''.
Mais, dira-t-on peut-être, le socialisme d'État conserve le salariat!
Il est vrai, puisque les producteurs ne sont pas indépendants, propriétaires
de leurs instruments et de leurs produits, libres de régler
la production à leur guise sous la seule sanction des profits et des
pertes. Mais le collectivisme ne réduit-il pas lui-même tous les producteurs
à l'état de salariés? Ne les soumet-il pas, comme le socialisme
d'État, à des autorités qui, même si elles sont élues par le
groupe professionnel, exercent le pouvoir au nom d'une personne
supérieure? Le salaire, estimé et payé en bons de travail dans un
cas, l'est en argent dans l'autre; mais qu'importe, si la répartition
des produits s'opère tout de même en proportion du travail, sans
prélèvements capitalistes?
Le socialisme d'État intégral observe donc les principes socialistes
aussi fidèlement que le collectivisme, sans présenter les mêmes vices
de construction. Que reste-t-il donc, contre lui, des critiques adressées
à l'autre forme socialiste?
Il en reste que la machine administrative est toujours aussi lourde
et aussi compliquée. L'Administration est déchargée de l'estimation
directe des besoins dans les productions naturelles; mais, à part cet
allégement, les services socialisés de la production, des transports,
des logements, des approvisionnements régionaux, des échanges
avec l'étranger, sont aussi dangereusement disproportionnés aux
forces humaines et aux capacités d'un gouvernement que dans le
pur collectivisme.
Au point de vue des améliorations techniques et de l'économie des
frais, c'est beaucoup, sans doute, de ne pas se heurter à la résistance
ou à l'apathie des travailleurs; mais là n'est pas le principal.
Le véritable moteur du progrès économique, dans toute organisation
sociale, c'est la tête qui conçoit et qui commande. Or, à cet égard,
les deux régimes se valent; c'est toujours une direction purement
administrative qui est comptable du progrès; l'incomparable puissance
des énergies individuelles tendues vers la production et vers
l'épargne est perdue sans compensation, sacrifiée sans être remplacée.
Quant à la liberté individuelle, elle n'est pas beaucoup mieux
garantie par le socialisme d'État. On y respecte la liberté du choix
de la profession et du domicile; mais la liberté des besoins reste à
la discrétion de l'autorité publique; toute indépendance disparait,
tant pour le producteur que pour le consommateur; il n'est si mince
culture, si petit atelier qui ne tombe sous la domination d'un fonctionnaire
électif; aucune des activités extérieures de l'homme
n'échappe au pouvoir démesuré de l'État.
Dans cet État formidable, inerte et oppressif, on étouffe et on languit
autant que dans la société collectiviste. Il faut y ranimer la vie
en y ramenant la liberté; il faut décentraliser, émanciper la commune
et la corporation, libérer l'individu! Le socialisme d'État ne
peut se concevoir comme un bloc; il doit subir l'alliage du socialisme
communal, du socialisme corporatif et de l'individualisme.
Aussi s'explique-t-on que le socialisme d'État intégral n'ait jamais
fait l'objet d'un exposé systématique, en dehors des systèmes bâtards
que nous avons étudiés précédemment. Si les collectivistes se résignent
à l'omnipotence de l'État mal dissimulé sous le nom de
société, collectivité, etc., c'est qu'ils pensent que la répartition
ne pourrait se faire en proportion du travail, si la valeur n'était pas
fixée en unités de travail; or, la valeur-travail n'est certainement
possible que dans un régime de socialisation intégrale et de production
administrative centralisée. Mais le socialiste affranchi de
cette chimère d'une valeur déterminée en travail se refuse généralement
à absorber dans l'État toutes les formes de la vie libre; il profite
toujours de la souplesse du socialisme d'État pour réserver une
large place à l'association et à l'individu. Il tient aussi à ménager les
transitions; en politique avisé, il admet la réalisation progressive du
socialisme, et respecte la propriété du petit producteur indépendant,
parce qu'elle est compatible avec un système qui ne révolutionne
pas le régime de la valeur. Aussi le socialisme d'État n'a-t-il jamais
été présenté autrement que sous une forme mélangée, partielle et
progressive. Il se combine toujours, à doses plus ou moins fortes,
avec le socialisme communal, le socialisme corporatif et l'individualisme,
suivant des variétés que nous étudierons à la section suivante.
Ces caractères sont bien ceux du programme de Saint-Mandé
exposé par M. Millerand en 1896. Le programme de Saint-Mandé
n'est pas un plan de société idéal et complet, comme peut l'être le
système d'un philosophe; c'est un programme de politique socialiste.
Son objectif essentiel d'organisation sociale est ainsi défini
" Intervention de l'État pour faire passer du domaine capitaliste
dans le domaine national les diverses catégories des moyens de production
et d'échange au fur et à mesure qu'elles deviennent mûres
pour l'appropriation sociale." Il n'est question, dans ce programme,
ni de transformation du régime de la valeur, ni d'appropriation
sociale immédiate de tous les moyens de production, ni d'expropriation
sans indemnité. La socialisation ne doit pas atteindre les propriétés
individuelles exploitées par le travail personnel de leur possesseur; elle ne doit s'appliquer qu'à la propriété capitaliste, exploitée au
moyen du travail salarié. Le but immédiat, c'est l'incorporation
successive des grandes industries dans le domaine collectif chemins
de fer, mines, banques, raffineries, distributions d'eau et de,
gaz, tramways, etc.
Le programme de Saint-Mandé n'est donc pas l'exposé d'un système
de socialisme intégral; le collectivisme qui s'y trouve est un
collectivisme évolutionniste, qui se réalise par l'extension progressive
des services publics de l'État, et des municipalités. Nous aurons
a apprécier, dans la deuxième partie, la portée de l'évolution contemporaine
dans cette direction.
=== Section III. Socialisme communal. ===
Le socialisme communal subit généralement l'alliage du socialisme
d'État, du socialisme corporatif et même de l'individualisme. Néanmoins,
au milieu de ses nombreuses variétés, il est possible de discerner
certains traits généraux qui en forment la base commune; si,
dans la plupart des systèmes, les exploitations les plus vastes sont
confiées à l'État, la commune n'en reste pas moins le pivot de l'organisation
économique.
César de Paepe, au Congrès socialiste de Bruxelles en 1874, avait
esquissé un plan d'organisation des services publics, dans lequel les
entreprises de production et de transport devaient appartenir, suivant
leur importance, à l'État, aux communes, aux associations
ouvrières ou aux individus. Le régime de la valeur ne semblait pas subir de transformation essentielle; de Paepe prévoyait bien que les
magasins généraux délivreraient aux producteurs des warrants ou
bons de circulation, échangeables contre des objets de consommation
dans les halles et bazars communaux; mais ces bons ne paraissaient
pas exclure l'usage de la monnaie métallique.
Dans une brochure publiée en 1883, M. Brousse montre qu'il y a,
dans les sociétés modernes, une tendance à l'extension des services
publics. Le prolétariat doit favoriser ce développement dans certaines
circonstances; s'il devient maître du pouvoir politique, il doit accélérer
et systématiser le mouvement, pour fonder une sorte de collectivisme
dans lequel la société État ou commune fournira le
capital, tandis que les associations ouvrières fourniront la main d'oeuvre.
Cette ébauche, évidemment très incomplète, suffit cependant
pour montrer qu'il s'agit d'un régime mixte dans lequel la
socialisation doit se réaliser progressivement; il suppose par conséquent l'usage de la monnaie métallique.
Le même caractère se retrouve encore dans le programme de
réformes immédiates que Benoît Malon propose avant la réalisation
intégrale du collectivisme. A l'État les chemins de fer, les mines,
carrières, canaux et messageries maritimes, les grands monopoles
industriels et les grandes industries métallurgiques, la banque nationale,
etc. A la commune le service des eaux, de l'éclairage et des
transports en commun, celui des logements, des approvisionnements
(meuneries, boulangeries, boucheries). La commune établirait
des magasins généraux, qui délivreraient des warrants aux producteurs
et pourraient leur faire des avances; ces magasins vendraient
les marchandises à un prix raisonnable, et contraindraient le commerce
à se contenter d'un bénéfice modéré. Le programme tend donc
à l'extension des services publics de l'État et des municipalités sur
la base de la production libre, de la concurrence et de la monnaie
métallique.
Les conceptions sociales de M. Antoine Menger, exposées dans un
écrit tout récent, se rattachent aussi, par certains côtés, au socialisme
d'Etat; mais elles sont beaucoup plus accentuées dans le sens
du socialisme communal.
Dans l'Etat populaire de travail, que l'auteur oppose à l'Etat individualiste de force actuellement existant, le gouvernement politique reste centralisé; quant aux fonctions économiques, elles sont au contraire complètement décentralisées, à lùexception de certains services très étendus, comme ceux des postes et des chemins de fer, qui doivent être gérés par l'Etat. La propriété des instruments de production et des objets d'usage durable ( maison d'habitation, mobilier, objets d'art, etc. ) est attribuée aux communes, qui deviennent, au moins pendant une période transitoire, le centre et l'organe essentiel de la vie économique ; les communes se trouvent donc inégales en richesse, suivant la nature des biens situés sur leur territoire.
Les communes, étant des unités économiques de production, établissent entre elles des rapports d'échange en argent, sous le contrôle ou la direction des autorités centrales; des contrats peuvent même se former entre les particuliers, à la condition qu'ils soient immédiatement liquidés, et ne mettent jamais un citoyen sous la dépendance d'un autre pour l'avenir. L'appareil actuel de la valeur en monnaie metallique subsiste donc intégralement; les prix s'établissent librement en concurrence dans leurs échanges entre communes. Mais on n'apercoit pas clairement si la commune est obligée de régler sa production sur les ordres de l'autorité centrale, ou si elle reste libre de la diriger à sa guise sous la seule inspiration de son intérêt, qui l'engage en effet à satisfaire aussi exactement que possible les besoins des autres communes, pour obtenir d'elles les prix les plus avantageux. Ce point serait cependant essentiel à preciser, car, si la production communale était soumise à la direction de l'Etat, la société présenterait non plus le type du socialisme communal, mais celui du socialisme d'Etat intégral.
Quant à l'organisation interne de la cellule économique, M. Menger la conçoit sur des bases communistes. Dans la commune, tout individu a droit à l'existence; en d'autres termes chacun a le droit de recevoir et de posséder en propre des moyens de consommation en quantité suffisante pour mener une existence digne d'un être humain; nul ne peut donc prétendre à un droit particulier sur les produits de son travail, tant que les besoins primordiaux de tous les citoyens ne sont pas satisfaits. En revanche, tout individu valide est obligé au travail dans une mesure déterminée, sur l'ordre de l'autorité publique, et tout réfractaire subit des peines disciplinaires. L'autorité municipale désigne à chaque travailleur le groupe professionnel dans lequel il doit être incorporé, de même qu'elle assigne à chaques groupes ses moyens de production et les chefs qui doivent y commander le travail,
sans jamais permettre à aucun groupe de s'affilier à une organisation
plus large en dehors de la commune. L'individu se trouve
donc attaché à une commune par le droit à l'existence et l'obligation
au travail; nul ne peut passer d'une commune dans une autre sans
le consentement des autorités municipales intéressées, sauf le droit
pour l'administration centrale d'imposer de nouveaux membres aux
communes les plus prospères.
Il ne ferait pas bon de vivre dans le ''workhouse'' de M. Menger.
== Chapitre 8. Socialisme corporatif et coopératisme. ==
Avec le socialisme corporatif, nous passons des formes autoritaires
du socialisme à ses formes libérales. Dans tout socialisme corporatif,
la production, au lieu d'être une fonction administrative de l'Etat ou
des communes, est une fonction indépendante, entreprise par des
associations libres qui ne sont pas des unités politiques et n'exercent
pas la puissance publique. Ces associations acquièrent la possession
de la terre et des capitaux productifs, avec ou sans l'aide de l'État;
elles règlent librement leur production en vue de l'échange, sans
être astreintes à une direction administrative. Dans cette agrégation
de sociétés coopératives, le socialisme est réalisé plus ou moins complètement
par des combinaisons tendant à répartir le revenu en proportion
du travail.
Le socialisme sociétaire présente de nombreuses variétés. Ses
représentants poursuivaient jadis le but utopique d'introduire la
mesure de la valeur par le travail dans un milieu de production
libre. Leurs systèmes ne devraient pas figurer parmi les formes socialistes
qui conservent la valeur régie par l'offre et la demande; mais
on ne pouvait, sans inconvénient, séparer l'ancien socialisme sociétaire
du nouveau. Mon but n'étant pas de faire ici l'histoire des doctrines,
nous passerons rapidement sur ces utopies, qui n'ont plus
qu'un intérêt rétrospectif. Mais nous nous arrêterons plus longuement
sur les nouveaux systèmes, qui cherchent à sauvegarder le
principe socialiste en maintenant les corporations librement ouvertes;
nous réserverons aussi une place au coopératisme, qui est lui-même
une variété du socialisme corporatif, mais une variété originale,
jouissant du privilège d'être vivant dans les sociétés modernes.
=== Section I. Anciennes formes du socialisme coproratif. ===
Robert Owen, cherchant à écarter le profit, cause de l'inégalité et
de la misère, concevait théoriquement une vaste organisation des
classes productrices, dans laquelle les sociétés coopératives ou les
trades-unions, fédérées par industries ou corporations nationales,
supprimeraient la concurrence et échangeraient leurs produits
d'après le principe équitable de l'échange du travail contre une égale
quantité de travail; il ne prévoyait d'ailleurs pas l'existence d'un
régulateur central de la production au milieu des corporations autonomes.
En fait, Robert Owen fut entraîné à une expérience prématurée
et limitée.
Il fonda, à l'usage d'un grand nombre de sociétés coopératives
fédérées, la Banque d'échange du travail (Equitable Labour Exchange,
1832), qui émit, pour représenter la valeur sociale, des bons d'une
heure de travail (labour notes). Les adhérents recevaient de la
Banque, en échange de leurs marchandises, des bons de travail pour
la valeur courante de la matière (au taux de un bon pour six pence)
et pour leur propre travail, estimé d'après le temps qu'un ouvrier
ordinaire aurait employé à la même production; au moyen de ces
bons, ils pouvaient se procurer à la Banque d'autres marchandises,
également taxées à leur coût de production d'après les mêmes
éléments.
Cette forme de la valeur est à peu près celle du collectivisme; mais
ici, aucun régulateur ne remplace les oscillations des prix; aucune
autorité centrale ne dirige la production, livrée à l'anarchie la plus
complète; Robert Owen introduit la mesure rigide de la valeur par
le temps de travail dans le monde de la concurrence et de la production
libre, de sorte qu'il aboutit à l'absurde. Mme Sidney Webb rapporte
que, parmi les articles mis en vente par la Banque au taux du
travail dépensé, les uns, estimés au-dessous du prix courant (au
taux de conversion de un bon pour six pence provisoirement adopté),
étaient enlevés par des spéculateurs peu scrupuleux qui les revendaient
avec bénéfice, tandis que les autres, produits sans tenir compte
des convenances du public, restaient invendus. Il fallut donc élever
le tarif des premiers et abaisser celui des seconds; à un tailleur qui
se plaignait amèrement de ne recevoir qu'un bon de quinze heures
pour un habit qui lui avait coûté trente heures de travail, il fallut
répondre que la coupe de l'habit convenait à un très petit nombre de
clients. D'autre part, il était impossible que cette nouvelle forme de
la valeur fut propagée volontairement dans un milieu de production
libre, puisqu'elle impliquait pour les producteurs et les capitalistes
la perte du profit et de la rente. Enfin, il était incohérent, d'avoir
deux systèmes de valeur concurrents dans la société; on était obligé
d'établir une relation entre le bon d'une heure et la monnaie métallique,
sans avoir le moyen d'en maintenir la fixité.
La banque du peuple imaginée par Proudhon devait aussi permettre à ses clients d'échanger entre eux, au moyen de bons émis par
la Banque, leurs marchandises évaluées suivant le travail
qu'elles avaient coûté. Mais Proudhon ne comptait pas, pour supprimer
l'intérêt, la rente et le profit, et pour fonder la valeur en travail,
sur le seul fonctionnement de ce mécanisme d'échange; il voulait y parvenir en propageant, au moyen de la Banque, le crédit gratuit dans la société capitaliste. La Banque du peuple, institution d'ailleurs purement privée, émettrait des bons de circulation inconvertibles
en espèces pour les prêter gratuitement à ses clients, qui s'engageraient
d'autre part à les recevoir en tout paiement.
« La Banque d'échange, disait-il, c'est l'abolition de tous les péages
qui affectent la circulation des produits, sous les noms divers
d'intérêts, de rentes, de loyers, de fermages, dividendes, bénéfices,
etc. »
Dans sa théorie du crédit gratuit, Proudhon méconnaissait les conditions inhérenté à la propriété privée et au capital individuel; il négligeait en particulier la différence d'utilité et de valeur qui existe entre un bien actuel et un bien futur, dans cette sorte d'échange qu'on appelle un prêt. Aussi ses moyens de réalisation étaient-ils condamnés à l'impuissance.
II se figurait que des capitaux fictifs, créés à volonté sur le
papier, pourraient jouer le rôle des capitaux en nature, et que, mis
gratuitement à la disposition des emprunteurs, ils pourraient, par
leur concurrence, contraindre les véritables capitaux à se passer
eux-mêmes de revenu. En réalité, son papier inconvertible, gagé par
les effets de commerce et les billets des emprunteurs, aurait été complètement
déprécié. Bien qu'énoncé en espèces, il n'aurait représenté
aucune valeur réelle, aucun étalon matériel, puisqu'il ne devait
jamais être remboursé en numéraire. De plus, il aurait fallu, pour
exercer une action déprimante sur le revenu capitaliste, émettre ce
papier en quantité illimitée, donner satisfaction à toutes les demandes,
consentir des avances et commandites gratuites à tous les cultivateurs,
à toutes les associations ouvrières, pour leur permettre de se procurer
la terre et les instruments de production sans charge d'intérêts.
Encore la tentative eût-elle été vaine, car les possesseurs de
terres et de capitaux productifs n'auraient jamais eu la naïveté de s'en
déssaisir en échange d'un papier sans garantie sérieuse, alors qu'il leur
eût été facile d'obtenir ce même papier gratuitement à la Banque s'ils
en avaient eu besoin. En supposant d'ailleurs que le crédit gratuit eût
été réalisé, l'intérêt, cessant de faire partie des frais de production,
aurait peut-être disparu par l'effet de la concurrence; mais la rente
du sol et le profit, ayant leur source dans cette même concurrence
qui pousse les prix de certaines marchandises au delà de leur coût
de production, auraient certainement subsisté pour les propriétaires
et les exploitants. La loi de l'offre et de la demande n'aurait donc
pas permis à la valeur de se constituer et de se mesurer en travail,
comme le voulait Proudhon.
Ces essais étaient informes, parce qu'ils tendaient à introduire
dans la société capitaliste un système de valeur incompatible avec la
production libre. Tout socialiste qui respecte la concurrence et la
production individuelle en vue de l'échange est tenu de conserver en
même temps la valeur d'échange mesurée en monnaie métallique et
soumise aux variations de la valeur d'usage. Aussi les tentatives de
Robert Owen et de Proudhon sont-elles restées isolées. Dans le cadre
du socialisme sociétaire, les phalanstères de Fourier, les ateliers
sociaux de Louis Blanc, les sociétés coopératives subventionnées
par l'État de Lassalle, sont des organes plus ou moins libres qui
produisent et qui échangent sous l'empire des lois ordinaires de
la valeur.
Le projet ébauché par Louis Blanc en 1848 était un mélange de
socialisme d'État et de socialisme sociétaire. A l'État, il attribuait
les chemins de fer, les mines, la Banque, les assurances, des entrepôts
et magasins de vente au détail. A côté de l'État et commanditées par
lui, des associations ouvrières, propriétaires de leurs terres et de
leurs capitaux, devaient envahir progressivement le champ de la
production agricole et industrielle par l'irrésistible attrait de leur
puissance. Ces associations, après avoir pourvu à l'intérêt et à
l'amortissement de leurs emprunts, au salaire des travailleurs et à
diverses dépenses d'un caractère communiste, auraient partagé le
quart de leurs bénéfices entre les travailleurs. Mais Louis Blanc,
tout en conservant la concurrence entre les associations de production,
cherchait à la limiter en donnant à l'autorité le droit de fixer,
pour chaque industrie, le salaire local et le prix du produit. Il ne
voyait pas que l'Etat n'est maître des prix que s'il dirige lui-même
la production, et il retombait dans toutes les erreurs et les difficultés
de la politique du ''maximum''. Il voulait que le prix fut déterminé de
manière à laisser aux producteurs un certain bénéfice licite au delà
du prix de revient, et pensait peut-être, tout en laissant subsister
l'intérêt, supprimer ainsi les inégalités de profit entre les associations.
C'était une illusion; car le prix, nécessairement uniforme pour
toutes les marchandises semblables, aurait dû être établi à un taux
suffisant pour ne pas entraîner la ruine des entreprises les moins
prospères et les moins favorisées de la nature; les exploitations placées
dans de meilleures conditions auraient donc joui d'un profit supérieur
et de la rente du sol.
C'est là, au point de vue socialiste, l'écueil sur lequel vient échouer
le socialisme sociétaire, comme aussi le socialisme communal. Conservant
la production libre en vue de l'échange, il se trouve dans
l'alternative ou d'adopter la mesure de la valeur par le temps de travail,
qui le mène à l'absurde, ou de laisser subsister, avec la valeur
fixée par l'offre et la demande, l'intérêt, la rente et le profit. Aux
producteurs individuels, il substitue plus ou moins complètement
des associations de travailleurs; mais qu'importe, si ces associations
sont elles-mêmes des citadelles d'individualisme, des sociétés de capitaux
dans lesquelles les associés, en sus de leurs salaires, perçoivent
des revenus capitalistes inégaux?
Les théoriciens contemporains du socialisme sociétaire, mieux
instruits des lois de la valeur, ont donc dirigé tous leurs efforts de
ce côté; ils ont cherché, dans la constitution des associations de
production, le moyen d'écarter le revenu de monopole, sans changer
cependant la nature de la valeur et sans soumettre la production à
la réglementation de l'État, comme le fait M. Jaurès dans son collecvisme
corporatif.
=== Section II. Corporations ouvertes; Systèmes de MM. Hertzka et Oppenheimer. ===
Lassalle est peut-être le premier qui ait songé aux associations
librement ouvertes. Son but est la suppression des primes capitalistes
pour que le produit se distribue dans la mesure des prestations
fournies par chaque participant, il faut que le travail commun
de la société s'exerce sur les avances communes de la société. Le
moyen transitoire le plus doux pour améliorer la situation des travailleurs
consisterait à créer, avec le crédit de l'Etat, des associations
productrices de travailleurs, qui s'étendraient progressivement
à l'ensemble de la classe ouvrière. Dans une même localité,
chaque corps de métier formerait une association unique, de sorte
qu'il n'y aurait pas concurrence entre les producteurs d'une même
ville. Lassalle esquisse en même temps le projet d'une organisation
centralisée : les diverses associations régionales d'un même métier
pourraient se grouper en union centrale d'assurance, de manière à
égaliser les risques, et à décider au besoin la translation de la production
d'un lieu à un autre. Toutes les associations créées avec
l'aide de l'État formeraient une union de crédit unique, et se communiqueraient
réciproquement leurs renseignements statistiques
sur les besoins de la production par l'organe de leurs commissions
centrales. L'État n'aurait pas la dictature; il se réserverait seulement
un droit de contrôle, pour veiller à l'observation des statuts et à
l'emploi de ses avances. Dans l'association, le profit de l'entreprise
serait distribué annuellement entre les travailleurs en sus de leurs
salaires réguliers; mais chaque groupe professionnel resterait naturellement
ouvert à tous les travailleurs du métier qui voudraient en
faire partie. Lassalle se borne d'ailleurs à cette indication, sans en
signaler les conséquences au point de vue de l'égalisation des profits
M. Dühring, dans les premières éditions de son Cours d'économie nationale, avait présenté un système de socialisme communal basé
sur ce même principe de libre circulation, que M. Menger a également
repris depuis lors. Dans ce système, la société se compose d'une fédération
de communes celles-ci sont propriétaires de leur territoire et
des établissements de production qui y sont situés, mais elles doivent
admettre les nouveaux venus suivant des règles générales
déterminées, et respecter la libre circulation des personnes. Les
communes font entre elles des échanges; à l'intérieur de la commune,
la valeur des travaux et des produits s'établit d'après le temps de
travail moyen dépensé; néanmoins, la valeur s'exprime en monnaie
métallique, qui subsiste comme moyen de circulation.
Deux auteurs allemands, MM. Hertzka et Oppenheimer, s'inspirant
de ces combinaisons, ont tracé nouvellement des plans de société
analogues. Tous deux exposent un état social dans lequel des
associations de production, formant un réseau complet sur l'ensemble
du pays, exploitent à leur profit la terre et les instruments de travail
dont elles sont propriétaires, ou dont elles ont au moins la jouissance
dans des conditions équivalentes à la propriété. Ces associations,
entièrement libres dans la direction de la production, vendent
leurs marchandises à des prix de concurrence. Elles répartissent le
produit net de l'entreprise entre leurs membres au prorata du travail
fourni, sauf à établir des primes ou des taux de répartition variables
suivant les conditions de la concurrence.
Jusqu'ici, rien d'original. Mais un principe nouveau doit transformer
l'association en instrument de rénovation sociale; c'est le
principe du libre accès des entreprises à toute personne qui se présente
pour y travailler et participer aux bénéfices. Grâce à la libre
circulation qui s'établit entre les emplois, un même niveau de profits
se maintient pour tous. Dans les établissements industriels qui réalisent
les plus forts bénéfices, dans les établissements agricoles qui
jouissent de la rente du sol la plus élevée, les travailleurs affluent,
jusqu'à ce que les parts individuelles s'abaissent au même niveau
qu'ailleurs. Nul ne peut donc se plaindre de l'inégale répartition des
terres et des capitaux, même lorsqu'ils sont concédés sans charge de fermage ou d'intérêt; car une industrie privilégiée, faisant
hausser les parts individuelles des travailleurs dans les autres
industries par l'attraction qu'elle opère, communique à toutes les
avantages dont elle jouit.
Les sociétés décrites par les deux auteurs se distinguent cependant
par quelques différences notables.
Dans l'organisation sociale définie par M. Oppenheimer, les associations
achètent les produits à leurs membres, et les revendent soit
à d'autres associés, soit au dehors ces échanges se font en monnaie
courante. Dans le ''Freiland'' de M. Hertzka, tous les produits sont
livrés aux magasins publics. Là, les prix payés aux producteurs sont
bien mesurés en monnaie métallique et fixés d'après l'offre et la
demande mais la monnaie, si elle sert de mesure de la valeur, ne
fonctionne jamais comme moyen de paiement; toutes les recettes et
les dépenses des associations et des individus, si minimes soient elles,
se règlent par de simples jeux d'écriture, par des inscriptions
à leur débit et à leur crédit sur les livres d'une banque nationale.
M. Hertzka veut sans doute que l'État puisse contrôler l'emploi des
capitaux qu'il a prêtés, s'opposer à l'usure, et surtout faire connaître
au public les bénéfices réalisés dans les exploitations particulières,
pour que l'équilibre s'établisse par le déplacement des travailleurs
exactement informés. Mais proscrire l'usage de l'argent, c'est proscrire
du même coup la seule base tangible de la valeur en régime de
concurrence.
Tandis que M. Hertzka suppose des associations de production qui
exploitent chacune une branche d'industrie particulière, M. Oppenheimer
conçoit la ''Siedlungsgenossenschaft'' comme un organisme
complet qui se suffit à peu près à lui-même. C'est, sur le modèle de
l'ancienne Marke germanique, une communauté économique et
même politique, qui a pour base réelle une certaine portion de territoire.
Le socialisme y est donc plutôt communal que corporatif;
je le classe ici néanmoins, parce que la contrainte n'y apparaît
pas. Cette communauté réalise l'union de l'agriculture et de l'industrie,
car elle comprend à la fois une association agricole pratiquant
la culture collective sur la terre commune, et des entreprises industrielles,
coopératives et individuelles, créées et créditées par l'association
mère dans la mesure de ses besoins. Elle est aussi une société
coopérative de consommation, achetant les produits de ses membres
et les revendant au prix coûtant. Par cette combinaison de formes,
la communauté assure un débouché dans son sein aux produits de
ses organes de production; pratiquant l'économie naturelle, elle est
à l'abri de la conjoncture, et ne dépend du marché extérieur que pour
les marchandises qu'elle ne peut produire elle-même, marchandises
intéressant son confort sans doute, mais non son existence. D'autre
part, la communauté, comme la société coopérative de consommation,
a tout avantage à étendre le cercle de ses membres; les nouveaux
producteurs sont en même temps des consommateurs pour la valeur
intégrale de leurs produits, et viennent accroître la puissance et le
crédit de l'association.
M. Oppenheimer se fait peut-être quelque illusion sur l'indépendance
économique de ses communautés. Nous ne sommes plus au temps
archaïque de l'économie naturelle, et nul groupe, si étendu soit-il,
ne saurait, dans un état de haute civilisation, se dérober à la nécessité
de l'échange avec l'extérieur pour le soutien même de son existence.
La communauté de production et de consommation, quelle
que puisse être sa puissance productrice, devra se procurer au dehors
la houille, les métaux, les machines, les denrées coloniales, les
matières exotiques nécessaires à ses industries; si elle entreprend la
grande industrie, comme il est nécessaire pour agir sur le capitalisme,
elle devra se conformer aux conditions modernes de la division du
travail, et produire pour le marché national ou même universel; de
toute manière, elle sera obligée, pour payer ses importations, de
vendre des produits agricoles ou industriels à d'autres qu'à ses
membres, et ne pourra par conséquent échapper aux risques de la
concurrence avec le monde extérieur.
M. Hertzka, dans ''Freiland'', trace son plan de société pour des
colons qui s'établissent dans une contrée vierge, où des institutions
capitalistes préexistantes ne gênent pas le développement de l'ordre
nouveau; l'État, seul propriétaire nominal des terres, seul propriétaire
aussi des instruments de production, qu'il se procure au moyen
de l'impôt prélevé sur les revenus du travail, concède les terres et
avance les capitaux aux associations de travailleurs sans charge de
redevance. Cette peinture d'un état nouveau, présentée sous les
couleurs les plus séduisantes, eut un si vif succès, qu'après quelques
années de propagande, une souscription permit en 1894 de diriger
une petite expédition vers l'Afrique orientale allemande pour tenter
d'y fonder ''Freiland''. Elle échoua, dit l'auteur dans la préface de sa
dixième édition, à cause de certaines difficultés rencontrées en route,
et du défaut de discipline et de concorde chez les membres de l'expédition.
Tout autre est la conception de M. Oppenheimer. S'il décrit des
organismes nouveaux, ce n'est pas pour les plateaux de l'Afrique ou
pour l'ile d'Utopie; c'est pour les pays d'ancienne civilisation, où ils
peuvent naître et se développer à la faveur d'une législation libérale
sur les associations. Les communautés territoriales, grâce au gage
réel qu'elles pourraient offrir, à la solidarité de leurs membres, à la
puissance de leur organisation coopérative, jouiraient d'un crédit
très étendu, qui leur permettrait d'acheter la terre et les instruments
d'exploitation. Dans la concurrence, la victoire leur serait assurée
par la supériorité de leur production à grande échelle, le bon marché
de leurs emprunts, la sûreté de leur clientèle, l'économie qu'elles
réaliseraient en épargnant les frais d'intermédiaires et de transport.
Elles s'empareraient donc progressivement de la production, et attireraient
les travailleurs par tous les avantages matériels et moraux
qu'elles leur offriraient. Lorsqu'elles seraient parvenues à se délivrer
par l'amortissement du poids de l'intérêt capitaliste, elles posséderaient
des terres qu'elles concéderaient sans fermage, des capitaux
qu'elles prêteraient sans intérêt à leurs organes de production. Elles
permettraient ainsi à leurs membres de bénéficier du produit intégral
de leur travail, et obligeraient par leur concurrence les entreprises
privées dont elles ne se seraient pas encore emparées à élever le
salaire jusqu'au point où il absorberait le revenu capitaliste. Alors le
capitalisme aurait vécu, et la transformation sociale serait complète.
A la différence de M. Hertzka, M. Oppenheimer place donc ses
associations en plein milieu capitaliste, et sa foi dans leur puissance
d'expansion est telle, qu'il les croit capables de tuer l'intérêt, la rente
et le profit en pratiquant chez elles le crédit gratuit, la concession
gratuite.
Sans discuter pour le moment ces prévisions optimistes, je suppose
les associations parvenues à leur plein développement, soit dans un
ancien État capitaliste, soit dans Freiland; la société sera-t-elle transformée
? Oui sans doute, à une condition essentielle, que négligeaient
les premiers théoriciens du socialisme sociétaire et que les
deux écrivains modernes mettent au contraire nettement en relief
il faut que les associations, au lieu de rester de petits groupes fermés,
comme l'ont été jusqu'ici les sociétés coopératives de production,
soient ouvertes à tous, et admettent en participation tous ceux qui
se présentent. Or, pour des entreprises de production, le libre accès,
c'est le sacrifice du profit et de la rente du sol, de tout revenu qui
dépasse le salaire courant du travail; sacrifice particulièrement onéreux
dans la période de début de l'ordre sociétaire, quand les coopératives
de production ne sont encore que des îlots dans le monde
capitaliste, incapables de déterminer par leurs seules forces une
hausse des salaires, mais condamnées, au contraire, à réduire les
bénéfices de leurs membres au taux du salaire capitaliste, si elles
doivent admettre en participation tous ceux qui leur demandent du
travail.
Les nouveaux producteurs, dit-on, donnent au travail collectif un accroissement de productivité tel, que le dividende s'élève plus facilement que le diviseur; les associations de production ont donc tout intérêt à rester ouvertes. Singulières affirmations, contraires à toutes les données de l'expérience. Les associations ouvrières de production, si promptes à se fermer, comprennent-elles donc si mal leur intérêt ? Non, elles ne se trompent pas; s'il est souvent avantageux pour elles d'augmenter le nombre des travailleurs qu'elles emploient, lorsque l'importance de leur capital et l'étendue de leurs débouchés
leur permettent d'agrandir l'entreprise, il est avantageux en même
temps pour les sociétaires de rester seuls participants, et de n'admettre
les nouveaux venus qu'à titre de salariés. Le groupe primitif qui, par ses sacrifices et ses efforts, a assuré le succès de l'entreprise, n'entend pas en partager le profit avec les ouvriers de la dernière heure. Or, il n'y a aucune raison de penser que les groupes industriel de Freiland, ou ceux d'une ''Siedlungsgenossenschaft'', agiraient autrement dans leur propre volonté. Quant aux associations agricoles, elles auraient des motifs plus puissant encore pour repousser les
nouveaux venus. Le rendement d'une terre n'est pas indéfiniment
extensible au delà d'une certaine limite, un accroissement de travailleurs
augmenterait le dividende d'une façon moins que proportionnelle,
et diminuerait par conséquent la part de chacun.
Dans ''Freiland'', la résistance de l'egoïsme corporatif ne pourrait être vaincue que par la contrainte légale, dont l'auteur ne veut cependant pas admettre l'hypothèse. Dans le système social de M. Oppenheimer, la contrainte pourrait venir de la communauté
mère, réellement intéressée, comme société de consommation, à l'accroissement de ses membres: fournissant aux groupes de production formés dans son sein le capital et la clientèle, elle disposerait de moyens d'actions assez puissants pour les obliger à rester librement ouverts. Mais, en fait, il serait impossible d'appliquer le principe assez largement pour obtenir un nivellement des revenus du capital confondus dans ceux du travail. D'une part, la libre circulation des travailleurs entre les emplois est soumise à trop de frottements pour qu'ils ne subsiste pas toujours quelques inégalités; d'autre part, l'état du personnel dans un établissement est nécessairement subordonné aux dimensions de l'entreprise, à l'étendue du
capital investi, au cercle de la clientèle, aux besoins du service. Or,
dans les exploitations les plus lucratives, et notamment sur les
terres les plus riches, il faudrait dépasser largement cette limite, si
l'on voulait obtenir le nivellement des revenus du travail par la diffusion
de la rente dans le taux général des salaires; sur les vignobles
les plus renommés, par exemple, il faudrait admettre les participants
en nombre tel, que chacun d'eux serait occupé d'une manière insignifiante.
Dans un régime d'associations ouvertes distribuant le
profit de l'exploitation aux producteurs, la rente du sol ne pourrait
contribuer à élever le niveau général des salaires qu'à la condition
d'entretenir des parasites parmi les travailleurs. Aussi les associations,
considérant que ces parasites leur seraient plus onéreux comme
producteurs qu'avantageux comme consommateurs, sauraient-elles
leur interdire l'accès de leurs exploitations les plus lucratives, dès que
ces entreprises seraient suffisamment pourvues de personnel. Elles
ne feraient par là que se conformer au véritable intérêt de la société
tout entière, comme à leur propre intérêt; en revanche, elles feraient
obstacle au nivellement des revenus.
=== Section III. Coopératisme. ===
Le libre accès des entreprises de production est impraticable; mais
l'expérience des sociétés coopératives a montré qu'il était une
autre combinaison propre à assurer la diffusion démocratique du
profit.
On distingue en Angleterre deux écoles, deux principes de coopération :
le principe individualiste, appliqué dans les sociétés de production, suivant lequel l'entreprise appartient aux travailleurs et aux
employés, qui la dirigent eux-mêmes et s'en distribuent les profits;
le principe fédéraliste, introduit par les Pionniers de Rochdale et
suivi dans les sociétés de consommation, d'après lequel toute entreprise
coopérative, de consommation ou même de production, appartient
aux consommateurs associés ou aux fédérations des sociétés de
consommation.
Pour apprécier toute la portée de ce principe, il faut se représenter
l'immense développement pris par les sociétés de consommation
anglaises et écossaises. En 1903, elles comprennent 2 millions
de membres. Au sommet, deux magasins de gros (''Wholesale societies''), l'un anglais et l'autre écossais, fondés par les sociétés
fédérées, font pour elles les achats en gros, et fabriquent dans leurs
propres établissements les articles d'alimentation et d'habillement
d'un usage courant. Ils occupent des milliers d'ouvriers dans leurs
ateliers et dans leurs usines, les plus grandes et les mieux outillées
du monde; ils les emploient dans les meilleures conditions d'hygiène,
de confort, de durée du travail et de salaires. Ils produisent même
certains articles à perte, les vêtements confectionnes par exemple,
pour que les sociétés de consommation ne soient pas obligées de
recourir aux maisons qui exploitent le travail parle ''Sweating system''.
De leur côté, beaucoup de sociétés de consommation se livrent aussi
à la production. Au total, en y comprenant les deux ''Wholesale '', le
capital des sociétés de consommation monte à 872 millions de francs,
y compris les fonds de réserve et les emprunts. Pour la distribution,
elles occupent 54 000 employés et font un chiffre de ventes de
1450 millions (non comprises les ventes des ''Wholesale '' aux sociétés).
Pour la production, elles emploient 27000 ouvriers et fournissent
annuellement des marchandises d'une valeur de 277 millions.
Dans tous ces groupements, aussi bien dans les ''Wholesale '' que
dans les sociétés de consommation, le principe statutaire est le
même : la direction de l'affaire appartient non pas aux capitalistes
qui ne disposent que d'une voix par tête comme associés, quel
que soit le nombre de leurs actions, non pas même aux travailleurs
et employés, mais aux consommateurs associés; la répartition
des bénéfices que réalise la société en vendant les marchandises à
ses membres aux prix du commerce, après certains prélèvements
destinés aux dépenses d'éducation et d'assistance mutuelle, se fait
entre les associés au prorata de leurs achats, sans distinction suivant
la nature des achats et l'origine des profits; quant aux capitaux, ils
n'ont droit qu'à un intérêt fixe, de même que les travailleurs et
employés n'ont droit qu'à un salaire fixe, sauf dans la ''Wholesale societies'' écossaise où ils ont une part des bénéfices.
Ainsi les entreprises de production créées par les sociétés de consommation
anglaises, au lieu d'appartenir et de profiter à une petite
oligarchie d'actionnaires, comme dans les sociétés capitalistes, ou à
une étroite aristocratie de travailleurs sociétaires, comme dans les
sociétés coopératives de production, appartiennent à la démocratie
ouverte des consommateurs groupés en société. Ces entreprises,
montées par les sociétés de consommation pour leurs propres besoins
et dirigées par elles, n'ont à craindre ni le défaut de capital, ni le
défaut de clientèle, ni le défaut de discipline, écueils ordinaires des
sociétés coopératives de production. Elles ne sont pas des monopoles
de producteurs contre consommateurs, des groupes luttant entre ux pour la conquête du profit. Elles réalisent vraiment le type d'une organisation démocratique.
Dans les sociétés anglaises comme dans les associations de
M. Oppenheimer, la production coopérative s'appuie donc sur la
société de consommation, avec cette différence toutefois, d'une
importance capitale, que les entreprises de production créées par la
communauté, au lieu d'être indépendantes et de garder pour elles
leur profit, suivant le principe individualiste, appartiennent aux
sociétés de consommation fédérées ou isolées, qui les administrent
et s'en attribuent les bénéfices, conformément au principe fédéraliste.
Peu importe donc que ces entreprises restent fermées, qu'elles n'admettent
les travailleurs qu'en nombre limité et dans la mesure de
leurs besoins; leurs profits n'en sont pas moins répandus dans la
masse, puisqu'ils sont attribués aux consommateurs, et que les
sociétés de consommation ont tout intérêt à étendre indéfiniment le
cercle de leurs membres pour augmenter leur crédit, leur puissance
d'achat et leurs bénéfices.
Voilà certes un principe nouveau et fécond, la diffusion du profit
et de la rente du sol chez les consommateurs, c'est-à dire chez tout
le monde. Largement appliqué, ne peut-il pas être la base d'une nouvelle
démocratie industrielle? N'est-il pas appelé à opérer une révolution
économique par l'abolition progressive du mode de production
capitaliste? M. Charles Gide incline à le croire; et dans ses Conférences
sur la coopération, si attachantes par la finesse et l'élévation
de la pensée, sans développer avec précision l'organisation de la
société future, il se la représente sous l'aspect d'une multitude de
sociétés coopératives produisant pour leur propre compte tout ce
qu'elles consomment, propriétaires de la totalité ou de la plus grande
partie de l'outillage commercial, industriel et agricole de la nation,
et constituant par leur fédération une véritable ''République coopérative''.
Ces idées, propagées en France par les coopérateurs de l'école de
Nîmes, en Angleterre par ceux de l'école fédéraliste, constituent le
''coopératisme'' qui n'est au fond qu'une variété du socialisme sociétaire,
puisqu'il vise la suppression des revenus capitalistes par le
développement des associations libres, sans expropriation et sans
exploitation des entreprises par l'État; la cloison établie ici est purement
artificielle, et sert seulement à marquer, dans le socialisme
sociétaire, le caractère propre d'un certain mode de répartition, et les
ambitions nées du mouvement coopératif.
M. Charles Andler, de son côté, fonde sur la coopération les
mêmes espérances. Il pense que des sociétés de consommation
qui concentreraient la force d'achat immense des ouvriers, et se
mettraient en relations directes avec des associations agricoles appliquant
elles-mêmes la coopération à la production et à la culture,
pourraient devenir propriétaires de la terre et des instruments de
production nécessaires à leurs besoins, occuper tous leurs membres
comme travailleurs, et faire aux entreprises capitalistes une concurrence
désastreuse en détournant d'elles la clientèle et la main d'oeuvre;
les moyens de production exploités d'une façon capitaliste
subiraient donc une dépréciation graduelle, qui faciliterait leur
acquisition par les sociétés coopératives. Peut-être M. Andler
s'éloigne-t-il du véritable coopératisme, lorsqu'il dit que le travailleur
agricole recevrait "le produit intégral de sa collaboration avec
la terre "; peut-être, au contraire, n'envisage-t-il pas comme une
règle générale de répartition cette attribution totale du bénéfice aux
travailleurs, qui établirait, nous l'avons vu, l'inégalité des profits
entre les groupes de producteurs, à moins qu'on ne leur imposât
l'obligation de rester ouverts à tout venant. Quoi qu'il en soit sur
ce point, M. Andler croit que les sociétés coopératives sont capables
de fonder, par la force de l'initiative individuelle, la République
sociale au milieu du capitalisme. Non pas qu'à ses yeux la chose
doive se réaliser nécessairement; mais elle est réalisable, et il faut y
travailler.
Il ne s'agit plus là d'une construction systématique et artificielle,
mais d'une vue d'avenir sur l'extension possible, par des voies naturelles,
d'un organisme de production et de répartition que nous
voyons croître sous nos yeux, dans la société présente. Forme
vivante, parce que " la vie s'y développe du dedans ", et que " la
volonté interne de transformer les institutions y précède l'acte extérieur
de la réforme " (Béatrice Potter) ; forme féconde, parce qu'elle
développe l'esprit d'association et répand dans les classes ouvrières
cette éducation morale et économique sans laquelle toute révolution
est condamnée à rester stérile.
Supposons-la suffisamment développée pour embrasser la plus
grande partie du domaine de la production. Les sociétés de consommation ont tout intérêt, nous le savons, à accueillir ceux qui se présentent
comme clients. Si elles veulent en même temps les employer
comme travailleurs, elles doivent évidemment tenir compte des
limites que leurs établissements, comme tous les autres, sont obligés
d'observer. Mais le placement de leurs membres leur sera d'autant
plus facile que leurs entreprises et celles de leurs fédérations seront
plus nombreuses, plus complexes, plus puissantes. Le jour où elles
produiront elles-mêmes tout ce qu'elles consommeront, le placement
de leurs membres sera assuré, puisque tout nouveau producteur
sera en même temps, dans le sein de la société, consommateur pour
la valeur intégrale de son produit. A part quelques frottements
inévitables, le problème des sans-travail sera résolu. Il le sera d'autant
mieux que les crises de surproduction pourront être en grande
partie restreintes, ou même évitées, dans un état social où la concurrence,
sans être complètement abolie, cessera d'être anarchique. La
concurrence, en effet, sera limitée par des ententes, faciles à conclure
entre grandes associations de consommateurs qui pourvoiront elles-mêmes
à leurs besoins, et qui établiront ainsi une relation directe
entre la production et la consommation sans l'intermédiaire des
commerçants et des spéculateurs. Ces ententes, loin d'être préjudiciables
aux consommateurs comme les coalitions actuelles de producteurs,
seront au contraire formées dans leur intérêt, puisqu'elles
le seront par eux mêmes.
Le coopératisme, ainsi poussé à ses dernières limites, ne se confond-
il pas avec le collectivisme? Évidemment, comme le reconnaît
M. Gide, il présente avec lui de grandes analogies, surtout si toutes
les associations sont fédérées et soumises à une direction unique qui
règle la production en appréciant les besoins de la consommation.
Toutefois, en dehors de la différence fondamentale des voies et
moyens de réalisation, le coopératisme, dans l'organisation même de
la société, s'éloigne du collectivisme sur des points essentiels. L'État
reste étranger aux fonctions économiques; il gère peut-être certaines
entreprises comme les chemins de fer; il se réserve sans doute
un contrôle supérieur pour empêcher les abus du monopole, pour
protéger l'individu contre la tyrannie des associations, pour exercer
un arbitrage dans les conflits possibles entre les associations et leurs
employés; mais la production, la circulation et la répartition sont
l'oeuvre de corporations indépendantes au lieu d'être gouvernées par
l'Etat. La valeur reste ce qu'elle est aujourd'hui; les prix, en monnaie
métallique, sont régis par la concurrence intérieure et extérieure;
toutefois, le jour où la concurrence intérieure cesserait par la fédération de toutes les associations, les prix s'établiraient dans des
conditions assez semblables à celles que nous avons rencontrées
dans le socialisme d'État intégral. Enfin, la répartition se fait sur des
bases très différentes de celles du collectivisme, ou même du socialisme
d'État. Sous l'influence de la concurrence, le prix du travail
et celui du produit se fixent à des taux différents le prix du produit,
s'élève au-dessus du salaire dépensé dans la production, et l'excédent,
au lieu d'être attribué aux travailleurs, est réparti entre les
consommateurs, de sorte que les premiers ne reçoivent pas la valeur
intégrale du produit de leur travail, et ne profitent de l'excédent
qu'en qualité de consommateurs. On pourrait même reprocher au
coopératisme de maintenir le salariat sans intéresser suffisamment
le producteur au succès de l'entreprise et au résultat de ses efforts;
il n'est associé participant que comme consommateur et dans la
société de consommation, à un titre qui est loin d'attacher le coeur
de l'homme et d'inspirer le dévouement à l'intérêt collectif comme
celui d'associé dans une coopérative de production. Tout au moins
faudrait-il admettre au profit du producteur la participation aux
bénéfices, comme dans la Wholesale écossaise.
Ces réserves faites, que faut-il penser des destinées de la coopération
? Est-elle réellement capable d'opérer, par les voies naturelles,
une véritable révolution économique? Les perspectives qu'elle ouvre
sur l'avenir sont attachantes; à ceux qui ont conscience du mal
social, il est difficile d'échapper à leur séduction. Mais n'est-ce pas
un rêve? Nous ne pourrons répondre à la question qu'après une
étude particulière du mouvement coopératif, et une étude générale
de l'évolution économique à l'époque contemporaine.
Observons immédiatement que le coopératisme, dans son état le
plus développé, laisserait encore subsister certaines inégalités capitalistes.
Si les coopératives devenaient propriétaires de maisons d'habitation
et les louaient à leurs membres, comme le font déjà les
sociétés anglaises, qui possèdent des propriétés urbaines pour une
valeur de 70 millions, le loyer pourrait, aussi bien que la rente des
terres de culture, le profit et l'intérêt du capital collectif, être compris
dans les répartitions de bénéfices ou servir à des fins sociales. Mais
l'intérêt subsisterait encore pour les dettes publiques, les prêts de
consommation, les avances aux petits producteurs individuels placés
en dehors des entreprises coopératives. Les profits resteraient inégaux
pour ces petits producteurs, et même pour les grandes associations
coopératives. A l'intérieur même des coopératives, le capital fourni
par les associés à titre individuel devrait être rétribué avant toute
attribution de dividendes aux consommateurs en proportion de leurs
achats. L'intérêt ne disparaîtrait, dans l'association, que si elle parvenait
à se libérer entièrement du capital actions et obligations vis-à-
vis des tiers et de ses propres membres; c'est seulement après un
amortissement complet que le capital social serait transformé tout
entier, conformément au principe socialiste, en un fonds commun de
jouissance collective.
== Chapitre 9. L'école marxiste vis-à-vis des plans de société collectiviste et des autres formes de société socialiste. ==
Les socialistes de l'école marxiste ont toujours refusé, nous l'avons
vu, de se prononcer catégoriquement sur l'organisation de la société future. Toutefois, il est possible de discerner, derrière leurs réticences, une adhésion tacite ou indirecte au collectivisme pur.
Nous en avons d'abord une preuve négative dans leur attitude vis-à-vis des autres formes plus ou moins tempérées du socialisme; ils ont combattu successivement tous les plans de société qui laissent subsister la valeur soumise aux variations de l'offre et de la demande.
Le coopératisme leur inspire quelque dédain. M. Kautsky met les
ambitions du coopératisme sur le même rang que le calcul bien
connu, d'après lequel un pfennig placé à intérêts depuis la naissance
du Christ représenterait aujourd'hui une somme fabuleuse. Il rappelle qu'au Congrès de l'Internationale tenu à Genève en 1866, Marx fit adopter une résolution d'après laquelle le mouvement coopératif ne sera jamais en état de transformer la société capitaliste. Le parti socialiste n'accepte la coopération que comme un moyen très limité, et dans de certains conditions.
Les socialistes marxistes ont toujours combattu le régime corporatif,
quel qu'il soit. A leurs yeux, l'ordre sociétaire, avec la propriété
corporative des moyen de production et la concurrence, c'est encore
l'inégalité possible des profits, la persistance de certains revenus
capitalistes, l'anarchie toujours menaçante dans l'organisation de la
production.
Rodbertus rejetait déjà la propriété des communes ou des associations
de travailleurs, comme étant une forme de la propriété privée
Schaeffle, se plaçant au point de vue socialiste, considère que le
système des groupes de production autonomes et concurrents est
essentiellement contraire au principe de la propriété collective; il est
vrai qu'il ne parait pas songer aux associations ouvertes; Engels,
de son côté, a vigoureusement critiqué le plan de socialisme communal
de M. Dûhring. M. Gabriel Deville déclare nettement que
" les inconvénients de la propriété individuelle se retrouvaient dans
la propriété communale, et aussi dans la propriété corporative, à
cause, notamment, des partages inégaux qui en seraient la conséquence,
de la productivité différentedes moyens de production, etc.".
M. Jules Guesde écrit " Seuls, les anarchistes, qui ne sont
que des individualistes d'une forme particulière, ont pu penser à
communaliser ou à corporatiser la propriété et la production "; les
socialistes, eux, ne veulent pas plus du monopole corporatif ou communal
que du monopole individuel; cette forme, qui pousse les
groupes propriétaires à se fermer, est une source d'inégalités et d'antagonismes.
Enfin, M. Kautsky a mis à l'index le ''Freiland'' de
M. Hertzka, qu'il traite d'utopie superficielle.
Le socialisme d'État évolutionniste, se réalisant par extension
progressive des services publics, n'est pas moins vivement combattu
par les principaux représentants de l'école.
Sans doute, en remontant au ''Manifeste communiste'', on trouverait
exposé, à titre de mesures transitoires et variables, tout un programme
de socialisme d'État progressif; c'est l'extension des exploitations
agricoles et industrielles de l'État, la centralisation des industries
de transport et des instruments de crédit entre ses mains, par
des moyens tels que l'impôt progressif, l'abolition de l'héritage et la
confiscation de la propriété foncière. Le prolétariat usera de sa
suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tous
les capitaux, pour centraliser entre les mains de l'État, c'est-à-dire
du prolétariat constitué en classe dirigeante, les instruments de
production. Mais il ne faut pas oublier que le Manifeste date de 1847 et que, depuis lors, les idées de leurs auteurs se sont modifiées sur le point qui nous occupe. Dans la préface du Manifeste écrite en 1872, Marx et Engels déclare en effet n'attacher aucune importance à ces
mesures révolutionnaires, qui, disent-ils, devraient être modifiées
sur plusieurs points.
Quelques années plus tard, dans ''l'anti-Durhing'', dont la première édition date de 1878, Engels se prononce d'une façon plus nette. Il déclare que l'État moderne, quelle que soit sa forme, est essentiellement une machine capitaliste; c'est pour ainsi le capitaliste collectif ideal. Plus l'Etat accapare de forces productives, et plus il exploite les citoyens; car ses ouvriers restent des salariés, des prolétaires, et la relation capitaliste entre salariés et salariants, loin d'être abolie se trouve ainsi poussée à bout. L'appropriation par l'État des forces productives n'est donc pas la solution du conflit.
Mais Engels ajoute immédiatement qu'elle en contient les éléments.
Effectivement, la solution qu'il esquisse consiste à substituer à l'État la ''société'', et à remplacer l'étatisation partielle et successive par la socialisation intégrale. La solution des antagonismes sociaux, c'est la revolution prolétarienne; le prolétariat saisit le pouvoir et transforme les moyens de production en propriété publique. La
société prendra donc ouvertement et franchement possession et mettra l'ordre à la place de l'anarchie en organisant la production sociale suivant un plan déterminé, en la réglant d'après
ses besoins et ceux de chacun de ses membres. Elle s'appropriera les produits destinés à entretenir et à développer la production, et laissera les individus s'approprier ceux qui consistent en moyen de d'existence et de jouissance.
M. Jules Guesde expose les mêmes vues en 1883. L'absorption
graduelle des industries privées par l'État, qui forme, dit-il, le bagage socialiste des pseudo-communistes de pacotilles, augmenterait la force de compression de l'Etat capitaliste, accroîtrait le nombre des salariés qu'il exploite, et soustrairait une partie de la production aux crises, aux désordres d'où doit sortir l'ordre libérateur. Seule une société ayant absorbé ou fondu toutes les classes en une seule, également propriétaire et également productrice, peut donner lieu à
des services réellement publics. Cette société doit sortir des excès du
capitalisme, et non d'une extension progressive des services publics
monopolisés par l'État. Dans la production capitaliste, ce qui importe
aux socialistes révolutionnaires, c'est la centralisation industrielle et
commerciale, la création de moyens de production de plus en plus
gigantesques, et leur possession par un nombre de plus en plus restreint
de capitalistes inutiles et incapables; ce n'est pas leur monopole
par l'État.
En procédant par élimination, nous venons, de voir les marxistes
repousser tour à tour le coopératisme, le socialisme sociétaire, le
socialisme communal et le socialisme d'État progressif. Pour ceux
qui ont conservé la vraie tradition révolutionnaire, ces voies sont
trop lentes et conduisent à des résultats incomplets. Seule, la socialisation
intégrale des moyens de production peut abolir la distinction
des classes; et il semble ressortir des passages cités plus haut que cette
socialisation doit s'effectuer d'un seul coup, par la brusque et
totale absorption des entreprises privées, le jour où le prolétariat se
sera emparé du pouvoir politique. La principale raison que l'on
invoque contre le socialisme d'État progressif, c'est qu'il accroîtrait
la force d'oppression de l'État capitaliste; on ne prévoit pas cependant
que le prolétariat, devenu maître du pouvoir, procéderait à
une transformation successive. Jusqu'ici, c'est la thèse de la catastrophe,
de la révolution prolétarienne, qui domine dans le marxisme.
Mais si la socialisation doit être intégrale, quel sera le mode des
échanges dans cette société nouvelle? Le régime pourrait être aussi bien
un socialisme d'État intégral, dans lequel les prix, variables suivant
l'offre et la demande, fourniraient des indications sur les besoins des
consommateurs, qu'un collectivisme pur, dans lequel l'État réglerait
la production d'après les statistiques, et taxerait les travaux et les produits
en unités de travail. Les socialistes marxistes, attachés à la socialisation
intégrale des moyens de production et à l'établissement d'un
mode socialiste de production et d'échange, sont ils restés indifférents
au régime de la valeur qui doit être l'âme de ce mode d'échange? Je ne
le pense pas. Sans sortir des limites d'une interprétation légitime de
leur pensée, on peut conclure de certains indices que les fondateurs
de l'école n'entrevoyaient pas, pour l'avenir, un autre collectivisme
que celui dans lequel travaux et produits seraient taxés suivant le
temps de travail social.
Nous trouvons, il est vrai, dans les oeuvres de Marx et d'Engels,
de nombreux passages ou ils traitent d'utopiques les systèmes de
John Gray, Bray, Proudhon et Robertus, qui admettaient justement l'emploi des bons de travails comme monnaie représentative de la valeur en travail. Mais pourquoi Marx et Engels voyaient-ils là
une utopie? C'est uniquement parce que Proudhon, Rodbertus et
autres voulaient introduire cette monnaie dans le milieu actuel de la
concurrence, et qu'ils pensaient réaliser ainsi, dans tous les échanges
individuels, la « valeur normale », la valeur constituée par le seul
temps de travail, sans abolir en même temps la production libre, les
échanges privés et la concurrence.
Or, dit Engels, cette conception est contradictoire. En régime de
concurrence, la valeur des marchandises déterminée par le temps de travail socialement nécessaire n'apparait comme une réalité qu'à travers une fluctuation des prix, qui sont inévitables. L'utopie est donc de « vouloir, dans une société de producteurs échangeant leurs
marchandises, établir la valeur par le temps de travail, tout en
empêchant la concurrence de déterminer cette valeur suivant le seul
mode qui lui soit possible, par pression sur les prix ». En outre, si
l'on supprime ces fluctuations, on supprime par là-même le seul régulateur qui permette aux producteurs d'ajuster leur production.
Le point de vue est le même chez Karl Marx, dans la critique qu'il
dirige contre Proudhon et ses prédécesseurs, Bray et Gray. Vouloir
que les produits s'échangent dans la proportion exacte du temps de travail
qu'ils ont coûté, alors qu'ils sont fabriqués comme marchandises par des individus agissant isolément, c'est supposer que l'échange en concurrence doit toujours s'accomplir comme si la production s'était faite en rapport exact avec la demande et avec le degré d'utilisation sociale des marchandises. Mais, dans un système de production individuel, la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent et se détruisent mutuellement.
Lorsqu'une marchandise est produite en excès, le travail individuel
dépensé pour sa production l'a été en pure perte; l'effet est le même
si chaque producteur en particulier avait employé, pour sa marchandise
individuelle, plus que le temps nécessaire socialement.
Aussi des marchandises issues de travaux particuliers et indépendants
n'ont-elles pas directement le caractère de produits du travail
social, et ne peuvent-elles pas s'échanger immédiatement entre elles
dans la mesure du travail social qu'elles renferment. Elles n'expriment
et ne mesurent leur qualité de produits du travail social que lorsqu'elles
s'échangent contre une tierce marchandise, l'or ou l'argent,
qui a été adoptée comme équivalent universel et qui, à ce titre, est
l'incarnation du temps de travail général. Mais dans cette aliénation
gît la possibilité d'une divergence entre la valeur de la marchandise,
constituée par le temps de travail socialement nécessaire
à sa production, et son prix en monnaie, qui est soumis
aux variations de l'offre et la demande; c'est seulement sur l'ensemble
que ces écarts se compensent. L'échange de quantités égales
de travail n'est donc pas possible dans le régime des échanges
individuels.
Mais si Marx considère la " monnaie ou bon de travail " comme
une utopie dans le milieu actuel de production, il n'adresse au contraire
aucune critique au bon de travail de Robert Owen, parce que
Owen suppose d'abord un travail socialisé. En effet, le bon de travail
est bien la monnaie qui convient, par déduction du principe
marxiste de la valeur, à un régime de production socialisée. Pour
s'en rendre compte, il faut examiner de près les indications que peuvent
contenir les écrits de Marx et d'Engels sur leurs conceptions de
l'avenir.
Dans la phase supérieure du développement de la société communiste,
lorsque le Droit se sera complètement émancipé des caractères
de l'ancienne économie nationale, la société inscrira sur ses drapeaux "
Chacun selon sa capacité; à chacun selon ses besoins ". Mais
dans la première phase de la société communiste, la plus rapprochée
de l'ère capitaliste, le droit égal devra subir encore une limite bourgeoise; le droit des producteurs sera proportionnel au travail
fourni. Telle est l'idée exprimée par Karl Marx dans une lettre écrite
en 1878, à la veille du Congrès de Gotha.
Cette idée correspond d'ailleurs exactement à l'hypothèse qui se
trouve exposée dans un passage du Capital " Représentons-nous
une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production
communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs
nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de
travail social. Le produit total des travailleurs unis est un produit
social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et
reste sociale; mais l'autre partie est consommée, et par conséquent
doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant
l'organisme producteur de la société et le degré de développement
historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de
choses en parallèle avec la production marchande, que la part
accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail.
Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté, sa distribution
dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions
aux divers besoins de l'autre, il mesure la part individuelle de
chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la
portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à
la consommation. "
D'après Marx et Engels, dans un mode de production socialement
organisée, il ne peut plus y avoir divergence entre la valeur, constituée
par le temps de travail social, et le prix, variable d'après les
besoins; car les besoins, étant exactement satisfaits, n'exercent plus
d'influence perturbatrice sur les prix, qui se confondent désormais
avec la valeur formée par le travail. Les représentants de la société
établissent eux-mêmes la concordance entre le temps de travail social
et le besoin, qu'ils sont chargés d'apprécier exactement. « Ce n'est
que lorsqu'elle contrôle efficacement la production, de manière à
pouvoir la déterminer à l'avance, que la société fait correspondre le
temps de travail consacré à la production d'un article à l'importance
du besoin que cet article doit satisfaire. » Alors les produits, n'étant
plus des marchandises issues de travaux privés indépendants, n'ont
plus besoin de prendre un détour pour exprimer leur qualité de produits du travail social; ils peuvent se passer de la mesure relative,
vacillante et toujours incertaine d'une monnaie-marchandise; ils ont
en effet par eux-mêmes, et immédiatement, le caractère de produits
du travail social, et peuvent s'échanger directement entre eux dans
la proportion des quantités de travail qu'ils contiennent.
Ainsi, dans la pensée de Marx et d'Engels, il suffit que la production
soit entièrement socialisée pour que les produits correspondent
exactement aux besoins sociaux. Jamais Marx et Engels n'ont supposé
que, dans un régime de production organisée et dirigée suivant un plan
d'ensemble, les approvisionnements d'un produit pussent s'écarter
tant soit peu des quantités demandées; jamais ils n'ont songé non
plus aux objets rares dont la reproduction est impossible. Aussi le
problème de l'équilibre entre la demande et les produits se trouve-t-il
bien simplifié à leurs yeux; en régime communiste, l'offre et la
demande coïncident de plein droit; elles ne peuvent donc provoquer
aucune divergence entre valeur et prix.
Évidemment, dans ces conditions hypothétiques, la monnaie ne
peut être que le signe de la valeur-travail, et la représentation de la
valeur par une monnaie symbolique ne joue qu'un rôle secondaire.
Comme le dit Engels, en parlant des échanges qui s'accomplissent à
l'intérieur de la commune collectiviste imaginée par M. Dühring, le
signe représentatif employé, qu'il soit en papier, en cuivre ou en or,
n'est pas plus une monnaie-marchandise que ne le serait une contremarque
de théâtre; c'est un simple certificat de travail, représentant
la part individuelle du producteur dans le travail commun et dans
le produit commun; c'est un pur signe, qui pourrait être remplacé
par des inscriptions d'unités au débit et au crédit de chacun sur les
livres de la comptabilité publique.
Est-ce à dire qu'Engels admette indifféremment la représentation
de l'unité de travail par des chiffons de papier ou par des jetons
d'or? Nullement; Engels reproche au contraire à M. Dühring d'avoir
conservé, dans son organisation socialiste, les pièces d'or comme
contre-marques du travail, parce que le métal précieux risque toujours
d'abandonner son rôle de signe pour jouer celui de monnaie
réelle. Certains membres de la société communiste prêteront à intérêt
les pièces d'or, s'en serviront au dehors pour faire le commerce et la
banque, et finiront par dominer toute la production, même à l'intérieur
de la commune. Toutes les communautés historiques se sont
dissoutes sous l'influence de l'argent. Marx dit que " si la production
nationale était organisée, la monnaie métallique ne serait nécessaire
que pour solder les différences du commerce international ".
Telles paraissent être, sur l'organisation de l'avenir, les idées fondamentales
des chefs du socialisme contemporain; socialisation
intégrale des moyens de production, ne laissant subsister ni la propriété
du paysan, ni celle de l'artisan ou du boutiquier; organisation
de la production suivant un plan d'ensemble, de telle sorte qu'elle
sera exactement adaptée aux besoins; répartition du produit dans
la proportion du travail fourni par chacun, au moins pendant une
période transitoire; élimination, par le fait même du mode de production,
de toute divergence possible entre la valeur-travail et le
prix résultant de l'offre et la demande; exclusion de la monnaie
métallique, même comme signe du temps de travail social. C'est
bien le collectivisme dans toute sa pureté. Aussi les socialistes
marxistes, si rigoureux dans leur critique des autres systèmes socialistes,
n'ont-ils jamais combattu, à ma connaissance, les exposés
didactiques du collectivisme proprement dit. Schaeffle ne s'est donc
pas trompé, quand il a décrit ce régime comme se déduisant logiquement
des principes de l'école. Le tableau du contenu positif du
socialisme qu'il a présenté est bien, comme il le dit, la conséquence
rigoureuse des données principales, tant critiques que positives, des
théories socialistes contemporaines. C'est là ce qui donne au collectivisme
son importance, et ce qui justifie la place que nous lui avons
réservée dans cette discussion.
Mais aujourd'hui, les représentants plus autorisés de la doctrine
marxiste, sans rompre ouvertement avec le collectivisme et avec la
révolution totale qu'il suppose, appliquent à la révolution sociale
une définition si large, qu'elle convient parfaitement à une transformation
lente de l'ordre économique. Ils admettent une socialisation
progressive des moyens de production, opérée par le prolétariat
investi de la puissance politique, et ne manifestent plus aucune
répugnance pour le socialisme d'État partiel et progressif.
M. Kautsky a lui-même élaboré un plan d'organisation sociale qui
se rapproche beaucoup du programme de César de Paepe, de M. Brousse et des autres socialistes partisans d'une extension successive des services publics. Est-ce bien un plan? C'est plutôt, dans
la pensée de son auteur, une étude indépendante des théories, présentée
comme un exercice de la pensée et un moyen de propagande.
Son but immédiat est de rechercher ce que le prolétariat au pouvoir
sera contraint de faire sous la pression des circonstances, s'il veut agir
efficacement.
Il socialisera les exploitations capitalistes, c'est-à-dire les moyens
de production mis en oeuvre par le travail salarié. Non pas qu'on
doive nécessairement recourir à la forme brutale de la confiscation
pure et simple; on pourrait inscrire des indemnités sur le livre de la
dette publique, sauf à établir un impôt progressif dont le taux
accéléré permettrait d'arriver un jour à la suppression totale du
revenu, et par conséquent du capital de l'indemnité.
La socialisation ne se ferait pas uniquement au profit de l'État : les
communes et les associations coopératives recevraient dans leur
domaine les entreprises qui n'auraient pas un intérêt général. La
socialisation ne serait même pas intégrale; elle n'atteindrait pas les
petites exploitations paysannes, ni les métiers où le travail à la main
conserve sa raison d'être. La propriété et l'exploitation des moyens
de production et de transport affecteraient donc toutes les formes
imaginables, bureaucratique, communale, coopérative, et même
individuelle; des producteurs individuels pourraient encore vendre
leurs marchandises aux particuliers et les porter sur le marché.
Même variété dans la rétribution du travail, à la journée, à la tâche,
à l'ouvrage collectif, avec ou sans participation aux bénéfices, etc.
Même liberté dans les échanges; on pourrait acheter les marchandises
aux magasins publics, aux coopératives, aux producteurs individuels.
« Le mécanisme économique d'un État socialiste admet la
même variété que celui d'aujourd'hui. »
Est-ce donc la société actuelle, avec la monnaie, l'offre et la
demande, la concurrence, le salariat, et même les revenus capitalistes?
Le régime actuel ne subirait-il d'autre changement qu'une extension
des entreprises étatistes, municipales et coopératives aux dépens des
entreprises capitalistes, et une réduction progressive des revenus
capitalistes par un procédé raffiné de confiscation? Effectivement,
c'est la conclusion qui s'impose à la suite de cet exposé.
M. Kautsky a soin de nous dire, cependant, que l'autorité réglera
la production, qu'elle assignera à chaque fabrique sa part de production
suivant les moyens dont elle dispose et suivant les besoins.
Il ne veut pas de la lutte à outrance à laquelle nous condamne le
régime actuel de la concurrence; il ne veut pas d'une production
réglée par le seul jeu des prix variant suivant les lois de la concurrence.
Il conserve l'argent, qui reste indispensable comme moyen
de circulation tant que l'on n'aura rien trouvé de mieux; il admet
le salaire en argent, déterminé d'après les quantités produites et
d'après l'offre et la demande du travail mais il affirme que « l'argent
ne sera plus la mesure des valeurs, ne sera plus un objet de valeur.
La monnaie métallique pourra être remplacée par toute autre monnaie.
Les produits pourront être maintenus à des prix indépendants deleur
valeur ».
Mais ces réserves sont contradictoires et sans portée. En ce qui concerne
la concurrence, il est très réel qu'elle sera restreinte si l'État dispose
des productions les plus importantes; dans ces branches socialisées,
les prix subiront moins de variations, parce que l'État, agissant
comme un trust et envisageant les ensembles, pourra mieux régler
la production d'après les besoins de la consommation. Néanmoins,
les prix des produits monopolisés par l'État varieront encore dans
une certaine mesure d'après l'état de la demande, et ces variations
indiqueront même à l'autorité directrice les limites à observer dans
les productions où le prix de revient n'est pas uniforme. Quant
aux prix des marchandises produites par les communes, les corporations
et les individus, quant aux salaires des travailleurs, ils subiront
les effets de la concurrence et les variations de l'offre et la
demande tout comme aujourd'hui, puisque le régime des échanges
privés subsistera tout entier; on ne saurait même concilier avec ce
régime de libre marché la tutelle administrative que M. Kautsky veut
imposer à la production corporative et individuelle.
C'est surtout au sujet du rôle de l'argent que M. Kautsky me
paraît se méprendre. A cet égard, il n'y a pas de moyen terme si
l'on n'adopte pas le système de la valeur taxée par l'autorité publique
en unités de travail social et il y a de bonnes raisons pour que
les socialistes contemporains renoncent à cette illusion, il faut de
toute nécessité conserver à l'argent sa fonction de mesure de la
valeur, à titre de marchandise servant de terme commun pour tous
les rapports d'échange. Dans ce régime de socialisme partiel, rien
n'est changé au mode de la valeur; l'argent reste indispensable, la
monnaie de base ne peut être que métallique, et la mesure des
valeurs ne peut être donnée que par un certain poids d'or ou
d'argent.
Peu importent d'ailleurs ces quelques méprises. Ce qu'il est intéressant
de noter ici, c'est la nouvelle phase dans laquelle le marxisme
est entré. La thèse de la catastrophe est presque reniée; la révolution
violente et brusque à peu près écartée, le collectivisme pur ignoré; le
socialisme d'État lui-même, loin d'être pris dans le sens intégral, se
présente comme progressif; il subit l'alliage du socialisme municipal,
du coopératisme et même de l'individualisme. Le socialisme se
dégage de l'utopie, et cherche à se rendre acceptable en s'éloignant
tous les jours un peu plus du collectivisme des temps héroïques.

Version actuelle datée du 4 mai 2008 à 20:53

Chapitre 7. Socialisme d'État et socialisme communal.

Section I. Collectivisme altéré.

Les systèmes réunis sous cette rubrique sont des variétés particulières du collectivisme. On y trouve, en effet, l'exploitation par l'État de tous les moyens de production, et même la monnaie en bons de travail propre au collectivisme; mais le régime y est altéré par l'intervention plus ou moins large de l'offre et la demande. Ces systèmes forment donc une transition naturelle entre le pur collectivisme et le socialisme d'État, qui conserve les prix en monnaie métallique dans un milieu de production administrative.


* § I. Collectivisme de M. Georges Renard.


Le type de société décrit par M. Georges Renard, dans son étude sur le régime socialiste, est celui qui s'écarte le moins du collectivisme proprement dit.

M. Renard se propose de tracer une organisation sociale conforme à la justice, dans laquelle la liberté de l'individu sera respectée. Comme Proudhon jadis, il cherche la solution des antinomies dans une synthèse; il veut concilier dans une harmonieuse unité la concurrence et la solidarité, les intérêts individuels et l'intérêt général, l'utilité et la justice, l'individualisme et le communisme, la liberté et l'autorité, la décentralisation politique et la centralisation économique, l'aristocratie naturelle et la démocratie, la réciprocité des services et la fraternité.

De même encore, M. Renard combine les deux théories de la valeur; pour lui, la valeur normale est constituée à la fois par le travail du producteur et le besoin du consommateur; la valeur varie avec ces deux éléments, elle se mesure sur eux, suivant une loi sujette à de fréquentes dérogations dans la société actuelle, mais toujours observée dans une société collectiviste.

S'appuyant sur de principe composite de la valeur, l'auteur cherche à corriger le collectivisme sur deux points particulièrement faibles, le recrutement des travailleurs et l'attribution des objets rares. L'ensemble du système est respecté; la production, s'exerçant sur des moyens socialisés, reste intégralement soumise à la direction de l'autorité publique; la valeur elle même, mesurée en bons sociaux, résulte d'une taxation faite par l'autorité suivant une règle fixe. Mais la règle de calcul est nouvelle, et le principe de la taxation se trouve même complètement écarté pour les objets rares.

Si l'on veut que les travailleurs se répartissent librement entre les emplois dans la proportion des besoins, on doit graduer le tarif suivant la « pénibilité des professions; mais on doit aussi, pour écarter tout arbitraire, adopter une règle de calcul générale et uniforme. L'heure de travail social, qui reste toujours l'unité de mesure de la valeur, aura donc, dans chaque métier, un coefficient variable, déterminé d'une façon mathématique par le rapport entre le nombre des travailleurs et les besoins de la production.

On suppose connus, par la statistique, les produits de tout genre nécessaires à la consommation nationale pendant une année; en conséquence, l'autorité publique détermine, pour chaque branche de la production, les quantités de produits et les quantités de travail à fournir. On calculera d'abord la moyenne sociale qui servira de base aux coefficients particuliers. Si la production nationale tout entière demande 15 milliards d'heures de travail social, et qu'il y ait dans le pays 10 millions de travailleurs, chacun d'eux doit donner en moyenne l.500 heures de travail par an. Mais voici un métier peu recherché où le nombre des travailleurs est insuffisant; pour satisfaire à la demande des produits; il y faudrait par exemple 4500000 heures de travail dans l'année, et les travailleurs ne sont que 1000. Le travail que chacun d'eux devrait fournir, dans l'année, pour élever la production à la hauteur des besoins serait de 4500 heures, c'est-à-dire 3 fois la moyenne sociale. Le coéfficient de l'heure de travail sera donc 3 dans cette industrie; chaque heure de travail sera payée 3 bons, et cette rémunération supérieure à la normale suffira pour attirer dans cette branche les travailleurs qui y manquent. A l'inverse, dans une profession encombrée, si chaque travailleur ne doit fournir, d'après le même calcul, que 500 heures de travail annuel, le coefficient sera 1/3, et les travailleurs s'élimineront d'eux-mêmes jusqu'à ce que la rétribution se rapproche de la moyenne. Finalement, l'équilibre s'établira très vite; dans chaque métier, le nombre des travailleurs, la quantité de travail à fournir et le coefficient graviteront autour de la normale dans un cercle très étroit.

Quant aux produits, ils seront taxés, en principe, suivant le nombre des heures de travail qui auront servi à les créer; cette règle signifie, sans aucun doute, que leur valeur résultera des bons qu'ils auront coûtés d'après les coefficients du travail. Toutefois les objets rares, d'une reproduction difficile ou impossible, comme les oeuvres d'art, les pierres précieuses, les vins de grand cru, seront soustraits à la règle et attribués au plus offrant; la société entière beneficiera du surplus payé pour les acquérir.

Ces combinaisons sont ingénieuses. La première semble assurer le recrutement des travailleurs en nombre suffisant dans toutes les professions, sans recours à la contrainte et sans échelle arbitraire de tarifs; elle évite toute distinction a priori entre le travail de l'orfèvre et celui du terrassier, entre le travail du vidangeur et celui du garçon de café; les premiers ne sont mieux payés que si leurs métiers sont moins recherchés, et dans la mesure où ils le sont moins que les autres. La seconde combinaison écarte l'arbitraire dans l'attribution des objets rares, et conserve à la société le benefice de la rareté. Sans doute, la liberté des consommations n'est pas mieux garantie que dans le collectivisme ordinaire, puisque l'autorité publique garde le pouvoir de régler toute la production. Mais n'est-ce pas déjà un progrès d'avoir une méthode de distribution satisfaisante pour les objets rares, et surtout de conserver aux travailleurs le libre choix de leur profession et de leur domicile?

Il le semble; et cependant, la correction apportée ici au collectivisme est tout à fait insuffisante. Ce n'est pas seulement qu'il serait très difficile, en pratique, d'estimer à l'avance le temps de travail nécessaire dans les différentes productions, notamment en agriculture ; c'est encore au point de vue théorique que la transaction est imparfaite.

Malgré les apparences, le système des coéfficients ne dispense pas du recrutement forcé, parce que l'offre et la demande y jouent un rôle trop restreint. Il est bien entendu que la valeur, sauf pour les objets rares, ne varie pas suivant l'offre et la demande des produits; mais on pourrait croire au moins que la rétribution du travail varie suivant l'offre et la demande des travaux. En réalité, l'offre et la demande du travail, au lieu de déterminer directement le taux du coefficient, n'ont d'influence que sur les éléments qui servent à le calculer; les variations du coefficient sont enfermées dans les limites d'un rapport mathématique. Or, cette détermination mathématique enlève au jeu de l'offre et la demande sa souplesse et son efficacité.

Si un métier dangereux ou rebutant est déserté, ce n'est pas le procédé du coefficient qui y attirera un nombre suffisant de travailleurs car il est contradictoire que le nombre normal des travailleurs y fasse tomber le coefficient au taux normal, et que ce taux soit considéré par les travailleurs comme donnant une rémunération insuffisante pour un travail particulièrement pénible. En supposant qu'il faille dans ce métier 4 500 000 heures de travail par an, soit 3 000 personnes travaillant chacune 1500 heures suivant la moyenne sociale, on trouvera peut-être 1500 personnes pour donner 2250 000 heures, et même pour fournir un travail supplémentaire, parce que le coefficient 2 exercera sur elles un attrait assez puissant; mais on ne recrutera jamais 3000 travailleurs pour exécuter le travail au coefficient 1. Il faudra donc recourir à la contrainte pour assurer le service, à moins d'attribuer dans tous les cas aux travailleurs le bénéfice d'un coefficient surélevé, même s'ils sont en nombre suffisant pour produire les quantités demandées en ne fournissant chacun que la moyenne sociale de travail. Mais admettre ce tempérament, c'est abandonner la règle de calcul mathématique pour revenir purement et simplement à la loi de l'offre et de la demande.

Le procédé des variations mathématiques serait efficace, s'il s'agissait seulement de corriger des défauts d'équilibre accidentels dans des métiers également appréciés; il ne l'est pas pour opérer une juste répartition des travailleurs entre des emplois inégalement recherchés. La corvée obligatoire reste menaçante, tant que le tarif du travail n'est pas affranchi de tout rapport mathématique, et librement abandonné aux fluctuations de l'offre et de la demande.

Pour la valeur des produits, la concession faite par M. Renard à la loi dû l'offre et de la demande est encore insuffisante. Seuls, les objets rares doivent être mis aux enchères; mais quelle est la limite des objets rares? Tous les produits dont l'offre est inférieure à la demande sont rares, au moins momentanément; il n'y a ni raison suffisante, ni moyen rationnel de faire entre eux une distinction pour établir leur valeur sur des bases différentes. Il ne suffit pas de dire que le besoin, étant prévu et aussitôt satisfait, n'aura plus d'action sur la valeur des produits ordinaires; on sait que l'équilibre théorique entre la production d'un article et les besoins, entre la demande et les quantités en magasin, ne peut jamais être atteint exactement, tant à cause de l'incertitude des récoltes que des fautes de direction. Il faut donc généraliser le procédé des enchères pour écouler les produits en excès, pour répartir équitablement ceux qui sont en déficit et faire bénéficier l'État de leur rareté. On ne s'arrête pas où l'on veut dans la voie des concessions dès que l'on abandonne le principe de la taxation pour quelques objets, on se trouve inévitablement conduit à l'abandonner pour tous.

Le mécanisme de l'offre et de la demande, même limité à certains objets rares, serait-il capable de fonctionner avec des "bons sociaux" remplaçant la monnaie métallique? La question est d'un ordre plus général; elle prêtera mieux à la discussion, lorsque nous aurons étudié les systèmes qui présentent une combinaison semblable sur une échelle plus large.


* § II. Systèmes de MM. Gronlund et Sulzer.


Le collectivisme de M. Gronlund implique non seulement la gestion par l'État de tout le service de la production et des échanges, mais aussi l'usage d'une monnaie en bons de travail, représentant soi-disant l'unité de travail simple moyen. Les salaires et les prix, payables en bons de travail, doivent être fixés, en principe, d'après la quantité de travail fournie par le travailleur ou contenue dans le produit. Mais le principe de la taxation de la valeur d'après le travail, une fois proclamé, est aussitôt remplacé par le principe contraire de l'offre et la demande. En effet, dit l'auteur, la valeur en bons pourra être abaissée pour les produits qui se trouveront en excès sur la demande, et élevée, au contraire, pour ceux qui seront en quantité insuffisante, de telle sorte que la société entière profitera de la rente de rareté. Quant aux salaires, ils seront fixés suivant les prix par les groupes de producteurs eux-mêmes, qui établiront des tarifs gradués pour les différents genres de travaux. Au lieu que, dans le pur collectivisme, le coût du travail, calculé d'après le temps, détermine la taxe du produit, c'est ici le prix du produit, tel qu'il s'établit sur le marché, qui doit former la base du salaire, après déduction de la rente de rareté et des autres prélèvements sociaux.

M. George Sulzer, président du tribunal de cassation du canton de Zurich, a présenté une organisation collectiviste analogue, quoique plus tempérée encore et plus éloignée du type classique. Dans le système de M. Sulzer, la socialisation ne serait pas intégrale, et la production, par conséquent, ne serait pas dirigée tout entière par l'autorité publique. L'État, laissant aux particuliers les petits métiers, la petite culture et l'exploitation des inventions nouvelles, se chargerait de toutes les autres entreprises, après avoir exproprié les possesseurs moyennant indemnité. Les valeurs seraient calculées et payées en bons, et ces bons auraient le caractère d'un papier-monnaie inconvertible, sans relation avec des espèces métalliques. L'État, centralisant tous les échanges dans ses magasins, fixerait les salaires et les prix en se conformant aux variations de l'offre et la demande; suivant que les approvisionnements d'une marchandise seraient inférieurs ou supérieurs à la demande, l'autorité élèverait ou abaisserait les prix, et ferait varier en même temps les salaires de manière à attirer ou repousser les travailleurs suivant les besoins de la production. Les prix du marché dépasseraient, comme aujourd'hui, le coût de production en salaires, et contiendraient un excédent, une plus-value correspondant aux revenus capitalistes actuels. Sur cet excédent, l'État servirait un intérêt aux particuliers qui lui auraient prêté des capitaux – car M. Sulzer n'interdit pas la possession des capitaux individuels et n'exclut pas tout revenu capitaliste; l'État prélèverait encore les dépenses publiques d'éducation et de culture, et les frais d'entretien des incapables. Ces déductions opérées, le reste serait distribué aux travailleurs en proportion de leurs salaires, à titre de bonification et de participation aux bénéfices collectifs

Notre attention doit se porter sur la monnaie introduite dans ce système, sur les bons inconvertibles destinés à remplir les fonctions de la monnaie métallique. M. Sulzer pense que l'État socialiste serait parfaitement capable d'adopter comme étalon ce papier-monnaie, et de le maintenir en circulation, à la condition de ne pas commettre de fautes, c'est-à-dire, je suppose, à la condition de ne pas faire d'émissions excessives. En effet, dit-il, la circulation de ce papier serait particulièrement large et sûre dans un État qui, payant tous les travaux, vendant toutes les marchandises et centralisant tout le commerce avec l'étranger, ne donnerait ou n'accepterait en paiement, dans les relations intérieures, que son papier-monnaie à l'exclusion de la monnaie métallique.

Les certificats de valeur ou bons de circulation de MM. Sulzer, Gronlund et Georges Renard semblent avoir la même nature que les bons de travail du collectivisme ordinaire. Néanmoins, les conditions de leur circulation se trouveraient transformées par le fait que la valeur se déterminerait d'une façon toute différente; aussi peut-on se demander si cette monnaie serait encore possible dans ces conditions.


  • § III. Incompatibilité d'une unité de valeur purement idéale avec le jeu de l'offre et de la demande.


Le régime de la valeur, dans les diverses variétés du collectivisme qui cherchent à combiner la monnaie en bons sociaux avec l'offre et la demande, diffère à la fois du mode actuel et du mode collectiviste. Il est essentiel d'en bien saisir les caractères propres.

L'unité de valeur ne serait plus, comme aujourd'hui, une marchandise matérielle déterminée, un certain poids d'or ou d'argent, tirant de la valeur d'usage de sa matière spécifique une certaine valeur d'échange variable vis-à-vis des marchandises. Elle ne serait pas non plus un billet de papier convertible à vue, simple titre représentatif circulant à la place des espèces, et confondant sa valeur avec celle de l'or qu'il permet d'obtenir instantanément. Le bon de papier ne ressemblerait même pas au papier-monnaie ordinaire momentanément inconvertible, qui porte désignation d'espèces, et qui constitue une promesse plus ou moins solide de payer en numéraire, à échéance indéterminée, la somme désignée sur sa vignette. Un billet de cent francs auquel l'État donne cours forcé peut être plus ou moins déprécié à cause de son inconvertibilité; néanmoins, toute la vateur qu'il porte, il la doit à l'éventualité plus ou moins précaire d'un remboursement, et il la perdrait totalement, si toute chance de reprise des paiements en espèces venait à disparaître. La valeur du papier-monnaie inconvertible, dans la mesure où elle existe, est donc elle-même dérivée, empruntée tout entière à celle de l'or; la monnaie-marchandise en métal, celle qui tire toute sa valeur de son utilité comme marchandise, reste la base de toute mesure de la valeur; c'est toujours elle qui, derrière l'étalon direct des prix et d'une façon invisible, joue le rôle d'étalon essentiel et autonome, auquel l'étalon de papier suspend sa valeur amoindrie. En un mot, dans toutes les sociétés et sous tous les régimes monétaires, la mesure de la valeur n'a jamais été donnée, jusqu'ici, que par une monnaie-marchandise.

Rien de tel dans le régime qui nous occupe. Le bon de circulation est un papier sans désignation d'espèces, sans relation aucune avec l'or ou toute autre marchandise, sans éventualité de remboursement en espèces; c'est une monnaie parfaitement autonome qui doit se suffire à elle-même. Evidemment une pareille monnaie, qui n'a de valeur ni par sa matière propre, ni par assignation sur une marchandise déterminée, ne peut être qu'un simple signe; c'est le symbole d'une unité de valeur purement abstraite, conçue par l'esprit indépendamment de toute détermination physique; c'est un porte-valeur symbolique, qui représente par convention une certaine grandeur de la substance valeur, grandeur arbitrairement fixée pour servir d'étalon comme mesure des valeurs, grandeur uniforme et invariable dans le temps et dans l'espace. Aussi le signe lui-même n'a-t-il rien d'essentiel; sa matière, son existence même, n'ont aucune importance; tous les mouvements de valeur pourraient s'opérer au besoin par de simples jeux d'écriture, dans lesquels les chiffres désigneraient l'unité idéale, sans aucun rapport avec un certain poids de métal ou une certaine unité de marchandise prise comme terme commun des rapports de valeur.

Telle nous apparaît, dans sa nature essentielle, l'unité de valeur des systèmes que nous étudions : une unité de mesure immatérielle, représentée dans la circulation par une monnaie purement symbolique. Il semble que cette analyse soit déjà suffisante pour en faire ressortir le caractère utopique. Et pourtant, nous n'avons pas soulevé d'objection théorique contre l'usage des bons de travail, lorsque nous avons exposé la critique du collectivisme ordinaire. L'unité de valeur collectiviste n'est-elle pas aussi de nature immatérielle ?

Il est vrai; mais elle se présente dans de tout autres conditions, qui rendent possible, au moins en théorie, la circulation des bons de travail. L'unité de valeur du collectivisme pur est bien elle-même, jusqu'à un certain point, une unité idéale, puisqu'elle est constituée par l'heure de travail social ou moyen, qui n'est qu'une abstraction. Cette unité, déterminée par de multiples calculs de moyennes et à la suite de diverses déductions pour les charges publiques, est aussi une abstraction; peut-être même ne correspond-elle jamais à l'heure de travail effectif, dans aucun des cas individuels où elle sert à mesurer la valeur. Néanmoins, on conçoit encore, à la rigueur, que le système collectiviste ordinaire puisse fonctionner, parce que la taxation des valeurs s'y fait d'après des règles fixes qui s'exercent sur des éléments appréciables. Sans doute, personne ne peut se représenter, par une image saisissable, la grandeur de l'unité abstraite de la valeur-travail; mais, au moins, l'unité de valeur qui doit permettre à l'autorité publique de taxer les travaux et les produits est construite suivant des règles de calcul qui se basent sur des données concrètes. Très probablement, ces règles seraient impraticables, à cause de la complication du calcul des moyennes. Le calcul n'en est pas moins théoriquement possible, parce qu'il opère sur deux éléments matériels : l'heure, division du temps, et les travaux individuels. Si l'on divise, en effet, la somme des produits individuels d'un certain genre par la somme des heures de travail consacrées à leur production, on obtient le produit-type d'une heure de travail social. L'autorité chargée de la taxation peut donc suivre la règle de calcul qui lui est prescrite, et fixer la valeur des travaux individuels et de leurs produits par comparaison avec le type concret qui sert d'étalon de leur côté, les travailleurs savent exactement ce qu'ils doivent recevoir, et les consommateurs ce qu'ils doivent payer.

Au contraire, le mécanisme de la valeur me paraît impossible, même théoriquement, dans tout système qui, comme celui de JM. Sulzer ou même de M. Georges Renard, adopte comme étalon un simple signe de valeur abstraite, tout en faisant une place plus ou moins large à l'offre et à la demande.

Ce n'est pas que l'équilibre entre les bons émis par l'Administration et les prix des produits, équilibre certainement difficile à observer dans le collectivisme pur, soit absolument impossible dans le nouveau système. Des valeurs qui varient librement suivant l'offre et la demande et qui, en conséquence, se fixent à des taux différents pour les travaux et les produits, seraient sans doute plus difficiles à maintenir en équilibre que des valeurs qui sont taxées d'office suivant une règle uniforme pour les travaux et les produits. Néanmoins, une Administration habile et rigoureuse pourrait peut-être y réussir encore, à la condition de ne pas laisser les prix de revient dépasser les prix de vente, ni les dépenses administratives dépasser les recettes nettes.

Mais le véritable vice du système tient à la nature purement abstraite de l'unité de valeur. J'ai cherché à montrer, dans une étude antérieure sur La mesure de la valeur, qu'une unité de valeur absolument idéale est un non-sens, parce que l'absolu nous échappe nécessairement. On conçoit encore une unité de mesure idéale, quand elle peut être construite au moyen d'éléments matériels et tangibles fournissant les bases d'un calcul mathématique; c'est le cas du mètre cube, unité de volume qui n'est représentée par aucun objet matériel, mais qui peut être obtenue par un calcul prenant pour base le mètre de platine déposé aux Arts et Métiers; c'est aussi le cas, nous l'avons vu, pour l'unité de valeur collectiviste. Mais l'unité de mesure de M. Sulzer n'est plus l'heure de travail social, lors même qu'elle continue à en porter le nom; le travail cesse d'être la substance créatrice et la mesure de la valeur, puisque les variations de l'offre et de la demande entraînent constamment la valeur en dehors du coût mesuré en travail social; l'unité de valeur, affranchie de toute règle de calcul et de toute attache matérielle, même indirecte,, devient absolument idéale. Or, une grandeur de cette nature est en dehors des limites de l'intelligence humaine.

Si ces unités de valeur, représentées par des certificats, sont insaisissables et ne figurent rien à l'esprit, comment pourrait-on s'en servir dans les échanges? Sur quelle base estimerait-on qu'une marchandise vaut deux ou trois certificats, si ces chiffons de papier ne sont que les symboles d'une valeur qui n'a de corps nulle part? Comment le public et l'Administration elle-même, ayant à établir les prix en dehors de toute règle mathématique de taxation, pourraient- ils apprécier le nombre d'unités qu'il conviendrait d'offrir ou de demander comme prix des travaux et des marchandises? Car cette appréciation serait toujours nécessaire, non seulement si les salaires et les prix devaient sortir des enchères, mais même s'ils étaient taxés par l'Administration; la taxe, en pareil cas, ne serait qu'une indication du salaire offert ou du prix demandé par l'Administration d'après l'état du marché; elle serait établie sans autre régie que l'obligation de se conformer à des courants d'opinion, et resterait subordonnée à leurs variations. Dans ces conditions, il me paraît évident que la monnaie-signe, inintelligible pour tous, n'aurait aucune valeur et ne pénétrerait pas dans la circulation; les comptes ne pourraient pas s'établir en unités idéales, et l'usage s'établirait infailliblement de mesurer les valeurs sur une tierce marchandise, monnaie métallique émise par des banques privées ou billets convertibles revêtus de leur signature.

Toute combinaison tendant à faire jouer l'offre et la demande sur des unités de compte abstraites est impraticable, parce que toute recherche de l'absolu est théoriquement irrationnelle et condamnée à l'insuccès.


Section II. Socialisme d'Etat.

Supposons que l'État se soit emparé, d'une manière ou d'une autre, de tous les instruments de production; il exploite les terres de culture, les mines, les usines et les ateliers, les transports par terre et par eau; non pas en ce sens qu'il exploite toutes les entreprises - peut-être confie-t-il la plupart des exploitations aux communes, aux associations et aux individus, - mais en ce sens qu'il garde la direction de la production tout entière, assignant à chaque groupe ses instruments et sa tâche; il se charge de la distribution des produits sur le territoire, et de leur vente aux consommateurs; en un mot, il réalise une socialisation de la production et de la circulation aussi complète que dans le collectivisme pur. Mais la valeur, au lieu d'être taxée en unités de travail, varie librement sous l'influence de l'offre et de la demande, et s'exprime, non pas en bons symboliques d'une unité de valeur idéale, mais en monnaie métallique. Le régime diffère essentiellement sur ce point du véritable collectivisme; nous l'étudierons sous le nom de socialisme d'Etat, que nous lui avons réservé par convention.

Cette conception socialiste est bien plus facile à saisir que celle du collectivisme, parce qu'elle ne bouleverse pas notre notion habituelle de la valeur. Salaires et prix s'établissent, se mesurent et se paient en espèces ou en billets gagés par le métal. L'État ouvre des enchères pour l'adjudication des travaux et des marchandises ou bien il fixe lui-même les prix qu'il offre aux travailleurs et ceux qu'il demande aux acheteurs, mais en observant toujours les fluctuations de l'offre du travail et celles de la demande des marchandises.

Ce socialisme n'est pas seulement plus simple, il est aussi mieux équilibré et plus favorable au progrès matériel que le collectivisme.

L'équilibre de la production et des besoins est le problème fondamental de toute organisation sociale; comment se règle-t-il dans un régime de socialisme d'État intégral? L'État peut être considéré comme une sorte de Trust immense et unique, ou plutôt comme une grande Coopérative nationale de production et de consommation, exerçant un monopole absolu vis-à-vis des travailleurs et des consommateurs. Mais ce monopoleur poursuit des fins plus hautes qu'un trust capitaliste; au lieu de rechercher le plus grand bénéfice, il recherche la plus grande utilité sociale. Tandis qu'un monopoleur individuel pousse les prix au delà du coût de production, jusqu'au point où le retrait des consommateurs ferait tomber son bénéfice au-dessous du maximum, l'État socialiste ne doit viser qu'à couvrir ses charges de toute nature et à développer son outillage productif. Dans ses frais, il comptera l'amortissement du capital usé ou consommé mais l'intérêt, qui entre nécessairement dans le coût de production en régime individualiste, parce que la production s'arrêterait s'il n'était pas couvert, cessera d'y figurer dans un régime où le capitaliste et producteur unique n'aura pas pour objectif de réaliser un profit. L'État, en principe, étendra donc sa production jusqu'au point d'équilibre où l'offre sera suffisante pour satisfaire toutes les demandes au prix coûtant. Toutefois, pour les produits dont les prix de revient sont inégaux, l'État ne pourra pas se contenter du prix coûtant moyen; le pouvoir d'achat des consommateurs ne se limitant plus, comme dans le pur collectivisme, à la valeur globale des produits taxée par l'autorité, il serait impossible d'établir l'équilibre de l'offre et de la demande au prix coûtant moyen dans les diverses branches des productions naturelles. Il faudra donc, comme aujourd'hui, arrêter la production agricole et minière lorsque l'offre et la demande s'équilibreront sur le prix de revient des quantités les plus coûteuses. L'État profitera de la rente différentielle, et pourra l'affecter aux dépenses d'administration, à l'entretien des incapables et à l'accroissement du capital collectif.

L'Administration, restant chargée de diriger la production, saurat- elle mieux réaliser l'équilibre que dans le collectivisme pur? Trouvera- t-elle dans les prix un guide sûr, une garantie contre les erreurs inévitables auxquelles elle est exposée lorsqu'elle doit estimer directement les besoins sur des renseignements statistiques? La réponse peut paraître douteuse; car une organisation économique qui supprime toute concurrence du côté de l'offre ne semble pas, à cet égard, très différente du collectivisme.

Lorsque la production est libre, les prix des marchandises, résultant des offres et des demandes faites en concurrence de part et d'autre, se fixent en dehors de la volonté des producteurs individuels soumis à l'action d'une force indépendante, les prix offrent aux producteurs un point d'appui extérieur, un indicateur autonome des besoins du marché et de la direction qu'il convient de donner à la production.

Rien de pareil, semble-t-il, quand l'offre vient d'un producteur unique, État, trust ou coopérative; les prix ne résultent alors que des quantités produites et offertes par le monopoleur, et ne lui procurent par eux-mêmes aucun élément objectif et indirect d'appréciation sur les besoins de la consommation, indépendamment de l'estimation directe qu'il a du faire pour produire ses marchandises; ils ne le dispensent donc pas de faire cette estimation pour l'avenir. Quand l'État socialiste abaisse le prix de la toile en magasin, cette baisse ne lui fournit aucun renseignement qu'il ne possède déjà par l'inventaire de son stock invendu, puisque c'est lui-même qui la décidé en conséquence de l'inventaire, pour accélérer la vente d'une marchandise qui s'écoule difficilement; et de même en cas de hausse. Le prix est toujours la conséquence, et non jamais la cause des restrictions ou des accroissements de la production; ces variations du prix suivant l'offre et la demande ont leur importance pour la distribution des produits existants, mais non pour la détermination des quantités à produire, qui doit se faire, comme en collectivisme, sur renseignements directs.

Le raisonnement est juste, en effet, lorsqu'il s'agit de marchandises comme la toile, qui peuvent être reproduites à prix de revient uniforme. Pour les produits naturels, au contraire, le prix qui sort du débat entre le seul vendeur et la masse des acheteurs, bien que résultant encore des quantités offertes parle monopoleur, lui fournit cependant, sur les quantités à produire ultérieurement, une indication nouvelle, indépendante des renseignements qu'il possède sur l'état des besoins. Ce prix, en effet, est supérieur, égal ou inférieur au prix de revient des quantités les plus coûteuses que l'État a cru devoir produire; il indique donc à l'Administration, de la façon la plus précise, que ces quantités sont préférées par les consommateurs à toute autre production, ou inversément; il la renseigne sur la mesure des frais qu'il convient de consacrer à chaque production suivant l'ordre d'urgence des besoins collectifs, beaucoup mieux que ne pourraient le faire des statistiques et des informations directes. L'Administration reste toujours exposée aux défaillances dans l'exécution du service; au moins est-elle préservée des fautes les plus graves dans l'appréciation des besoins. A ce point de, vue, le socialisme d'État est réellement supérieur au collectivisme; il ne subordonne pas aussi étroitement l'équilibre à la volonté faillible des gouvernants.

Sur les autres questions d'équilibre, la supériorité du socialisme d'État est plus visible et plus décisive encore. Il est évident que les variations des prix établissent naturellement l'équilibre entre la demande et les approvisionnements, entre l'offre du travail et les besoins de la production, sans les procédés arbitraires ou coercitifs auxquels le collectivisme est obligé de recourir. L'Administration hausse ou baisse les prix suivant que les quantités en magasin sont inférieures ou supérieures à la demande; elle hausse ou baisse les salaires dans les différentes professions et localités, pour attirer ou repousser les travailleurs suivant les besoins.

Le régime est aussi plus favorable au progrès matériel que le collectivisme. Les travailleurs sont personnellement intéressés à satisfaire les goûts du public par des améliorations et des perfectionnements de qualité, parce que l'accroissement de la demande doit provoquer, au moins momentanément, une hausse de leurs salaires. S'ils sont encouragés par des primes, ils sauront veiller soigneusement à l'entretien du matériel et à l'économie des matières. S'ils sont payés aux pièces, ils seront même intéressés à l'introduction des machines qui multiplient les produits; car, en supposant que la demande s'accroisse dans la même mesure que la production, leur salaire journalier s'élèvera avec la masse des produits, jusqu'au jour où le tarif s'abaissera sous la pression des travailleurs attirés par la hausse.

Au point de vue socialiste, l'organisation qui vient d'être décrite n'est pas moins conforme que le collectivisme aux principes essentiels de la doctrine. Pas de crises par l'effet de la concurrence, puisque la production se fait sans concurrence. Pas d'inégalités capitalistes dans la répartition des produits, puisque l'État est seul capitaliste. Parmi les revenus capitalistes, l'intérêt et le profit disparaissent; la rente économique subsiste, il est vrai, mais au profit de l'État seulement. Le bénéfice que l'État réalise sur les produits dont l'offre est momentanément inférieure à la demande compense les pertes qu'il éprouve dans l'hypothèse inverse; quant à la rente du sol, si elle excède les charges publiques et les besoins de l'épargne collective, elle peut être distribuée aux travailleurs en proportion de leurs salaires. Les seules inégalités qui subsistent sont des inégalités de salaires; les unes, permanentes, résultent de ce que certains travaux sont plus difficiles ou plus pénibles que d'autres; les autres, temporaires, résultent des oscillations accidentelles de l'offre et de la demande dans des emplois également recherchés. En aucun cas, ces inégalités ne sont en contradiction essentielle avec le principe A chacun suivant son travail.

Mais, dira-t-on peut-être, le socialisme d'État conserve le salariat! Il est vrai, puisque les producteurs ne sont pas indépendants, propriétaires de leurs instruments et de leurs produits, libres de régler la production à leur guise sous la seule sanction des profits et des pertes. Mais le collectivisme ne réduit-il pas lui-même tous les producteurs à l'état de salariés? Ne les soumet-il pas, comme le socialisme d'État, à des autorités qui, même si elles sont élues par le groupe professionnel, exercent le pouvoir au nom d'une personne supérieure? Le salaire, estimé et payé en bons de travail dans un cas, l'est en argent dans l'autre; mais qu'importe, si la répartition des produits s'opère tout de même en proportion du travail, sans prélèvements capitalistes?

Le socialisme d'État intégral observe donc les principes socialistes aussi fidèlement que le collectivisme, sans présenter les mêmes vices de construction. Que reste-t-il donc, contre lui, des critiques adressées à l'autre forme socialiste?

Il en reste que la machine administrative est toujours aussi lourde et aussi compliquée. L'Administration est déchargée de l'estimation directe des besoins dans les productions naturelles; mais, à part cet allégement, les services socialisés de la production, des transports, des logements, des approvisionnements régionaux, des échanges avec l'étranger, sont aussi dangereusement disproportionnés aux forces humaines et aux capacités d'un gouvernement que dans le pur collectivisme.

Au point de vue des améliorations techniques et de l'économie des frais, c'est beaucoup, sans doute, de ne pas se heurter à la résistance ou à l'apathie des travailleurs; mais là n'est pas le principal. Le véritable moteur du progrès économique, dans toute organisation sociale, c'est la tête qui conçoit et qui commande. Or, à cet égard, les deux régimes se valent; c'est toujours une direction purement administrative qui est comptable du progrès; l'incomparable puissance des énergies individuelles tendues vers la production et vers l'épargne est perdue sans compensation, sacrifiée sans être remplacée.

Quant à la liberté individuelle, elle n'est pas beaucoup mieux garantie par le socialisme d'État. On y respecte la liberté du choix de la profession et du domicile; mais la liberté des besoins reste à la discrétion de l'autorité publique; toute indépendance disparait, tant pour le producteur que pour le consommateur; il n'est si mince culture, si petit atelier qui ne tombe sous la domination d'un fonctionnaire électif; aucune des activités extérieures de l'homme n'échappe au pouvoir démesuré de l'État.

Dans cet État formidable, inerte et oppressif, on étouffe et on languit autant que dans la société collectiviste. Il faut y ranimer la vie en y ramenant la liberté; il faut décentraliser, émanciper la commune et la corporation, libérer l'individu! Le socialisme d'État ne peut se concevoir comme un bloc; il doit subir l'alliage du socialisme communal, du socialisme corporatif et de l'individualisme.

Aussi s'explique-t-on que le socialisme d'État intégral n'ait jamais fait l'objet d'un exposé systématique, en dehors des systèmes bâtards que nous avons étudiés précédemment. Si les collectivistes se résignent à l'omnipotence de l'État mal dissimulé sous le nom de société, collectivité, etc., c'est qu'ils pensent que la répartition ne pourrait se faire en proportion du travail, si la valeur n'était pas fixée en unités de travail; or, la valeur-travail n'est certainement possible que dans un régime de socialisation intégrale et de production administrative centralisée. Mais le socialiste affranchi de cette chimère d'une valeur déterminée en travail se refuse généralement à absorber dans l'État toutes les formes de la vie libre; il profite toujours de la souplesse du socialisme d'État pour réserver une large place à l'association et à l'individu. Il tient aussi à ménager les transitions; en politique avisé, il admet la réalisation progressive du socialisme, et respecte la propriété du petit producteur indépendant, parce qu'elle est compatible avec un système qui ne révolutionne pas le régime de la valeur. Aussi le socialisme d'État n'a-t-il jamais été présenté autrement que sous une forme mélangée, partielle et progressive. Il se combine toujours, à doses plus ou moins fortes, avec le socialisme communal, le socialisme corporatif et l'individualisme, suivant des variétés que nous étudierons à la section suivante.

Ces caractères sont bien ceux du programme de Saint-Mandé exposé par M. Millerand en 1896. Le programme de Saint-Mandé n'est pas un plan de société idéal et complet, comme peut l'être le système d'un philosophe; c'est un programme de politique socialiste. Son objectif essentiel d'organisation sociale est ainsi défini " Intervention de l'État pour faire passer du domaine capitaliste dans le domaine national les diverses catégories des moyens de production et d'échange au fur et à mesure qu'elles deviennent mûres pour l'appropriation sociale." Il n'est question, dans ce programme, ni de transformation du régime de la valeur, ni d'appropriation sociale immédiate de tous les moyens de production, ni d'expropriation sans indemnité. La socialisation ne doit pas atteindre les propriétés individuelles exploitées par le travail personnel de leur possesseur; elle ne doit s'appliquer qu'à la propriété capitaliste, exploitée au moyen du travail salarié. Le but immédiat, c'est l'incorporation successive des grandes industries dans le domaine collectif chemins de fer, mines, banques, raffineries, distributions d'eau et de, gaz, tramways, etc.

Le programme de Saint-Mandé n'est donc pas l'exposé d'un système de socialisme intégral; le collectivisme qui s'y trouve est un collectivisme évolutionniste, qui se réalise par l'extension progressive des services publics de l'État, et des municipalités. Nous aurons a apprécier, dans la deuxième partie, la portée de l'évolution contemporaine dans cette direction.


Section III. Socialisme communal.

Le socialisme communal subit généralement l'alliage du socialisme d'État, du socialisme corporatif et même de l'individualisme. Néanmoins, au milieu de ses nombreuses variétés, il est possible de discerner certains traits généraux qui en forment la base commune; si, dans la plupart des systèmes, les exploitations les plus vastes sont confiées à l'État, la commune n'en reste pas moins le pivot de l'organisation économique.

César de Paepe, au Congrès socialiste de Bruxelles en 1874, avait esquissé un plan d'organisation des services publics, dans lequel les entreprises de production et de transport devaient appartenir, suivant leur importance, à l'État, aux communes, aux associations ouvrières ou aux individus. Le régime de la valeur ne semblait pas subir de transformation essentielle; de Paepe prévoyait bien que les magasins généraux délivreraient aux producteurs des warrants ou bons de circulation, échangeables contre des objets de consommation dans les halles et bazars communaux; mais ces bons ne paraissaient pas exclure l'usage de la monnaie métallique.

Dans une brochure publiée en 1883, M. Brousse montre qu'il y a, dans les sociétés modernes, une tendance à l'extension des services publics. Le prolétariat doit favoriser ce développement dans certaines circonstances; s'il devient maître du pouvoir politique, il doit accélérer et systématiser le mouvement, pour fonder une sorte de collectivisme dans lequel la société État ou commune fournira le capital, tandis que les associations ouvrières fourniront la main d'oeuvre. Cette ébauche, évidemment très incomplète, suffit cependant pour montrer qu'il s'agit d'un régime mixte dans lequel la socialisation doit se réaliser progressivement; il suppose par conséquent l'usage de la monnaie métallique.

Le même caractère se retrouve encore dans le programme de réformes immédiates que Benoît Malon propose avant la réalisation intégrale du collectivisme. A l'État les chemins de fer, les mines, carrières, canaux et messageries maritimes, les grands monopoles industriels et les grandes industries métallurgiques, la banque nationale, etc. A la commune le service des eaux, de l'éclairage et des transports en commun, celui des logements, des approvisionnements (meuneries, boulangeries, boucheries). La commune établirait des magasins généraux, qui délivreraient des warrants aux producteurs et pourraient leur faire des avances; ces magasins vendraient les marchandises à un prix raisonnable, et contraindraient le commerce à se contenter d'un bénéfice modéré. Le programme tend donc à l'extension des services publics de l'État et des municipalités sur la base de la production libre, de la concurrence et de la monnaie métallique.

Les conceptions sociales de M. Antoine Menger, exposées dans un écrit tout récent, se rattachent aussi, par certains côtés, au socialisme d'Etat; mais elles sont beaucoup plus accentuées dans le sens du socialisme communal.

Dans l'Etat populaire de travail, que l'auteur oppose à l'Etat individualiste de force actuellement existant, le gouvernement politique reste centralisé; quant aux fonctions économiques, elles sont au contraire complètement décentralisées, à lùexception de certains services très étendus, comme ceux des postes et des chemins de fer, qui doivent être gérés par l'Etat. La propriété des instruments de production et des objets d'usage durable ( maison d'habitation, mobilier, objets d'art, etc. ) est attribuée aux communes, qui deviennent, au moins pendant une période transitoire, le centre et l'organe essentiel de la vie économique ; les communes se trouvent donc inégales en richesse, suivant la nature des biens situés sur leur territoire.

Les communes, étant des unités économiques de production, établissent entre elles des rapports d'échange en argent, sous le contrôle ou la direction des autorités centrales; des contrats peuvent même se former entre les particuliers, à la condition qu'ils soient immédiatement liquidés, et ne mettent jamais un citoyen sous la dépendance d'un autre pour l'avenir. L'appareil actuel de la valeur en monnaie metallique subsiste donc intégralement; les prix s'établissent librement en concurrence dans leurs échanges entre communes. Mais on n'apercoit pas clairement si la commune est obligée de régler sa production sur les ordres de l'autorité centrale, ou si elle reste libre de la diriger à sa guise sous la seule inspiration de son intérêt, qui l'engage en effet à satisfaire aussi exactement que possible les besoins des autres communes, pour obtenir d'elles les prix les plus avantageux. Ce point serait cependant essentiel à preciser, car, si la production communale était soumise à la direction de l'Etat, la société présenterait non plus le type du socialisme communal, mais celui du socialisme d'Etat intégral.

Quant à l'organisation interne de la cellule économique, M. Menger la conçoit sur des bases communistes. Dans la commune, tout individu a droit à l'existence; en d'autres termes chacun a le droit de recevoir et de posséder en propre des moyens de consommation en quantité suffisante pour mener une existence digne d'un être humain; nul ne peut donc prétendre à un droit particulier sur les produits de son travail, tant que les besoins primordiaux de tous les citoyens ne sont pas satisfaits. En revanche, tout individu valide est obligé au travail dans une mesure déterminée, sur l'ordre de l'autorité publique, et tout réfractaire subit des peines disciplinaires. L'autorité municipale désigne à chaque travailleur le groupe professionnel dans lequel il doit être incorporé, de même qu'elle assigne à chaques groupes ses moyens de production et les chefs qui doivent y commander le travail, sans jamais permettre à aucun groupe de s'affilier à une organisation plus large en dehors de la commune. L'individu se trouve donc attaché à une commune par le droit à l'existence et l'obligation au travail; nul ne peut passer d'une commune dans une autre sans le consentement des autorités municipales intéressées, sauf le droit pour l'administration centrale d'imposer de nouveaux membres aux communes les plus prospères.

Il ne ferait pas bon de vivre dans le workhouse de M. Menger.


Chapitre 8. Socialisme corporatif et coopératisme.

Avec le socialisme corporatif, nous passons des formes autoritaires du socialisme à ses formes libérales. Dans tout socialisme corporatif, la production, au lieu d'être une fonction administrative de l'Etat ou des communes, est une fonction indépendante, entreprise par des associations libres qui ne sont pas des unités politiques et n'exercent pas la puissance publique. Ces associations acquièrent la possession de la terre et des capitaux productifs, avec ou sans l'aide de l'État; elles règlent librement leur production en vue de l'échange, sans être astreintes à une direction administrative. Dans cette agrégation de sociétés coopératives, le socialisme est réalisé plus ou moins complètement par des combinaisons tendant à répartir le revenu en proportion du travail.

Le socialisme sociétaire présente de nombreuses variétés. Ses représentants poursuivaient jadis le but utopique d'introduire la mesure de la valeur par le travail dans un milieu de production libre. Leurs systèmes ne devraient pas figurer parmi les formes socialistes qui conservent la valeur régie par l'offre et la demande; mais on ne pouvait, sans inconvénient, séparer l'ancien socialisme sociétaire du nouveau. Mon but n'étant pas de faire ici l'histoire des doctrines, nous passerons rapidement sur ces utopies, qui n'ont plus qu'un intérêt rétrospectif. Mais nous nous arrêterons plus longuement sur les nouveaux systèmes, qui cherchent à sauvegarder le principe socialiste en maintenant les corporations librement ouvertes; nous réserverons aussi une place au coopératisme, qui est lui-même une variété du socialisme corporatif, mais une variété originale, jouissant du privilège d'être vivant dans les sociétés modernes.


Section I. Anciennes formes du socialisme coproratif.

Robert Owen, cherchant à écarter le profit, cause de l'inégalité et de la misère, concevait théoriquement une vaste organisation des classes productrices, dans laquelle les sociétés coopératives ou les trades-unions, fédérées par industries ou corporations nationales, supprimeraient la concurrence et échangeraient leurs produits d'après le principe équitable de l'échange du travail contre une égale quantité de travail; il ne prévoyait d'ailleurs pas l'existence d'un régulateur central de la production au milieu des corporations autonomes. En fait, Robert Owen fut entraîné à une expérience prématurée et limitée.

Il fonda, à l'usage d'un grand nombre de sociétés coopératives fédérées, la Banque d'échange du travail (Equitable Labour Exchange, 1832), qui émit, pour représenter la valeur sociale, des bons d'une heure de travail (labour notes). Les adhérents recevaient de la Banque, en échange de leurs marchandises, des bons de travail pour la valeur courante de la matière (au taux de un bon pour six pence) et pour leur propre travail, estimé d'après le temps qu'un ouvrier ordinaire aurait employé à la même production; au moyen de ces bons, ils pouvaient se procurer à la Banque d'autres marchandises, également taxées à leur coût de production d'après les mêmes éléments.

Cette forme de la valeur est à peu près celle du collectivisme; mais ici, aucun régulateur ne remplace les oscillations des prix; aucune autorité centrale ne dirige la production, livrée à l'anarchie la plus complète; Robert Owen introduit la mesure rigide de la valeur par le temps de travail dans le monde de la concurrence et de la production libre, de sorte qu'il aboutit à l'absurde. Mme Sidney Webb rapporte que, parmi les articles mis en vente par la Banque au taux du travail dépensé, les uns, estimés au-dessous du prix courant (au taux de conversion de un bon pour six pence provisoirement adopté), étaient enlevés par des spéculateurs peu scrupuleux qui les revendaient avec bénéfice, tandis que les autres, produits sans tenir compte des convenances du public, restaient invendus. Il fallut donc élever le tarif des premiers et abaisser celui des seconds; à un tailleur qui se plaignait amèrement de ne recevoir qu'un bon de quinze heures pour un habit qui lui avait coûté trente heures de travail, il fallut répondre que la coupe de l'habit convenait à un très petit nombre de clients. D'autre part, il était impossible que cette nouvelle forme de la valeur fut propagée volontairement dans un milieu de production libre, puisqu'elle impliquait pour les producteurs et les capitalistes la perte du profit et de la rente. Enfin, il était incohérent, d'avoir deux systèmes de valeur concurrents dans la société; on était obligé d'établir une relation entre le bon d'une heure et la monnaie métallique, sans avoir le moyen d'en maintenir la fixité.

La banque du peuple imaginée par Proudhon devait aussi permettre à ses clients d'échanger entre eux, au moyen de bons émis par la Banque, leurs marchandises évaluées suivant le travail qu'elles avaient coûté. Mais Proudhon ne comptait pas, pour supprimer l'intérêt, la rente et le profit, et pour fonder la valeur en travail, sur le seul fonctionnement de ce mécanisme d'échange; il voulait y parvenir en propageant, au moyen de la Banque, le crédit gratuit dans la société capitaliste. La Banque du peuple, institution d'ailleurs purement privée, émettrait des bons de circulation inconvertibles en espèces pour les prêter gratuitement à ses clients, qui s'engageraient d'autre part à les recevoir en tout paiement.

« La Banque d'échange, disait-il, c'est l'abolition de tous les péages qui affectent la circulation des produits, sous les noms divers d'intérêts, de rentes, de loyers, de fermages, dividendes, bénéfices, etc. »

Dans sa théorie du crédit gratuit, Proudhon méconnaissait les conditions inhérenté à la propriété privée et au capital individuel; il négligeait en particulier la différence d'utilité et de valeur qui existe entre un bien actuel et un bien futur, dans cette sorte d'échange qu'on appelle un prêt. Aussi ses moyens de réalisation étaient-ils condamnés à l'impuissance.

II se figurait que des capitaux fictifs, créés à volonté sur le papier, pourraient jouer le rôle des capitaux en nature, et que, mis gratuitement à la disposition des emprunteurs, ils pourraient, par leur concurrence, contraindre les véritables capitaux à se passer eux-mêmes de revenu. En réalité, son papier inconvertible, gagé par les effets de commerce et les billets des emprunteurs, aurait été complètement déprécié. Bien qu'énoncé en espèces, il n'aurait représenté aucune valeur réelle, aucun étalon matériel, puisqu'il ne devait jamais être remboursé en numéraire. De plus, il aurait fallu, pour exercer une action déprimante sur le revenu capitaliste, émettre ce papier en quantité illimitée, donner satisfaction à toutes les demandes, consentir des avances et commandites gratuites à tous les cultivateurs, à toutes les associations ouvrières, pour leur permettre de se procurer la terre et les instruments de production sans charge d'intérêts. Encore la tentative eût-elle été vaine, car les possesseurs de terres et de capitaux productifs n'auraient jamais eu la naïveté de s'en déssaisir en échange d'un papier sans garantie sérieuse, alors qu'il leur eût été facile d'obtenir ce même papier gratuitement à la Banque s'ils en avaient eu besoin. En supposant d'ailleurs que le crédit gratuit eût été réalisé, l'intérêt, cessant de faire partie des frais de production, aurait peut-être disparu par l'effet de la concurrence; mais la rente du sol et le profit, ayant leur source dans cette même concurrence qui pousse les prix de certaines marchandises au delà de leur coût de production, auraient certainement subsisté pour les propriétaires et les exploitants. La loi de l'offre et de la demande n'aurait donc pas permis à la valeur de se constituer et de se mesurer en travail, comme le voulait Proudhon.

Ces essais étaient informes, parce qu'ils tendaient à introduire dans la société capitaliste un système de valeur incompatible avec la production libre. Tout socialiste qui respecte la concurrence et la production individuelle en vue de l'échange est tenu de conserver en même temps la valeur d'échange mesurée en monnaie métallique et soumise aux variations de la valeur d'usage. Aussi les tentatives de Robert Owen et de Proudhon sont-elles restées isolées. Dans le cadre du socialisme sociétaire, les phalanstères de Fourier, les ateliers sociaux de Louis Blanc, les sociétés coopératives subventionnées par l'État de Lassalle, sont des organes plus ou moins libres qui produisent et qui échangent sous l'empire des lois ordinaires de la valeur.

Le projet ébauché par Louis Blanc en 1848 était un mélange de socialisme d'État et de socialisme sociétaire. A l'État, il attribuait les chemins de fer, les mines, la Banque, les assurances, des entrepôts et magasins de vente au détail. A côté de l'État et commanditées par lui, des associations ouvrières, propriétaires de leurs terres et de leurs capitaux, devaient envahir progressivement le champ de la production agricole et industrielle par l'irrésistible attrait de leur puissance. Ces associations, après avoir pourvu à l'intérêt et à l'amortissement de leurs emprunts, au salaire des travailleurs et à diverses dépenses d'un caractère communiste, auraient partagé le quart de leurs bénéfices entre les travailleurs. Mais Louis Blanc, tout en conservant la concurrence entre les associations de production, cherchait à la limiter en donnant à l'autorité le droit de fixer, pour chaque industrie, le salaire local et le prix du produit. Il ne voyait pas que l'Etat n'est maître des prix que s'il dirige lui-même la production, et il retombait dans toutes les erreurs et les difficultés de la politique du maximum. Il voulait que le prix fut déterminé de manière à laisser aux producteurs un certain bénéfice licite au delà du prix de revient, et pensait peut-être, tout en laissant subsister l'intérêt, supprimer ainsi les inégalités de profit entre les associations. C'était une illusion; car le prix, nécessairement uniforme pour toutes les marchandises semblables, aurait dû être établi à un taux suffisant pour ne pas entraîner la ruine des entreprises les moins prospères et les moins favorisées de la nature; les exploitations placées dans de meilleures conditions auraient donc joui d'un profit supérieur et de la rente du sol.

C'est là, au point de vue socialiste, l'écueil sur lequel vient échouer le socialisme sociétaire, comme aussi le socialisme communal. Conservant la production libre en vue de l'échange, il se trouve dans l'alternative ou d'adopter la mesure de la valeur par le temps de travail, qui le mène à l'absurde, ou de laisser subsister, avec la valeur fixée par l'offre et la demande, l'intérêt, la rente et le profit. Aux producteurs individuels, il substitue plus ou moins complètement des associations de travailleurs; mais qu'importe, si ces associations sont elles-mêmes des citadelles d'individualisme, des sociétés de capitaux dans lesquelles les associés, en sus de leurs salaires, perçoivent des revenus capitalistes inégaux?

Les théoriciens contemporains du socialisme sociétaire, mieux instruits des lois de la valeur, ont donc dirigé tous leurs efforts de ce côté; ils ont cherché, dans la constitution des associations de production, le moyen d'écarter le revenu de monopole, sans changer cependant la nature de la valeur et sans soumettre la production à la réglementation de l'État, comme le fait M. Jaurès dans son collecvisme corporatif.


Section II. Corporations ouvertes; Systèmes de MM. Hertzka et Oppenheimer.

Lassalle est peut-être le premier qui ait songé aux associations librement ouvertes. Son but est la suppression des primes capitalistes pour que le produit se distribue dans la mesure des prestations fournies par chaque participant, il faut que le travail commun de la société s'exerce sur les avances communes de la société. Le moyen transitoire le plus doux pour améliorer la situation des travailleurs consisterait à créer, avec le crédit de l'Etat, des associations productrices de travailleurs, qui s'étendraient progressivement à l'ensemble de la classe ouvrière. Dans une même localité, chaque corps de métier formerait une association unique, de sorte qu'il n'y aurait pas concurrence entre les producteurs d'une même ville. Lassalle esquisse en même temps le projet d'une organisation centralisée : les diverses associations régionales d'un même métier pourraient se grouper en union centrale d'assurance, de manière à égaliser les risques, et à décider au besoin la translation de la production d'un lieu à un autre. Toutes les associations créées avec l'aide de l'État formeraient une union de crédit unique, et se communiqueraient réciproquement leurs renseignements statistiques sur les besoins de la production par l'organe de leurs commissions centrales. L'État n'aurait pas la dictature; il se réserverait seulement un droit de contrôle, pour veiller à l'observation des statuts et à l'emploi de ses avances. Dans l'association, le profit de l'entreprise serait distribué annuellement entre les travailleurs en sus de leurs salaires réguliers; mais chaque groupe professionnel resterait naturellement ouvert à tous les travailleurs du métier qui voudraient en faire partie. Lassalle se borne d'ailleurs à cette indication, sans en signaler les conséquences au point de vue de l'égalisation des profits

M. Dühring, dans les premières éditions de son Cours d'économie nationale, avait présenté un système de socialisme communal basé sur ce même principe de libre circulation, que M. Menger a également repris depuis lors. Dans ce système, la société se compose d'une fédération de communes celles-ci sont propriétaires de leur territoire et des établissements de production qui y sont situés, mais elles doivent admettre les nouveaux venus suivant des règles générales déterminées, et respecter la libre circulation des personnes. Les communes font entre elles des échanges; à l'intérieur de la commune, la valeur des travaux et des produits s'établit d'après le temps de travail moyen dépensé; néanmoins, la valeur s'exprime en monnaie métallique, qui subsiste comme moyen de circulation.

Deux auteurs allemands, MM. Hertzka et Oppenheimer, s'inspirant de ces combinaisons, ont tracé nouvellement des plans de société analogues. Tous deux exposent un état social dans lequel des associations de production, formant un réseau complet sur l'ensemble du pays, exploitent à leur profit la terre et les instruments de travail dont elles sont propriétaires, ou dont elles ont au moins la jouissance dans des conditions équivalentes à la propriété. Ces associations, entièrement libres dans la direction de la production, vendent leurs marchandises à des prix de concurrence. Elles répartissent le produit net de l'entreprise entre leurs membres au prorata du travail fourni, sauf à établir des primes ou des taux de répartition variables suivant les conditions de la concurrence.

Jusqu'ici, rien d'original. Mais un principe nouveau doit transformer l'association en instrument de rénovation sociale; c'est le principe du libre accès des entreprises à toute personne qui se présente pour y travailler et participer aux bénéfices. Grâce à la libre circulation qui s'établit entre les emplois, un même niveau de profits se maintient pour tous. Dans les établissements industriels qui réalisent les plus forts bénéfices, dans les établissements agricoles qui jouissent de la rente du sol la plus élevée, les travailleurs affluent, jusqu'à ce que les parts individuelles s'abaissent au même niveau qu'ailleurs. Nul ne peut donc se plaindre de l'inégale répartition des terres et des capitaux, même lorsqu'ils sont concédés sans charge de fermage ou d'intérêt; car une industrie privilégiée, faisant hausser les parts individuelles des travailleurs dans les autres industries par l'attraction qu'elle opère, communique à toutes les avantages dont elle jouit.

Les sociétés décrites par les deux auteurs se distinguent cependant par quelques différences notables.

Dans l'organisation sociale définie par M. Oppenheimer, les associations achètent les produits à leurs membres, et les revendent soit à d'autres associés, soit au dehors ces échanges se font en monnaie courante. Dans le Freiland de M. Hertzka, tous les produits sont livrés aux magasins publics. Là, les prix payés aux producteurs sont bien mesurés en monnaie métallique et fixés d'après l'offre et la demande mais la monnaie, si elle sert de mesure de la valeur, ne fonctionne jamais comme moyen de paiement; toutes les recettes et les dépenses des associations et des individus, si minimes soient elles, se règlent par de simples jeux d'écriture, par des inscriptions à leur débit et à leur crédit sur les livres d'une banque nationale. M. Hertzka veut sans doute que l'État puisse contrôler l'emploi des capitaux qu'il a prêtés, s'opposer à l'usure, et surtout faire connaître au public les bénéfices réalisés dans les exploitations particulières, pour que l'équilibre s'établisse par le déplacement des travailleurs exactement informés. Mais proscrire l'usage de l'argent, c'est proscrire du même coup la seule base tangible de la valeur en régime de concurrence.

Tandis que M. Hertzka suppose des associations de production qui exploitent chacune une branche d'industrie particulière, M. Oppenheimer conçoit la Siedlungsgenossenschaft comme un organisme complet qui se suffit à peu près à lui-même. C'est, sur le modèle de l'ancienne Marke germanique, une communauté économique et même politique, qui a pour base réelle une certaine portion de territoire. Le socialisme y est donc plutôt communal que corporatif; je le classe ici néanmoins, parce que la contrainte n'y apparaît pas. Cette communauté réalise l'union de l'agriculture et de l'industrie, car elle comprend à la fois une association agricole pratiquant la culture collective sur la terre commune, et des entreprises industrielles, coopératives et individuelles, créées et créditées par l'association mère dans la mesure de ses besoins. Elle est aussi une société coopérative de consommation, achetant les produits de ses membres et les revendant au prix coûtant. Par cette combinaison de formes, la communauté assure un débouché dans son sein aux produits de ses organes de production; pratiquant l'économie naturelle, elle est à l'abri de la conjoncture, et ne dépend du marché extérieur que pour les marchandises qu'elle ne peut produire elle-même, marchandises intéressant son confort sans doute, mais non son existence. D'autre part, la communauté, comme la société coopérative de consommation, a tout avantage à étendre le cercle de ses membres; les nouveaux producteurs sont en même temps des consommateurs pour la valeur intégrale de leurs produits, et viennent accroître la puissance et le crédit de l'association.

M. Oppenheimer se fait peut-être quelque illusion sur l'indépendance économique de ses communautés. Nous ne sommes plus au temps archaïque de l'économie naturelle, et nul groupe, si étendu soit-il, ne saurait, dans un état de haute civilisation, se dérober à la nécessité de l'échange avec l'extérieur pour le soutien même de son existence. La communauté de production et de consommation, quelle que puisse être sa puissance productrice, devra se procurer au dehors la houille, les métaux, les machines, les denrées coloniales, les matières exotiques nécessaires à ses industries; si elle entreprend la grande industrie, comme il est nécessaire pour agir sur le capitalisme, elle devra se conformer aux conditions modernes de la division du travail, et produire pour le marché national ou même universel; de toute manière, elle sera obligée, pour payer ses importations, de vendre des produits agricoles ou industriels à d'autres qu'à ses membres, et ne pourra par conséquent échapper aux risques de la concurrence avec le monde extérieur.

M. Hertzka, dans Freiland, trace son plan de société pour des colons qui s'établissent dans une contrée vierge, où des institutions capitalistes préexistantes ne gênent pas le développement de l'ordre nouveau; l'État, seul propriétaire nominal des terres, seul propriétaire aussi des instruments de production, qu'il se procure au moyen de l'impôt prélevé sur les revenus du travail, concède les terres et avance les capitaux aux associations de travailleurs sans charge de redevance. Cette peinture d'un état nouveau, présentée sous les couleurs les plus séduisantes, eut un si vif succès, qu'après quelques années de propagande, une souscription permit en 1894 de diriger une petite expédition vers l'Afrique orientale allemande pour tenter d'y fonder Freiland. Elle échoua, dit l'auteur dans la préface de sa dixième édition, à cause de certaines difficultés rencontrées en route, et du défaut de discipline et de concorde chez les membres de l'expédition.

Tout autre est la conception de M. Oppenheimer. S'il décrit des organismes nouveaux, ce n'est pas pour les plateaux de l'Afrique ou pour l'ile d'Utopie; c'est pour les pays d'ancienne civilisation, où ils peuvent naître et se développer à la faveur d'une législation libérale sur les associations. Les communautés territoriales, grâce au gage réel qu'elles pourraient offrir, à la solidarité de leurs membres, à la puissance de leur organisation coopérative, jouiraient d'un crédit très étendu, qui leur permettrait d'acheter la terre et les instruments d'exploitation. Dans la concurrence, la victoire leur serait assurée par la supériorité de leur production à grande échelle, le bon marché de leurs emprunts, la sûreté de leur clientèle, l'économie qu'elles réaliseraient en épargnant les frais d'intermédiaires et de transport. Elles s'empareraient donc progressivement de la production, et attireraient les travailleurs par tous les avantages matériels et moraux qu'elles leur offriraient. Lorsqu'elles seraient parvenues à se délivrer par l'amortissement du poids de l'intérêt capitaliste, elles posséderaient des terres qu'elles concéderaient sans fermage, des capitaux qu'elles prêteraient sans intérêt à leurs organes de production. Elles permettraient ainsi à leurs membres de bénéficier du produit intégral de leur travail, et obligeraient par leur concurrence les entreprises privées dont elles ne se seraient pas encore emparées à élever le salaire jusqu'au point où il absorberait le revenu capitaliste. Alors le capitalisme aurait vécu, et la transformation sociale serait complète.

A la différence de M. Hertzka, M. Oppenheimer place donc ses associations en plein milieu capitaliste, et sa foi dans leur puissance d'expansion est telle, qu'il les croit capables de tuer l'intérêt, la rente et le profit en pratiquant chez elles le crédit gratuit, la concession gratuite.

Sans discuter pour le moment ces prévisions optimistes, je suppose les associations parvenues à leur plein développement, soit dans un ancien État capitaliste, soit dans Freiland; la société sera-t-elle transformée ? Oui sans doute, à une condition essentielle, que négligeaient les premiers théoriciens du socialisme sociétaire et que les deux écrivains modernes mettent au contraire nettement en relief il faut que les associations, au lieu de rester de petits groupes fermés, comme l'ont été jusqu'ici les sociétés coopératives de production, soient ouvertes à tous, et admettent en participation tous ceux qui se présentent. Or, pour des entreprises de production, le libre accès, c'est le sacrifice du profit et de la rente du sol, de tout revenu qui dépasse le salaire courant du travail; sacrifice particulièrement onéreux dans la période de début de l'ordre sociétaire, quand les coopératives de production ne sont encore que des îlots dans le monde capitaliste, incapables de déterminer par leurs seules forces une hausse des salaires, mais condamnées, au contraire, à réduire les bénéfices de leurs membres au taux du salaire capitaliste, si elles doivent admettre en participation tous ceux qui leur demandent du travail.

Les nouveaux producteurs, dit-on, donnent au travail collectif un accroissement de productivité tel, que le dividende s'élève plus facilement que le diviseur; les associations de production ont donc tout intérêt à rester ouvertes. Singulières affirmations, contraires à toutes les données de l'expérience. Les associations ouvrières de production, si promptes à se fermer, comprennent-elles donc si mal leur intérêt ? Non, elles ne se trompent pas; s'il est souvent avantageux pour elles d'augmenter le nombre des travailleurs qu'elles emploient, lorsque l'importance de leur capital et l'étendue de leurs débouchés leur permettent d'agrandir l'entreprise, il est avantageux en même temps pour les sociétaires de rester seuls participants, et de n'admettre les nouveaux venus qu'à titre de salariés. Le groupe primitif qui, par ses sacrifices et ses efforts, a assuré le succès de l'entreprise, n'entend pas en partager le profit avec les ouvriers de la dernière heure. Or, il n'y a aucune raison de penser que les groupes industriel de Freiland, ou ceux d'une Siedlungsgenossenschaft, agiraient autrement dans leur propre volonté. Quant aux associations agricoles, elles auraient des motifs plus puissant encore pour repousser les nouveaux venus. Le rendement d'une terre n'est pas indéfiniment extensible au delà d'une certaine limite, un accroissement de travailleurs augmenterait le dividende d'une façon moins que proportionnelle, et diminuerait par conséquent la part de chacun.

Dans Freiland, la résistance de l'egoïsme corporatif ne pourrait être vaincue que par la contrainte légale, dont l'auteur ne veut cependant pas admettre l'hypothèse. Dans le système social de M. Oppenheimer, la contrainte pourrait venir de la communauté mère, réellement intéressée, comme société de consommation, à l'accroissement de ses membres: fournissant aux groupes de production formés dans son sein le capital et la clientèle, elle disposerait de moyens d'actions assez puissants pour les obliger à rester librement ouverts. Mais, en fait, il serait impossible d'appliquer le principe assez largement pour obtenir un nivellement des revenus du capital confondus dans ceux du travail. D'une part, la libre circulation des travailleurs entre les emplois est soumise à trop de frottements pour qu'ils ne subsiste pas toujours quelques inégalités; d'autre part, l'état du personnel dans un établissement est nécessairement subordonné aux dimensions de l'entreprise, à l'étendue du capital investi, au cercle de la clientèle, aux besoins du service. Or, dans les exploitations les plus lucratives, et notamment sur les terres les plus riches, il faudrait dépasser largement cette limite, si l'on voulait obtenir le nivellement des revenus du travail par la diffusion de la rente dans le taux général des salaires; sur les vignobles les plus renommés, par exemple, il faudrait admettre les participants en nombre tel, que chacun d'eux serait occupé d'une manière insignifiante. Dans un régime d'associations ouvertes distribuant le profit de l'exploitation aux producteurs, la rente du sol ne pourrait contribuer à élever le niveau général des salaires qu'à la condition d'entretenir des parasites parmi les travailleurs. Aussi les associations, considérant que ces parasites leur seraient plus onéreux comme producteurs qu'avantageux comme consommateurs, sauraient-elles leur interdire l'accès de leurs exploitations les plus lucratives, dès que ces entreprises seraient suffisamment pourvues de personnel. Elles ne feraient par là que se conformer au véritable intérêt de la société tout entière, comme à leur propre intérêt; en revanche, elles feraient obstacle au nivellement des revenus.


Section III. Coopératisme.

Le libre accès des entreprises de production est impraticable; mais l'expérience des sociétés coopératives a montré qu'il était une autre combinaison propre à assurer la diffusion démocratique du profit.

On distingue en Angleterre deux écoles, deux principes de coopération : le principe individualiste, appliqué dans les sociétés de production, suivant lequel l'entreprise appartient aux travailleurs et aux employés, qui la dirigent eux-mêmes et s'en distribuent les profits; le principe fédéraliste, introduit par les Pionniers de Rochdale et suivi dans les sociétés de consommation, d'après lequel toute entreprise coopérative, de consommation ou même de production, appartient aux consommateurs associés ou aux fédérations des sociétés de consommation.

Pour apprécier toute la portée de ce principe, il faut se représenter l'immense développement pris par les sociétés de consommation anglaises et écossaises. En 1903, elles comprennent 2 millions de membres. Au sommet, deux magasins de gros (Wholesale societies), l'un anglais et l'autre écossais, fondés par les sociétés fédérées, font pour elles les achats en gros, et fabriquent dans leurs propres établissements les articles d'alimentation et d'habillement d'un usage courant. Ils occupent des milliers d'ouvriers dans leurs ateliers et dans leurs usines, les plus grandes et les mieux outillées du monde; ils les emploient dans les meilleures conditions d'hygiène, de confort, de durée du travail et de salaires. Ils produisent même certains articles à perte, les vêtements confectionnes par exemple, pour que les sociétés de consommation ne soient pas obligées de recourir aux maisons qui exploitent le travail parle Sweating system. De leur côté, beaucoup de sociétés de consommation se livrent aussi à la production. Au total, en y comprenant les deux Wholesale , le capital des sociétés de consommation monte à 872 millions de francs, y compris les fonds de réserve et les emprunts. Pour la distribution, elles occupent 54 000 employés et font un chiffre de ventes de 1450 millions (non comprises les ventes des Wholesale aux sociétés). Pour la production, elles emploient 27000 ouvriers et fournissent annuellement des marchandises d'une valeur de 277 millions.

Dans tous ces groupements, aussi bien dans les Wholesale que dans les sociétés de consommation, le principe statutaire est le même : la direction de l'affaire appartient non pas aux capitalistes qui ne disposent que d'une voix par tête comme associés, quel que soit le nombre de leurs actions, non pas même aux travailleurs et employés, mais aux consommateurs associés; la répartition des bénéfices que réalise la société en vendant les marchandises à ses membres aux prix du commerce, après certains prélèvements destinés aux dépenses d'éducation et d'assistance mutuelle, se fait entre les associés au prorata de leurs achats, sans distinction suivant la nature des achats et l'origine des profits; quant aux capitaux, ils n'ont droit qu'à un intérêt fixe, de même que les travailleurs et employés n'ont droit qu'à un salaire fixe, sauf dans la Wholesale societies écossaise où ils ont une part des bénéfices.

Ainsi les entreprises de production créées par les sociétés de consommation anglaises, au lieu d'appartenir et de profiter à une petite oligarchie d'actionnaires, comme dans les sociétés capitalistes, ou à une étroite aristocratie de travailleurs sociétaires, comme dans les sociétés coopératives de production, appartiennent à la démocratie ouverte des consommateurs groupés en société. Ces entreprises, montées par les sociétés de consommation pour leurs propres besoins et dirigées par elles, n'ont à craindre ni le défaut de capital, ni le défaut de clientèle, ni le défaut de discipline, écueils ordinaires des sociétés coopératives de production. Elles ne sont pas des monopoles de producteurs contre consommateurs, des groupes luttant entre ux pour la conquête du profit. Elles réalisent vraiment le type d'une organisation démocratique.

Dans les sociétés anglaises comme dans les associations de M. Oppenheimer, la production coopérative s'appuie donc sur la société de consommation, avec cette différence toutefois, d'une importance capitale, que les entreprises de production créées par la communauté, au lieu d'être indépendantes et de garder pour elles leur profit, suivant le principe individualiste, appartiennent aux sociétés de consommation fédérées ou isolées, qui les administrent et s'en attribuent les bénéfices, conformément au principe fédéraliste. Peu importe donc que ces entreprises restent fermées, qu'elles n'admettent les travailleurs qu'en nombre limité et dans la mesure de leurs besoins; leurs profits n'en sont pas moins répandus dans la masse, puisqu'ils sont attribués aux consommateurs, et que les sociétés de consommation ont tout intérêt à étendre indéfiniment le cercle de leurs membres pour augmenter leur crédit, leur puissance d'achat et leurs bénéfices.

Voilà certes un principe nouveau et fécond, la diffusion du profit et de la rente du sol chez les consommateurs, c'est-à dire chez tout le monde. Largement appliqué, ne peut-il pas être la base d'une nouvelle démocratie industrielle? N'est-il pas appelé à opérer une révolution économique par l'abolition progressive du mode de production capitaliste? M. Charles Gide incline à le croire; et dans ses Conférences sur la coopération, si attachantes par la finesse et l'élévation de la pensée, sans développer avec précision l'organisation de la société future, il se la représente sous l'aspect d'une multitude de sociétés coopératives produisant pour leur propre compte tout ce qu'elles consomment, propriétaires de la totalité ou de la plus grande partie de l'outillage commercial, industriel et agricole de la nation, et constituant par leur fédération une véritable République coopérative.

Ces idées, propagées en France par les coopérateurs de l'école de Nîmes, en Angleterre par ceux de l'école fédéraliste, constituent le coopératisme qui n'est au fond qu'une variété du socialisme sociétaire, puisqu'il vise la suppression des revenus capitalistes par le développement des associations libres, sans expropriation et sans exploitation des entreprises par l'État; la cloison établie ici est purement artificielle, et sert seulement à marquer, dans le socialisme sociétaire, le caractère propre d'un certain mode de répartition, et les ambitions nées du mouvement coopératif.

M. Charles Andler, de son côté, fonde sur la coopération les mêmes espérances. Il pense que des sociétés de consommation qui concentreraient la force d'achat immense des ouvriers, et se mettraient en relations directes avec des associations agricoles appliquant elles-mêmes la coopération à la production et à la culture, pourraient devenir propriétaires de la terre et des instruments de production nécessaires à leurs besoins, occuper tous leurs membres comme travailleurs, et faire aux entreprises capitalistes une concurrence désastreuse en détournant d'elles la clientèle et la main d'oeuvre; les moyens de production exploités d'une façon capitaliste subiraient donc une dépréciation graduelle, qui faciliterait leur acquisition par les sociétés coopératives. Peut-être M. Andler s'éloigne-t-il du véritable coopératisme, lorsqu'il dit que le travailleur agricole recevrait "le produit intégral de sa collaboration avec la terre "; peut-être, au contraire, n'envisage-t-il pas comme une règle générale de répartition cette attribution totale du bénéfice aux travailleurs, qui établirait, nous l'avons vu, l'inégalité des profits entre les groupes de producteurs, à moins qu'on ne leur imposât l'obligation de rester ouverts à tout venant. Quoi qu'il en soit sur ce point, M. Andler croit que les sociétés coopératives sont capables de fonder, par la force de l'initiative individuelle, la République sociale au milieu du capitalisme. Non pas qu'à ses yeux la chose doive se réaliser nécessairement; mais elle est réalisable, et il faut y travailler.

Il ne s'agit plus là d'une construction systématique et artificielle, mais d'une vue d'avenir sur l'extension possible, par des voies naturelles, d'un organisme de production et de répartition que nous voyons croître sous nos yeux, dans la société présente. Forme vivante, parce que " la vie s'y développe du dedans ", et que " la volonté interne de transformer les institutions y précède l'acte extérieur de la réforme " (Béatrice Potter) ; forme féconde, parce qu'elle développe l'esprit d'association et répand dans les classes ouvrières cette éducation morale et économique sans laquelle toute révolution est condamnée à rester stérile.

Supposons-la suffisamment développée pour embrasser la plus grande partie du domaine de la production. Les sociétés de consommation ont tout intérêt, nous le savons, à accueillir ceux qui se présentent comme clients. Si elles veulent en même temps les employer comme travailleurs, elles doivent évidemment tenir compte des limites que leurs établissements, comme tous les autres, sont obligés d'observer. Mais le placement de leurs membres leur sera d'autant plus facile que leurs entreprises et celles de leurs fédérations seront plus nombreuses, plus complexes, plus puissantes. Le jour où elles produiront elles-mêmes tout ce qu'elles consommeront, le placement de leurs membres sera assuré, puisque tout nouveau producteur sera en même temps, dans le sein de la société, consommateur pour la valeur intégrale de son produit. A part quelques frottements inévitables, le problème des sans-travail sera résolu. Il le sera d'autant mieux que les crises de surproduction pourront être en grande partie restreintes, ou même évitées, dans un état social où la concurrence, sans être complètement abolie, cessera d'être anarchique. La concurrence, en effet, sera limitée par des ententes, faciles à conclure entre grandes associations de consommateurs qui pourvoiront elles-mêmes à leurs besoins, et qui établiront ainsi une relation directe entre la production et la consommation sans l'intermédiaire des commerçants et des spéculateurs. Ces ententes, loin d'être préjudiciables aux consommateurs comme les coalitions actuelles de producteurs, seront au contraire formées dans leur intérêt, puisqu'elles le seront par eux mêmes.

Le coopératisme, ainsi poussé à ses dernières limites, ne se confond- il pas avec le collectivisme? Évidemment, comme le reconnaît M. Gide, il présente avec lui de grandes analogies, surtout si toutes les associations sont fédérées et soumises à une direction unique qui règle la production en appréciant les besoins de la consommation. Toutefois, en dehors de la différence fondamentale des voies et moyens de réalisation, le coopératisme, dans l'organisation même de la société, s'éloigne du collectivisme sur des points essentiels. L'État reste étranger aux fonctions économiques; il gère peut-être certaines entreprises comme les chemins de fer; il se réserve sans doute un contrôle supérieur pour empêcher les abus du monopole, pour protéger l'individu contre la tyrannie des associations, pour exercer un arbitrage dans les conflits possibles entre les associations et leurs employés; mais la production, la circulation et la répartition sont l'oeuvre de corporations indépendantes au lieu d'être gouvernées par l'Etat. La valeur reste ce qu'elle est aujourd'hui; les prix, en monnaie métallique, sont régis par la concurrence intérieure et extérieure; toutefois, le jour où la concurrence intérieure cesserait par la fédération de toutes les associations, les prix s'établiraient dans des conditions assez semblables à celles que nous avons rencontrées dans le socialisme d'État intégral. Enfin, la répartition se fait sur des bases très différentes de celles du collectivisme, ou même du socialisme d'État. Sous l'influence de la concurrence, le prix du travail et celui du produit se fixent à des taux différents le prix du produit, s'élève au-dessus du salaire dépensé dans la production, et l'excédent, au lieu d'être attribué aux travailleurs, est réparti entre les consommateurs, de sorte que les premiers ne reçoivent pas la valeur intégrale du produit de leur travail, et ne profitent de l'excédent qu'en qualité de consommateurs. On pourrait même reprocher au coopératisme de maintenir le salariat sans intéresser suffisamment le producteur au succès de l'entreprise et au résultat de ses efforts; il n'est associé participant que comme consommateur et dans la société de consommation, à un titre qui est loin d'attacher le coeur de l'homme et d'inspirer le dévouement à l'intérêt collectif comme celui d'associé dans une coopérative de production. Tout au moins faudrait-il admettre au profit du producteur la participation aux bénéfices, comme dans la Wholesale écossaise.

Ces réserves faites, que faut-il penser des destinées de la coopération ? Est-elle réellement capable d'opérer, par les voies naturelles, une véritable révolution économique? Les perspectives qu'elle ouvre sur l'avenir sont attachantes; à ceux qui ont conscience du mal social, il est difficile d'échapper à leur séduction. Mais n'est-ce pas un rêve? Nous ne pourrons répondre à la question qu'après une étude particulière du mouvement coopératif, et une étude générale de l'évolution économique à l'époque contemporaine.

Observons immédiatement que le coopératisme, dans son état le plus développé, laisserait encore subsister certaines inégalités capitalistes. Si les coopératives devenaient propriétaires de maisons d'habitation et les louaient à leurs membres, comme le font déjà les sociétés anglaises, qui possèdent des propriétés urbaines pour une valeur de 70 millions, le loyer pourrait, aussi bien que la rente des terres de culture, le profit et l'intérêt du capital collectif, être compris dans les répartitions de bénéfices ou servir à des fins sociales. Mais l'intérêt subsisterait encore pour les dettes publiques, les prêts de consommation, les avances aux petits producteurs individuels placés en dehors des entreprises coopératives. Les profits resteraient inégaux pour ces petits producteurs, et même pour les grandes associations coopératives. A l'intérieur même des coopératives, le capital fourni par les associés à titre individuel devrait être rétribué avant toute attribution de dividendes aux consommateurs en proportion de leurs achats. L'intérêt ne disparaîtrait, dans l'association, que si elle parvenait à se libérer entièrement du capital actions et obligations vis-à- vis des tiers et de ses propres membres; c'est seulement après un amortissement complet que le capital social serait transformé tout entier, conformément au principe socialiste, en un fonds commun de jouissance collective.


Chapitre 9. L'école marxiste vis-à-vis des plans de société collectiviste et des autres formes de société socialiste.

Les socialistes de l'école marxiste ont toujours refusé, nous l'avons vu, de se prononcer catégoriquement sur l'organisation de la société future. Toutefois, il est possible de discerner, derrière leurs réticences, une adhésion tacite ou indirecte au collectivisme pur.

Nous en avons d'abord une preuve négative dans leur attitude vis-à-vis des autres formes plus ou moins tempérées du socialisme; ils ont combattu successivement tous les plans de société qui laissent subsister la valeur soumise aux variations de l'offre et de la demande.

Le coopératisme leur inspire quelque dédain. M. Kautsky met les ambitions du coopératisme sur le même rang que le calcul bien connu, d'après lequel un pfennig placé à intérêts depuis la naissance du Christ représenterait aujourd'hui une somme fabuleuse. Il rappelle qu'au Congrès de l'Internationale tenu à Genève en 1866, Marx fit adopter une résolution d'après laquelle le mouvement coopératif ne sera jamais en état de transformer la société capitaliste. Le parti socialiste n'accepte la coopération que comme un moyen très limité, et dans de certains conditions.

Les socialistes marxistes ont toujours combattu le régime corporatif, quel qu'il soit. A leurs yeux, l'ordre sociétaire, avec la propriété corporative des moyen de production et la concurrence, c'est encore l'inégalité possible des profits, la persistance de certains revenus capitalistes, l'anarchie toujours menaçante dans l'organisation de la production.

Rodbertus rejetait déjà la propriété des communes ou des associations de travailleurs, comme étant une forme de la propriété privée Schaeffle, se plaçant au point de vue socialiste, considère que le système des groupes de production autonomes et concurrents est essentiellement contraire au principe de la propriété collective; il est vrai qu'il ne parait pas songer aux associations ouvertes; Engels, de son côté, a vigoureusement critiqué le plan de socialisme communal de M. Dûhring. M. Gabriel Deville déclare nettement que " les inconvénients de la propriété individuelle se retrouvaient dans la propriété communale, et aussi dans la propriété corporative, à cause, notamment, des partages inégaux qui en seraient la conséquence, de la productivité différentedes moyens de production, etc.". M. Jules Guesde écrit " Seuls, les anarchistes, qui ne sont que des individualistes d'une forme particulière, ont pu penser à communaliser ou à corporatiser la propriété et la production "; les socialistes, eux, ne veulent pas plus du monopole corporatif ou communal que du monopole individuel; cette forme, qui pousse les groupes propriétaires à se fermer, est une source d'inégalités et d'antagonismes. Enfin, M. Kautsky a mis à l'index le Freiland de M. Hertzka, qu'il traite d'utopie superficielle.

Le socialisme d'État évolutionniste, se réalisant par extension progressive des services publics, n'est pas moins vivement combattu par les principaux représentants de l'école.

Sans doute, en remontant au Manifeste communiste, on trouverait exposé, à titre de mesures transitoires et variables, tout un programme de socialisme d'État progressif; c'est l'extension des exploitations agricoles et industrielles de l'État, la centralisation des industries de transport et des instruments de crédit entre ses mains, par des moyens tels que l'impôt progressif, l'abolition de l'héritage et la confiscation de la propriété foncière. Le prolétariat usera de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tous les capitaux, pour centraliser entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat constitué en classe dirigeante, les instruments de production. Mais il ne faut pas oublier que le Manifeste date de 1847 et que, depuis lors, les idées de leurs auteurs se sont modifiées sur le point qui nous occupe. Dans la préface du Manifeste écrite en 1872, Marx et Engels déclare en effet n'attacher aucune importance à ces mesures révolutionnaires, qui, disent-ils, devraient être modifiées sur plusieurs points.

Quelques années plus tard, dans l'anti-Durhing, dont la première édition date de 1878, Engels se prononce d'une façon plus nette. Il déclare que l'État moderne, quelle que soit sa forme, est essentiellement une machine capitaliste; c'est pour ainsi le capitaliste collectif ideal. Plus l'Etat accapare de forces productives, et plus il exploite les citoyens; car ses ouvriers restent des salariés, des prolétaires, et la relation capitaliste entre salariés et salariants, loin d'être abolie se trouve ainsi poussée à bout. L'appropriation par l'État des forces productives n'est donc pas la solution du conflit.

Mais Engels ajoute immédiatement qu'elle en contient les éléments. Effectivement, la solution qu'il esquisse consiste à substituer à l'État la société, et à remplacer l'étatisation partielle et successive par la socialisation intégrale. La solution des antagonismes sociaux, c'est la revolution prolétarienne; le prolétariat saisit le pouvoir et transforme les moyens de production en propriété publique. La société prendra donc ouvertement et franchement possession et mettra l'ordre à la place de l'anarchie en organisant la production sociale suivant un plan déterminé, en la réglant d'après ses besoins et ceux de chacun de ses membres. Elle s'appropriera les produits destinés à entretenir et à développer la production, et laissera les individus s'approprier ceux qui consistent en moyen de d'existence et de jouissance.

M. Jules Guesde expose les mêmes vues en 1883. L'absorption graduelle des industries privées par l'État, qui forme, dit-il, le bagage socialiste des pseudo-communistes de pacotilles, augmenterait la force de compression de l'Etat capitaliste, accroîtrait le nombre des salariés qu'il exploite, et soustrairait une partie de la production aux crises, aux désordres d'où doit sortir l'ordre libérateur. Seule une société ayant absorbé ou fondu toutes les classes en une seule, également propriétaire et également productrice, peut donner lieu à des services réellement publics. Cette société doit sortir des excès du capitalisme, et non d'une extension progressive des services publics monopolisés par l'État. Dans la production capitaliste, ce qui importe aux socialistes révolutionnaires, c'est la centralisation industrielle et commerciale, la création de moyens de production de plus en plus gigantesques, et leur possession par un nombre de plus en plus restreint de capitalistes inutiles et incapables; ce n'est pas leur monopole par l'État.

En procédant par élimination, nous venons, de voir les marxistes repousser tour à tour le coopératisme, le socialisme sociétaire, le socialisme communal et le socialisme d'État progressif. Pour ceux qui ont conservé la vraie tradition révolutionnaire, ces voies sont trop lentes et conduisent à des résultats incomplets. Seule, la socialisation intégrale des moyens de production peut abolir la distinction des classes; et il semble ressortir des passages cités plus haut que cette socialisation doit s'effectuer d'un seul coup, par la brusque et totale absorption des entreprises privées, le jour où le prolétariat se sera emparé du pouvoir politique. La principale raison que l'on invoque contre le socialisme d'État progressif, c'est qu'il accroîtrait la force d'oppression de l'État capitaliste; on ne prévoit pas cependant que le prolétariat, devenu maître du pouvoir, procéderait à une transformation successive. Jusqu'ici, c'est la thèse de la catastrophe, de la révolution prolétarienne, qui domine dans le marxisme.

Mais si la socialisation doit être intégrale, quel sera le mode des échanges dans cette société nouvelle? Le régime pourrait être aussi bien un socialisme d'État intégral, dans lequel les prix, variables suivant l'offre et la demande, fourniraient des indications sur les besoins des consommateurs, qu'un collectivisme pur, dans lequel l'État réglerait la production d'après les statistiques, et taxerait les travaux et les produits en unités de travail. Les socialistes marxistes, attachés à la socialisation intégrale des moyens de production et à l'établissement d'un mode socialiste de production et d'échange, sont ils restés indifférents au régime de la valeur qui doit être l'âme de ce mode d'échange? Je ne le pense pas. Sans sortir des limites d'une interprétation légitime de leur pensée, on peut conclure de certains indices que les fondateurs de l'école n'entrevoyaient pas, pour l'avenir, un autre collectivisme que celui dans lequel travaux et produits seraient taxés suivant le temps de travail social.

Nous trouvons, il est vrai, dans les oeuvres de Marx et d'Engels, de nombreux passages ou ils traitent d'utopiques les systèmes de John Gray, Bray, Proudhon et Robertus, qui admettaient justement l'emploi des bons de travails comme monnaie représentative de la valeur en travail. Mais pourquoi Marx et Engels voyaient-ils là une utopie? C'est uniquement parce que Proudhon, Rodbertus et autres voulaient introduire cette monnaie dans le milieu actuel de la concurrence, et qu'ils pensaient réaliser ainsi, dans tous les échanges individuels, la « valeur normale », la valeur constituée par le seul temps de travail, sans abolir en même temps la production libre, les échanges privés et la concurrence.

Or, dit Engels, cette conception est contradictoire. En régime de concurrence, la valeur des marchandises déterminée par le temps de travail socialement nécessaire n'apparait comme une réalité qu'à travers une fluctuation des prix, qui sont inévitables. L'utopie est donc de « vouloir, dans une société de producteurs échangeant leurs marchandises, établir la valeur par le temps de travail, tout en empêchant la concurrence de déterminer cette valeur suivant le seul mode qui lui soit possible, par pression sur les prix ». En outre, si l'on supprime ces fluctuations, on supprime par là-même le seul régulateur qui permette aux producteurs d'ajuster leur production.

Le point de vue est le même chez Karl Marx, dans la critique qu'il dirige contre Proudhon et ses prédécesseurs, Bray et Gray. Vouloir que les produits s'échangent dans la proportion exacte du temps de travail qu'ils ont coûté, alors qu'ils sont fabriqués comme marchandises par des individus agissant isolément, c'est supposer que l'échange en concurrence doit toujours s'accomplir comme si la production s'était faite en rapport exact avec la demande et avec le degré d'utilisation sociale des marchandises. Mais, dans un système de production individuel, la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent et se détruisent mutuellement. Lorsqu'une marchandise est produite en excès, le travail individuel dépensé pour sa production l'a été en pure perte; l'effet est le même si chaque producteur en particulier avait employé, pour sa marchandise individuelle, plus que le temps nécessaire socialement. Aussi des marchandises issues de travaux particuliers et indépendants n'ont-elles pas directement le caractère de produits du travail social, et ne peuvent-elles pas s'échanger immédiatement entre elles dans la mesure du travail social qu'elles renferment. Elles n'expriment et ne mesurent leur qualité de produits du travail social que lorsqu'elles s'échangent contre une tierce marchandise, l'or ou l'argent, qui a été adoptée comme équivalent universel et qui, à ce titre, est l'incarnation du temps de travail général. Mais dans cette aliénation gît la possibilité d'une divergence entre la valeur de la marchandise, constituée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production, et son prix en monnaie, qui est soumis aux variations de l'offre et la demande; c'est seulement sur l'ensemble que ces écarts se compensent. L'échange de quantités égales de travail n'est donc pas possible dans le régime des échanges individuels.

Mais si Marx considère la " monnaie ou bon de travail " comme une utopie dans le milieu actuel de production, il n'adresse au contraire aucune critique au bon de travail de Robert Owen, parce que Owen suppose d'abord un travail socialisé. En effet, le bon de travail est bien la monnaie qui convient, par déduction du principe marxiste de la valeur, à un régime de production socialisée. Pour s'en rendre compte, il faut examiner de près les indications que peuvent contenir les écrits de Marx et d'Engels sur leurs conceptions de l'avenir.

Dans la phase supérieure du développement de la société communiste, lorsque le Droit se sera complètement émancipé des caractères de l'ancienne économie nationale, la société inscrira sur ses drapeaux " Chacun selon sa capacité; à chacun selon ses besoins ". Mais dans la première phase de la société communiste, la plus rapprochée de l'ère capitaliste, le droit égal devra subir encore une limite bourgeoise; le droit des producteurs sera proportionnel au travail fourni. Telle est l'idée exprimée par Karl Marx dans une lettre écrite en 1878, à la veille du Congrès de Gotha.

Cette idée correspond d'ailleurs exactement à l'hypothèse qui se trouve exposée dans un passage du Capital " Représentons-nous une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale; mais l'autre partie est consommée, et par conséquent doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l'organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins de l'autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. "

D'après Marx et Engels, dans un mode de production socialement organisée, il ne peut plus y avoir divergence entre la valeur, constituée par le temps de travail social, et le prix, variable d'après les besoins; car les besoins, étant exactement satisfaits, n'exercent plus d'influence perturbatrice sur les prix, qui se confondent désormais avec la valeur formée par le travail. Les représentants de la société établissent eux-mêmes la concordance entre le temps de travail social et le besoin, qu'ils sont chargés d'apprécier exactement. « Ce n'est que lorsqu'elle contrôle efficacement la production, de manière à pouvoir la déterminer à l'avance, que la société fait correspondre le temps de travail consacré à la production d'un article à l'importance du besoin que cet article doit satisfaire. » Alors les produits, n'étant plus des marchandises issues de travaux privés indépendants, n'ont plus besoin de prendre un détour pour exprimer leur qualité de produits du travail social; ils peuvent se passer de la mesure relative, vacillante et toujours incertaine d'une monnaie-marchandise; ils ont en effet par eux-mêmes, et immédiatement, le caractère de produits du travail social, et peuvent s'échanger directement entre eux dans la proportion des quantités de travail qu'ils contiennent.

Ainsi, dans la pensée de Marx et d'Engels, il suffit que la production soit entièrement socialisée pour que les produits correspondent exactement aux besoins sociaux. Jamais Marx et Engels n'ont supposé que, dans un régime de production organisée et dirigée suivant un plan d'ensemble, les approvisionnements d'un produit pussent s'écarter tant soit peu des quantités demandées; jamais ils n'ont songé non plus aux objets rares dont la reproduction est impossible. Aussi le problème de l'équilibre entre la demande et les produits se trouve-t-il bien simplifié à leurs yeux; en régime communiste, l'offre et la demande coïncident de plein droit; elles ne peuvent donc provoquer aucune divergence entre valeur et prix.

Évidemment, dans ces conditions hypothétiques, la monnaie ne peut être que le signe de la valeur-travail, et la représentation de la valeur par une monnaie symbolique ne joue qu'un rôle secondaire. Comme le dit Engels, en parlant des échanges qui s'accomplissent à l'intérieur de la commune collectiviste imaginée par M. Dühring, le signe représentatif employé, qu'il soit en papier, en cuivre ou en or, n'est pas plus une monnaie-marchandise que ne le serait une contremarque de théâtre; c'est un simple certificat de travail, représentant la part individuelle du producteur dans le travail commun et dans le produit commun; c'est un pur signe, qui pourrait être remplacé par des inscriptions d'unités au débit et au crédit de chacun sur les livres de la comptabilité publique.

Est-ce à dire qu'Engels admette indifféremment la représentation de l'unité de travail par des chiffons de papier ou par des jetons d'or? Nullement; Engels reproche au contraire à M. Dühring d'avoir conservé, dans son organisation socialiste, les pièces d'or comme contre-marques du travail, parce que le métal précieux risque toujours d'abandonner son rôle de signe pour jouer celui de monnaie réelle. Certains membres de la société communiste prêteront à intérêt les pièces d'or, s'en serviront au dehors pour faire le commerce et la banque, et finiront par dominer toute la production, même à l'intérieur de la commune. Toutes les communautés historiques se sont dissoutes sous l'influence de l'argent. Marx dit que " si la production nationale était organisée, la monnaie métallique ne serait nécessaire que pour solder les différences du commerce international ".

Telles paraissent être, sur l'organisation de l'avenir, les idées fondamentales des chefs du socialisme contemporain; socialisation intégrale des moyens de production, ne laissant subsister ni la propriété du paysan, ni celle de l'artisan ou du boutiquier; organisation de la production suivant un plan d'ensemble, de telle sorte qu'elle sera exactement adaptée aux besoins; répartition du produit dans la proportion du travail fourni par chacun, au moins pendant une période transitoire; élimination, par le fait même du mode de production, de toute divergence possible entre la valeur-travail et le prix résultant de l'offre et la demande; exclusion de la monnaie métallique, même comme signe du temps de travail social. C'est bien le collectivisme dans toute sa pureté. Aussi les socialistes marxistes, si rigoureux dans leur critique des autres systèmes socialistes, n'ont-ils jamais combattu, à ma connaissance, les exposés didactiques du collectivisme proprement dit. Schaeffle ne s'est donc pas trompé, quand il a décrit ce régime comme se déduisant logiquement des principes de l'école. Le tableau du contenu positif du socialisme qu'il a présenté est bien, comme il le dit, la conséquence rigoureuse des données principales, tant critiques que positives, des théories socialistes contemporaines. C'est là ce qui donne au collectivisme son importance, et ce qui justifie la place que nous lui avons réservée dans cette discussion.

Mais aujourd'hui, les représentants plus autorisés de la doctrine marxiste, sans rompre ouvertement avec le collectivisme et avec la révolution totale qu'il suppose, appliquent à la révolution sociale une définition si large, qu'elle convient parfaitement à une transformation lente de l'ordre économique. Ils admettent une socialisation progressive des moyens de production, opérée par le prolétariat investi de la puissance politique, et ne manifestent plus aucune répugnance pour le socialisme d'État partiel et progressif.

M. Kautsky a lui-même élaboré un plan d'organisation sociale qui se rapproche beaucoup du programme de César de Paepe, de M. Brousse et des autres socialistes partisans d'une extension successive des services publics. Est-ce bien un plan? C'est plutôt, dans la pensée de son auteur, une étude indépendante des théories, présentée comme un exercice de la pensée et un moyen de propagande. Son but immédiat est de rechercher ce que le prolétariat au pouvoir sera contraint de faire sous la pression des circonstances, s'il veut agir efficacement.

Il socialisera les exploitations capitalistes, c'est-à-dire les moyens de production mis en oeuvre par le travail salarié. Non pas qu'on doive nécessairement recourir à la forme brutale de la confiscation pure et simple; on pourrait inscrire des indemnités sur le livre de la dette publique, sauf à établir un impôt progressif dont le taux accéléré permettrait d'arriver un jour à la suppression totale du revenu, et par conséquent du capital de l'indemnité.

La socialisation ne se ferait pas uniquement au profit de l'État : les communes et les associations coopératives recevraient dans leur domaine les entreprises qui n'auraient pas un intérêt général. La socialisation ne serait même pas intégrale; elle n'atteindrait pas les petites exploitations paysannes, ni les métiers où le travail à la main conserve sa raison d'être. La propriété et l'exploitation des moyens de production et de transport affecteraient donc toutes les formes imaginables, bureaucratique, communale, coopérative, et même individuelle; des producteurs individuels pourraient encore vendre leurs marchandises aux particuliers et les porter sur le marché. Même variété dans la rétribution du travail, à la journée, à la tâche, à l'ouvrage collectif, avec ou sans participation aux bénéfices, etc. Même liberté dans les échanges; on pourrait acheter les marchandises aux magasins publics, aux coopératives, aux producteurs individuels. « Le mécanisme économique d'un État socialiste admet la même variété que celui d'aujourd'hui. »

Est-ce donc la société actuelle, avec la monnaie, l'offre et la demande, la concurrence, le salariat, et même les revenus capitalistes? Le régime actuel ne subirait-il d'autre changement qu'une extension des entreprises étatistes, municipales et coopératives aux dépens des entreprises capitalistes, et une réduction progressive des revenus capitalistes par un procédé raffiné de confiscation? Effectivement, c'est la conclusion qui s'impose à la suite de cet exposé.

M. Kautsky a soin de nous dire, cependant, que l'autorité réglera la production, qu'elle assignera à chaque fabrique sa part de production suivant les moyens dont elle dispose et suivant les besoins. Il ne veut pas de la lutte à outrance à laquelle nous condamne le régime actuel de la concurrence; il ne veut pas d'une production réglée par le seul jeu des prix variant suivant les lois de la concurrence. Il conserve l'argent, qui reste indispensable comme moyen de circulation tant que l'on n'aura rien trouvé de mieux; il admet le salaire en argent, déterminé d'après les quantités produites et d'après l'offre et la demande du travail mais il affirme que « l'argent ne sera plus la mesure des valeurs, ne sera plus un objet de valeur. La monnaie métallique pourra être remplacée par toute autre monnaie. Les produits pourront être maintenus à des prix indépendants deleur valeur ».

Mais ces réserves sont contradictoires et sans portée. En ce qui concerne la concurrence, il est très réel qu'elle sera restreinte si l'État dispose des productions les plus importantes; dans ces branches socialisées, les prix subiront moins de variations, parce que l'État, agissant comme un trust et envisageant les ensembles, pourra mieux régler la production d'après les besoins de la consommation. Néanmoins, les prix des produits monopolisés par l'État varieront encore dans une certaine mesure d'après l'état de la demande, et ces variations indiqueront même à l'autorité directrice les limites à observer dans les productions où le prix de revient n'est pas uniforme. Quant aux prix des marchandises produites par les communes, les corporations et les individus, quant aux salaires des travailleurs, ils subiront les effets de la concurrence et les variations de l'offre et la demande tout comme aujourd'hui, puisque le régime des échanges privés subsistera tout entier; on ne saurait même concilier avec ce régime de libre marché la tutelle administrative que M. Kautsky veut imposer à la production corporative et individuelle.

C'est surtout au sujet du rôle de l'argent que M. Kautsky me paraît se méprendre. A cet égard, il n'y a pas de moyen terme si l'on n'adopte pas le système de la valeur taxée par l'autorité publique en unités de travail social et il y a de bonnes raisons pour que les socialistes contemporains renoncent à cette illusion, il faut de toute nécessité conserver à l'argent sa fonction de mesure de la valeur, à titre de marchandise servant de terme commun pour tous les rapports d'échange. Dans ce régime de socialisme partiel, rien n'est changé au mode de la valeur; l'argent reste indispensable, la monnaie de base ne peut être que métallique, et la mesure des valeurs ne peut être donnée que par un certain poids d'or ou d'argent.

Peu importent d'ailleurs ces quelques méprises. Ce qu'il est intéressant de noter ici, c'est la nouvelle phase dans laquelle le marxisme est entré. La thèse de la catastrophe est presque reniée; la révolution violente et brusque à peu près écartée, le collectivisme pur ignoré; le socialisme d'État lui-même, loin d'être pris dans le sens intégral, se présente comme progressif; il subit l'alliage du socialisme municipal, du coopératisme et même de l'individualisme. Le socialisme se dégage de l'utopie, et cherche à se rendre acceptable en s'éloignant tous les jours un peu plus du collectivisme des temps héroïques.