Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre I : Le collectivisme pur et son régime de la valeur »
(Nouvelle page : == Chapitre 1. Les plans de société collectiviste == Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants : tous les moyens de production, de circulation et d'échang...) |
(Aucune différence)
|
Version du 4 avril 2008 à 19:50
Chapitre 1. Les plans de société collectiviste
Le pur collectivisme se caractérise par les deux traits suivants : tous les moyens de production, de circulation et d'échange appartiennent à la communauté nationale et sont exploités sous sa direction; tous les travaux et produits ont une valeur taxée en unités de travail suivant la quantité de travail dépensée, de telle sorte que les travailleurs peuvent acquérir les produits en proportion de leurs travaux sans prélèvements capitalistes.
Ce vaste système d'organisation socialiste a été présenté et développé par différents écrivains. Toutefois, ce n'est ni dans les écrits des maîtres du socialisme contemporain, ni dans ceux de leurs disciples immédiats qu'on le trouve exposé; il faut, nous le verrons plus tard, procéder à un examen attentif des écrits de Karl Marx et d'Engels pour le faire sortir des formules où il s'enveloppe.
Karl Marx s'est toujours abstenu de décrire la société future. Dans le Capital, il développe sa théorie de la valeur et de la plus-value, pour fonder sur elle la critique d'un régime dans lequel le travail salarié fournit gratuitement la plus-value capitaliste. Il s'étend sur les vices et les abus de l'exploitation capitaliste. Il expose l'évolution historique des modes de production, pour montrer qu'elle doit fatalement aboutir à l'expropriation des détenteurs du capital, à la possession commune et à l'exploitation sociale de tous les moyens de production, y compris le sol. Mais, parvenu à ce point décisif, il s'arrête, et refuse de plonger plus loin son regard dans l'avenir, dédaignant "de formuler des recettes pour les marmites de l'avenir" 1.
Est-ce faiblesse, impuissance, prudence ou timidité? Rien de tout cela, au dire des disciples. La réserve du Maître, qu'ils ont longtemps observée eux-mêmes, s'explique par des raisons doctrinales. Si le régime collectiviste était, comme le phalanstère de Fourier ou l'Icarie de Cabet, une conception artificielle issue du cerveau d'un réformateur, un système fabriqué de toutes pièces auquel la société dût s'adapter par un acte de sa volonté réfléchie, il serait certes nécessaire de tracer et de développer le plan de la cité future, pour permettre au législateur de construire la société conformément au modèle proposé. Mais tel n'est pas le sens du socialisme scientifique contemporain, bien différent en cela du socialisme utopique qui l'a précédé. La forme sociale caractérisée par la possession commune des moyens de production n'est pas présentée comme une construction idéale et arbitraire c'est un régime qui a ses racines profondes dans la réalité, dans la vie sociale contemporaine, et qui doit, par le jeu de forces immanentes, sortir des entrailles du régime capitaliste pour se substituer à lui. De même que la propriété privée du petit producteur indépendant, cédant aux exigences d'une production grandissante qui réclamait des moyens toujours plus puissants, a dû s'effacer devant la propriété capitaliste fondée sur l'exploitation du travail d'autrui, de même la propriété capitaliste doit nécessairement à son tour se transformer en propriété sociale, par l'effet de la concentration croissante des capitaux et des contradictions inhérentes au régime capitaliste. Conformément à la doctrine hégélienne, le mouvement dialectique du monde réel s'effectue par la lutte des contraires, par le conflit entre le caractère social du mode de production et le caractère privé du mode d'appropriation, entre l'organisation systématique du travail à l'intérieur de chaque atelier et l'anarchie de la production au sein de la société, entre la capacité d'expansion de la production et la capacité plus restreinte du marché.
Ce sont donc, pour employer le langage de l'école, les conditions matérielles déjà existantes ou en train de se constituer qui élaborent elles-mêmes une forme sociale nouvelle. Dès lors, dit M. Gabriel Deville, il faut se borner à étudier ces conditions et à bien les connaître pour s'y adapter, sans "perdre son temps à régler les détails de l'organisation de la société future. A chaque époque sa tâche; n'ayons pas la présomption de réglementer l'avenir, et contentons-nous de nous occuper du présent".
Morne fatalisme chez Liebknecht. Dans un long article de Cosmopolis dont le titre, L'Etat de l'avenir, ménage au lecteur une grosse déception, il se déclare incapable de présenter une description de la société future. Il se retranche derrière notre impuissance à prévoir ce que la minute prochaine nous apportera, et à discerner même, dans l'incessant écoulement des choses, la limite du présent et de l'avenir. Ces questions indiscrètes sur l'état futur lui paraissent de véritables jeux d'enfants. L'essentiel est d'écarter les obstacles; les formes nouvelles croissent organiquement, par la force même de la vie qui anime la société.
M. Vandervelde, invité en 1893, par un journal de Bruxelles, à décrire les rouages de la société collectiviste, refuse à son tour de se placer sur ce terrain, parce que les socialistes positivistes ne sont pas des architectes sociaux voulant reconstruire la société du jour au lendemain sur des plans nouveaux. Il se borne donc à une esquisse tellement vague, qu'on ne peut parvenir à en saisir les lignes.
M. Jules Guesde observe la même attitude en 1896 à la tribune de la Chambre des députés « Cette période (des utopies socialistes) est loin, heureusement! Les socialistes d'aujourd'hui se sont mis à l'école des faits; ils ne prophétisent pas, ils observent et concluent. M. de Mun. nous a sommés de le, transporter au sein du futur état de choses, et de faire fonctionner sous ses yeux la répartition du travail dans cette société de copropriétaires. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction, ni mes amis non plus. Les ouvriers n'en demandent pas autant. Nous nous bornons à constater que les produits du travail n'appartiendront, sans prélèvement, aux travailleurs, qu'autant qu'ils auront cessé d'être des prolétaires pour devenir des copropriétaires des moyens de production ».
Pour M. Kautsky, les constructions concernant "l'État de l'avenir" sont inutiles, parce que la transformation de l'État en une grande association économique se suffisant à elle-même n'est pas seulement quelque chose de désirable, mais d'inévitable. Les penseurs peuvent bien, dans une certaine mesure, reconnaître la direction du mouvement économique, mais non le déterminer à leur gré, ni prévoir avec précision les formes qu'il prendra. Il est donc ridicule d'exiger des socialistes qu'ils décrivent le plan de la société future et les mesures de transition. Les social-démocrates doivent écarter les fantaisies reposant sur des hypothèses, et se contenter de rechercher la direction que prendra le développement économique lorsqu'il sera placé sur une base socialiste.
Les divers congrès socialistes se sont eux-mêmes strictement renfermés dans la formule de Marx. Le programme d'Erfurt, qui est celui de la socialdémocratie allemande depuis 1891, ne porte rien de plus. « C'est seulement par la conversion de la propriété privée capitaliste des moyens de production – terre, mines, matières, instruments, machines, moyens de transport en propriété sociale, et par la transformation de la production marchande en production socialiste exercée par la société pour elle-même, que la grande exploitation et la productivité toujours croissante du travail social cesseront d'être, pour les classes jusqu'ici exploitées, une source de misère et d'oppression, pour devenir une source de souverain bien et de perfectionnement harmonieux en tout sens. » Le Congrès de Hanovre, en octobre 1899, sur la proposition de M. Bebel, s'est encore borné à mentionner dans ses résolutions la socialisation des moyens de production et l'établissement du mode de production et d'échange socialiste, sans fournir aucune indication sur ce mode de production et d'échange.
Il était pourtant difficile au parti socialiste de se maintenir rigoureusement dans cette posture dédaigneuse et énigmatique. La propriété collective des moyens de production ne peut être conçue indépendamment d'un certain mode de production et d'échange, d'un certain système de la valeur; parler de propriété collective sans indiquer, au moins dans ses traits essentiels, l'organisation sociale qu'elle implique, c'est en dire trop ou trop peu, c'est se dérober devant une explication dont on est comptable, par cela seul qu'on a prophétisé la socialisation des moyens de production.
Au reste, rien, dans la pure doctrine marxiste, n'interdit aux adeptes de faire des pronostics sur le régime de la propriété socialisée. Loin de là, Marx a dit lui-même, dans la préface du Capital, que si la société ne peut dépasser d'un saut ni abolir par décrets les phases de son développement naturel, elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement. Pour agir en ce sens, il n'est pas inutile que la société ait conscience de son but.
Le silence ne pouvait donc être qu'un calcul de tactique. Or, refuser indéfiniment toute satisfaction à de vaines curiosités, c'était assurément faire le jeu d'adversaires empressés à montrer le néant d'une doctrine incapable de s'affirmer dans sa partie positive. Si les formes sociales nouvelles sortent des anciennes par un développement organique, il doit être possible, lorsque l'élaboration est suffisamment avancée, de prévoir les modes dont la formation est en voie de s'accomplir. Se soustraire aux questions, n'est-ce pas avouer implicitement qu'on est trop loin du but de l'évolution pour l'apercevoir ? Se taire était d'autant plus périlleux que, derrière le penseur, un autre homme est là qui se dresse, pressant et menaçant, « avec des mains noires et des yeux ardents". Celui-là n'admet pas, pour la réalisation de ses espérances, une assignation à quelques siècles; il veut, lui aussi, entrevoir la terre promise, soulever le voile qui recouvre cet avenir socialiste si mystérieux et si troublant; cet homme-là, on ne peut l'éconduire comme un adversaire indiscret.
En vain disait-on que la Révolution française s'était faite sans que les hommes du XVIIIème siècle eussent pu prédire les formes politiques et sociales de la société nouvelle, ni prévoir les grandes transformations économiques qui devaient résulter de la domination du Tiers État, du capitalisme et de la guerre des classes. S'il est une vérité banale aujourd'hui, c'est que la Révolution était faite dans les esprits avant de s'accomplir dans les faits. Quand elle éclata, dit Louis Blanc dans son Introduction à l'"Organisation du travail" chacun en aurait pu dresser le programme. Effectivement, ce programme tenait tout entier dans la littérature du siècle et dans les cahiers de 89.
Certes, les hommes de la Révolution n'avaient pu prévoir les transformations sociales qui se sont opérées au cours du XIXème siècle, sous l'action du progrès scientifique déterminant l'expansion de la production capitaliste. Mais on ne demande pas non plus aux socialistes contemporains de prédire les déplacements de forces que le cours naturel des choses amènera au sein de l'appareil organisé qui doit constituer la société collectiviste. On leur demande seulement de décrire la structure de cet appareil et son fonctionnement, non sans doute dans ses multiples détails, mais dans ses pièces maîtresses. Tâche singulièrement plus difficile, à vrai dire, que celle des hommes qui préparèrent et accomplirent la Révolution de 1789; car ceux-là, visant surtout l'abolition des privilèges, des règlements restrictifs, des charges féodales, pouvaient concevoir à l'avance un plan de société conforme à « l'ordre naturel et essentiel des sociétés. humaines », comme disaient les Physiocrates; conservant les organes essentiels du corps social, ils se proposaient seulement de les délivrer de leurs entraves artificielles pour assurer le libre jeu des forces individuelles, tandis que nos modernes socialistes ont à dessiner un plan de société dans lequel ces organes abolis doivent être remplacer par un mécanisme tout nouveau.
Quoi qu'il en soit de ces difficultés, l'heure était venue où il n'était plus permis de se dérober; il fallait se découvrir. « A ceux qui nous demandent que serons-nous demain? nous devons une réponse " écrit M. Jaurès en 1895.
Les premiers essais sur le mode collectiviste remontent à une époque déjà éloignée. Le plus savant et le moins connu en France est celui de Rodbertus, le Ricardo du socialisme, le maître de Lassalle et le précurseur de Karl Marx. Dès 1842, dans une oeuvre d'un caractère purement abstrait, il avait exposé la théorie de la valeur fondée sur le travail, et montré son application dans une société hypothétique où il n'y aurait ni propriété, ni capital privé donnant des revenus; où l'État, seul propriétaire du capital social, administrerait toute la production, et où les travailleurs retireraient des magasins publics leur part du produit social au moyen de simples billets portant la valeur créée par leur travail. Il entreprenait cette étude « non pas pour opposer à l'état actuel un état meilleur, mais pour apprendre à mieux connaître l'un près de l'autre ». Il reprit encore par deux fois cet essai, pour donner une analyse plus profonde de l'unité de valeur représentée par l'heure de travail normal, principalement dans sa 4° Lettre sociale à von Kirchmann composée en 1852 et publiée dix ans après sa mort, en 1885, sous le titre Das Kapital. L'état qu'il décrit se distingue nettement du pur communisme par la propriété individuelle du travailleur sur la valeur entière de son produit, c'est-à-dire sur les objets de consommation qu'il acquiert dans la mesure de cette valeur. C'est donc le véritable collectivisme, dans le sens le plus rigoureux et le plus complet. Rodbertus en concevait d'ailleurs la réalisation dans un avenir très éloigné
La même année 1842, un autre Allemand, Wilhem Weitling, traçait le plan d'une société mi-partie communiste, mi-partie collectiviste, dont M. Antoine Menger a donné une courte analyse.
L'exposé le plus connu du collectivisme pur est celui de Schoefue, ancien ministre autrichien, dans un petit livre intitulé La quintessence du socialisme qui fut publié pour la première fois en 1874. Schoeffte n'est pas un collectiviste; partant des données fondamentales du socialisme pour en déduire scientifiquement les conséquences, il se propose seulement d'éclairer les adversaires sur les points ou leurs réfutations habituelles portent à faux, et les partisans sur les lacunes de leurs théories.
Avec moins d'autorité et plus de fantaisie, un Américain, M. Bellamy, dans un roman célèbre publié en 1858 avait fait vivre la société de l'an 2000 organisée suivant les mêmes principes. William Morris composait aussi vers cette époque un roman du même genre, dont on ne peut tirer aucune indication sur l'organisation interne de la société nouvelle. Enfin M. Bebel, dans son livre sur La Femme édité pour la première fois en 1883, avait consacré tout un chapitre à la Socialisation de la société, mais sans nous renseigner encore d'une façon bien précise.
La littérature socialiste, encore insuffisante dans sa partie positive, s'est enrichie depuis lors; mais les plans d'organisation récemment présentés s'écartent tous plus ou moins du type collectiviste ordinaire, et cherchent à le corriger sur ses points les plus faibles. Dans son étude sur l'Organisation socialiste, publiée en 1895, M. Jaurès nous présente le collectivisme comme une forme destinée a succéder immédiatement à l'ordre capitaliste, mais appelée elle-même à évoluer sans secousse vers le communisme libertaire. Il reste fidèle au principe de la valeur taxée en temps de travail; mais il tempère le collectivisme en donnant une certaine autonomie aux groupes de producteurs, et s'efforce d'intéressser les travailleurs aux progrès de la production en modifiant les bases de l'unité de valeur.
M. Georges Renard, en 1897, dans son Régime socialiste, altère plus profondément le type consacré du collectivisme en y introduisant, dans une certaine mesure, le jeu de l'offre et de la demande. sans renoncer cependant aux bons de travail comme intermédiaires d'échange. Il tend, comme M. Jaurès, à élargir et assouplir le collectivisme en le pénétrant de justice et de fraternité, et surtout en y mettant plus de liberté, conformément à la véritable tradition française, si hostile au fond à la conception matérialiste et autoritaire du socialisme allemand.
En 1896 et 1899, deux socialistes, l'un Américain, M.-Gronlund, l'autre Suisse, M. Sulzer, ont été plus loin encore dans la voie des déformations; ils ont généralisé l'application de l'offre et de la demande dans le collectivisme. Pour cette raison, et bien qu'ils excluent encore la monnaie métallique, leurs systèmes, comme celui de M. Georges Renard, ne figureront pas dans cette étude du pur collectivisme, et seront examinés au livre suivant.