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Gustave de Molinari:Les Soirées de la rue Saint-Lazare - Neuvième soirée
Les Soirées de la rue Saint-Lazare
Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété


Anonyme
Gustave de Molinari
Membre de la Société d'économie politique de Paris


Neuvième soirée

Interlocuteurs : Un conservateur. — Un socialiste. — Un économiste

Suite des atteintes portées à la propriété intérieure. — Droit d'association. — Législation qui régit, en France, les sociétés commerciales. — La société anonyme et ses avantages. — Du monopole des banques. — Fonctions des banques. — Résultats de l'intervention du gouvernement dans les affaires des banques. — Cherté de l'escompte. — Banqueroutes légales. — Autres industries privilégiées ou réglementées. — La boulangerie. — La boucherie. — L'imprimerie. — Les notaires. — Les agents de change et les courtiers. — La prostitution. — Les pompes funèbres. — Les cimetières. — Le barreau. — La médecine. — Le professorat. — Article 3 de la loi des 7-9 juillet 1833.

LE SOCIALISTE.

J'ai cru jusqu'à présent que la révolution de 1789 avait complètement affranchi le travail et que nous vivions sous un régime de laisser-faire absolu. Je commence à revenir de mon erreur.

L'ÉCONOMISTE.

Non seulement le travail n'a pas été complètement affranchi, mais, dans certaines branches de la production, on a rétrogradé au-delà des compagnies privilégiées. Au lieu de rendre libres des industries qui étaient privilégiées, on en a fait des monopoles de l'État. Or le monopole de l'État, c'est l'enfance de toute société. Aux institutions du moyen âge, on a substitué, quoi ? les institutions de l'ancienne Égypte. Cela n'a pas empêché toutefois de conserver des industries privilégiées, car notre système économique est une étrange bigarrure d'industries monopolisées, privilégiées et libres.

LE CONSERVATEUR.

Où donc voyez-vous des industries privilégiées ? D'après M. Thiers, tous les privilèges n'ont-ils pas été abolis dans la fameuse nuit du 4 août ?

L'ÉCONOMISTE.

D'après M. Thiers, oui ; d'après la vérité, non. Il existe encore en France une multitude d'industries privilégiées ou réglementées. En première ligne, il faut placer les banques. Viennent ensuite la boulangerie, la boucherie, l'imprimerie, les théâtres, les assurances, le commerce des effets publics, la médecine, le barreau, les offices ministériels, la prostitution, et plusieurs autres que j'oublie.

Ajoutons encore que l'Association, ce véhicule indispensable du progrès industriel, n'est pas libre en France.

LE CONSERVATEUR.

Ah ! cette fois je vous prends en flagrant délit d'inexactitude. Je connais ma Constitution.

ART. 8. Les citoyens ont le droit de s'associer, de s'assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autrement.

L'exercice de ces droits n'a pour limites que les droits ou la liberté d'autrui et la sécurité publique.

Vous voyez donc que le droit de s'associer existe en France. Peut-être même n'existe-t-il que trop ?

L'ÉCONOMISTE.

Les associations politiques sont libres en France... plus ou moins. Il n'en est pas de même des associations commerciales. L'association comporte, vous le savez, un nombre presque infini de variétés. Or, la loi française ne reconnaît que trois sortes d'associations : la société en nom collectif, la société en commandite et la société anonyme. Sauf quelques formalités gênantes, les deux premières sont libres ; mais la troisième, qui est la plus parfaite, celle qui s'adapte le mieux aux grandes entreprises industrielles, est soumise à l'autorisation préalable.

LE CONSERVATEUR.

Eh bien ! on demande l'autorisation, et, après un mûr examen, le gouvernement l'accorde s'il y a lieu.

L'ÉCONOMISTE.

Oui, s'il y a lieu. Et vous oubliez de dire que l'autorisation n'arrive fréquemment qu'après six mois, un an, deux ans, c'est-à-dire trop tard. Vous connaissez assez l'industrie pour savoir qu'un retard de six mois suffit pour faire avorter le plus grand nombre des entreprises.

Les socialistes se plaignent de la lenteur avec laquelle l'association s'implante en France. Ils ne voient pas que le Code du commerce y a mis bon ordre, en emprisonnant étroitement le droit d'association. Singulier aveuglement !

La société en nom collectif ne comporte pas de grandes accumulations de capitaux, surtout dans un pays où les fortunes sont très divisées ; la société en commandite, telle qu'elle actuellement réglementée, met les actionnaires à la merci d'un gérant, et vous savez ce qui en résulte.... La société anonyme seule comporte d'immenses agglomérations de capitaux par petites fractions, et la meilleure gestion possible.

LE CONSERVATEUR.

Ceci n'est pas prouvé.

L'ÉCONOMISTE.

Décomposez l'entrepreneur d'industrie et que trouverez-vous ? Un capitaliste et un directeur de travail, un homme qui reçoit un intérêt pour son capital et un salaire pour son travail. Décomposez la société anonyme et que trouverez-vous ? Des travailleurs qui fournissent du travail et reçoivent un salaire, des capitalistes qui fournissent des capitaux et reçoivent un intérêt. Ce qui est réuni dans l'entrepreneur d'industrie est séparé dans la société anonyme. Cette séparation est un pas de plus, fait dans la voie de la division du travail ; c'est un progrès.

Je vous en donnerai la preuve en vous signalant quelques-uns des avantages propres aux sociétés anonymes.

Le premier de tous c'est de pouvoir effectuer des entreprises de production sur une échelle immense ; c'est de pouvoir toujours proportionner la puissance de l'effort à celle de résistance, et de réduire ainsi les frais de production au minimum.

Le second avantage des sociétés anonymes réside dans la meilleure administration qu'elles comportent. Un entrepreneur d'industrie n'a de responsabilité qu'envers lui-même. Un directeur de compagnie est responsable vis-à-vis de ses actionnaires. Il est tenu de leur rendre compte de ses actes et de les justifier. Cette obligation inhérente à la nature même de la société anonyme entraîne pour le directeur la nécessité d'agir toujours avec intelligence et probité. S'il ne dirigeait point l'entreprise avec intelligence, les actionnaires ne manqueraient point de le destituer ; s'il s'engageait dans des opérations véreuses oserait-il bien en rendre un compte public à une assemblée d'actionnaires ? Or, avec le système de comptabilité actuellement en usage il ne pourrait laisser secrète aucune de ses opérations.

Sous le régime de la société anonyme, les entreprises industrielles seraient nécessairement conduites avec intelligence et probité. L'industrie serait nécessairement dirigée par les hommes les plus capables et les plus probes.

Les fraudes industrielles disparaîtraient sous ce régime. Dans quelles industries les fraudes sont-elles le plus fréquentes ? Dans les industries les plus fractionnées et les plus précaires. Lorsqu'on ne peut compter sur l'avenir ni se faire une grande existence commerciale, on cherche,par tous les moyens possibles, à gagner beaucoup d'argent en peu de temps. On altère la qualité des produits. On vend, comme bonne, une marchandise que l'on sait être mauvaise. Lorsqu'on a, devant soi, au contraire, une période d'existence illimitée, et lorsqu'on met en oeuvre un capital considérable, on est intéressé à acquérir une bonne réputation, afin de conserver sa clientèle. On fournit donc de bons produits et l'on se montre loyal en affaires.

Dans les industries organisées largement et d'une manière stable, il y a plus de probité que dans les industries chétives et précaires. Observez et comparez les diverses branches de la production en France, en Angleterre, en Hollande, etc., et vous vous convaincrez de l'entière exactitude de ce fait. Les falsifications et les fraudes n'ont pas leur origine dans la liberté industrielle ; elle proviennent, au contraire, d'obstacles apportés au libre et plein développement de l'industrie.

Le troisième avantage des sociétés anonymes et le plus considérable peut-être, c'est de rendre publique la situation de chaque chapitre ; c'est d'indiquer journellement l'état de prospérité ou de souffrance des diverses branches de la production.

LE CONSERVATEUR.

Comment cela ?

L'ÉCONOMISTE.

Lorsqu'une industrie réussit à vendre ses produits à un prix exactement rémunérateur, on dit qu'elle est au pair ; lorsque les frais de production ne sont pas couverts, l'industrie est en perte ; lorsque les frais de production sont dépassés, elle est en bénéfice. Sous le régime de la production individualisée, il est fort difficile de connaître au juste ces différentes situations industrielles, et de savoir quand on peut utilement porter ses capitaux dans une industrie et quand on ne le peut. On s'expose souvent à grossir une branche exubérante de la production, alors que d'autres branches appellent vainement les capitaux et les bras. Ces erreurs cessent d'être possibles sous le régime de la société anonyme. Chaque compagnie ayant intérêt à publier le cours de ses actions afin d'en faciliter la négociation, on est informé jour par jour de la situation des différentes branches de la production. En jetant un coup d'oeil sur le cours de la Bourse, on sait quelle industrie est en perte, quelle industrie est en gain, quelle autre est au pair. On sait, au juste, dans laquelle il faut placer ses capitaux pour réaliser les plus gros profits. Si, par exemple, le cours des hauts-fourneaux est supérieur à celui des exploitations de calamines, on portera ses capitaux dans l'industrie du fer plutôt que dans celle du zinc. On augmentera ainsi la production du fer. Qu'en résultera-t-il ? que le prix courant du fer tombera jusqu'à ce qu'il réponde exactement aux frais de production : le cours des actions descendant alors au pair, on cessera de se porter vers cette branche de la production, dans la crainte de ne plus couvrir ses frais.

Grâce à cette publicité du cours des actions industrielles, la production se régularise d'elle-même, d'une manière pour ainsi dire mathématique. On n'est plus exposé à produire trop d'une chose et trop peu d'une autre, à laisser certains prix s'exagérer et d'autres s'abaisser sans mesure. Une cause sans cesse agissante de perturbation disparaît de l'arène de la production.

Remarquez enfin le caractère singulièrement démocratique des compagnies anonymes. L'entrepreneur d'industrie c'est le monarque irresponsable, absolu ; la société anonyme gouvernée par des actionnaires et administrée par un directeur et un comité responsables, c'est la république. Après avoir été monarchique la production devient républicaine. Ceci vous prouve, une fois de plus, que la monarchie s'en va.

LE SOCIALISTE.

La société se fractionne en une multitude de petites républiques, ayant chacune un objet et économiquement limité. Voilà une transformation bien remarquable.

L'ÉCONOMISTE.

Et que l'on ne remarque pas assez. Malheureusement la législation barbare du Code impériale fait obstacle à cette transformation salutaire.....

LE CONSERVATEUR.

Mais la transformation dont vous parlez n'est-elle pas circonscrite naturellement à certaines industries ? N'y aurait-il pas de graves inconvénients à ce que le régime de la société anonyme fût appliqué à l'exploitation du sol, par exemple ?

L'ÉCONOMISTE.

Quels inconvénients ? La société anonyme résoudrait le double problème de la diffusion de la propriété territoriale, et de la concentration économique des exploitations agricoles. La société anonyme permettrait d'exécuter les travaux agricoles sur une échelle immense, et de rendre les exploitations perpétuelles, tout en divisant à l'infini, en actions de mille francs, de cinq cents francs ; en coupons de cent francs, de cinquante francs, de dix francs, la propriété territoriale. Au point de vue de l'économie de l'exploitation, ce changement aurait une portée incalculable. Quels inconvénients y verriez-vous ? Une société anonyme n'aurait-elle pas intérêt à cultiver le sol, le mieux possible ? Si elle cultivait mal, ne serait-elle pas obligée de se dissoudre, après avoir dévoré son capital, et de laisser la place, soit à d'autres associations, soit à des individus isolés ? Si vous ne voyez aucun inconvénient à ce qu'une terre soit possédée à perpétuité par un seul individu, pourquoi en verriez-vous à ce qu'elle le fût par une collection d'individus ? Le propriétaire isolé ne se continue-t-il point aussi bien que l'association de propriétaires ?

LE SOCIALISTE.

C'est fort juste. Je ne conçois pas, en vérité, que la société anonyme n'ait pas encore été appliquée à l'exploitation du sol ?

L'ÉCONOMISTE.

Pourquoi l'agriculture est-elle en France, comme ailleurs, la plus grevée des industries ? Pourquoi la société anonyme est-elle si étroitement réglementée ?

LE CONSERVATEUR.

Peut-être l'autorisation préalable exigée pour la constitution d'une société anonyme est-elle inutile ; mais avouez que le gouvernement ne saurait se dispenser d'exercer une surveillance rigoureuse sur cette sorte d'assertion ?

L'ÉCONOMISTE.

Il serait bien plus nécessaire de surveiller les entreprises individuelles. Les sociétés anonymes publient le compte-rendu de leurs opérations, elles fonctionnent à ciel ouvert, tandis que les entreprises individuelles tiennent leurs opérations secrètes.....

Savez-vous à quoi sert la surveillance du gouvernement sur les sociétés anonymes ? Elle sert d'abord à endormir la vigilance des actionnaires, qui se fient bénévolement à la surveillance du gouvernement. Elle sert ensuite à entraver la marche des opérations industrielles. Elle sert enfin à procurer des emplois confortables aux créatures du gouvernement.

LE SOCIALISTE.

Voilà le fin de l'affaire !

L'ÉCONOMISTE.

Les commissaires impériaux, royaux ou nationaux près les compagnies d'assurances, de chemins de fer et autres, ne sont ni plus ni moins inutiles, ni plus ni moins abusifs que ces fameux conseillers langueyeurs de porcs, conseillers préposés aux empilements de bois, etc., qui florissaient sous l'ancien régime.

Vous voilà édifiés, je pense, sur l'utilité des entraves apportées au droit d'association [1].

Outre ces restrictions qui s'appliquent, d'une manière générale, aux associations industrielles et commerciales, il y en a d'autres qui s'appliquent spécialement à diverses associations, notamment à celles qui s'adonnent au commerce de banque.

Nos banques publiques sont encore soumises au régime du privilège.

LE CONSERVATEUR.

Je vous ferai sur ce chapitre une opposition à outrances, je vous en avertis. Je ne suis point partisan de la liberté des banques et je ne le serai jamais. Je ne puis concevoir que le gouvernement permette à tout le monde de battre de la monnaie de papier, de fabriquer des assignats et de les lancer librement dans la circulation. Au reste, cette belle utopie de la liberté des banques s'est réalisée déjà...

L'ÉCONOMISTE.

Où ?

LE CONSERVATEUR.

Aux États-Unis, et l'on sait ce qu'elle a produit. Ça été une banqueroute générale. Dieu nous préserve d'une calamité semblable ! Mieux vaut un peu moins de liberté et un peu plus de sécurité.

L'ÉCONOMISTE.

Il n'y a qu'un malheur, c'est que vos renseignements sont parfaitement faux. Les banques ne sont libres aux États-Unis, que dans six États particuliers, Rhode-Island, Massachussets, Connecticut, New-Hampshire, Maine et Vermont, et ces six États sont précisément demeurés seuls en dehors de la banqueroute générale.

Si vous en doutez, lisez, je vous prie, les remarquables ouvrages de MM. Carey et Coquelin sur les banques [2]. Vous y apprendrez que les banques libres de l'Amérique ont causé moins de sinistres que les banques privilégiées de l'Europe.

LE CONSERVATEUR.

J'ai pourtant entendu affirmer souvent tout le contraire.

L'ÉCONOMISTE.

Par des gens aussi bien informés que vous, par des esprits imbus des préjugés du régime réglementaire, qui ne manquent jamais, à priori, avant toute information, de mettre les désordres industriels sur le compte du laisser-faire.

LE CONSERVATEUR.

Convenez au moins que ce serait commettre une imprudence rare d'autoriser le premier venu à battre monnaie avec du papier.

L'ÉCONOMISTE.

En vérité, vous n'y songez pas ! Est-ce que tout le monde, vous, moi, monsieur, ne bat pas monnaie avec du papier ? ne donnons-nous pas tous les jours à nos créanciers des promesses de payer à telle date, telle somme en espèces ? — Nous leur donnerions des billets payables en autres marchandises, en produits de notre industrie par exemple, s'ils voulaient bien accepter des billets ainsi faits. Malheureusement, ils ne le veulent pas. Pourquoi ? Parce qu'ils peuvent toujours échanger du numéraire contre toutes sortes de marchandises, tandis qu'ils ne peuvent tirer parti aussi aisément des autres denrées. Que ferait mon bottier, par exemple, avec un article de journal que je m'engagerais à lui livrer à trois mois de date, en échange d'une paire de bottes ? Sans doute c'est bien, en définitive, avec des articles de journaux que, moi journaliste, je paye mes bottes ; mais il faut d'abord que je réussisse à placer mes articles. Si je donnais à mon bottier une promesse payable en premiers-Paris au lieu d'une promesse payable en argent, ce serait à lui de placer ces premiers-Paris, et Dieu sait s'il y réussirait ! Aussi n'accepte-t-il que des billets payables en belle et bonne monnaie.

A quoi servent ces billets jusqu'à l'échéance ? Ils servent, pour la plupart, à la circulation. S'ils n'existaient point, on devrait les remplacer par des sommes d'or et d'argent. Moi particulier, qui émets de ces billets à terme, je bats donc monnaie. Puis-je battre indéfiniment de cette monnaie de papier ? J'en ai le droit ; je puis faire, si bon me semble, des millions de promesses de payer, je puis en entasser une chambre pleine. Mais la question n'est pas de les faire, la question est de les échanger contre les valeurs existantes, des valeurs concrétées sous forme de numéraire, d'habits, de bottes, de meubles, etc. Or, me sera-t-il possible d'échanger indéfiniment mes promesses de payer contre de ces valeurs réelles ? Non pas ! je n'en pourrai guère échanger que la somme qu'on me supposera en état de payer. Avant d'accepter mes billets, on s'enquerra de ma position, de mes moyens d'existence, de mon intelligence, de ma probité, de ma santé, et d'après tout cela on jugera si ma promesse de payer est valable ou non. Il y a des gens habiles qui réussissent à placer de leurs billets plus qu'ils n'en peuvent payer ; il y a, en revanche, des maladroits qui ne réussissent point à en placer autant ; mais, en général, le crédit de chacun se proportionne à ses facultés.

LE SOCIALISTE.

C'est pourtant d'une appréciation bien difficile.

L'ÉCONOMISTE.

Aussi faut-il un tact exquis pour faire cette appréciation. Ce tact, les banquiers l'acquièrent et le développent par une longue habitude. Ceux qui ne le possèdent point se ruinent. Si le gouvernement s'avisait de faire la banque comme il fait tant d'autres choses, vous verriez promptement disparaître les capitaux de ce banquier omnibus.... Heureusement, le gouvernement n'est pas devenu encore le banquier universel. Aussi ne peut-on guère lancer dans la circulation plus de promesses qu'on n'en peur rembourser.

Quelle différence y a-t-il entre la promesse de payer d'une banque et celle d'un particulier ? Aucune, si ce n'est que l'une est payable à vue, tandis que l'autre est payable à terme. L'une et l'autre doivent également s'appuyer sur des valeurs réelles pour être acceptées. On n'accepte votre promesse que si l'on présume qu'elle sera payée à l'échéance ; on n'accepte un billet de banque que si l'on a la certitude d'en obtenir toujours le remboursement en espèces.

Lorsque les billets de banque ne sont point remboursables en espèces, c'est-à-dire en une marchandise toujours aisément échangeable, circulable, lorsqu'ils sont remboursables en terres ou en maisons par exemple, ils subissent une dépréciation équivalente à la difficulté d'échanger ces terres ou ces maisons contre une denrée parfaitement circulable ; lorsqu'ils ne sont remboursables ni à vue, ni à terme en aucune valeur réelle, espèces, maisons, terres, meubles, etc., ils perdent toute valeur, ils ne sont plus que des chiffons de papier.

LE CONSERVATEUR.

Comment se fait-il qu'on accepte des billets de banque, au lieu d'exiger du numéraire ?

L'ÉCONOMISTE.

Parce qu'ils sont des instruments de circulation plus commodes, plus faciles à transporter et moins coûteux, voilà tout !

LE CONSERVATEUR.

Mais, encore une fois, le gouvernement n'a-t-il pas raison d'intervenir pour empêcher les banques d'émettre plus de billets qu'elles n'en pourraient rembourser ?

L'ÉCONOMISTE.

Il devrait donc intervenir aussi pour empêcher les particuliers de souscrire plus de promesses qu'ils n'en peuvent payer. Pourquoi ne le fait-il point ? parce que c'est impossible d'abord, parce que c'est inutile ensuite. Je n'ai pas besoin de vous démontrez que c'est impossible, je vous démontrerai, en deux mots, que c'est inutile. Vos émission particulières ne sont pas limitées par votre volonté, à vous ; elles sont limitées par la volonté d'autrui. Lorsqu'on juge que vous avez dépassé vos moyens de payer, on refuse d'accepter vos promesses de payement, et votre émission se trouve ainsi arrêtée. Aucun gouvernement ne pourrait certes apprécier aussi justement que les intéressés eux-mêmes, le moment où un particulier dépasse ses moyens de payer. L'intervention du gouvernement pour régler le crédit des particuliers, à supposer qu'elle fût possible, serait donc parfaitement inutile.

Ce qui est vrai pour les particuliers qui émettent des billets à terme, ne l'est pas moins pour les banques qui émettent des billets à vue.

Quelle est la fonction des banques, ou du moins quelle est leur fonction principale ? C'est d'escompter des billets.C'est de donner en échange d'une valeur réalisable, et parfaitement circulable. C'est d'acheter des billets à terme contre du numéraire ou des billets représentant du numéraire.

Si une banque se sert uniquement de numéraire pour faire l'escompte, ceux qui lui vendent des billets payables à terme ne courrent aucun risque, à moins que la monnaie ne soit fausse. Or les détenteurs de billets payables à terme ne sont pas assez imbéciles pour les céder contre de la fausse monnaie.

Si la banque donne en échange de ces billets payables à terme, non point du numéraire, mais des billets payables à vue, la situation n'est plus la même, j'en conviens. Il peut arriver que la banque, alléchée par les bénéfices de l'escompte, émette une quantité considérable de billets sans s'inquiéter si elle pourra toujours, en toutes circonstances, les rembourser.

Mais de même que la banque n'accepte point les billets des particuliers, lorsqu'elle n'a pas une foi suffisante dans le remboursement de ces billets, de même les particuliers n'acceptent point les billets de la banque lorsqu'ils n'ont pas la certitude de pouvoir toujours, en toutes circonstances, les réaliser.

Si les particuliers jugent que la banque n'est pas en état de rembourser ses billets, ils ne les prennent point et demandent du numéraire. Ou bien encore ils les prennent, mais réduction faite des risques de non payement.

Comment le public peut-il savoir si une banque est en état ou non de rembourser ses billets payables à vue ?

Comme il ne les accepte point s'il n'est pleinement édifié à cet égard, les banques sont intéressées à rendre leur situation publique. Elles publient donc, chaque mois ou chaque semaine, le compte-rendu de leurs opérations.

Dans ce compte-rendu, le public voit quel est le chiffre des émissions, le montant des réserves en numéraire, des valeurs diverses en portefeuilles, il compare le passif avec l'actif, et il juge, en conséquence, s'il peut continuer ou non à accepter les billets de la banque, et à quel taux.

LE CONSERVATEUR.

Et si la banque présente un faux aperçu de sa situation ?

L'ÉCONOMISTE.

En un mot, si elle commet un faux. En ce cas, les détenteurs de billets peuvent ou doivent pouvoir faire punir comme faussaires, faux monnayeurs, les directeurs de cette banque, et se faire rembourser, par les actionnaires responsables, le montant du vol commis à leur préjudice.

Au reste, le public, guidé par son intérêt, est assez prudent pour ne s'adresser qu'aux banques dont les directeurs et les administrateurs lui offrent des garanties morales suffisantes.

Vous voyez donc que si le gouvernement peut se passer d'intervenir pour empêcher les particuliers de duper les banques, il pourrait se passer tout aussi bien d'intervenir pour empêcher les banques de duper les particuliers.

L'expérience s'accorde ici pleinement avec la théorie. Les banques libres des Massachussets, du Vermont, etc., ont causé, je vous l'ai dit, beaucoup moins de sinistres que les banques privilégiées de l'Europe.

S'il est inutile que le gouvernement intervienne pour régler l'émission des billets de banque, à quoi donc peut servir son intervention ?

Je vais vous exposer brièvement à quoi elle sert.

L'intervention du gouvernement dans les affaires de crédit se réduit toujours, en définitive, à ceci : à accorder à une banque le privilège exclusif d'émettre des billets payables à vue. Lorsqu'une banque est pourvue de ce privilège exclusif d'émettre des billets payables à vue. Lorsqu'une banque est pourvue de ce privilège, elle peut aisément défier toute concurrence. Les autres entreprises, ne pouvant escompter qu'avec du numéraire ou des billets à terme, se trouvent hors d'état de lutter avec la banque privilégiée :

En premier lieu, parce que les billets payables à vue sont des instruments de circulation plus parfaits que le numéraire ou les billets à terme.

En second lieu, parce que la monnaie de papier ne peut être livrée à plus bas prix que le numéraire. En voici la raison.

Sans doute, les billets de banque doivent s'appuyer toujours sur des valeurs réelles et circulables. La banque doit toujours être en mesure de les rembourser en espèces. Mais voici ce qui arrive : lorsqu'une banque est solidement assise, on ne lui présente, en temps ordinaire, qu'un petit nombre de billets à rembourser. Elle peut donc se dispenser d'avoir constamment en caisse une somme de numéraire égale à la somme de ses billets en circulation. Qu'elle soit en mesure de se la procurer, dans le cas où l'on viendrait lui demander le remboursement total de ses émissions ; qu'elle ait à sa disposition une quantité suffisante de bonnes valeurs aisément réalisables en espèces, voilà tout ce qu'il faut ! On ne saurait rien exiger de plus. Mais ces bonnes valeurs, actions de chemins de fer, de compagnies d'assurances, titres de rentes, sont moins chères que le numéraire de tout le montant de l'intérêt qu'elles portent.

Moins la banque est obligée de conserver de numéraire en réserve, et moins cher elle peut vendre ses billets payables à vue, plus bas elle peut faire descendre le taux de l'escompte. Ordinairement les banques ne conservent pas, en numéraire, plus du tiers de la somme de leurs émissions. Toutefois le chiffre de la réserve du numéraire est complètement subordonné aux circonstances. Une banque doit conserver une proportion d'espèces plus ou moins considérable, selon que les crises monétaires sont plus ou moins à redouter, selon aussi que les autres valeurs composant sa réserve, sont plus ou moins aisément réalisables en espèce. C'est une affaire de tact. La banque est, du reste, bientôt avertie par la diminution de ses escomptes, qu'elle se trouve en-dessous de la limite nécessaire, car le public ne tarde pas à lui acheter moins de billets lorsqu'il a moins de confiance en leur remboursement.

Une banque autorisée exclusivement à émettre des billets payables à vue, possède donc un double avantage : elle peut fournir un instrument de circulation perfectionné aux demandeurs de monnaie, et cet instrument perfectionné, elle peut le livrer à meilleur marché que les entreprises rivales ne peuvent livrer un instrument plus grossier, le numéraire. Aussi se débarrasse-t-elle aisément de toute concurrence.

Mais si la banque privilégiée réussit à demeurer seule maîtresse du marché n'imposera-t-elle pas la loi aux acheteurs de monnaie ? Ne leur fera-t-elle pas payer ses billets plus cher qu'ils ne les payeraient sous un régime de libre concurrence.

LE SOCIALISTE.

Cela me paraît inévitable. C'est la loi du monopole.

L'ÉCONOMISTE.

Les actionnaires de la banque privilégiée bénéficieront de la différence. A la vérité, ils seront obligés d'admettre des co-partageants aux profits de leur fructueux monopole.

Lorsqu'une banque obtient, dans un grand pays, le privilège exclusif de l'émission des billets à vue, toute concurrence venant à succomber devant ce privilège, elle voit s'accroître énormément sa clientèle. Bientôt elle ne peut plus y suffire : elle abandonne alors une partie de sa besogne, partant de ses profits, à un certain nombre de banquiers. Elle n'accepte plus que les billets garantis par trois signatures, et elle entoure l'escompte de formalités et de difficultés telles que les demandeurs de billets sont obligés de recourir à l'intermédiaire des banquiers ayant un compte ouvert à la banque [3].

Cela simplifie considérablement la besogne de la banque privilégiée. Au lieu d'avoir affaire à plusieurs milliers d'individus, elle n'a plus affaire qu'à un petit nombre de banquiers, dont il lui est facile de surveiller les opérations ; mais ces intermédiaires privilégiés font naturellement payer cher leurs services. Grâce à leur petit nombre ils peuvent faire la loi au public. Il se constitue ainsi, sous l'aile de la banque privilégiée, une véritable aristocratie financière qui partage avec elle les bénéfices du privilège.

Ces bénéfices ne sauraient toutefois dépasser certaines limites. Lorsque la banque et ses intermédiaires élèvent trop haut le prix de l'escompte, le public s'adresse aux banquiers qui escomptent avec du numéraire ou des billets à terme. Malheureusement la concurrence meurtrière de l'établissement privilégié réduisant beaucoup le nombre de ceux-ci, et ne leur laissant qu'une existence précaire, le prix de l'escompte demeure toujours fort exagéré.

Dans les temps de crise, le privilège des banques a un résultat plus funeste encore.

Je vous ai dit qu'une banque doit toujours être en mesure de rembourser ses billets en espèces. Qu'arrive-t-il lorsqu'elle se trouve hors d'état de les rembourser tous ? Il arrive que les billets dont le remboursement ne peut s'opérer, se déprécient. Par qui la dépréciation est-elle supportée ? par les porteurs de billets ; ceux-ci subissent une véritable banqueroute.

Eh ! bien, savez-vous à quoi sert le privilège ? Il sert à autoriser les banques à commettre impunément, légalement, cette sorte de banqueroute. La Banque de France et la Banque d'Angleterre ont été, à diverses reprises, autorisées à suspendre leurs payements en espèces. La Banque d'Angleterre l'a été notamment en 1797. Les porteurs de billets ont perdu jusqu'à trente pour cent dans le cours de la suspension. La Banque de France a joui du même bénéfice en 1848.

LE CONSERVATEUR.

Ses billets ont perdu fort peu de chose.

L'ÉCONOMISTE.

Le chiffre de la perte ne fait rien à l'affaire. N'eussent-ils perdu qu'un seul jour un millième pour cent, les porteurs n'en auraient pas moins été victimes d'une banqueroute.

Si ces deux Banques n'avaient pas été privilégiées, leurs actionnaires auraient été obligés de payer jusqu'au dernier sou, les billets présentés au remboursement. Dans cette éventualité, les porteurs de billets n'auraient rien perdu ; en revanche, les actionnaires auraient dû s'imposer d'assez durs sacrifices pour satisfaire à tous les engagements de la Banque. Mais c'est là un risque que courent tous les capitalistes dont les fonds sont engagés dans la production... à l'exception toutefois de ceux qui jouissent du privilège de rejeter leurs pertes sur le public.

LE SOCIALISTE.

Je m'explique maintenant pourquoi les actionnaires de la Banque de France ont reçu, en 1848, leurs dividendes accoutumés, tandis que toutes les entreprises industrielles ou commerciales étaient en perte.

L'ÉCONOMISTE.

Soyons justes toutefois. Il faut accuser bien moins les actionnaires des banques privilégiées que les gouvernements distributeurs de privilèges. En France, comme en Angleterre, le privilège de la Banque a été accordé à titre onéreux. En échange de cette faveur, le gouvernement s'est emparé de tout ou partie du capital versé par les actionnaires. Hors d'état de le leur restituer dans les temps de crise, il s'est tiré de cet embarras, en autorisant la Banque à suspendre ses payements en espèces. faute de pouvoir s'acquitter de ses engagements envers la Banque, il a autorisé la Banque à manquer à ses engagements envers le public [4].

Jadis, lorsque les gouvernements se trouvaient hors d'état de payer leurs dettes, ils falsifiaient leurs monnaies, en y ajoutant du cuivre ou du plomb, ou bien encore en diminuant le poids des pièces. De nos jours, ils procèdent autrement : ils empruntent de grosses sommes à des établissements qu'ils autorisent exclusivement à fabriquer de la monnaie de papier. Privée de sa base naturelle et nécessaire, cette monnaie se déprécie dans les moments de crise. Le gouvernement intervient alors pour obliger le public à supporter la dépréciation.

Où est la différence des deux procédés ?

Sous un régime de libre concurrence aucune de ces combinaisons spoliatrices ne serait possible.

Sous ce régime, les banques devraient disposer d'un capital suffisant pour remplir leurs engagements, faute de quoi le public n'accepterait point leurs billets. Dans les temps de crise, elles supporteraient seules la perte naturellement occasionnée par le resserrement de la circulation ; il ne leur serait plus permis de la rejeter sur le public.

Sous ce régime encore, la concurrence des banques ferait promptement descendre le prix de l'escompte, aujourd'hui surélevé, au prix le plus bas possible.

Sous ce régime enfin, les billets de banque représentant des valeurs réelles et non plus ses créances irrécouvrables, se fractionnant selon les besoins du public et non plus selon la convenance des privilégiés, se multiplieraient dans une proportion considérable. La circulation presque entière se ferait économiquement en papier au lieu de se faire chèrement en numéraire.

LE SOCIALISTE.

Vous avez singulièrement ébranlé mes convictions, je l'avoue. Quoi ! cette féodalité financière, dont j'attribuais l'existence à la libre concurrence, s'est élevée grâce au monopole. Quoi ! la cherté de l'escompte et les perturbations désastreuses de notre circulation monétaire proviennent du privilège et non de la liberté.

L'ÉCONOMISTE.

Précisément. Vous autres socialistes, vous vous êtes trompés sur les banques comme sur tout le reste. Vous avez cru que les banques étaient soumises au régime du laisser-faire, et vous avez attribué à la liberté des abus et des maux qui ont leur origine dans le privilège. Ç'a été, en toutes choses, votre grande et déplorable erreur.

LE SOCIALISTE.

Au fait, c'est bien possible.

L'ÉCONOMISTE.

Si nous avions assez de loisirs pour passer en revue toutes les autres industries privilégiées ou réglementées, la boulangerie, la boucherie, l'imprimerie, le notariat, le courage, la vente des effets publics, le barreau, la médecine, la prostitution, etc., vous verriez qu'en toutes choses le privilège et la réglementation ont donné les mêmes résultats désastreux : diminution et altération de la production d'une part, perturbation, iniquité de la répartition de l'autre.

On a limité le nombre des boulangers dans les principaux centres de population. Mais on s'est aperçu que cette limitation mettait les consommateurs à la merci des boulangers, et l'on a établi un maximum pour le prix du pain. On a voulu corriger un règlement par un autre. A-t-on réussi ? Les manoeuvres qui s'opèrent journellement à la halle aux farines attestent le contraire. Des spéculateurs s'entendent avec les boulangers pour faire hausser d'une manière factice le cours des farines, le maximum est porté au dessus du cours réel du grain, et les auteurs de ces manoeuvres immorales empochent la différence.

Il y a en France quelques villes où la boulangerie est demeurée libre, à Lunel par exemple, et nulle part on ne mange du pain de meilleur qualité et à aussi bas prix.

Vous savez combien le privilège des agents de change a été profitable au petit nombre de ceux qui en ont été investis ; vous savez aussi combien le privilège des notaires a élevé les prix des actes civils tout en diminuant la sécurité des dépôts. Dans aucune industrie libre, les faillites ne sont aussi nombreuses ni aussi scandaleuses que dans le notariat.

Le privilège des imprimeurs a eu pour résultat d'augmenter le prix des impressions, en créant de véritables charges d'imprimeurs. A Paris, ces charges ne coûtent pas moins de vingt-cinq mille francs. Les ouvriers imprimeurs aussi bien que les garçons boulangers, bouchers et les clercs de notaire se trouvent cantonnés à vie dans les derniers grades de l'industrie ; à moins de posséder un capital suffisant pour acheter un brevet ou une charge, ils ne peuvent devenir entrepreneurs ou directeurs d'industrie. Autre iniquité !

LE CONSERVATEUR.

Vous nous avez signalé aussi la prostitution. La limitation du nombre des maisons de tolérance n'est-elle pas commandée par l'intérêt de la moralité publique ?

L'ÉCONOMISTE.

Les entraves apportées à la multiplication des maisons de tolérance ont pour résultat unique d'augmenter les profits des directrices et des commanditaires de ces établissements, tout en diminuant le salaire des malheureuses qui trafiquent de leur beauté et de leur jeunesse. Des fortunes considérables sont sorties de cette exploitation immonde.... Le monopole des maisons de tolérance est renforcée encore par les règlements de police qui interdisent aux prostituées le séjour des maisons garnies. Ceux qui n'ont pas les moyens d'acheter des meubles sont obligés de se mettre à la merci des entrepreneurs de prostitution ou de faire de la prostitution interlope.

LE SOCIALISTE.

Ne pensez-vous pas que le prostitution disparaîtra un jour ?

L'ÉCONOMISTE.

Je l'ignore. En tous cas, ce n'est point à coups de règlements qu'on la fera disparaître. On la rendra, au contraire, plus dangereuse !

Sous un régime où la propriété serait pleinement respectée, où, par conséquent, la misère serait réduite à son minimum, la prostitution diminuerait considérablement, car la misère est la plus grande et infatigable pourvoyeuse de la prostitution. Il n'y aurait plus, sous ce régime, que des prostituées volontaires. Cela étant, il vaut mieux, je pense, que la prostitution se concentre, conformément au principe de la division du travail, plutôt que de s'universaliser. J'aime mieux peu de femmes se prostituant beaucoup, que beaucoup de femmes se prostituant un peu.

Vous ne devineriez guère où le privilège et le communisme sont allés se nicher encore : dans les cercueils où l'on dépose nos tristes dépouilles ; dans les cimetières où l'on enfouit la poussière humaine. Pompes funèbres et cimetières sont privilégiés ou communs. On ne peut librement enterrer un mort, on ne peut librement ouvrir un cimetière.

A Paris, l'administration des pompes funèbres est affermée à une entreprise particulière. Le prix du bail est véritablement excessif ; la redevance s'élève aux trois quarts de la recette présumée environ. Et cette redevance est payée non pas à la municipalité, mais aux fabrique des églises reconnues par l'État. Tant pis pour les morts qui appartiennent à des cultes non reconnus ! Le montant de cet impôt funéraire sert à couvrir les menues dépenses des paroisses, à salarier les prédicateurs en renom, à payer les décorations somptueuses du mois de Marie, etc. Hérétiques ou orthodoxes, les morts ne réclament guère !

Ainsi livrés à une administration privilégiée et exorbitamment imposée, le service des pompes funèbres ne saurait manquer d'être cher et défectueux. Il coûte huit ou dix fois plus cher qu'il ne coûterait sous un régime de liberté, et son insuffisance est régulièrement constatée à toutes les époques de mortalité extraordinaire.

Avec ce système, le modeste héritage de l'ouvrier disparaît dans les frais d'enterrement, à moins que les enfants du défunt ne se résignent à recevoir l'aumône du convoi des pauvres. Est-il une inégalité plus monstrueuse ?

Les cimetières, ces vastes hôtelleries de la mort, appartiennent aux municipalités. Il n'est pas permis de leur faire concurrence en ouvrant un cimetière libre. Aussi les places réservées coûtent-elles fort cher. Six pieds carrés du cimetière du Père-Lachaise coûtent plus cher qu'ailleurs un arpent de terre. Le riche seul peut aller s'agenouiller sur la tombe de ses Pères ; le pauvre est réduit à s'incliner sur le bord de la fosse commune où se succèdent, pressées comme des gerbes dans une meule, les générations des misérables. Les hordes les plus sauvages auraient horreur de ce communisme de la tombe ; nous y sommes accoutumés... ou pour mieux dire nous le supportons comme tant d'autres abus qui nous meurtrissent... Avez-vous remarqué quelquefois, dans nos cimetières, des femmes du peuple cherchant de l'oeil le lieu où l'on a déposé leur père, leur mari ou leur enfant. Elles y avaient planté une petite croix avec une inscription peinte de blanc. Mais la croix a disparu sous une nouvelle couche de cercueils. Fatiguées d'une recherche vaine, elles s'éloignent le coeur gros, en remportant avec elles la couronne d'immortelles, achetée sur le chétif salaire de la semaine...

LE CONSERVATEUR.

Laissons ce sujet lamentable. Dans votre nomenclature d'industries privilégiées vous avez cité le barreau, la médecine, le professorat. Cependant chacun est libre de devenir médecin, avocat, professeur.

L'ÉCONOMISTE.

Oui, sans doute, mais ces professions sont étroitement réglementées. Or, tout règlement qui obstrue l'entrée d'une profession ou d'une industrie, ou qui en embarrasse l'exercice, contribue inévitablement à en élever les frais.

LE CONSERVATEUR.

Comment ! vous voudriez qu'on pût exercer librement la médecine, pratiquer le barreau, enseigner... Mais que deviendrions-nous, bon Dieu ?

L'ÉCONOMISTE.

Ce que nous deviendrions ? Nous serions guéris plus promptement et à moins de frais ; nos procès nous coûteraient moins cher et nos enfants recevraient une éducation plus substantielle, voilà tout ! Fiez-vous pour cela à la loi de l'offre et de la demande, sous un régime de libre-concurrence. Si l'enseignement devenait libre, les entrepreneurs d'éducation cesseraient-ils de demander des bons professeurs ? ceux-ci ne seraient-ils pas intéressés, en conséquence, à pouvoir offrir des connaissances solides et vastes ? Leur salaire ne se proportionnerait-il pas à leur mérite ? Si l'exercice de la médecine venait à être débarrassé des règlements qui l'entravent, les malades n'en continueraient-ils pas moins à s'adresser aux meilleurs aux meilleurs médecins ? Parmi les études aujourd'hui imposées aux médecins et aux avocats combien sont inutiles dans la pratique ? Combien tiennent la place de connaissances indispensables ? A quoi servent, je vous le demande, aux avocats et aux médecins le latin et le grec ?

LE CONSERVATEUR.

Vouloir que les avocats et les médecins cessent d'apprendre le latin et le grec, en vérité c'est trop fort ?

L'ÉCONOMISTE.

Les frais de ce latin et de ce grec sont remboursés en partie par les contribuables, qui soutiennent les établissements universitaires, en partie par les clients des avocats et des médecins. Or, je me demande en vain ce qu'un avocat ou un médecin, qui ont à discuter des lois françaises et à guérir des malades français, peuvent faire du latin et du grec. Toutes les lois romaines sont traduites aussi bien qu'Hippocrate et Gallien.

LE CONSERVATEUR.

Et la nomenclature médicale donc ?

L'ÉCONOMISTE.

Croyez-vous qu'une maladie nommée en français ne puisse être aussi aisément guérie que la même maladie nommée en latin ou en grec ? Quand donc fera-t-on justice de ce mauvais charlatanisme d'étiquettes et de formules que Molière poursuivait de son impitoyable bon sens ?...

Mais il faudrait des volumes pour dénombrer cette armée de privilèges et de règlements qui obstruent l'entrée des professions les plus utiles et qui entravent l'exécution des travaux les plus nécessaires [5].

Je finis en citant une dernière disposition de ce monument de barbarie qu'on appelle le Code français.

On se plaint généralement de ce que les grandes entreprises d'utilité publique ont peine à se développer en France. Voulez-vous savoir pourquoi ? Lisez cet article de la loi des 7-9 juillet 1833.

"Art. 3. Tous les grands travaux publics, routes royales, docks, entrepris par l'État ou par des compagnies particulières, avec ou sans péages, avec ou sans subsides du Trésor, avec ou sans aliénation du domaine public, ne pourront être exécutés qu'en vertu d'une loi qui ne sera rendue qu'après une enquête administrative. Une ordonnance suffira pour autoriser l'exécution des routes, des canaux et chemins de fer d'embranchement de moins de vingt mille mètres de longueur, des ponts et de tous autres travaux de moindre importance. Cette ordonnance devra également être précédée d'une enquête."

Or vous savez combien de temps il faut pour faire une enquête administrative, combien pour discuter une loi ou rendre une ordonnance ? Plaignez-vous donc, après cela, de ce que l'esprit d'entreprises ne se développe pas en France ! Plaignez-vous de ce que les malheureux que vous avez garottés ne marchent pas !

Notes

[1] Dans un article sur les Sociétés commerciales en France et en Angleterre, publié dans la Revue des Deux Mondes (1er août 1843), M. Charles Coquelin a insisté, le premier, sur la nécessité d'accorder une entière liberté aux associations commerciales. Voici quelques extraits de ce travail remarquable :

"Il s'est formé de nos jours des écoles philosophiques qui ont eu la prétention de conduire l'humanité, par l'association, à des destinées inconnues. Est-il besoin de les nommer, quand les derniers échos de leurs paroles sonores retentissent encore autour de nous ? Que voulaient les chefs de ces écoles ? Améliorer l'ordre existant, purger de ses taches cette société humaine que le travail des temps a formée, continuer l'oeuvre des générations passées en perfectionnant par degrés ses procédés et ses formes ? Tout cela ne suffisait point à l'ambition de ces docteurs. La société actuelle n'était pas assez régulière à leurs yeux ; elle n'était pas assez absolue, assez étroite ; elle laissait trop de place au libre arbitre de l'homme, et respectait trop l'action spontanée de l'individu. Ce qu'ils voulaient, c'était une société une, avec un seul centre et un seul chef, une société universelle par son étendue, universelle par son objet, où l'individualité humaine disparût dans le courant de l'action sociale, qui n'eût qu'une seul âme, un seul mobile, où l'homme ne connût aussi qu'un seul lien, mais un lien qui l'étreignit, pour ainsi dire, tout entier. Voilà ce que demandaient ces prétendus apôtres de la sociabilité humaine. Est-ce là ce que l'avenir nous promet ? Est-ce ainsi que le progrès doit s'accomplir ? Loin de là : l'étude du véritable caractère de l'homme et la connaissance des faits historiques nous montrent au contraire que, dans le cours naturel des choses, le lien social va chaque jour se fractionnant et se multipliant ; que l'humanité, dans ses développements normaux, dans ses aspirations réelles vers le progrès, au lieu de ramener l'association à cette unité étroite et misérable, tend sans cesse à la diviser, à diversifier ses formes, à l'éparpiller en quelque sorte sur des objets chaque jour plus nombreux et plus variés.

"L'homme est un être sociable, dit-on, et sur ce fondement on veut qu'il s'absorbe tout entier dans une société unique, comme si ce penchant social qu'on lui attribue ne pouvait s'exercer que là. Oui, l'homme est un être sociable ; il l'est plus que nul être sensible ; c'est là son attribut le plus distinctif et son plus noble apanage. Mais avec le sentiment de la sociabilité, il nourrit en lui un besoin impérieux de liberté et une certaine spontanéité dans ses rapports. C'est d'ailleurs un être mobile et divers autant que sociable, et il porte d'instinct vers un état de société mobile et divers comme sa nature elle-même. Au lieu donc de se lier une fois pour toutes, dans une société unique, il doit se lier plutôt par des milliers de fils légers qui, en l'attachant, de toutes parts, à ses semblables, respectent pourtant le jeu de sa nature mobile. Voilà ce que la raison commande ; là est le progrès.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

"Dans aucun temps, le principe de l'association n'a été largement appliqué en France. Soit avant, soit depuis la Révolution, on n'y trouve guère qu'un certain nombre de ces sociétés chétives que le niveau commun atteint, peu ou point de ces puissants concours de capitaux ou d'hommes qui mettent le commerce d'un pays à la hauteur des grandes entreprises. Bien des gens s'en prennent au génie du peuple français, peu propre, dit-on, à se prêter aux combinaisons de l'association commerciale. Sans nous arrêter à cette explication, qui nous paraît prématurée, nous essaierons de montrer que la cause du mal est toute dans la loi qui régit nos sociétés.

"La loi de 1807, qui régit les sociétés commerciales, a subsisté sans altération jusqu'à nos jours : c'est dans ses dispositions et ses tendances qu'il faut chercher la cause de l'état de torpeur où l'association languit parmi nous, aussi bien que des abus et des scandales qui ont suivi ses trop rares applications. — On peut la résumer ainsi : La loi reconnaît trois espèces de sociétés commerciales, la société en nom collectif, la société en commandite et la société anonyme.

"Dans la société en nom collectif, tous les associés doivent être nominalement désignés dans un acte rendu public, et leurs noms peuvent seuls faire partie de la raison sociale. Il s sont d'ailleurs unis par les liens d'une étroite solidarité, chacun étant indéfiniment responsable, sur sa personne et sur ses biens, de tous les engagements contractés par la société, et les engagements sociaux pouvant être contractés par chacun d'eux, pourvu qu'il ait signé sous la raison sociale.

"La société en commandite se contracte entre un ou plusieurs associés responsables et solidaires, et un ou plusieurs associés simplement bailleurs de fonds, que l'on nomme commanditaires ou associés en commandite. Les noms des associés responsables et solidaires figurent seuls dans l'acte de société, et seuls aussi peuvent faire partie de la raison sociale. La gestion leur est exclusivement réservée. Par rapport à eux, la société entraîne tous les effets de la société en nom collectif : quant aux associés commanditaires, ils ne sont passibles des pertes que jusqu'à concurrence des fonds qu'ils ont mis ou dû mettre dans la société.

"La société anonyme n'existe point sous une raison sociale ; elle n'est désignée sous le nom d'aucun des associés ; elle est qualifiée par la désignation de l'objet de l'entreprise. Tous les associés indistinctement y jouissent de l'avantage de n'être engagés que jusqu'à concurrence de leur mise convenue. Elle est administrée par des mandataires à temps, révocables, associés ou non associés, salariés ou gratuits, qui ne contractent, à raison de leur gestion, aucune obligation personnelle ni solidaire, relativement aux engagements de la société, et qui ne sont responsables que de l'exécution du mandat qu'ils ont reçu.

"Quand on considère dans son ensemble le système dont on vient de voir l'exposé, on ne peut s'empêcher d'être frappé de l'esprit restrictif qui le domine, et qui se révèle d'ailleurs dans ces seuls mots : la loi reconnaît trois espèces de sociétés commerciales. L'association n'étant qu'un acte naturel, il semble qu'elle doive être spontanément réglée entre les parties contractantes avec des formes et des conditions librement déterminées par elles, suivant leurs intérêts et leurs besoins. Nous voyons au contraire que la loi se substitue, à certains égards, aux contractants : elle empiète sur leur libre arbitre pour leur dicter le mode d'association, en ne leur laissant que le choix entre les trois formes particulièrement déterminées par elle. Elle fait plus encore, en imposant à chacune des formes qu'elle spécifie, des règles étroites et rigoureuses, qui ne permettent pas même d'en modifier l'application selon les cas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

"Qu'est-ce maintenant que la société anonyme en France ? Est-ce par hasard une forme d'association que le commerce puisse appliquer à son usage ? Évidemment non ; c'est une forme réservée par privilège à certaines entreprises extraordinaires qui se recommandent par une grandeur ou un éclat inusités. Celles-là seules, en effet, peuvent se présenter devant le conseil d'État avec des chances raisonnables de succès, sur lesquelles l'opinion publique est formée et qui ont pour elles l'appui des autorités constituées et de quelques hommes puissants. Les entreprises de ce genre sont rares, et quelle que soit leur importance particulière, elles sont, par leur rareté même, d'un intérêt secondaire pour le pays. Quant à la foule des entreprises de second ordre, ou plutôt dont l'utilité est moins apparente, et ne peut souvent s'apprécier que sur les lieux, la forme de la société anonyme leur est tout à fait interdite.

"Avec de tels éléments, on comprend que l'association n'a pu faire de grands progrès en France, et que le commerce y doit être presque entièrement privé de ses bienfaits. En effet, jusqu'à ces dernières années, où l'esprit d'association pressé de se faire jour, a rompu les barrières de la loi, c'est à peine si l'aspect de la France pouvait donner une idée de ce qu'engendre l'union des forces commerciales. Aujourd'hui même, qu'est-ce que ces rares sociétés par actions répandues çà et là autour de nous ? En Angleterre, avec des conditions plus favorables, quoique trop rigoureuses encore, l'association s'est propagée depuis longtemps avec une bien autre puissance. Le nombre est incalculable des sociétés par actions que ce pays renferme : l'imagination serait confondue de la masse des capitaux qu'elles représentent, et, avec la mesure de liberté dont elles jouissent, ces sociétés ont enfanté des merveilles. Il en est de même aux États-Unis. Sans compter les innombrables banques fondées par actions, qui peuplent ce pays, chaque place importante de l'Union compte une foule d'associations de tous genres, dont quelques-unes sont gigantesques. Les moindres villes, les bourgs, les villages mêmes ont les leurs. Elles soutiennent l'industrie privée ; elles la secondent et l'animent, en même temps qu'elles la complètent. Toutes ensemble, soit qu'elles se renferment dans ce rôle de protectrices des établissements particuliers, soit qu'elles s'attachent à des opérations d'une nature exceptionnelle, elles accroissent de leur activité et de leurs immenses ressources la puissance industrielle et la richesse du pays. A quelle distance ne sommes-nous pas de ce merveilleux développement !"

[2] The Credit system in France, Great Britain and the United-States. Philadelphia, 1838. — What in Currency, by J.-C. Carey. — Du Crédit et des Banques, par Charles Coquelin. paris, 1848. Chez Guillaumin et compagnie.

[3] A la Banque de France, les jours d'escompte ont été fixés aux lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine, et aux trois derniers jours qui précèdent la fin de chaque mois, quels que soient ces jours. Pour être admis à l'escompte et avoir un compte-courant à la Banque, il faut en faire la demande par écrit au gouverneur, et l'accompagner d'un certificat signé de trois personnes qui déclarent connaître la signature du demandeur et sa fidélité à ses engagements.

(DICTIONNAIRE DU COMMERCE ET DES MARCHANDISES, art. Banques.)

[4] Dans une lettre adressée à M. Napier, à Édimbourg, J.-B. Say a fait un historique intéressant du privilège de la Banque de France. Voici quelques extraits instructifs de cette lettre :

"..... La Banque fut reconnue par le gouvernement de Bonaparte et reçut de lui, par une loi du 24 germinal an XI (14 avril 1803), le privilège exclusif de mettre en circulation des billets au porteur.

"Le motif apparent fut de présenter au public une garantie plus respectable des billets en émission. le motif réel fut de faire payer par la Banque le privilège exclusif d'avoir dans la circulation des billets ne portant point intérêt. Elle acheta ce privilège, comme la Banque d'Angleterre, en faisant des avances au gouvernement.

"Les événements marchèrent. La bataille d'Austerlitz eut lieu. Le public, qui savait que la banque avait été obligée de prêter à Bonaparte vingt millions de ses billets, et voyant sur les bras de ce prince l'Autriche et la Russie, le crut perdu et se porta en foule à la Banque pour avoir le remboursement de ses billets. Elle en suspendit le payement en décembre 1805. La bataille d'Austerlitz eut lieu le 2 décembre. La capitulation de Presbourg fut la suite de cette victoire. Bonaparte devint maître, plus que jamais, des ressources de la France. Il s'acquitta envers la Banque, qui reprit ses payements au commencement de 1806.

"Bonaparte se prévalut des extrémités où lui-même avait jeté la Banque, et pour prévenir à l'avenir, disait-il, les embarras qui lui avaient fait suspendre le payement de ses billets au porteur, il en changea l'administration par une loi qu'il fit rendre le 22 avril 1806.

"Par cette loi, l'administration de la Banque fut donnée à un gouverneur (Jaubert) et à deux sous-gouverneurs, tous trois à la nomination du chef de l'État, mais qui devaient compte à l'assemblée des actionnaires, représentés par deux cents des plus forts d'entre eux.

"En même temps, le capital de la Banque, qui était composé de quarante-cinq mille actions à mille francs, fut porté à quatre-vingt-dix mille actions formant un capital de quatre-vingt-dix millions.

"Les besoins du public qui, disait-on, réclamaient de plus forts escomptes, et le dessein qu'il manifestait de prendre des actions dans cet établissement, furent le motif apparent. Le motif réel fut, de la part du gouvernement, la facilité que cet accroissement du capital de la Banque lui présentait pour obtenir de plus fortes avances.

"Les nouvelles actions furent vendues avec avantage au profit de l'établissement. Le crédit et la puissance du gouvernement étaient portés au comble par des succès inespérés.

"Le gouverneur de la Banque exerçait une grande influence sur le conseil d'administration, composé de gros négociants, dont les uns obtenaient des décorations, les autres des places pour leurs protégés. Cette influence n'était pas forcée, mais insurmontable. Les caractères fermes et qui méprisaient les avantages qu'on peut retirer du crédit se trouvaient en minorité dans toutes les délibérations. Le capital de la Banque fut, sous différentes formes (soit en cinq pour cent consolidés, soit en obligations du Trésor et des receveurs de contribution), presque entièrement confié au gouvernement ; mais en même temps, on se défendait autant qu'on pouvait de lui prêter des billets au porteur, lesquels n'ayant pour gage que des engagements non exigibles du gouvernement, n'auraient pu être remboursés à présentation.

"..... En 1814, lorsque la France, divisée d'intérêts et d'opinions fut envahie par toutes les armées de l'Europe, le gouvernement obligea la Banque de lui faire des prêts extraordinaires. A cette époque, ses billets et ses engagements exigibles excédèrent d'environ vingt millions son numéraire et ses effets à courte échéance. En conséquence, le 18 janvier, lorsque les porteurs de billets, poussés par la crainte, se présentèrent en foule pour obtenir le remboursement de leurs billets, elle fut obligée, non d'en suspendre complètement le payement, mais de réduire le remboursement à cinq cent mille francs par jour. On ne payait qu'un seul billet de mille francs à chaque personne. Elle réduisit ses escomptes, fit rentrer ses créances, et, dès le mois de février suivant, elle reprit ses payements à bureau ouvert et pour toutes sommes.

"En ce moment, ses prêts faits au gouvernement sur des bons du Trésor ou des receveurs, ou sous toute autre forme, portant intérêts, s'élèvent à vingt-six millions.

"J.-B. SAY.

"Paris, 14 août 1816."

(Mélanges d'Économie politique. — oeuvres de J.-B. Say ; collection Guillaumin et compagnie).

On sait que la Banque n'a pas cessé d'être la pourvoyeuse du gouvernement, au grand dommage de ceux qui sont obligés de subir son privilège.

[5] Le privilège qui, en France, résulte de la vénalité des charges instituées à titre onéreux par la loi du 28 avril 1816, et, en divers autres pays, s'appuie sur des règlements qui ont fixé dans un intérêt public, réel ou supposé, le nombre des personnes admises à exercer de certains ministères, n'existe pas aux États-Unis. Chacun est libre de se faire commissaire-priseur, agent de change, huissier, avoué, notaire, autant que ces professions ont leurs analogues en Amérique, car le mécanisme judiciaire et ministériel y est tout différent.

La tendance aujourd'hui est de supprimer même les garanties que la société avait cru devoir exiger de l'homme qui aspire à défendre la veuve et l'orphelin, ou de celui qui prétend instrumenter la vie de ses concitoyens. dans le Massachussets (je cite de préférence les États les plus éclairés), pour être avocat, il fallait, jusqu'en 1836, avoir été reçu bachelier ès lois dans une université, ou bien avoir effectivement passé un certain nombre d'années dans le cabinet d'un praticien qui représentait ensuite le candidat à la cour. Pour exercer la médecine, ou, ce qui est déjà différent, pour avoir le droit de poursuivre un client en payement d'honoraires, il fallait avoir acquis ses grades au collège médical qui fait partie de l'université de Harvard, voisine de Boston. Aujourd'hui on est avocat, dans le Massachussets, sous la seule condition de passer un examen public devant un jury d'hommes de loi, choisi à chaque session par le juge. Quant à la médecine, la clause d'un examen n'est plus nécessaire, même pour la revendication des honoraires : depuis 1836, la petite carrière qui séparait l'exercice de cette profession d'une liberté complète a disparu.

(MICHEL CHEVALIER. De la liberté aux États-Unis. — Extrait de la Revue des Deux-Mondes du 1er juillet 1849, p. 20)